15

Mantell, Nekhebet Nord, 2566

— C’était du bluff, commenta Sluka.

Au même instant, une fausse aurore illumina l’horizon, au nord-est, gravant les crêtes et les failles du terrain comme une eau-forte. C’était une lumière violacée, aussi vive qu’un éclair de magnésium, qui satura brièvement des bandes entières de la vision de Sylveste, abandonnant de lentes traînées vides sur son passage.

— Vous avez un autre pronostic ? demanda-t-il.

L’espace d’un instant, Sluka parut incapable de répondre. Elle se contenta de regarder la lueur, pétrifiée par son éclat et par le message d’atrocité qu’elle véhiculait.

— Il vous avait prévenue, rappela Pascale. Vous auriez dû l’écouter. Il connaît ces gens. Il vous a dit qu’ils mettaient leurs menaces à exécution.

— Je n’aurais jamais cru qu’ils le feraient, dit Sluka, tout bas, comme pour elle-même.

Malgré la lueur, le soir était encore parfaitement silencieux. Même le chant habituel des vents de Resurgam s’était tu.

— Je pensais que c’était trop monstrueux pour être pris au sérieux.

— Rien n’est trop monstrueux pour eux, fit Sylveste.

Ses yeux retrouvaient leur vision normale ; une vision suffisante, en tout cas, pour lui permettre de déchiffrer l’expression des femmes debout à côté de lui, sur la mesa de Mantell.

— À partir de maintenant, vous feriez mieux de prendre au sérieux tout ce que vous dit cette Volyova. Ce ne sont pas des paroles en l’air. D’ici vingt-quatre heures, elle va recommencer, à moins que vous ne me livriez à elle.

— Nous devrions peut-être redescendre, lâcha Sluka, comme si elle ne l’avait pas entendu.

Sylveste acquiesça, mais avant de retourner dans les profondeurs de la mesa, ils prirent le temps de mesurer grossièrement la direction d’où venait l’éclair.

— Nous savons quand ça s’est produit, dit Sylveste. Nous connaissons la direction. Quand l’onde de choc nous atteindra, nous saurons à quelle distance ça s’est passé. Les colonies de Resurgam sont très éloignées les unes des autres ; nous ne devrions pas avoir de mal à préciser l’endroit de l’explosion.

— Elle a dit le nom de la ville, lui rappela Pascale.

Sylveste hocha la tête.

— D’accord. Mais si j’ai la certitude qu’il faut accorder du poids aux menaces de Volyova, je sais aussi qu’il ne faut pas lui faire confiance.

— Phoenix… connais pas, dit Sluka alors qu’ils reprenaient le monte-charge. Je croyais connaître la plupart des colonies récentes. Cela dit, je n’étais pas véritablement aux affaires, ces dernières années.

— Elle a commencé par quelque chose de petit ; c’est normal, reprit Sylveste. Sans ça, l’escalade aurait été impossible. On peut en déduire que Phoenix était une cible facile ; un avant-poste scientifique ou géologique. Quelque chose qui ne mettait pas en jeu la survie du reste de la colonie. C’étaient juste des gens, en d’autres termes.

Sluka secoua la tête.

— Nous parlons d’eux au passé alors que nous n’avons seulement jamais parlé d’eux au présent. C’est comme si leur seule raison d’être était d’être sacrifiés.

Sylveste se sentait physiquement malade. Il se retenait pour ne pas vomir. C’était, se dit-il, la première fois de sa vie que ce sentiment était provoqué par un événement extérieur, dans lequel il n’avait pas joué de rôle direct. Il n’avait même pas éprouvé ça quand Karine Lefèvre était morte. L’erreur – la faute –, ce n’était pas lui qui l’avait commise. Et s’il avait tenté de convaincre Sluka que les Ultras mettraient leurs menaces à exécution, une partie de lui-même se cramponnait à l’idée qu’ils ne le feraient pas, qu’il se trompait : Sluka et les autres avaient raison. S’il avait été à leur place, il aurait peut-être ignoré l’avertissement, lui aussi. Il l’avait pris au sérieux, certes, mais les cartes avaient toujours l’air différentes quand venait le moment de les jouer soi-même. Elles recelaient soudain un tout autre potentiel.

L’onde de choc les atteignit trois heures plus tard. À ce moment-là, ce n’était plus qu’un souffle, mais un souffle rigoureusement aberrant par une nuit aussi calme. Après son passage, l’air était plein de turbulences, un peu comme les coups de vent annonciateurs d’une tempête de verre. D’après le temps écoulé depuis le déclenchement, le lieu de l’attaque devait se situer à un peu moins de six mille kilomètres (ce que les relevés sismiques confirmaient, d’ailleurs). Et au nord-est, selon les indices visuels. Ils suivirent, sous bonne garde, Sluka dans la salle d’état-major et chassèrent le sommeil à coups de café fort en chargeant les cartes de la colonie stockées dans les archives de Mantell.

Sylveste vida nerveusement sa chope.

— Comme vous dites, c’est peut-être une nouvelle colonie qu’ils ont détruite. Ces cartes sont à jour ?

— Quasiment, confirma Sluka. Elles ont été réactualisées par le Service cartographique central de Cuvier, il y a un an à peu près, avant que les choses ne deviennent vraiment sérieuses par ici.

Sylveste regarda la carte, projetée sur la table de Sluka comme une nappe topographique fantomatique. La zone affichée faisait deux mille kilomètres au carré. Elle était assez vaste pour contenir la colonie détruite, si vague qu’ait été leur estimation de la direction.

Mais Phoenix n’y figurait pas.

— Il se peut que cet endroit ait été fondé l’an dernier, dit Sylveste. Il nous faudrait des cartes plus récentes.

— Ce ne sera pas facile à trouver.

— Débrouillez-vous. Vous avez une décision à prendre d’ici moins de vingt-quatre heures ; la plus grave de votre vie, peut-être.

— Ne vous flattez pas. J’ai pratiquement décidé de vous livrer à eux.

Sylveste haussa les épaules, comme si c’était rigoureusement sans importance.

— N’empêche ; il faut que vous soyez en possession des faits. Vous allez négocier avec Volyova. Si vous n’êtes pas sûre de la réalité de ses menaces, vous risquez de la défier de mettre ses menaces à exécution.

Elle le foudroya du regard.

— Nous avons encore – en principe – des liaisons avec Cuvier, via ce qui reste de la ceinture comsat. Mais c’est à peine si nous l’avons utilisée depuis la destruction des dômes. Il serait risqué de la rouvrir – le flux de données pourrait mener jusqu’à nous.

— Ça devrait être le cadet de vos soucis, en ce moment précis.

— Il a raison, dit Pascale. Avec tout ça, je me demande qui, à Cuvier, se soucierait d’une infraction mineure à la sécurité. Je dirais que ça vaut le coup, rien que pour obtenir une réactualisation des cartes.

— Combien de temps ça prendra ?

— Une heure. Deux heures. Pourquoi, vous avez un rendez-vous ?

— Non, répondit Sylveste en se retenant prudemment de sourire. Mais quelqu’un pourrait décider pour moi.


En attendant la révision des cartes, ils remontèrent à la surface. Il n’y avait pas une étoile en vue, au nord-est, sur l’horizon. Juste une masse de néant d’un noir absolu, comme si une silhouette titanesque était accroupie dans le lointain. Sans doute une muraille de poussière soulevée par l’explosion et qui dérivait dans leur direction.

— Ça va occulter le monde pendant des mois, commenta Sluka. Juste comme l’éruption d’un énorme volcan.

— Le vent se lève, nota Sylveste.

Pascale acquiesça.

— Est-ce qu’ils auraient pu faire ça – changer le temps, si loin du point d’impact ? Et si l’arme qu’ils ont utilisée avait provoqué une contamination radioactive ?

— Pas la peine, répondit Sylveste ; une arme à énergie cinétique aura suffi. Connaissant Volyova, elle a dû se borner au strict minimum. Mais tu as raison de t’inquiéter des radiations ; l’arme a probablement ouvert un trou dans la lithosphère. Et qui sait ce qui a pu jaillir de la croûte…

— Nous n’aurions pas dû rester aussi longtemps à la surface.

— Exact. Et ça vaut probablement pour toute la colonie.

Un assistant, un petit homme arborant une moustache et un bouc soigneusement gominés, passa la tête par la porte.

— Vous avez les cartes ? demanda Sluka.

— Dans une demi-heure, répondit l’homme. Nous avons les données, mais le cryptage est assez lourd. Enfin, nous avons des nouvelles de Cuvier. Nous avons capté une émission publique.

— Alors ?

— Alors, apparemment, leur vaisseau a pris des images de… euh, d’après la catastrophe. Ils les ont transmises à la capitale et maintenant elles sont diffusées à l’ensemble de la planète. (L’assistant tira de sa poche un compad qui en avait vu de toutes les couleurs et dont l’écran projetait une lueur mauve sur son visage.) J’ai les images.

— Autant nous les montrer.

L’assistant posa le compad sur le plateau rocailleux, battu par les vents, de la mesa.

— Ils ont dû les prendre dans l’infrarouge, dit-il.

Les images étaient terribles, effrayantes. Des serpents de roche fondue grouillaient hors du cratère et rampaient autour, ou jaillissaient comme des geysers de volcans plus petits, nés en un horrible instant. Toute trace d’existence d’une colonie avait été anéantie, avalée par l’immense chaudron d’un cratère de deux ou trois kilomètres de diamètre. Près du centre s’étalaient d’énormes taches lisses, vitreuses, aussi noires que la nuit. On aurait dit du goudron solidifié.

— Pendant un moment, j’ai espéré que nous nous étions trompés, dit Sluka. Que l’éclair et même l’onde de choc avaient été simulés, je ne sais comment, comme un trucage de cinéma. Mais ils n’auraient jamais pu imiter ça sans faire un trou dans la planète. Enfin, je ne crois pas.

— Nous le saurons bientôt, dit l’assistant. Je suppose que je peux parler librement ?

— Sylveste est le premier concerné, répondit Sluka. Autant qu’il entende ce que vous avez à dire.

— Cuvier a envoyé un appareil vers le lieu d’impact. Ils pourront confirmer si l’image n’a pas été fabriquée de toute pièce.

Le temps qu’ils retournent sous la surface, des cartes réactualisées remplaçaient les exemplaires périmés stockés dans les archives de Mantell. Ils retournèrent dans la salle d’état-major de Sluka pour les étudier. D’après les données accompagnant la carte, elle avait été remise à jour il y avait quelques semaines à peine.

— Chapeau ! commenta Sylveste. Ils ont poursuivi le travail de cartographie pendant que la ville s’écroulait autour d’eux. J’admire leur conscience professionnelle.

— Peu importe leur motifs, fit Sluka. Tant que Phoenix – puisque Phoenix il y a – figure bien sur la carte, c’est tout ce qui m’intéresse.

Elle caressa du bout des doigts l’un des globes disposés dans la salle, comme si elle voulait s’ancrer dans la planète qui paraissait échapper irrémédiablement à son contrôle.

— Phoenix est bien là, confirma Pascale.

Elle leur indiqua un petit point flanqué d’un cartouche, dans une région du nord-est, peu peuplée en dehors de ça.

— C’est la colonie la plus septentrionale de la planète, dit-elle. La seule qui se trouve dans la bonne direction, et de loin. Et elle s’appelle bien Phoenix.

— Vous avez autre chose ?

L’assistant de Sluka prononça quelques mots à voix basse dans le compad intégré à son bracelet, et le cadrage de la carte se resserra sur la colonie. Une série d’icônes démographiques s’ouvrirent au-dessus de la table.

— Ce n’était pas énorme, dit-il. Juste quelques entrepôts de surface reliés par des tubes. Quelques installations souterraines. Pas de liaison au sol, mais une piste pour les engins aéroportés.

— Population ?

— « Population » ? C’est beaucoup dire. Une centaine de personnes, par là. Dix-huit unités familiales. La plupart venues de Cuvier, apparemment. En réalité, ajouta l’homme avec un haussement d’épaules, si elle cherchait à atteindre la colonie, je pense que nous nous en sortons remarquablement bien. Une centaine de personnes – bon, c’est une tragédie. Mais je suis surpris qu’elle n’ait pas frappé une cible plus peuplée. Le fait qu’aucun de nous n’ait seulement connu l’existence de cet endroit… ça annule presque l’action, vous ne pensez pas ?

— C’est magnifiquement inepte, répondit Sylveste en hochant la tête malgré lui.

— Comment ça ?

— La propension humaine au chagrin. L’esprit est tout simplement incapable de fournir une réponse émotionnelle adéquate au-delà de quelques douzaines de morts. Et cette faculté ne s’atténue pas – elle disparaît, tout simplement ; le compteur se remet à zéro. Admettez-le : aucun de nous n’éprouve quoi que ce soit pour ces gens.

Sylveste regarda la carte en se demandant à quoi ça avait pu ressembler pour ces habitants, compte tenu des quelques secondes d’avertissement que Volyova leur avait accordées. Il se demanda si l’un d’eux avait pris la peine de sortir de chez lui, de regarder le ciel, afin d’accélérer – si peu que ce soit – l’anéantissement annoncé.

— Enfin, je sais une chose. Nous avons la preuve que c’est une femme de parole. Et ça veut dire qu’il faut que vous me laissiez partir.

— Je n’aime pas l’idée de vous perdre, répondit Sluka. Mais je n’ai guère le choix. Vous allez me demander de les contacter, naturellement.

— Naturellement, confirma Sylveste. Et, bien sûr, Pascale vient avec moi. Mais il y a une chose que je voudrais que vous fassiez pour moi d’abord.

— Une faveur ? fit Sluka, l’air amusée, comme si c’était la dernière chose au monde à laquelle elle s’attendait. Eh bien, que puis-je faire pour vous, maintenant que nous sommes devenus de si bons amis ?

Sylveste eut un sourire.

— En réalité, ce n’est pas vous qui pouvez faire quelque chose pour moi, répondit-il. C’est plutôt le docteur Falkender. Ça concerne mes yeux…


Volyova observait son œuvre depuis son siège flottant, suspendu au bout d’une perche. Le planétaire projetait sur la sphère de la passerelle une image parfaitement nette et précise de Resurgam. Au cours des dix dernières heures, elle avait regardé des tentacules cycloniques s’étendre autour du centre de la blessure, preuve que le temps dans la région – et par voie de conséquence sur toute la planète – avait basculé vers un nouvel équilibre de violence. D’après les données recueillies au sol, les colons de Resurgam appelaient ce phénomène « tempête de verre », à cause de la qualité particulièrement abrasive de la poussière charriée. C’était fascinant à observer, un peu comme la dissection d’une espèce animale inconnue. Elle avait plus d’expérience des planètes que la plupart de ses compagnons de bord, mais elles recelaient encore pour elle d’innombrables surprises, souvent troublantes. Elle trouvait déstabilisant que le simple fait de provoquer un trou dans le tégument de la planète ait autant d’effet – et pas seulement à proximité immédiate de la zone concernée, mais à des milliers de kilomètres de distance. Il n’y aurait pas un point de la planète qui ne soit affecté de façon mesurable par le phénomène. La poussière qu’elle avait soulevée finirait par retomber ; une fine résille noire, faiblement radioactive, se déposerait uniformément sur la planète. Dans les régions tempérées, elle serait bientôt balayée par les processus d’érosion que les colons avaient instaurés, pourvu, bien sûr, qu’ils soient encore actifs. Mais dans les régions arctiques il ne pleuvait jamais, et la couche de poussière impalpable resterait intacte pendant les siècles à venir. Elle serait recouverte, au fil du temps, par d’autres dépôts et finirait par faire partie de la mémoire géologique irrévocable de la planète. Peut-être, se dit-elle rêveusement, d’ici quelques millions d’années des gens arriveraient-ils sur Resurgam, mus par une curiosité typiquement humaine. Ils voudraient découvrir l’histoire de la planète. Ils effectueraient des carottages, remonteraient dans le passé de Resurgam. Cette couche de poussière ne serait sûrement pas le seul mystère qu’ils auraient à résoudre, mais ils l’étudieraient forcément, ne serait-ce qu’en passant. Et ces futurs investigateurs virtuels arriveraient certainement à une conclusion parfaitement erronée sur l’origine de la couche. Il ne leur viendrait jamais à l’esprit qu’elle avait pu être provoquée par une volonté consciente…

Volyova n’avait guère dormi au cours des trente dernières heures, mais son énergie nerveuse semblait illimitée. Elle le paierait plus tard, naturellement, mais pour le moment elle avait l’impression de planer, portée par une force inexorable. Et pourtant elle ne s’aperçut pas tout de suite que Hegazi faisait pivoter son siège près du sien.

— Qu’y a-t-il ?

— J’ai quelque chose qui pourrait très bien être notre homme.

— Sylveste ?

— Ou quelqu’un qui se fait passer pour lui.

Hegazi était entré dans l’une de ses phases intermittentes d’absence, ce qui signifiait, pour Volyova, qu’il était en rapport profond avec le vaisseau.

— Je n’arrive pas à remonter la route que suit la communication. Ça vient de Cuvier, mais on peut parier que Sylveste n’y est pas en chair et en os.

— Que dit-il ? demanda-t-elle à voix basse, bien qu’ils soient seuls tous les deux sur la passerelle.

— Il demande à nous parler. De façon répétée.


Khouri entendit un bruit de pas traînants dans la bouillasse d’un pouce de haut qui baignait tout le niveau du capitaine.

Elle n’avait pas de raison véritable de venir ici. C’était peut-être la raison, en fait : maintenant qu’elle ne faisait plus confiance à Volyova – la seule personne à qui elle pensait pouvoir se fier – et comme la Demoiselle avait disparu – elle ne l’avait pas revue depuis l’affaire de l’arme secrète –, force était à Khouri de se tourner vers l’irrationnel. La seule personne à bord qui ne l’avait pas trahie d’une façon ou d’une autre, ou qui ne s’était pas attiré sa haine, était celle dont elle ne pouvait pas espérer de réponse.

Elle sut presque aussitôt que les pas n’étaient pas ceux de Volyova, mais leur détermination laissait supposer que l’arrivant savait exactement où il allait et ne s’était pas aventuré par hasard dans cette région du vaisseau.

Khouri se releva. Le fond de son pantalon était humide et froid, trempé de gadoue, mais le tissu était sombre et il n’y avait pas trop de dégâts.

Une femme apparut au coin de la coursive, ses bottes provoquant des remous dans l’eau boueuse.

— Du calme, fit-elle en s’approchant.

Des dessins holographiques multicolores brillaient dans les circuits métalliques de ses bras.

— Sudjic ! fit Khouri, surprise. Mais comment… ?

— Comment j’ai réussi à descendre ici ? poursuivit Sudjic avec un sourire pincé. C’est simple, Khouri, je vous ai suivie. Quand j’ai vu dans quelle direction vous alliez, c’était clair : vous ne pouviez venir qu’ici. Alors je vous ai suivie, parce que je vous estime et que j’aimerais avoir une petite conversation avec vous.

— Une conversation ?

— Sur notre situation, répondit Sudjic en englobant le bâtiment d’un ample geste de son bras aux reflets métalliques. Sur le vaisseau. Plus précisément, sur ce putain de Triumvirat. Il ne vous a pas échappé que j’avais une dent contre l’un de ses membres.

— Volyova.

— Oui, notre amie commune : Ilia, fit Sudjic en crachant ce nom comme si c’était un explétif particulièrement répugnant. Elle a tué mon amant, vous le savez.

— J’ai cru comprendre qu’il y avait eu… un problème.

— Ha ! elle est bonne, celle-là ! (Elle s’interrompit, fit quelques pas en avant, mais resta à une distance respectable du corps fuselé, angélique, du capitaine.) Un problème ! C’est comme ça que vous appelez le fait de rendre quelqu’un psychotique, Khouri ? Mais je devrais peut-être vous appeler Ana, maintenant que nous sommes… euh, plus proches ?

— Appelez-moi comme vous voulez. Ça ne changera rien. J’estime peut-être avoir des raisons de la vomir par tous les pores de ma peau, ça ne veut pas dire que je sois disposée à la trahir. Nous ne devrions même pas avoir cette conversation.

Sudjic hocha la tête d’un air entendu.

— Elle vous a vraiment eue avec sa thérapie de loyauté, hein ? Écoutez, contrairement à ce que vous pensez, Sajaki et les autres ne sont pas omniscients. Vous pouvez tout me dire.

— Ce n’est pas si simple.

— Comment ça ?

Sudjic était plantée là, ses mains gantées délicatement posées sur ses hanches étroites. Elle était belle. Elle avait cette beauté émaciée fréquente chez les humains nés dans l’espace. Elle avait quelque chose de spectral ; si sa structure osseuse et musculaire n’avait pas été chimériquement accentuée, rien ne prouvait qu’elle aurait pu évoluer sous une gravité normale. Mais grâce à ces accroissements sous-cutanés, Sudjic était indubitablement plus solide et plus rapide que n’importe quelle humaine non améliorée. Sa force était à double tranchant, parce qu’elle avait l’air tellement fragile. On aurait dit un pliage, une sculpture en papier aux arêtes tranchantes comme des rasoirs.

— Je ne peux pas tout vous raconter, reprit Khouri, mais Ilia et moi… nous avons des secrets mutuels. (Elle regretta instantanément ses paroles, mais elle voulait dégonfler la supériorité, la morgue de l’Ultra.) Ce que je veux dire, c’est que…

— Écoutez, c’est ce qu’elle veut que vous pensiez, j’en suis sûre. Mais posez-vous une question, Khouri : quelle part de réalité y a-t-il dans ce dont vous croyez vous souvenir ? Et si Volyova avait trafiqué votre mémoire ? C’est ce qu’elle a essayé de faire avec Boris. Elle a essayé de le guérir en effaçant son passé, mais ça n’a pas marché. Il avait toujours ces voix à gérer. Pas vous ? Vous n’avez pas des voix qui résonnent dans votre tête ?

— S’il y en a, répondit Khouri, elles n’ont rien à voir avec Volyova.

— Alors, vous l’admettez, fit Sudjic avec un sourire pincé, comme une écolière affirmant sa victoire dans un jeu en s’efforçant de ne pas avoir l’air trop fière d’avoir gagné. Enfin, que vous le reconnaissiez ou non, ça n’a pas d’importance. Ce qui se passe, c’est qu’elle vous a déçue. Vous avez perdu vos illusions sur le Triumvirat dans son ensemble. Vous n’avez sûrement pas apprécié ce qu’ils viennent de faire.

— Je ne suis pas certaine de comprendre ce qu’ils viennent de faire, Sudjic. Il y a des choses qui ne sont pas claires dans ma tête.

Khouri sentait le tissu froid, trempé, de son pantalon qui lui collait aux fesses.

— C’est pour ça que je suis descendue ici, en fait. Pour trouver un peu de calme et de tranquillité. Afin de mettre de l’ordre dans mes idées.

— Et dans l’espoir qu’il partagerait un peu de sa sagesse avec vous ? fit Sudjic avec un mouvement de menton en direction du capitaine.

— Il est mort, Sudjic. Il se peut que je sois la seule ici à le reconnaître, mais c’est la vérité quand même.

— Sylveste pourrait peut-être le soigner.

— Et même s’il pouvait, Sajaki le souhaiterait-il ? fit Khouri avec un hochement de tête entendu.

— Bien sûr, bien sûr. Je comprends parfaitement. Mais écoutez-moi, dit Sudjic, la voix réduite à un murmure de conspiration, alors que les seuls êtres capables de les entendre étaient les rats qui détalaient furtivement. Ils ont trouvé Sylveste, c’est ce que j’ai appris juste avant de descendre.

— Quoi ? Ils l’ont trouvé ? Vous voulez dire qu’il est là ?

— Non, bien sûr que non. Ils viennent seulement de prendre contact. Ils ne savent même pas encore où il est, juste qu’il est vivant. Reste à faire venir ce salaud à bord, d’une façon ou d’une autre. Et c’est là que vous intervenez. Et moi aussi, d’ailleurs.

— Comment ça ?

— Je ne prétends pas comprendre ce qui s’est passé avec Kjarval dans la soute d’entraînement, Khouri. Il se peut qu’elle ait tout simplement craqué, sauf que je la connaissais mieux que personne à bord, et je dirais qu’elle n’était pas vraiment du genre à craquer. En tout cas, ça a fourni à Volyova un prétexte pour l’éliminer. Je n’aurais jamais cru que cette sorcière la détestait à ce point…

— Ce n’était pas la faute de Volyova…

— Peu importe, coupa Sudjic. Ce n’est pas le problème, pour le moment. Seulement ça veut dire qu’elle aura besoin de vous pour la mission. Nous allons descendre pour le récupérer, Khouri, nous deux et peut-être la reine des salopes en personne…

— Ça, vous n’en savez rien encore.

Sudjic secoua la tête.

— Pas officiellement, non. Mais quand vous aurez passé autant de temps que moi à bord, vous découvrirez une chose ou deux sur le contournement des canaux habituels.

L’espace d’un instant, il n’y eut que le silence, uniquement troublé par le goutte-à-goutte d’une conduite qui fuyait, un peu plus loin, dans la coursive inondée.

— Sudjic, pourquoi me racontez-vous tout ça ? Je pensais que vous me détestiez ?

— Peut-être, en effet, répondit-elle. Mais c’était avant. Maintenant, nous devons nous serrer les coudes. Je me suis dit que vous me sauriez gré de vous avoir prévenue. Si vous avez un peu de bon sens et si vous savez à qui faire confiance.


Volyova parlait dans son bracelet :

— Infini, je demande la corrélation de l’échantillon de voix qui va suivre et des enregistrements stockés à bord de la voix de Sylveste. Si vous ne pouvez confirmer la corrélation, je veux en être informée immédiatement par canal sécurisé.

La voix de Sylveste retentit, fortement, au milieu d’une phrase :

« … si vous me recevez. Je répète : j’ai besoin de savoir si vous me recevez. Putain, je vous demande d’accuser réception ! »

— C’est bien lui, nota Volyova, couvrant la voix de l’homme. Je reconnaîtrais ce ton impérieux au bout de l’univers. Coupez-moi ça. J’imagine que nous n’avons pas encore ses coordonnées ?

— Désolé. Il va falloir que vous vous adressiez à la colonie dans son ensemble, en espérant qu’il vous recevra.

— Je suis sûre qu’il n’aura pas négligé ce détail.

Volyova regarda son bracelet et constata que le bâtiment ne pouvait pas encore confirmer si la voix qu’ils entendaient était bien celle de Sylveste. L’incertitude s’expliquait par le fait que le Sylveste qui était jadis venu à bord était beaucoup plus jeune que celui qu’ils cherchaient à présent, et la comparaison vocale ne serait peut-être pas parfaite. Mais, même en tenant compte de cela, il paraissait de plus en plus vraisemblable qu’ils l’avaient trouvé et que ce n’était pas un malheureux imitateur volant au secours de la colonie.

— D’accord. Connectez-moi. Sylveste ? Ici Volyova. Vous m’entendez ?

— Ce n’est pas trop tôt ! répondit-il d’une voix plus claire.

— Je suppose que ça veut dire « oui », susurra Hegazi.

— Nous devons discuter de la logistique nécessaire pour venir vous chercher, et je pense qu’il vaudrait mieux que nous le fassions sur un canal sécurisé. Donnez-moi vos coordonnées. Nous effectuerons un balayage approfondi de la région et nous pourrons capter vos émissions à la source. Ça nous évitera de passer par Cuvier.

— Et pourquoi feriez-vous ça ? Il y a quelque chose que vous voulez me faire savoir et que la colonie doit ignorer ? (Il marqua une pause, et Volyova esquissa mentalement un sourire mauvais.) On ne peut pas dire que vous ayez pris des gants avec eux, jusque-là. (Autre pause.) En passant, ça m’ennuie de traiter avec vous et pas avec Sajaki.

— Il est indisponible, rétorqua Volyova. Donnez-moi votre position.

— Désolé, mais je ne peux pas.

— Il va falloir que vous trouviez mieux que ça.

— Pourquoi m’en donnerais-je la peine ? C’est vous qui avez toute la puissance de feu. À vous de trouver une solution.

Hegazi fit signe à Volyova de couper la liaison audio.

— Il ne peut peut-être pas révéler sa position.

— Comment ça, il ne pourrait pas ?

Hegazi tapota, d’un doigt d’acier, l’arête en même matériau de son nez.

— Ses ravisseurs l’en empêchent peut-être. Ils sont prêts à le laisser partir, mais ils ne veulent pas révéler leur position.

Volyova opina du chef. Après tout, Hegazi n’avait peut-être pas tort. Elle restaura la liaison.

— D’accord, Sylveste. Je veux bien comprendre votre point de vue. Je propose le compromis suivant, en supposant que vous ayez les moyens de vous déplacer. J’imagine que vos, euh, vos hôtes pourront organiser quelque chose à bref délai ?

— Nous avons des moyens de transport, si c’est ce que vous voulez savoir.

— Dans ce cas, je vous accorde six heures. Ça devrait suffire pour que vous vous éloigniez suffisamment de l’endroit où vous vous trouvez en ce moment afin de ne pas en compromettre la sécurité en révélant votre position. Mais si, dans six heures, nous n’avons pas de nouvelles de vous, nous lancerons l’attaque sur la cible suivante. C’est bien clair pour toutes les personnes concernées ?

— Oh oui, fit sèchement Sylveste. Parfaitement clair.

— Encore une chose.

— Oui ?

Amenez Calvin avec vous.

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