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Point de rendez-vous, Resurgam, 2566

Ce rendez-vous, Sylveste l’avait envisagé plus d’une fois, en s’efforçant de considérer toutes les possibilités.

Mêmes les plus extravagantes. D’après ce qu’il savait de la situation, du moins. Mais il n’avait jamais rien imaginé de tel, et il avait des excuses. Il avait beau être aux premières loges, il n’arrivait pas à comprendre. Et il voyait encore moins pourquoi tout s’écartait à ce point de la raison.

La voix de Sajaki, amplifiée par la tête de son monstrueux scaphandre, se fit entendre malgré le vacarme du vent.

— Si ça peut vous consoler, dit-il, moi non plus, je n’y comprends rien.

Sylveste répondit sur la fréquence radio qu’il avait utilisée pour ses négociations avec l’équipage, alors même que ses représentants – les survivants, du moins – étaient maintenant à portée de voix. Dans le mugissement de la tempête de verre, hurler n’était pas une solution envisageable.

— Ça ne me console pas le moins du monde. Vous me trouverez peut-être naïf, Sajaki, mais à ce stade, on aurait pu s’attendre à ce que vous gériez la situation avec votre poigne coutumière. Tout ce que je peux dire, c’est que vous baissez, mon vieux.

— Ça ne me plaît pas plus qu’à vous, répondit l’Ultra. Mais croyez-moi, dans votre intérêt, les choses sont à peu près sous contrôle à l’heure qu’il est. Maintenant, je vais m’occuper de ma collègue blessée. Je vous recommande vivement de résister à la tentation de faire des folies. Mais cette pensée ne vous aurait même pas effleuré, hein, Dan ?

— Vous me connaissez ; vous savez que ce n’est pas mon genre.

— Le problème, Dan, c’est que je vous connais trop bien. Enfin, ne ruminons pas le passé.

— Non, en effet.

Il s’approcha de la blessée. Sylveste avait reconnu le triumvir Yuuji Sajaki avant même qu’il ouvre la bouche. Dès qu’il était sorti de la tempête, la visière de son scaphandre était redevenue transparente et son visage trop familier lui était apparu, en train d’observer intensément le désastre. C’était un peu difficile à affirmer, mais Sajaki n’avait pas beaucoup changé depuis leur dernière rencontre. Il ne s’était écoulé que quelques années de temps subjectif, pour lui. Alors que, pendant la même période, Sylveste avait vécu l’équivalent de deux ou trois vies humaines. C’était un moment vertigineux.

Sylveste n’arrivait pas à mettre un nom sur les deux autres membres de l’équipage. Il y en avait eu un troisième, évidemment… mais il ou elle était hors d’état de se présenter. Et des deux survivants apparents, l’un paraissait dangereusement près de la mort – celui dont Sajaki était justement en train de s’occuper. L’autre était planté un peu en retrait, apparemment en état de choc. Chose étrange, celui qui n’était pas blessé braquait ses armes sur Sylveste, alors même qu’il n’était pas armé et n’avait rigoureusement aucune intention de résister à sa capture.

Quelques secondes passèrent, pendant lesquelles le scaphandre de Sajaki communiqua apparemment avec celui de la victime, puis Sajaki eut ce commentaire :

— Elle s’en sortira, mais il faut qu’on la ramène le plus vite possible à bord. Il sera toujours temps, ensuite, de chercher à savoir ce qui s’est passé en réalité ici.

— C’est Sudjic, fit une voix féminine que Sylveste ne connaissait pas. Sudjic a tenté de tuer Ilia.

La blessée était donc la salope elle-même : la triumvira Ilia Volyova.

— Sudjic ? répéta Sajaki. (L’espace d’un instant ce nom plana entre eux, comme si Sajaki ne pouvait pas ou ne voulait pas accepter ce que disait l’autre femme anonyme. Le vent s’acharna sur eux pendant quelques secondes, et il répéta ce nom, avec une note de résignation, cette fois :) Sudjic. Oui, ça s’explique.

— Je pense qu’elle avait prévu…

— Vous me raconterez ça plus tard, Khouri, répondit Sajaki. Nous aurons tout le temps. Et vous avez intérêt à trouver une explication satisfaisante pour justifier votre rôle dans l’affaire. Enfin, pour l’instant, nous avons plus urgent. Son scaphandre la maintiendra en vie pendant quelques heures, fit-il avec un mouvement en direction de la blessée, mais il n’est plus en état de la remonter à bord.

— Je suppose, intervint Sylveste, que vous avez prévu un moyen de nous faire quitter la planète ?

— Un conseil, Dan, répondit Sajaki. Ne tirez pas trop sur la ficelle. Je me suis donné beaucoup de mal pour vous capturer. Mais il faut que vous le sachiez : je n’hésiterai pas à vous tuer, rien que pour voir l’effet que ça fait.

Sylveste s’attendait à quelque chose dans ce goût-là de la part de Sajaki. C’est le contraire qui aurait été inquiétant. Si l’autre avait minimisé le mal qu’il s’était donné pour le débusquer, par exemple. Mais si Sajaki croyait un mot de ce qu’il disait – ce qui était peu probable –, alors il était fou. Il était venu du système de Yellowstone, peut-être même de plus loin, pour lui mettre le grappin dessus. Sylveste n’osait imaginer ce que cette traque avait dû coûter ; et encore moins combien d’années il lui avait consacrées.

— Tant mieux pour vous, répondit Sylveste avec toute la sincérité dont il était capable. Mais en tant que scientifique, vous devez respecter ma propension à déterminer les limites de votre tolérance.

Il sortit le bras de sous sa capote. Il tenait quelque chose entre deux doigts de sa main gantée. À cet instant, il s’attendait presque à ce que le scaphandre muni d’armes lui tire dessus en pensant qu’il s’agissait d’un lance-rayon, et il se dit que c’était un risque raisonnable à courir. Mais ce n’était pas une arme. Il tenait une minuscule écharde de mémoire d’état quantique.

— Vous voyez ça ? dit-il. C’est ce que vous m’avez demandé d’apporter. La simulation bêta de Calvin. Vous en avez besoin, n’est-ce pas ? Vous en avez désespérément besoin.

Sajaki le regarda sans répondre.

— Eh bien, allez vous faire foutre, fit Sylveste en écrasant la simulation entre ses doigts, la réduisant en poussière que la tempête emporta.

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