Sylveste se dit que la situation présentait une symétrie dérangeante. D’ici quelques heures, les armes secrètes commenceraient à combattre les systèmes immunologiques enfouis dans Cerbère ; virus pour virus, dent pour dent. Et lui, à la veille de cette attaque, il se préparait à combattre la Pourriture Fondante qui rongeait ou, selon le point de vue où l’on se plaçait, accroissait d’une façon grotesque le malheureux capitaine de Volyova. La symétrie semblait traduire un ordre sous-jacent dont il ne percevait qu’un aspect. Ce n’était pas un sentiment agréable : il avait l’impression de jouer à un jeu dont il aurait découvert, en cours de partie, que les règles étaient beaucoup plus compliquées qu’il ne l’imaginait jusque-là.
Afin de permettre à la simulation bêta de Calvin d’opérer par son canal, Sylveste devait se plonger dans un état de semi-conscience ambulatoire voisin du somnambulisme. Calvin l’actionnerait comme une marionnette. Il recevrait des informations sensorielles par l’intermédiaire direct de ses yeux et de ses oreilles et enverrait directement à son système nerveux les informations qui le feraient se mouvoir. Il parlerait même par sa bouche. Les drogues inhibitrices avaient déjà paralysé tout son corps, et cette sensation était aussi désagréable et nauséeuse que dans ses souvenirs.
Sylveste se voyait sous la forme d’une machine dont Calvin était sur le point de devenir le fantôme…
Ses mains manipulaient les instruments de diagnostic médical, en se cantonnant à la périphérie de l’excroissance. Il était dangereux de s’aventurer trop près du cœur ; le risque que ses propres implants soient contaminés par la peste était trop important. Il faudrait bien, lors de cette séance ou de la prochaine, qu’ils se rapprochent du cœur ; c’était inévitable, mais Sylveste n’avait pas vraiment envie d’y penser pour l’instant. À ce moment-là, Calvin utiliserait de simples drones asservis depuis un endroit éloigné du bâtiment, mais ils étaient sensibles aussi. Un drone qui était tombé en panne près du capitaine était déjà prisonnier d’une mince résille fibreuse. Il ne contenait aucun composant moléculaire, mais tout se passait comme si la peste pouvait l’utiliser malgré tout en l’intégrant à la matrice transformationnelle du capitaine. Il nourrissait sa fièvre. Calvin devait se rabattre sur des instruments plus rudimentaires, à présent, mais c’était reculer pour mieux sauter : à un moment donné – qui ne tarderait sans doute plus –, ils devraient attaquer la peste avec la seule arme vraiment capable de lutter contre elle : une chose qui lui ressemblait beaucoup.
Sylveste sentait les processus de pensée de Calvin bouillonner sous son propre niveau de conscience. Ce n’était pas une conscience à proprement parler : la simulation qui occupait son corps et le manœuvrait n’était qu’une mimèse, mais quelque part, dans l’interface avec son propre système nerveux, tout se passait comme si quelque chose avait surgi, une chose qui surfait sur cette crête chaotique. Toutes les théories et ses propres préjugés le niaient, évidemment, mais il ne voyait pas quelle autre explication donner à cette impression de dissociation. Il n’osait demander à Calvin s’il éprouvait la même sensation, et n’aurait pas forcément accordé foi à sa réponse.
— Fiston, dit Calvin, je voulais te dire quelque chose, et j’attendais ce moment pour le faire. C’est quelque chose qui m’inquiète, mais je ne voulais pas en parler devant nos… euh, nos clients.
Sylveste savait qu’il était seul à entendre la voix de Calvin. Il devait sous-vocaliser pour répondre, Calvin limitant momentanément le contrôle vocal de son hôte.
— Le moment est vraiment mal choisi. Au cas où tu n’aurais pas remarqué, nous sommes en plein milieu d’une opération.
— C’est justement de l’opération que je veux te parler.
— Alors, fais vite.
— Je pense qu’on ne compte pas que nous réussissions.
Sylveste constata que ses mains – animées par Calvin – n’avaient pas cessé de s’affairer au cours de cet échange. Il était conscient de la présence de Volyova, qui attendait les instructions, debout à côté de lui.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? lança-t-il en sous-vocalisant.
— Je crois que Sajaki est un homme très dangereux.
— Génial, comme ça, on est deux. Ça ne t’a pas empêché de collaborer avec lui.
— J’étais reconnaissant, au début, admit Calvin. Il m’a sauvé, après tout. Et puis j’ai commencé à me demander de quoi tout ça pouvait bien avoir l’air de son point de vue. Et j’en viens à me demander s’il ne serait pas un tout petit peu dingue. Pour moi, il y a des années que n’importe quel individu sensé considérerait le capitaine comme mort. Le Sajaki que j’ai rencontré la dernière fois était d’une loyauté farouche, mais à l’époque, au moins, sa croisade avait un sens. Nous avions encore un espoir de sauver le capitaine.
— Et maintenant, il n’y en a plus ?
— Il a été contaminé par un virus contre lequel toutes les ressources du système de Yellowstone sont restées impuissantes. Le système entier avait été attaqué par le même virus, mais certaines enclaves isolées ont résisté pendant des mois. Des gens dotés de techniques aussi sophistiquées que les nôtres se sont démenés, dans ces enclaves, pour trouver un remède, et ils n’ont jamais réussi. Nous ne savons même pas quelles voies ils ont explorées, ni quelles approches auraient peut-être marché s’ils avaient disposé de plus de temps.
— J’ai dit à Sajaki que ce qu’il lui fallait, c’était un magicien, un faiseur de miracles. S’il ne m’a pas cru, c’est son problème.
— Le problème, c’est que je crois qu’il t’a cru. Seulement, je te l’ai dit, je pense qu’on ne compte pas sur nous pour réussir.
Il se trouva que Sylveste regardait le capitaine, Calvin lui ayant judicieusement arrangé la vue. Et en voyant la chose qui se trouvait sous ses yeux, il eut une révélation aussi brève que fulgurante. Il venait de comprendre que Calvin avait absolument raison. Oh, ils effectueraient bien les gestes préliminaires au traitement du capitaine – les examens rituels destinés à établir le degré de contamination de sa chair –, mais ça n’irait pas plus loin. Quoi qu’ils tentent, si brillamment conçu que ça puisse être, ça ne marcherait pas. Ça ne pouvait pas. Ou, plus précisément, on ferait en sorte que ça ne marche pas. C’était cette dernière prise de conscience qui était la plus dérangeante, parce qu’elle venait de Calvin, et non de Sylveste. Il avait vu quelque chose qui était encore opaque pour lui, mais ça paraissait évident, à présent ; évident et fracassant.
— Tu crois qu’il nous en empêchera ?
— Je crois que c’est déjà fait. Nous avons tous les deux constaté que le taux de croissance du capitaine s’était accéléré depuis notre arrivée à bord, mais nous avons écarté cette information en l’attribuant à une coïncidence, ou à notre imagination. Or je ne crois pas que ce soit ça. Je pense que Sajaki l’a laissé se réchauffer.
— Oui… J’étais arrivé à cette conclusion moi-même. Il y a autre chose, hein ?
— Les biopsies ; les échantillons de tissus que j’ai demandés.
Sylveste savait où il voulait en venir. Le drone qu’ils avaient envoyé prélever les échantillons de cellules était maintenant à moitié digéré par la peste.
— Tu ne crois pas à une panne normale, hein ? Tu penses que c’est Sajaki qui l’a provoquée.
— Sajaki ou l’un des autres membres de l’équipage.
— Elle ?
Sylveste sentit qu’il jetait un coup d’œil en direction de Volyova.
— Non, répondit Calvin dans un murmure rigoureusement superflu. Pas elle. Ça ne veut pas dire que je lui fais confiance, mais je ne pense pas qu’elle soit à la botte de Sajaki.
— De quoi parlez-vous ? demanda Volyova en s’approchant d’eux.
— Ne vous approchez pas trop, l’avertit Calvin par la bouche de Sylveste, qui, pour le moment, était incapable de formuler le moindre son, même en sous-vocalisant. Nos investigations pourraient libérer des spores de la peste, et nous ne tenons pas à ce que vous les inhaliez.
— Ça ne me ferait rien, répondit Volyova. Je suis brezgatnik. Il n’y a rien en moi qui puisse être atteint par la peste.
— Alors pourquoi avez-vous l’air tellement sur la réserve ?
— Parce qu’il fait froid, svinoï. Attendez un peu… Auquel de vous deux suis-je en train de parler en réalité ? C’est Calvin, hein ? Je suppose que je vous dois un peu plus de respect ; ce n’est pas vous qui nous faites chanter, après tout.
— Vous êtes trop bonne, fit Sylveste malgré lui.
— J’imagine que vous êtes arrivé à une stratégie, maintenant ? Le triumvir Sajaki ne sera pas content s’il pense que vous ne respectez pas votre part du marché.
— Le triumvir Sajaki, dit Calvin, pourrait bien être une partie du problème.
Elle se rapprocha et Sylveste vit qu’elle grelottait. Elle n’était pas aussi chaudement vêtue que lui.
— Je ne suis pas sûre de comprendre cette allusion.
— Vous pensez vraiment qu’il veut que nous guérissions le capitaine ?
Ce fut comme s’il lui avait donné une gifle en pleine face.
— Et pourquoi ne le voudrait-il pas ?
— Il a pris goût au commandement. Votre Triumvirat n’est qu’une mascarade. Sajaki est votre capitaine, il ne lui manque que le titre, et vous le savez pertinemment, Hegazi et vous. Il n’y renoncera pas sans combattre.
Elle répondit trop vite pour être parfaitement convaincante :
— À votre place, je ferais ce que j’ai à faire et je ne m’occuperais pas des motivations du triumvir. C’est lui qui vous a fait venir ici, après tout. Il a parcouru des années-lumière pour que vous veniez à l’aide du capitaine. Il n’aurait pas fait ça s’il n’avait pas envie de le voir guérir.
— Il fera en sorte que nous rations notre coup, répondit Calvin. Et malgré notre échec, un nouvel espoir germera. Il vous dira qu’il y a un autre moyen de traiter le capitaine, et il vous lancera à sa poursuite. Et avant que vous ayez compris ce qui vous arrivait, vous serez repartis pour un nouveau siècle d’errance.
— Dans ce cas, dit-elle lentement, comme si elle craignait de se laisser entraîner dans un piège, pourquoi Sajaki n’a-t-il pas encore tué le capitaine ? Sa situation serait assurée.
— Parce que ça l’obligerait à vous trouver une utilité.
— Une utilité ?
— Oui, réfléchissez, fit Calvin. (Il lâcha les instruments chirurgicaux et s’écarta du capitaine comme un acteur s’apprêtant à entrer sous les feux des projecteurs pour dire un monologue.) Cette quête pour guérir le capitaine est le seul dieu que vous êtes capables de servir. Il y a peut-être eu un moment où c’était un moyen au service d’une fin… mais cette fin n’est jamais venue, et avec le temps ça a cessé d’avoir de l’importance. Je suis au courant des armes que vous avez à bord de ce bâtiment, même celles dont vous ne voulez pas parler. Pour le moment, elles vous servent de moyen de pression quand vous avez besoin de quelqu’un dans mon genre : quelqu’un qui peut faire mine de soigner le capitaine, sans aucun résultat réel.
Calvin se tut quelques secondes, et Sylveste s’en réjouit. Il en profita pour reprendre son souffle et avaler sa salive.
— Imaginez maintenant que Sajaki devienne capitaine, que ferait-il ? Que feriez-vous de ces armes, contre qui pourriez-vous les utiliser ? Il faudrait que vous vous inventiez un ennemi de toute pièce. Et que pourrait-il bien avoir d’intéressant pour vous, cet ennemi ? Vous avez ce bâtiment, que pourriez-vous désirer d’autre ? Des ennemis idéologiques… ? Mm, pas facile. S’il y a une chose que je n’ai pas remarquée chez vous, c’est bien un attachement à quelque idée que ce soit, en dehors peut-être de votre survie. Non, je pense que Sajaki sait, au fond de lui-même, ce qui arriverait. Il sait que s’il devenait capitaine, tôt ou tard, vous seriez obligés d’utiliser ces armes pour la seule raison que vous les avez. Et je ne pense pas au genre d’intervention minimaliste dont vous avez fait la démonstration sur Resurgam. Il faudrait que vous alliez jusqu’au bout. Que vous utilisiez chacune de ces horreurs.
Volyova réagit vite. Sylveste avait déjà été impressionné par sa rapidité.
— Dans ce cas, nous devrions être reconnaissants au triumvir Sajaki, non ? En ne tuant pas le capitaine, il nous empêche de sombrer dans l’abîme.
Mais, à sa façon de parler, on aurait dit qu’elle se faisait l’avocate du diable, n’exprimant sa pensée que pour mieux en démontrer l’hérésie.
— Oui, fit Calvin d’un ton dubitatif. J’imagine que vous avez raison.
— Je n’en crois pas un mot, fit Volyova en s’emportant. Et si vous étiez l’un des nôtres, le seul fait d’entretenir ces pensées serait une trahison.
— Comme vous voulez. Mais nous avons déjà eu la preuve que Sajaki veut saboter l’opération.
L’espace d’un instant, un éclair de curiosité passa sur son visage, mais elle le réprima avec son efficacité coutumière.
— Votre paranoïa ne m’intéresse pas, Calvin – si c’est bien à Calvin que je parle. J’ai des obligations envers Dan. Je dois le faire entrer dans Cerbère. Et j’ai une obligation envers vous : vous aider à guérir le capitaine. La discussion de tout autre sujet est superflue.
— Enfin… Je suppose que vous avez l’antivirus ?
Volyova tira un flacon de son blouson.
— Il agit sur les échantillons de peste que j’ai réussi à isoler et à mettre en culture. Maintenant, je ne sais pas s’il marchera contre ça.
Elle lui lança le flacon. Sylveste sentit que ses mains se tendaient pour le rattraper. Il pensa fugitivement à la fiole qu’il avait tenue entre ses doigts avant son mariage.
— C’est un plaisir de travailler avec vous, dit Calvin.
Volyova quitta Calvin ou Dan Sylveste – elle n’avait jamais très bien su auquel des deux elle avait affaire – après lui avoir donné des instructions explicites concernant la façon d’administrer l’antidote. Elle avait eu avec lui les relations d’un apothicaire avec un chirurgien, se dit-elle ; elle avait préparé un sérum qui marchait en laboratoire, et elle était en mesure de donner de vagues instructions concernant son utilisation, mais les décisions ultimes, les vraies questions de vie et de mort étaient à la discrétion du chirurgien, et elle n’avait pas envie d’intervenir. Après tout – ou plutôt, avant tout –, si les conditions d’intervention n’avaient pas été aussi critiques, ils n’auraient pas eu besoin de faire venir Sylveste à bord. Et l’antivirus n’était qu’un élément du traitement, même s’il se pouvait qu’il soit décisif.
Elle reprit l’ascenseur menant à la passerelle en s’efforçant de ne pas penser à ce que Calvin (c’était sûrement lui, non ?) lui avait dit de Sajaki. Mais c’était difficile ; son discours était trop logique, ses arguments trop sensés. Et que devait-elle penser du prétendu sabotage de ses tentatives de soins ? Elle avait failli lui poser la question, mais elle s’était ravisée, craignant peut-être d’entendre un argument qu’elle n’aurait pu réfuter. Comme elle l’avait dit – et c’était vrai, d’une certaine façon –, le seul fait d’envisager ce genre d’hypothèse relevait de la trahison.
Mais à bien des égards, la trahison, elle l’avait déjà commise.
Sajaki commençait à avoir des doutes à son sujet ; c’était évident. S’opposer au scrapping de Khouri était une chose. C’en était une autre que de bidouiller l’appareil afin d’être prévenue quand Sajaki l’activerait : ça ne faisait pas partie des prérogatives normales de son domaine de compétence ; c’était l’expression d’une paranoïa silencieuse, d’une peur et d’une haine sournoises. Par bonheur, elle était arrivée à temps. Le scrapping n’avait pas commis de dégâts irrémédiables, et il était peu probable que Sajaki ait réussi à établir un relevé suffisant du volume neural pour obtenir plus que des impressions brouillées, et non des souvenirs susceptibles de l’incriminer véritablement. Maintenant, se dit-elle, Sajaki serait plus prudent : il n’avait pas intérêt à ce qu’ils perdent leur artilleur. Mais… et s’il reportait ses soupçons sur elle ? Sajaki n’aurait pas de scrupules à la soumettre au scrapping. Certes, ça anéantirait toute illusion d’égalité entre eux, mais il n’aurait pas à craindre d’endommager les implants qu’elle n’avait pas. Et comme tout, à bord du Lorean, se faisait plus ou moins automatiquement, la période où elle lui avait été vraiment utile n’était plus qu’un souvenir.
Elle consulta son bracelet. L’esquille de métal qu’elle avait extraite du crâne de Khouri lui donnait plus de fil à retordre qu’elle n’aurait cru. Elle en avait plus ou moins obtenu la composition et les courbes de tension, et elle avait demandé au vaisseau de les rapprocher de tout ce qu’il avait en mémoire. L’intuition selon laquelle c’était Manoukhian qui la lui avait implantée semblait se confirmer, parce qu’il était clair que l’esquille ne provenait pas du Bout du Ciel. Mais le vaisseau continuait à chercher de plus en plus profondément dans sa mémoire. Il explorait à présent des données technologiques vieilles de deux cents ans. Quelle idée de chercher si loin… ? D’un autre côté, elle n’allait pas s’arrêter là. D’ici quelques heures, les systèmes auraient corrélé jusqu’aux fichiers remontant à la fondation de la colonie ; aux rares informations rescapées de l’ère Amerikano. Même si ses recherches restaient vaines, elle pourrait au moins dire à Khouri qu’elles avaient été exhaustives.
Il n’y avait personne sur la passerelle.
La gigantesque salle était plongée dans le noir. La seule lumière était celle de la sphère qui affichait le système binaire Cerbère-Hadès. Il n’y avait pas d’autre membre de l’équipage (parmi les rares encore vivants, se dit-elle), et aucun des morts n’avait été, en ce moment précis, rappelé des archives qui assuraient leur postérité, afin de faire valoir son point de vue dans une langue que peu de gens parlaient encore. La solitude convenait à Volyova. Elle n’avait pas envie de discuter avec Sajaki (surtout pas à lui), et elle n’appréciait pas particulièrement la compagnie de Hegazi. Même la présence de Khouri soulevait trop de problèmes. Elle l’obligeait à se pencher sur des sujets dont elle n’avait pas envie de s’encombrer l’esprit. Pendant quelques minutes au moins, Volyova allait se payer le luxe d’être seule, dans son élément, et – même si c’était idiot – d’oublier tout ce qui transformait l’ordre en chaos.
Elle allait passer un moment avec ses armes magnifiques.
Le Lorean transfiguré s’était translaté sur une orbite encore plus basse, à dix mille kilomètres seulement de la surface de Cerbère, sans provoquer de réaction de la planète. Volyova avait rebaptisé l’immense objet conique « tête de pont », puisque c’était la fonction à laquelle elle le destinait. Pour les autres, ce n’était que « l’arme de Volyova », s’il fallait lui donner un nom. La chose faisait quatre mille mètres de long ; presque la même longueur que le gobe-lumen dont elle était issue. Il ne restait pas grand-chose du bâtiment de départ ; même les parois étaient des nids d’abeilles pleins de pores dans lesquels étaient incrustés des clades de cybervirus classifiés militaires, d’une structure identique à celle de l’antivirus qui allait être administré au capitaine. De grosses armes à projectiles et à rayons occupaient les cavernes ménagées dans les parois. L’ensemble était enchâssé dans plusieurs mètres d’hyperdiamant qui serait sacrifié au moment de l’impact. Les ondes de choc ébranleraient la tête de pont sur toute sa longueur lorsqu’elle heurterait la surface, mais les liaisons du cristal piézoélectrique absorberaient rapidement l’énergie des ondes de choc et la redirigeraient vers les systèmes d’armement. La vitesse d’impact serait relativement lente, de toute façon – moins d’un kilomètre à la seconde, puisque la tête de pont décélérerait fortement juste avant de crever la croûte. Croûte qui aurait préalablement été minée ; en dehors des canons frontaux de la tête de pont, Volyova déploierait autant d’armes de la cache secrète que cela lui paraîtrait utile.
Elle interrogea l’arme par l’intermédiaire de son bracelet. Ce ne fut pas la plus passionnante des conversations. La persona qui contrôlait le système était rudimentaire ; que pouvait-on attendre d’une entité qui n’avait que quelques jours d’espérance de vie ? Mais, dans une certaine mesure, mieux valait qu’elle ait un pois chiche dans la cervelle ; il n’aurait plus manqué qu’elle se fasse des idées au-dessus de sa condition. Sans compter, se dit-elle, que la tête de pont n’aurait peut-être pas beaucoup de temps devant elle pour jouir de sa propre intelligence.
Les nombres dansant sur la sphère annoncèrent que la tête de pont était fin prête. Elle devait se fier à ce que disaient les affichages récapitulatifs, car l’arme lui était à bien des égards inconnue. Elle en avait esquissé les caractéristiques de base, mais le gros travail avait été effectué par des programmes de conception autonomes, et ils n’avaient daigné l’informer ni des problèmes techniques qu’ils avaient pu rencontrer, ni des solutions qu’ils y avaient apportées. Cela dit, si elle ne savait pas grand-chose de la tête de pont, elle était un peu dans la situation de la mère qui aurait réussi à faire un enfant sans connaître la localisation précise de ses artères, de chacun de ses nerfs… ou même la biochimie précise de son métabolisme. Ce n’en était pas moins sa création, son enfant.
Un enfant qu’elle condamnait à une mort prématurée, ignominieuse. Mais sûrement pas inutile.
Son bracelet émit un pépiement. Elle y jeta un coup d’œil, espérant que c’était une giclée d’infos de la tête de pont ; une brève réactualisation suite à un changement de cap de dernière minute décidé par le système de réplication encore actif.
Ce n’était pas ça du tout.
Ça venait du bâtiment : il avait trouvé une corrélation pour l’esquille. Il avait dû fouiller dans des dossiers techniques vieux de plus de deux siècles, mais il avait fini par dénicher une concordance. Et en dehors des schémas de stress – qui avaient pu être provoqués après la fabrication de l’esquille métallique –, la correspondance était absolue, dans les limites des erreurs de mesure.
Elle était encore seule sur la passerelle.
— Affichage demandé ! ordonna Volyova.
Une image en lumière visible de l’esquille immensément agrandie apparut sur la sphère, bientôt suivie par une série de zooms avant commençant par un cliché pris au microscope électronique, en différents niveaux de gris, qui faisait apparaître la structure cristalline torturée de l’esquille. Le dernier était une image ATM aux couleurs criardes, d’une résolution d’analyse à l’échelle atomique, où les atomes individuels étaient fondus ensemble. Des images obtenues par le spectrographe de masse ou par cristallographie aux rayons X apparurent dans des fenêtres distinctes, accompagnées d’une profusion de données techniques. Volyova ne s’intéressa même pas à ces résultats ; elle les connaissait par cœur, puisque c’était elle qui avait effectué la plupart des mesures.
Elle regarda l’affichage se décaler sur un côté et un ensemble de graphes très semblables apparaître de l’autre côté, autour d’une esquille de matériau d’allure similaire, identique au niveau de la résolution atomique, mais qui ne présentait pas les mêmes schémas de stress. La composition, les ratios isotopiques, les caractéristiques du treillis, tout était identique : beaucoup de fullerènes, organisés en allotropes structurels, composant une matrice d’une complexité stupéfiante, faite d’un sandwich de couches de métal et d’alliages étranges. Des pointes d’yttrium et de scandium, avec tout un magma de traces d’éléments transuraniens qui formaient comme des îlots de stabilité, apportant sans doute une résilience mystérieuse aux propriétés massives de l’esquille. Et pourtant, à la connaissance de Volyova, il y avait des substances plus étranges à bord du vaisseau ; elle en avait elle-même synthétisé quelques-unes. L’esquille était très bizarre, mais elle était manifestement issue d’une technologie humaine – les nanotubes de carbone étaient en fait une signature typiquement demarchiste, et les îlots stables de transuraniens étaient très en vogue aux vingt-quatrième et vingt-cinquième siècles.
L’esquille, en fait, ressemblait beaucoup au matériau dont aurait pu être faite la coque d’un vaisseau spatial de cette époque.
C’était aussi ce que semblait penser le bâtiment. Que faisait Khouri avec ce bout de coque de vaisseau enfoui en elle ? Quel genre de message Manoukhian avait-il voulu lui faire passer ? Maintenant, elle se trompait peut-être, et Manoukhian n’avait rien à voir là-dedans, ce n’était qu’un hasard. Sauf s’il s’agissait d’un vaisseau très particulier…
C’était bien ce qu’il semblait. La technologie était caractéristique de cette époque, mais, en tenant compte de toutes ses spécificités, l’esquille était unique – fabriquée avec des tolérances plus réduites que nécessaire, même pour une application militaire. En réalité, au fur et à mesure que Volyova digérait les résultats, il devint clair que cette esquille ne pouvait venir que d’une sorte de vaisseau : un navire de contact appartenant à la Fondation Sylveste pour les Études Vélaires.
Les détails des ratios isotopiques montraient qu’elle venait d’un vaisseau entre tous : le bâtiment de contact qui avait emmené Sylveste à la limite du Voile de Lascaille. Sur le coup, Volyova se dit que cette découverte lui suffisait. La boucle était bouclée : elle avait la confirmation que la Demoiselle de Khouri avait vraiment un lien avec Sylveste. Mais ça, Khouri le savait déjà… ce qui voulait dire que le message devait avoir une signification plus profonde. Et cette signification, Volyova l’avait déjà entrevue, naturellement. L’espace d’un instant, l’énormité de la chose la fit vaciller. Ça ne pouvait pas être elle, n’est-ce pas ? Il était impossible qu’elle ait survécu à ce qui s’était passé du côté du Voile de Lascaille. Pourtant, Manoukhian avait dit à Khouri qu’il l’avait trouvée dans l’espace. Et il se pouvait très bien qu’elle se fasse passer pour une hermétique afin de dissimuler des blessures plus sauvages que tout ce que la peste aurait pu lui infliger…
— Affichage Karine Lefèvre ! ordonna Volyova, retrouvant le nom de la femme qui aurait dû mourir au contact du Voile.
Son visage apparut au-dessus d’elle, aussi grand que celui d’une déesse. Elle était jeune, et au peu qu’on voyait de ses épaules, on devinait qu’elle était vêtue à la mode de la Belle Époque de Yellowstone, l’âge d’or étincelant qui avait précédé la Pourriture Fondante. Et son visage lui était familier – pas d’une façon bouleversante, personnelle, mais elle le reconnut tout de suite. Elle avait vu cette femme dans une douzaine de documentaires historiques, qui tous affirmaient qu’elle était morte depuis longtemps ; tuée par des forces étranges, qui passaient la compréhension humaine.
Et comment. L’origine de ce schéma de stress était évidente, à présent. Les ondes gravitationnelles qui environnaient le Voile de Lascaille avaient broyé la matière jusqu’à la vider de son sang.
Tout le monde pensait que Karine Lefèvre était morte de cette façon.
— Svinoï, dit la triumvira Ilia Volyova, parce que le doute n’était plus permis.
Depuis sa plus tendre enfance, Khouri avait remarqué qu’il se passait quelque chose de bizarre quand elle touchait un objet brûlant, comme le canon d’une arme à feu qui venait de tirer. Il y avait un éclair de douleur prémonitoire, mais si bref qu’il faisait à peine mal ; c’était plutôt un avertissement de la vraie souffrance, qui était inévitable. Et puis la douleur prémonitoire diminuait, toute sensation disparaissait complètement pendant un instant, et elle en profitait pour retirer sa main de la source de chaleur. Mais il était trop tard ; la vraie douleur se faisait sentir, et elle ne pouvait rien y faire, sinon se préparer à son arrivée, comme une maîtresse de maison attendant un invité. Évidemment, ça ne faisait jamais si mal que ça. Généralement elle relirait vivement sa main, et il n’y avait même pas de trace. Mais ça la faisait toujours réfléchir. Si la douleur prémonitoire suffisait à la persuader de retirer la main – ce qui était toujours le cas –, quelle était la raison d’être du tsunami d’authentique douleur qui survenait ensuite ? Pourquoi fallait-il qu’il y ait douleur, d’ailleurs, à partir du moment où elle avait reçu le message et enlevé sa main de la source du mal ? Et quand, plus tard, elle découvrit qu’il y avait une raison physiologique valable au délai entre les deux avertissements, elle lui parut presque méprisable.
C’était ce qu’elle éprouvait en ce moment précis, assise dans la chambre-araignée avec Volyova, qui venait de mettre un nom sur un certain visage. Karine Lefèvre ; c’était ce qu’elle avait dit. Et il y avait eu un éclair prémonitoire, choquant, comme un écho venu du futur de ce à quoi ressemblerait le vrai choc. Un écho très faible, en vérité. Ensuite, l’espace d’un instant, plus rien.
Et puis elle l’avait pris de plein fouet.
— Comment se pourrait-il que ce soit elle ? demanda Khouri, après, lorsque le choc eut moins disparu qu’il ne fut devenu une composante normale de son bruit de fond émotionnel. Ce n’est pas possible. Ça n’a pas de sens.
— Je crois que ça en a trop, au contraire, répondit Volyova. Ça colle trop bien avec les faits. Nous ne pouvons pas faire autrement que d’envisager cette hypothèse.
— Mais elle est morte, tout le monde le sait, et pas seulement sur Yellowstone, dans la moitié de l’espace colonisé. Elle est morte, Ilia, morte de mort violente. Ça ne peut pas être elle, c’est impossible !
— Je pense que si. Manoukhian dit qu’il l’a trouvée dans l’espace. Alors c’est peut-être vrai. Il a peut-être trouvé Karine Lefèvre en train de dériver aux environs du Voile de Lascaille – il cherchait peut-être quelque chose à récupérer dans l’épave du vaisseau. Il l’aurait récupérée, sauvée et ramenée à Yellowstone. Ça tiendrait debout, non ? Nous avons au moins un lien avec Sylveste, et peut-être même une raison de vouloir sa mort.
— Ilia, j’ai lu ce qui lui est arrivé. Elle a été déchiquetée par les tensions gravitationnelles qui cernent le Voile. Manoukhian ou pas Manoukhian, il n’en serait rien resté de récupérable.
— Non, bien sûr. À moins que Sylveste n’ait menti. Rappelez-vous que nous n’avons que sa version des événements. Aucun système d’enregistrement n’a survécu au contact.
— Elle ne serait pas morte, c’est ce que vous voulez dire ?
Volyova leva la main comme chaque fois que Khouri interprétait mal sa pensée.
— Non, pas forcément. Il se peut qu’elle soit vraiment morte, mais pas comme Sylveste l’a dit. Et elle n’est peut-être pas morte au sens où nous l’entendons, et si ça se trouve, elle n’est pas vraiment vivante non plus, même maintenant, en dépit de ce que vous avez vu.
— Je n’en ai pas vu grand-chose, vous savez, à part le palanquin dans lequel elle se déplaçait…
— Vous avez supposé que c’était une hermétique parce qu’elle se déplaçait en palanquin. Mais elle aurait pu faire ça pour brouiller les pistes.
— Elle a été déchiquetée. Il n’y a pas à y revenir.
— Le voile ne l’a peut-être pas tuée, Khouri. Admettons qu’il lui soit arrivé quelque chose d’effroyable, mais qu’elle soit restée en vie ? Et si quelque chose l’avait sauvée, en réalité ?
— Sylveste l’aurait su.
— Il ne veut peut-être pas se l’admettre à lui-même. Il faut que nous lui parlions, je crois – ici, où nous ne serons pas embêtées par Sajaki. (Volyova venait à peine de finir sa phrase lorsque son bracelet émit un nouveau pépiement. Un visage humain, au regard perdu derrière des globes oculaires atones, apparut sur le voyant.) Quand on parle du loup… murmura Volyova. Qu’y a-t-il, Calvin ? C’est bien Calvin, hein ?
— Pour le moment, répondit l’homme. Sauf que je crains que mon utilité pour Sajaki ne touche à sa fin. Une fin ignominieuse.
— Que voulez-vous dire ? demanda Volyova avant d’ajouter, très vite : Il y a quelque chose dont je voudrais parler avec Dan ; c’est plutôt urgent, si vous permettez.
— Je pense que ce que j’ai à dire est encore plus urgent, coupa Calvin. C’est votre remède, Volyova. L’antivirus que vous avez obtenu.
— Oui, et alors ?
— Il n’a pas l’air d’agir comme prévu…
Il recula d’un pas pour lui permettre d’entrevoir le capitaine, derrière lui. C’était une masse luisante de mucus visqueux, comme une statue couverte de bave d’escargot.
— En réalité, on dirait qu’il accélère le processus.