Ça commençait.
Sylveste était assis, les doigts en clocher, devant une projection entoptique lumineuse qui occupait une bonne partie du volume de sa cabine. Pascale, à moitié perdue dans l’ombre du lit, était une sculpture abstraite toute en courbes. Il était assis en tailleur sur un tatami et tanguait dans la béatitude induite par quelques millimètres de vodka distillée à bord. Après des années d’abstinence forcée, sa résistance à l’alcool était devenue d’une faiblesse abyssale. Ce qui était un atout, en l’occurrence, dans la mesure où ça accélérait le processus par lequel il abolissait le monde extérieur. Cela dit, la vodka ne faisait pas taire ses voix intérieures et ce retrait en lui-même ne servait qu’à créer une chambre d’écho où elles prenaient une dimension particulièrement insistante. L’une d’elles, en particulier, s’élevait au-dessus de la clameur. C’était la voix qui osait demander ce qu’il espérait trouver au juste sur Cerbère ; ce qui pourrait donner un sens objectif à sa quête. Or il n’en avait pas idée. Et ça lui faisait le même effet que quand on descend un escalier dans le noir et qu’on se trompe en comptant les marches : on croit mettre le pied par terre et on ne trouve qu’un vide vertigineux qui vous fait rater un battement de cœur.
Comme un shaman esquissant des esprits dans le vide avec ses doigts, Sylveste donna vie au planétaire qui était projeté devant lui. L’entoptique était une représentation schématique de la petite poche d’espace qui englobait Hadès, l’orbite de Cerbère et – à la limite – les machines humaines approchantes qui n’étaient plus dissimulées par un astéroïde. Au centre géométrique se trouvait Hadès, brûlant d’un rouge malsain, comme un abcès purulent. La petite étoile neutronique ne faisait que quelques kilomètres de diamètre, et pourtant elle dominait tout ce qui l’entourait ; son champ gravitationnel était un farouche tourbillon.
Les objets qui étaient à deux cent vingt mille kilomètres de l’étoile neutronique effectuaient deux orbites en une heure. Depuis qu’ils avaient analysé le témoignage d’Alicia, ils savaient qu’une autre sonde d’observation avait été détruite près de ce point, dont Sylveste figura l’orbite par une ligne rouge signifiant qu’au-delà c’était la mort. Cerbère l’avait détruite, exactement comme si le petit monde était aussi désireux de protéger les secrets d’Hadès que ses propres merveilles. Autre mystère : quel intérêt cela pouvait-il bien présenter ? Sylveste avait tenté de trouver une réponse, en vain. Mais il en avait déduit que rien, à cet endroit, n’était prévisible, ni même logique. En conservant ces deux vérités à l’esprit, il aurait peut-être une chance de réussir là où les machines aveugles et sa femme avaient échoué.
Cerbère repartait pour une nouvelle orbite de quatre heures six minutes, à neuf cent mille kilomètres d’Hadès. Il l’avait matérialisée en vert émeraude, parce qu’elle paraissait sûre, tant qu’on ne s’aventurait pas trop près de la planète même.
L’arme de Volyova – ce qui avait jadis été le Lorean – s’était à présent positionnée, grâce à son énergie propre, sur une orbite plus basse sans déclencher de réponse de Cerbère. Jusque-là. Parce que Sylveste ne doutait pas que quelque chose, en bas, savait qu’ils étaient là. Cette chose avait le doigt sur le bouton et attendait simplement de voir ce qui allait se passer pour déclencher la riposte.
Il ordonna au planétaire de se contracter jusqu’à ce que le gobe-lumen entre dans le champ. Il était encore à deux millions de kilomètres de l’étoile neutronique ; six secondes-lumière à peine, c’est-à-dire à portée de frappe des armes à rayon, sauf qu’il faudrait qu’elles soient très puissantes pour être mortelles : elles devraient disposer d’un rayon d’action de plusieurs kilomètres de diamètre rien que pour englober le vaisseau. Aucune arme matérielle ne pourrait les atteindre à cette distance. Il aurait fallu une attaque groupée, d’une force brutale, avec des armes relativistes, mais c’était peu vraisemblable, encore une fois. La leçon qu’ils pouvaient tirer du sort qu’avait connu le Lorean était que la planète agissait rapidement et furtivement, en évitant soigneusement l’étalage de puissance de feu qui aurait trahi le camouflage méticuleux de la croûte.
Tout cela était si nettement prévisible, se dit-il. Et c’est là qu’était le piège.
— Dan… fit Pascale en se réveillant. Il est tard. Il faut que tu te reposes. Pense à demain.
— Je parlais tout haut ?
— Comme un vrai fou. (Elle parcourut nerveusement la pièce du regard, remarqua la carte entoptique.) C’est vraiment ce qui va se passer ? Ça paraît tellement irréel…
— Tu parles de ça, ou du capitaine ?
— Des deux, j’imagine. On ne peut plus les dissocier. Ils dépendent l’un de l’autre.
Il s’approcha d’elle et lui caressa le visage, remué par de vieux souvenirs qu’il avait chéris et conservés comme un trésor pendant ses années d’emprisonnement sur Resurgam. Elle lui rendit ses caresses, et presque tout de suite ils firent l’amour, avec la détermination de ceux qui ont conscience d’être à la veille d’un événement historique ; que ce moment ne se représentera peut-être jamais, ce qui en rend chaque seconde d’autant plus précieuse.
— Les Amarantins ont bien attendu jusque-là, dit enfin Pascale. Et ce pauvre homme a tellement besoin d’aide. Ne pouvons-nous leur fiche un peu la paix ?
— Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
— Parce que je n’aime pas ce que c’est en train de te faire. Tu ne sens pas que tu as été attiré ici, Dan ? Tu ne sens pas que tu n’es plus maître de ta volonté ?
— Il est trop tard pour arrêter, maintenant.
— Non ! Il n’est pas trop tard et tu le sais. Dis à Sajaki de faire demi-tour. Dis-lui que tu feras ton possible pour son capitaine. Je suis sûre qu’il a suffisamment peur de toi maintenant pour accepter tout ce que tu lui demanderas. Quittons ce système avant qu’il ne nous fasse ce qu’il a fait à Alicia.
— Ils n’étaient pas préparés à l’attaque. Alors que nous, nous sommes prévenus. C’est toute la différence. En réalité, c’est nous qui allons attaquer les premiers.
— Quoi que tu espères trouver là-bas, ça ne vaut pas le genre de risque que tu t’apprêtes à prendre. (Elle lui prit le visage entre ses mains.) Tu ne comprends pas, Dan ? Tu as gagné. Tu as imposé ton point de vue. Tu as eu ce que tu voulais depuis toujours.
— Ça ne suffit pas.
Elle avait froid, mais elle resta près de lui tandis qu’il sombrait dans de vagues rêves d’où il émergeait presque aussitôt, sans jamais trouver un vrai sommeil. Elle avait presque raison. Les Amarantins n’avaient pas à lui encombrer l’esprit ; pas pour cette seule et unique nuit. Elle voulait qu’il les oublie pour l’éternité. Mais ce n’était pas possible ; ça ne l’avait jamais été, et ça l’était moins que jamais. Le seul fait de vouloir qu’ils s’éloignent pour quelques heures aurait exigé une force qu’il n’avait pas. Ses rêves étaient pleins d’Amarantins. Et quand il se réveillait, ce qui lui arrivait souvent, les murs, au-delà des courbes de sa femme, grouillaient d’ailes entremêlées, menaçantes, dans l’attente.
L’attente de ce qui était sur le point d’arriver.
— Vous verrez, ça ne fait pas mal, dit Sajaki.
Il avait dit vrai. Au début, du moins. Khouri sentit la légère pression du casque de scrapping qui se verrouillait sur son cuir chevelu, afin de permettre le calage précis du dispositif de scannage. Elle entendit des espèces de cliquetis, des bourdonnements et voilà tout. Elle n’éprouva même pas le picotement auquel elle s’attendait plus ou moins.
— Ce n’était vraiment pas nécessaire, Triumvir.
Sajaki affina les paramètres du scrapping en tapant des instructions sur une console ridiculement démodée. Des coupes croisées de la tête de Khouri – des clichés à faible résolution – apparurent très vite.
— De toute façon, vous n’avez rien à craindre, hein, Khouri ? Rien à craindre du tout. C’est une simple formalité à laquelle j’aurais dû vous soumettre lors de votre recrutement, si ma collègue n’avait été contre…
— Et pourquoi maintenant ? Qu’ai-je fait pour que vous me fassiez subir ça maintenant ?
— Nous approchons d’une période critique, Khouri. Je dois pouvoir faire totalement confiance à tous les membres de l’équipage.
— Mais si vous grillez mes implants, je ne vous servirai plus à rien du tout !
— Oh, il ne faut pas écouter les histoires effrayantes de Volyova. Elle voulait juste me cacher ses petites affaires, au cas où je déciderais que j’étais aussi capable qu’elle de faire son boulot.
Les implants de Khouri apparurent sur les scans : de petites îles géométriques ordonnées dans la soupe amorphe de la structure neurale. Sajaki tapa sur quelques touches et le scanner se focalisa sur l’un des implants. Khouri sentit que son crâne la picotait. Les coupes structurelles dépouillèrent l’implant, dévoilant des strates de plus en plus profondes, de plus en plus complexes, selon une série d’agrandissements vertigineux, tel un satellite espion observant une cité, cadrant d’abord les quartiers, puis les rues, et montrant enfin les détails des bâtiments. Les données d’où était issue la simulation de la Demoiselle se trouvaient quelque part dans cette complexité, stockées sous une forme matérielle, physique.
Il y avait longtemps qu’elle ne lui était pas apparue. Elle l’avait vue pour la dernière fois au milieu de la tempête, sur Resurgam, quand elle avait annoncé à Khouri qu’elle était mourante et qu’elle était en train de perdre la guerre contre le Voleur de Soleil. L’avait-il vaincue depuis, ou le silence prolongé de la Demoiselle voulait-il dire qu’elle consacrait toute son énergie à livrer combat ? Nagorny était devenu fou quand le Voleur de Soleil avait élu domicile dans sa tête. Était-ce ce qui attendait Khouri, ou sa présence en elle serait-elle plus discrète ? Peut-être – et cette pensée n’avait rien de rassurant – avait-il tiré la leçon de ses erreurs avec Nagorny. Khouri n’arrêtait pas de se demander ce que Sajaki devinerait de tout ça quand il aurait achevé le scrapping…
Il l’avait fait sortir de sa cabine – avec le renfort de Hegazi (qui n’était pas resté) –, mais même si Sajaki était venu seul, Khouri n’aurait pas essayé de lui résister. Volyova l’avait prévenue que Sajaki était plus fort qu’il n’en avait l’air et, si rompue au combat rapproché qu’elle puisse être, elle était sûre de ne pas avoir le dessus avec lui.
La salle de scrapping avait l’atmosphère d’une salle des tortures. Il y avait eu de la terreur, à cet endroit, jadis – il y avait des dizaines d’années, peut-être, mais c’était quelque chose qui ne s’effaçait jamais. Le scraper était ancien, aussi massif et monstrueux que tout le reste, à bord du vaisseau. Même s’il avait été subtilement amélioré par rapport à son état d’origine, il ne serait jamais aussi sophistiqué que les appareils dont les services de renseignements de son parti disposaient au Bout du Ciel. Le scraper de Sajaki était du genre à provoquer des dégâts neurologiques, comme un cambrioleur frénétique pillant une maison. Il était à peine plus évolué que les scanners destructeurs que Cal Sylveste utilisait à l’époque des Quatre-Vingts… et peut-être même moins, tout compte fait.
Et maintenant, il la tenait. Il en avait déjà appris pas mal sur ses implants… il déchiffrait leur structure, décodait leurs caractéristiques. Quand il aurait mis ces données à plat, il ajusterait le scrapping pour résoudre les schémas corticaux et extraire les réseaux de connectivité neurale de son crâne. Khouri en connaissait un rayon sur le scrapping grâce à ses relations dans les services de renseignements. C’est dans ces topologies qu’étaient localisées la mémoire à long terme et des traits de personnalité si bien imbriqués qu’ils seraient difficiles à isoler. Mais si le matériel de Sajaki n’était pas le meilleur, il disposait probablement d’excellents algorithmes pour distiller les traces de souvenirs. Au fil des siècles, les modèles statistiques avaient étudié les schémas de stockage mémoriel de dix milliards d’esprits humains, établissant la corrélation entre la structure et l’expérience. Des impressions données avaient tendance à se refléter dans des structures neurales similaires – les qualia internes – qui étaient les blocs fonctionnels à partir desquels étaient constitués les souvenirs plus complexes. Ces qualia n’étaient jamais les mêmes d’un esprit à l’autre, sauf dans des cas très rares, mais ils n’étaient pas encodés non plus de façon radicalement différente. La nature n’avait pas coutume de s’écarter du chemin d’énergie minimale pour parvenir à une solution particulière. Les modèles statistiques parvenaient à identifier très efficacement ces schémas de qualia et à cartographier les connexions à partir desquelles étaient forgés les souvenirs. Sajaki n’aurait qu’à identifier un nombre suffisant de structures de qualias, définir les schémas qui les hiérarchisaient et laisser ses algorithmes touiller tout ça, après quoi il n’ignorerait en principe plus rien à son sujet. Il pourrait fouiller à loisir dans ses souvenirs.
Une alarme retentit. Sajaki leva les yeux de l’un des voyants. Les implants de Khouri étaient d’un rouge brillant ; un rouge qui s’étendait aux zones voisines du cerveau.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— La chaleur induite, répondit Sajaki d’un ton détaché. Vos implants chauffent un petit peu.
— Vous feriez mieux d’arrêter, non ?
— Pas encore. J’imagine que Volyova a dû les protéger contre les attaques des pulsations électromagnétiques. Un peu de surchauffe ne provoquera pas de dommage irréversible.
— Mais j’ai mal à la tête… ça ne va pas !
— Je suis sûre que vous arriverez à le supporter, Khouri.
La pression migraineuse était survenue sans prévenir, et elle était vraiment insupportable, à présent. C’était comme si Sajaki lui avait placé la tête dans un étau. L’élévation de température de son crâne devait être bien pire que ne le laissaient supposer les scanners. Nul doute que Sajaki – qui devait se soucier de l’intérêt de ses clients comme de sa première chemise – avait calibré l’affichage de données de telle sorte qu’il ne mette pas en évidence les dégâts mortels sur le cerveau avant qu’il ne soit trop tard…
— Non, Yuuji-san. Elle ne pourra pas le supporter ! Arrêtez ça tout de suite !
La voix, miraculeusement, était celle de Volyova. Sajaki jeta un coup d’œil en direction de la porte. Il avait dû la voir arriver bien avant Khouri, mais il se contenta d’afficher un air indifférent et blasé.
— Qu’y a-t-il, Ilia ?
— Tu le sais parfaitement, ce qu’il y a. Arrête ça avant de la tuer.
Volyova entra dans le champ visuel de Khouri. Elle parlait d’un ton autoritaire, mais Khouri voyait bien qu’elle était désarmée.
— Je n’ai encore rien appris d’utile, objecta Sajaki. J’ai besoin de quelques minutes de plus…
— Quelques minutes de plus et elle sera morte, répondit Volyova. Et ses implants seront endommagés au-delà de toute possibilité de réparation, ajouta-t-elle avec un pragmatisme typique.
Ce second argument porta peut-être plus sur Sajaki que le premier. Il procéda à un rapide réglage, et les zones rouges devinrent d’un rose moins alarmant.
— Je pensais que ses implants avaient été dûment renforcés…
— Ce ne sont que des prototypes, Yuuji-san. (Volyova se rapprocha et regarda les voyants.) Oh non ! Sajaki ! Quel foutu crétin ! Ils sont peut-être déjà endommagés ! Ah, je vous jure ! fit-elle entre ses dents.
Sajaki attendit un moment sans mot dire. Khouri se demanda s’il allait se déchaîner et tuer Volyova dans une explosion de frénésie. Puis il fronça les sourcils et, d’un geste, interrompit le scrapping, regarda s’éteindre les voyants et ôta le casque de la tête de Khouri.
— Ce ton, triumvira, et le choix des termes étaient on ne peut plus inappropriés, protesta Sajaki.
Khouri le vit mettre la main dans la poche de son pantalon et en sortir quelque chose – une chose qui, l’espace d’un instant, ressembla à une seringue hypodermique.
— Tu as failli supprimer notre artilleur, lança Volyova.
— Je n’en ai pas fini avec elle. Ni avec toi, d’ailleurs. Tu as bidouillé le scrapping, hein, Ilia ? Tu y as intégré un système qui t’a alertée quand je l’ai mis en route ? C’est très futé.
— J’ai fait ça pour protéger un élément important de l’équipage.
— Mais bien sûr…
Sajaki laissa sa phrase en suspens, lui donnant des allures de menace implicite, et il quitta discrètement la salle de scrapping.