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Intérieur de Cerbère, 2567

— Ça fait combien de temps, maintenant ?

— Il y a une journée que nous sommes partis, répondit Sajaki d’une voix qui paraissait ténue, lointaine, alors que son scaphandre n’était qu’à quelques dizaines de mètres de celui de Sylveste. Nous avons encore tout le temps ; ne vous en faites pas.

— Je vous crois, répondit Sylveste. Enfin, une partie de moi vous croit. L’autre partie a des doutes.

— Cette autre partie est peut-être moi, répondit Calvin, tout bas. Parce que je doute, moi, que nous ayons tellement de temps que ça devant nous. C’est possible, mais je pense qu’il ne faut pas compter dessus. Nous en savons trop peu.

— Tu dis ça pour me rassurer ?

— Non, pas du tout.

— Alors, si tu n’as rien de constructif à dire, ferme-la.

Ils étaient à plusieurs kilomètres de profondeur dans la seconde couche de Cerbère. Une profondeur considérable, puisqu’ils avaient parcouru à la verticale une distance plus grande que certaines des plus hautes montagnes de la Terre, mais ils allaient encore trop lentement : à ce rythme-là, ils ne repartiraient jamais à temps, même s’ils atteignaient la destination qu’ils s’étaient fixée. La tête de pont aurait probablement succombé avant aux efforts d’expulsion inlassablement dirigés contre elle par les défenses de la croûte, et elle serait digérée ou recrachée dans l’espace comme un vulgaire pépin.

La seconde couche – le lit de roche sur lequel grouillaient les serpents et dans lequel les troncs qui supportaient la voûte plongeaient leurs racines – avait une topographie cristalline, rigoureusement différente de la structure quasi organique de la surface. Ils devaient se faufiler dans les interstices qui séparaient les formes cristallines entremêlées, telles des fourmis se déplaçant entre des chemins de briques. Ça n’allait pas vite, et les réserves d’énergie de leurs scaphandres s’épuisaient rapidement, tout mouvement vers le bas devant être constamment contrôlé par les réacteurs. Au début, Sylveste avait suggéré qu’ils utilisent leurs grappins de mono-filament afin d’économiser un peu de la masse de réaction, mais Sajaki l’en avait dissuadé : ça aurait aussi beaucoup ralenti leur descente, or la strate qu’ils traversaient faisait des centaines de kilomètres d’épaisseur. De plus, ils auraient été limités à des déplacements strictement verticaux, ce qui aurait fait d’eux des cibles faciles pour d’éventuelles mesures anti-intrusion. C’est pourquoi ils évoluaient la plupart du temps en vol plané, s’arrêtant quand il le fallait pour prélever de petites quantités de matière de Cerbère. La planète n’avait pas encore manifesté d’objection à ces activités vampiriques, et les cristaux contenaient assez d’oligoéléments pour alimenter les réservoirs des réacteurs.

— On dirait que la planète ne sait pas que nous sommes là, nota Sylveste.

— Elle ne le sait peut-être pas, confirma Calvin. Il n’a pas dû venir grand-monde à cette profondeur, aussi loin que remontent ses souvenirs. Les systèmes conçus pour détecter et repousser les intrus se sont peut-être atrophiés à force d’être inutilisés – à supposer qu’il y en ait jamais eu.

— Pourquoi ai-je soudain l’impression que tu essaies de me remonter le moral ?

— Il faut croire que je prends tes intérêts à cœur. (Sylveste imaginait le sourire de Calvin, bien que la simulation ne comportât pas de composante visuelle.) Quoi qu’il en soit, je crois ce que je viens de dire. Je pense que plus nous descendrons, moins nous risquons d’être identifiés comme des éléments indésirables. Regarde le corps humain : c’est dans la peau que la concentration de récepteurs de douleur est la plus forte.

Sylveste se rappela une crampe d’estomac qu’il avait eue après avoir bu trop d’eau glacée au cours d’une promenade en surface, à Chasm City, et s’interrogea sur la pertinence de la remarque de Calvin, si rassurante qu’elle puisse être : rien ne prouvait que tout, dans les profondeurs, serait à moitié endormi, comme si les puissantes défenses de la croûte étaient superflues parce que ce qui se trouvait en dessous ne marchait plus comme l’avaient voulu les Amarantins. Cerbère était-elle un coffre au trésor, solidement verrouillé et brillant comme un sou neuf, mais qui ne contenait plus que des saletés rouillées… et encore, s’il y avait quelque chose dedans ?

Il était inutile de penser de cette façon. Si quelque chose, dans tout ça, avait un sens, si les cinquante dernières années de sa vie, sinon davantage, n’avaient été qu’une chimère, une chimère obsédante, il y avait forcément quelque chose qui valait la peine d’être découvert. Il ne pouvait articuler ce sentiment, mais il n’avait jamais été plus sûr de quoi que ce soit de toute sa vie.

Ils descendirent encore pendant toute une journée. Sylveste dormait en pointillés. Son scaphandre le réveillait lorsqu’il se passait quelque chose qui méritait d’être noté, ou lorsque le décor extérieur changeait au-delà des limites de tolérance prévues et que le scaphandre décidait qu’il valait mieux qu’il soit réveillé pour voir ça. Si Sajaki dormait, Sylveste ne s’en rendait pas compte, mais il mettait cela sur le compte de la physiologie généralement étrange de l’homme ; son sang chargé de droggs, qui se nettoyait constamment ; son esprit configuré par les Mystifs, capable de se passer du recalage normalement effectué par le sommeil. Lorsque la descente était plus facile, ce qui se produisait généralement lorsqu’un puits abyssal se présentait devant eux, ils tombaient à la vitesse maximale d’un kilomètre à la minute. Le retour serait plus rapide, évidemment, parce que les scaphandres sauraient par où ils étaient passés, excluant les changements de structure de Cerbère proprement dits. Cela dit, il n’était pas rare qu’ils descendent de plusieurs kilomètres avant de rencontrer un cul-de-sac, ou un puits trop étroit pour qu’ils s’y engagent en toute sécurité. À ce moment-là, ils remontaient jusqu’au dernier embranchement et tentaient de passer par un autre chemin. Ils procédaient par approches successives, les capteurs de leurs scaphandres étant incapables d’y voir à plus de quelques centaines de mètres, à cause de l’opacité des éléments cristallins. Quoi qu’il en soit, kilomètre après kilomètre, ils progressaient, lentement, baignés par la lumière bleu-vert, malsaine, tombant des cristaux.

Graduellement, le caractère des formations s’était modifié. On remarquait, à cet endroit, des éclats de plusieurs kilomètres de diamètre, inébranlables comme des glaciers. Les cristaux étaient solidaires les uns des autres, mais les espaces pareils à des cathédrales et les falaises vertigineuses qui les séparaient donnaient l’impression qu’ils flottaient librement, comme s’ils niaient silencieusement le champ gravitationnel de la planète. Qu’était-ce ? se demanda Sylveste. De la matière inerte, au sens propre du terme, cristalline – ou d’une nature plus bizarre ? Étaient-ce des composants, des éléments d’un mécanisme qui incluait le monde entier, trop vaste pour être contemplé, ou même imaginé ? Si c’étaient des machines, elles devaient exploiter un état brumeux de la réalité quantique, où les concepts comme la chaleur et l’énergie se fondaient dans l’incertitude. En tout cas, ils étaient aussi froids que la glace (c’étaient les capteurs thermiques du scaphandre qui le lui disaient). Pourtant, sous leur aspect translucide, il percevait parfois de terribles mouvements subliminaux, qui évoquaient les entrailles palpitantes d’une pendule entrevues à travers un voile de lucite. Mais, lorsqu’il demanda au scaphandre d’enquêter avec ses sens, les résultats qu’il lui communiqua étaient trop ambigus pour lui être d’un quelconque secours.

Après quarante heures de descente erratique, ils firent une découverte significative : la matrice de cristal se raréfia sur une zone de transition d’un kilomètre de profondeur à peine, dévoilant des puits plus larges et plus profonds que les précédents, et d’un dessein plus apparent. Ils faisaient deux kilomètres de largeur, et chacun des dix puits qu’ils examinèrent tombait à la verticale sur deux cents kilomètres vers un néant convergent. Les parois des puits émettaient la même lueur verte légèrement nauséeuse que les éléments de cristal, et ils frémissaient d’un mouvement contenu, sous-jacent, identique, suggérant qu’ils faisaient partie d’un mécanisme similaire, même s’ils remplissaient des fonctions très différentes. Sylveste se rappela ce qu’il savait des pyramides d’Égypte : elles étaient creusées de puits qui avaient été imposés par la technique de construction ; des issues de sortie pour les ouvriers qui scellaient les tombes de l’intérieur. Peut-être s’agissait-il de quelque chose de comparable, à moins que les puits n’aient jadis servi à évacuer la chaleur de moteurs maintenant apaisés.

C’était une découverte providentielle : elle devait leur permettre d’accélérer considérablement leur descente. Cela dit, elle n’était pas sans inconvénients. Coincés entre les parois linéaires du puits, ils n’auraient nulle part où chercher refuge en cas d’attaque, et seulement deux directions de fuite possibles. Et pourtant, s’ils attendaient davantage, ils risquaient d’être emprisonnés dans Cerbère lorsque la tête de pont lâcherait. Ce n’était pas un destin plus enviable. Ils se risquèrent donc à prendre les puits.

Ils ne pouvaient se contenter de se laisser tomber. Ç’avait été possible lorsque la distance verticale n’était que d’un kilomètre à peu près, mais la seule dimension de ces puits posait des problèmes inattendus. Ils constatèrent qu’ils étaient mystérieusement attirés vers les parois et devaient effectuer des jets de poussée correctrice afin de ne pas être projetés contre les falaises de jade malsain. C’était la force de Coriolis, évidemment : la même force fictive qui incurvait les vecteurs du vent dans les cyclones, à la surface d’une planète en rotation. Ici, la force de Coriolis les empêchait de descendre en ligne droite, puisque Cerbère était en rotation, et Sylveste et Sajaki devaient compenser le moment angulaire excessif à chaque mouvement qui les rapprochait du noyau. Cela dit, par rapport à la lenteur de leur progression antérieure, c’était très satisfaisant.

Ils avaient parcouru près d’une centaine de kilomètres lorsque l’attaque commença.


— Ça bouge, dit Volyova.

Dix heures avaient passé depuis qu’elles avaient quitté le gobe-lumen. Elle était vidée, bien qu’elle ait plus ou moins dormi pendant quelques heures, sachant qu’elle aurait bientôt besoin de toute son énergie. Mais ça n’avait pas servi à grand-chose. Il aurait fallu davantage que ces brèves intermèdes d’inconscience pour alléger la tension physique et mentale accumulée au cours des derniers jours. Elle était pourtant bien réveillée, à présent, comme si son organisme, sur le point de craquer, s’était rabattu sur une mare stagnante d’énergie de réserve. Ça ne durerait sans doute pas, et elle le paierait d’autant plus cher quand elle aurait épuisé ce recours, mais pour le moment elle se réjouissait d’être aussi alerte, même si c’était transitoire.

— Qu’est-ce qui bouge ? demanda Khouri.

D’un mouvement de menton, Volyova lui indiqua les voyants qu’elle avait suscités sur la console en forme de fer à cheval d’un blanc aveuglant.

— Qu’est-ce que ça pourrait être sinon ce foutu bâtiment ?

— Que se passe-t-il ? demanda Pascale entre deux bâillements.

— Nous avons des ennuis, répondit Volyova. (Ses doigts dansaient sur le clavier afin d’afficher d’autres données, bien qu’elle n’ait pas vraiment besoin de vérifier : les mauvaises nouvelles charriaient leur propre confirmation.) Le gobe-lumen est reparti. Ça veut dire deux choses, aussi ennuyeuses l’une que l’autre : une, le Voleur de Soleil a dû réinstaller les principaux systèmes que j’avais neutralisés avec Ankylose…

— Bah, nous avons eu dix heures, ce n’est pas si mal. Au moins, nous avons pu arriver jusqu’ici.

Pascale indiqua l’écran le plus proche, sur lequel la navette était figurée à plus du tiers de la distance qui séparait le bâtiment de Cerbère.

— Et l’autre nouvelle ? demanda Khouri.

— Eh bien, ça implique que le Voleur de Soleil a probablement acquis assez d’expérience maintenant pour manipuler la propulsion. Jusque-là, il se contentait d’en explorer prudemment les possibilités, de peur d’endommager le vaisseau.

— Bon. Et alors ?

Volyova indiqua l’écran.

— Supposons qu’il maîtrise maintenant parfaitement la propulsion et qu’il en connaisse les limites. Le vecteur actuel du vaisseau le place sur une trajectoire d’interception avec nous. Le Voleur de Soleil essaie de nous atteindre avant que nous ne rejoignions Dan, ou que nous n’arrivions à la tête de pont. Nous formons une cible trop petite, pour l’instant : les armes à rayon se disperseraient trop pour nous atteindre, et nous pourrions éviter tous les projectiles sous-relativistes rien qu’en exécutant un schéma d’esquive aléatoire, mais nous serons d’ici peu à distance de tir meurtrier.

— Dans combien de temps, au juste ? Nous devrions avoir une avance confortable, non ? demanda Pascale en fronçant les sourcils.

Ce n’était pas son expression la plus plaisante, mais Volyova se garda de manifester son agacement.

— Oui, mais rien n’empêcherait le Voleur de Soleil de pousser l’accélération du gobe-lumen à des dizaines de g, des accélérations que nous ne pourrions pas supporter sans nous trouver réduites en purée. Ce n’est pas un problème pour lui ; il n’y a rien de vivant à bord de ce bâtiment, à part ce qui marche à quatre pattes, détale en couinant et fait un tas de saletés quand on tire dedans.

— Et le capitaine, peut-être, ajouta Khouri. Sauf que je pense qu’il ne sera plus longtemps à prendre en considération.

— Je vous ai demandé de combien de temps nous disposions, rappela Pascale.

— Avec un peu de chance, nous devrions arriver sur Cerbère, répondit Volyova. Mais ça ne nous laisserait pas beaucoup de loisirs pour fouiner et réfléchir. Nous serions obligées d’entrer profondément dans la planète, ne serait-ce que pour éviter les armes du bâtiment. Votre mari avait peut-être tout compris depuis le début, ajouta-t-elle en allant chercher très loin, au fond d’elle-même, une sorte de ricanement amer. Si ça se trouve, il est plus en sûreté que nous, en ce moment. Provisoirement, du moins.


Certaines zones des cristaux se mirent à briller un peu plus intensément que d’autres, et des schémas apparurent sur les parois du puits. Des schémas tellement vastes que Sylveste ne les reconnut pas tout de suite pour ce qu’ils étaient : d’énormes formes graphiques amarantines. Ce n’était pas seulement une question de taille, à vrai dire, mais aussi le fait qu’elles différaient sensiblement de toutes celles qu’il lui avait été donné de voir. C’était un langage quasiment différent. Dans un éclair d’intuition, il comprit qu’il contemplait le langage utilisé par les Bannis, la tribu qui avait suivi le Voleur de Soleil en exil dans les étoiles. Des dizaines de milliers d’années séparaient cette écriture de tous les exemples qu’il avait eu l’occasion de voir, ce qui rendait encore plus miraculeux le fait qu’il parvenait à en extraire un sens.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Calvin.

— Que nous ne sommes pas les bienvenus. Pour dire les choses aimablement, répondit Sylveste, à moitié surpris que les formes graphiques lui parlent.

Sajaki avait saisi leur échange silencieux.

— Que disent-ils, exactement ?

— Ils disent que ce sont eux qui ont fait ce niveau, répondit Sylveste. Que ce sont eux qui l’ont construit.

— Eh bien, fit Calvin, tu avais raison, finalement : cet endroit était bien l’œuvre des Amarantins.

— En d’autres circonstances, je dirais que ça s’arrose, répondit distraitement Sylveste, fasciné par ce qu’il lisait, par les pensées qui surgissaient dans son esprit.

Il avait souvent éprouvé ce sentiment, quand il était plongé dans la traduction de l’écriture amarantine, mais jamais avec cette aisance, cette impression de certitude totale et absolue. C’était exaltant, et assez terrifiant.

— Continuez, je vous en prie, insista Sajaki.

— Il n’y a pas grand-chose à ajouter : c’est un avertissement. Ça nous interdit d’aller plus loin.

— Ce qui veut probablement dire que nous approchons de ce que nous sommes venus chercher.

Sylveste avait la même conviction, mais il ne pouvait la justifier.

— L’avertissement dit qu’il y a quelque chose, plus bas, que nous ne devrions pas voir, poursuivit-il.

— Voir ? C’est ce que ça dit, littéralement ?

— La pensée des Amarantins est très visuelle, Sajaki. Quoi que ce soit, ils ne veulent pas que nous en approchions.

— Ce qui suggère que ça a une valeur, quoi que ce soit. Vous n’êtes pas d’accord ?

— Et si c’était vraiment une mise en garde ? demanda Calvin. Pas une menace, mais… et s’ils nous imploraient sincèrement, avec véhémence, de rester à l’écart. Tu ne peux pas dire, d’après le contexte, si c’est ça ?

— J’y arriverais peut-être si c’était la graphie amarantine conventionnelle, répondit prudemment Sylveste.

En réalité, il pensait exactement comme Calvin, mais il n’avait aucun moyen d’expliquer ce sentiment. Cela dit, il ne le repoussa pas, au contraire : il se demanda ce qui aurait pu inciter les Amarantins à lancer cet avertissement. Que pouvait-il exister de tellement mauvais que ça devait être confiné dans un fac-similé de monde et défendu par les armes les plus terrifiantes à la disposition d’une civilisation ? Il devait s’agir d’une chose véritablement indicible, pour qu’on ne puisse tout simplement pas la détruire. Quel genre de monstre avaient-ils créé ?

Ou découvert ?

La pensée s’insinua en lui, et ce fut comme si elle s’encastrait avec précision dans un trou vacant de son esprit. Comme si elle y était à sa place : La tribu du Voleur de Soleil a trouvé quelque chose, très loin, aux confins du système. Ils ont trouvé quelque chose.

Il pesait encore la certitude de ce sentiment lorsque la plus proche des formes graphiques se détacha du puits, laissant un vide à l’endroit où elle se trouvait une seconde plus tôt. D’autres suivirent ; des mots entiers, des phrases quittèrent la paroi du puits et se dressèrent au-dessus d’eux, aussi vastes que des bâtiments, les entourant, Sajaki et lui, avec une patience d’oiseau de proie. Ils flottaient en apesanteur, suspendus par un mécanisme invisible, impossible à discerner même par les scaphandres, sans fluctuation gravitationnelle ou magnétique. Pendant un moment, Sylveste fut stupéfié par la pure étrangeté de ces objets, puis il comprit qu’une sorte de logique incontestable était enjeu. Quoi de plus raisonnable qu’un message d’avertissement qui s’appliquait lui-même lorsqu’on le transgressait ?

Soudain, l’heure ne fut plus à la considération détachée.

— Défenses du scaphandre sur automatique, ordonna Sajaki, sa voix montant d’une octave par rapport à son calme implacable coutumier. Je crois que ces choses cherchent à nous broyer !

Comme s’il avait vraiment besoin de le dire…

Les mots flottants, qui formaient une sphère autour d’eux, entreprirent une spirale qui allait en se refermant. Sylveste laissa faire son scaphandre, et des boucliers visuels s’interposèrent pour le protéger contre l’éclat des explosions de plasma qui auraient pu lui fondre la rétine. Tous les modes de commande étaient temporairement suspendus. Tant mieux : la dernière chose dont son scaphandre avait besoin était qu’un être humain tente de faire son travail mieux que lui. Même sous la protection des boucliers denses, la vision de Sylveste était embrasée par des feux d’artifice, des événements photoniques qui activaient ses circuits, et il imaginait les radiations multi-spectrales intenses, susceptibles de le carboniser, qui devaient se déchaîner sur la peau de son scaphandre. Il enregistra des mouvements soudains, des poussées apparentes vers le haut, vers le bas, si brutales qu’il perdait et reprenait connaissance par intermittences, comme un train enfilant une série de courts tunnels de montagne. Il supposa que son scaphandre essayait de fuir mais que chacune de ses décélérations écrasantes était contrecarrée.

Il finit par s’évanouir pour de bon. Et pour longtemps.


Volyova accrut la poussée de la navette jusqu’à ce qu’elle frôle les quatre g d’accélération régulière, avec des embardées intermittentes programmées pour le cas où le gobe-lumen leur balancerait des cinétiques. Elles ne pouvaient en supporter davantage sans scaphandre protecteurs, ou tabards[2]. C’était très désagréable, surtout pour Pascale, qui était encore moins habituée à ce genre de chose que Khouri. Autant dire qu’elles ne pouvaient quitter leur siège, et que les mouvements de leurs bras étaient limités au minimum. Mais, au bout d’un moment, elles réussirent à parler, et même à tenir une conversation à peu près cohérente.

— Vous lui avez parlé, n’est-ce pas ? demanda Khouri. Au Voleur de Soleil, je veux dire. Je l’ai vu à la tête que vous faisiez quand vous nous avez sauvées des rats, dans l’infirmerie. J’ai raison, hein ?

Volyova répondit d’une voix légèrement étranglée, comme si on lui serrait lentement le cou :

— Si votre histoire m’avait inspiré le moindre doute, il aurait disparu à l’instant où j’ai vu son visage. J’ai tout de suite eu la certitude d’être face à quelque chose de radicalement étranger. Et j’ai commencé à comprendre ce que Boris Nagorny avait dû endurer.

— Ce qui l’a rendu fou, vous voulez dire.

— Croyez-moi, si j’avais eu ça dans la tête, je crois que j’aurais fini comme lui. Ce qui m’inquiète, par ailleurs, c’est qu’un peu de Boris a pu corrompre le Voleur de Soleil.

— Alors, comment croyez-vous que je me sens, moi qui ai ça dans le crâne ? demanda Khouri.

— Mais non, Khouri, vous ne l’avez pas dans le crâne ! fit Volyova en secouant la tête, ce qui était à la limite de l’imprudence par quatre g d’accélération. Il vous a possédée un moment, juste le temps d’écraser ce qui restait de la Demoiselle. Mais il est parti, depuis.

— Quand ça ?

— Quand Sajaki vous a scrapée. Je m’en veux de l’avoir laissé faire, ajouta-t-elle. (Pour quelqu’un qui admettait sa culpabilité, elle avait l’air remarquablement dépourvue de remords ; mais peut-être le fait d’admettre son erreur lui paraissait-il suffisant en lui-même.) Lors du scanning de vos schémas neuraux, le Voleur de Soleil en a profité pour s’insinuer dans les données encodées du scrapping. À partir de là, il n’avait qu’un petit saut à faire pour envahir tous les autres systèmes du bâtiment.

Elles encaissèrent l’information en silence, puis Khouri dit :

— Pardonnez-moi, Ilia, mais ce n’était pas très malin de laisser Sajaki s’amuser comme ça.

— Non, acquiesça-t-elle comme si cette idée venait juste de l’effleurer. Je ne crois pas, en effet.


Lorsqu’il revint à lui – quelques dizaines de secondes, ou de minutes plus tard –, les boucliers visuels s’étaient rétractés et il tombait en chute libre dans le puits. Il regarda vers le haut et, bien qu’il en soit maintenant à des kilomètres, il vit la lueur résiduelle de leur escarmouche, les parois du puits criblées et lacérées par les impacts d’énergie. Certaines des phrases les encerclaient encore, mais des parties entières s’étaient détachées, et l’ensemble n’avait plus guère de sens. Comme s’ils reconnaissaient que la mise en garde était désormais inutile, les mots semblaient avoir renoncé à être des armes et retournaient dans leurs niches, tels des volatiles boudeurs regagnant leur poulailler.

Mais il y avait quelque chose qui n’allait pas.

Où était Sajaki ?

— Que lui est-il arrivé ? demanda Sylveste en espérant que son scaphandre interpréterait avec succès la question. Où est-il passé ?

— Il s’est heurté à un système de défense autonome, répondit le scaphandre comme s’il commentait le bulletin météo de la matinée.

— Merci. Je m’en étais bien rendu compte, mais où est Sajaki ?

— Son scaphandre a subi des dommages critiques au cours de l’action d’évasion. Les données télémétriques cryptées font état de dégâts extensifs et peut-être irréparables aux unités de poussée primaire et secondaire.

— Je t’ai demandé où il était ?

— Son scaphandre n’a pas réussi à réduire la vitesse de sa chute et à contrer la force de Coriolis qui le poussait vers la paroi. Les données télémétriques partielles indiquent qu’il se trouve à quinze kilomètres vers le bas et continue à tomber, avec une dérivée vers le bleu par rapport à votre position d’un kilomètre virgule un à la seconde, et qui va croissant.

— Il tombe toujours…

— Étant donné que ses unités de propulsion ne fonctionnent plus, et qu’il est dans l’incapacité d’extruder à cette vitesse un monofilament de rappel, il tombera jusqu’à ce qu’il ne puisse aller plus bas, c’est-à-dire lorsqu’il rencontrera le fond du puits.

— Ça veut dire qu’il va mourir ?

— À la vitesse terminale prévue, la survie est exclue selon tous les modèles mathématiques, sinon en tant que limite statistique extrême.

— Une chance sur un million, traduisit Calvin.

Sylveste s’inclina afin de regarder à la verticale dans le puits. Quinze kilomètres de profondeur, plus de sept fois la largeur de ce puits dont les parois étaient tellement éloignées qu’elles n’éveillaient aucun écho. Il regarda, regarda, tout en continuant à tomber lui-même… et crut entrevoir un ou deux éclairs, à la limite extrême de sa visibilité. Il se demanda si ces éclairs étaient des étincelles provoquées par le frottement du scaphandre de Sajaki heurtant la paroi, dans cette chute qu’il ne pouvait stopper. S’il avait bien vu quelque chose, c’était de plus en plus faible à chaque fois, et bientôt il cessa de voir quoi que ce soit en dehors des parois ininterrompues du puits.

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