11

En approche de Delta Pavonis, 2565

Elles suivirent en courant une galerie incurvée qui allait de la clairière au plus proche ascenseur radial.

— Que voulez-vous dire ? hurla Khouri pour se faire entendre malgré la sirène. Comment ça, elle est en train de s’armer toute seule ?

Volyova ne gâcha pas sa salive à répondre. Elle se rua vers la cabine de l’ascenseur qui attendait sur le palier et lui ordonna de transiter directement vers le plus proche ascenseur du tronc spinal, en ignorant toutes les limites d’accélération normales. La cabine s’ébranla aussitôt, avec une brusquerie qui les plaqua contre la paroi de verre et leur coupa la respiration. L’intérieur de la cabine était baigné par une lumière rouge pulsatile, et le cœur de Volyova se mit à battre en rythme, comme par sympathie. Elle réussit néanmoins à dire :

— C’est exactement ça. Chacune des armes secrètes est monitorée par un système indépendant, et l’un d’eux vient de détecter un afflux d’énergie dans l’arme associée.

Volyova se garda d’ajouter qu’elle avait installé ces systèmes de détection à cause d’une arme qui lui avait paru avoir été déplacée. Depuis, elle avait nourri l’espoir que le déplacement était imaginaire – que c’était une hallucination provoquée par sa veille solitaire. Elle savait à présent qu’il n’en était rien.

— Comment peut-elle s’armer toute seule ?

La question était parfaitement logique. Elle faisait malheureusement partie de toutes celles pour lesquelles Volyova n’avait pas de réponse immédiate.

— J’espère seulement que c’est dans le système de monitoring qu’il y a un os, répondit-elle, pour dire quelque chose. Et pas dans l’arme proprement dite.

— Et pourquoi s’armerait-elle ?

— Je n’en sais rien ! Vous ne voyez pas que j’ai déjà assez de mal à prendre ça calmement ?

L’ascenseur décéléra brusquement, transita vers la gaine axiale en effectuant une série d’embardées qui leur mirent le cœur au bord des lèvres ; puis la descente reprit, si rapide qu’elles se retrouvèrent quasiment en chute libre.

— Où allons-nous ?

— Dans la cache d’armes, évidemment, répondit Volyova en la foudroyant du regard. Je ne sais pas ce qui se passe, Khouri, mais quoi que ce soit, je veux une confirmation de visu. Je veux voir ce que fabriquent ces putains de bécanes !

— Elle s’arme toute seule. Mais… elle pourrait faire autre chose, aller plus loin ?

— Je n’en sais rien, répondit Volyova en s’efforçant de reprendre son empire sur elle-même. J’ai essayé tous les protocoles d’arrêt d’urgence ; rien ne marche. Je n’avais pas vraiment envisagé ce genre de situation.

— Elle ne peut pas se déployer toute seule, quand même ? Elle ne va pas trouver une cible et se déclencher ?

Volyova jeta un coup d’œil à son bracelet. C’était peut-être les infos qu’elle recevait qui étaient erronées ; le problème venait peut-être des systèmes de contrôle. Elle espérait que c’était ça, parce que les données affichées par son bracelet étaient une très, très mauvaise nouvelle en vérité.

L’arme secrète était en train de se déplacer.


Falkender avait tenu parole : les opérations qu’il avait effectuées sur les yeux de Sylveste avaient été pour le moins désagréables et avaient parfois même frisé l’agonie absolue. Depuis des jours, maintenant, le chirurgien de Sluka se surpassait. Il lui avait promis de lui restituer les fonctions visuelles fondamentales comme la perception des couleurs, le sens du relief et la continuité du mouvement, mais Sylveste n’était pas tout à fait convaincu qu’il avait les moyens ou les compétences nécessaires pour ça. Sylveste avait raconté à Falkender que ses yeux n’avaient jamais été parfaits, même au départ. Les instruments dont disposait Calvin étaient trop frustes pour ça. Mais même la vision rudimentaire dont il l’avait doté était préférable à la parodie de monde dans lequel il évoluait à présent, avec ses saccades et ses couleurs insipides. Sylveste douta, et ce n’était pas la première fois, que les résultats justifieraient la souffrance des interventions.

— Je crois que vous feriez mieux de renoncer, dit-il.

— J’ai réussi avec Sluka, répondit Falkender, réduit à une superposition de creux en forme d’homme qui s’agitaient dans le champ visuel de Sylveste. Votre problème n’est pas très compliqué.

— Et quand bien même vous me rendriez la vue ? Je ne peux pas voir ma femme parce que Sluka refuse de nous réunir. Et un mur de prison est un mur de prison, si net qu’il puisse…

Il s’interrompit, comme des ondes de douleur lui poignardaient les tempes.

— En réalité, je me demande s’il ne vaut pas mieux être aveugle. Au moins, comme ça, la réalité ne s’impose pas à votre nerf optique chaque fois que vous ouvrez les yeux.

— Vous n’avez même pas d’yeux, docteur Sylveste, répondit Falkender en exerçant une torsion qui projeta dans son champ visuel des rosettes de douleur roses. Alors arrêtez de vous apitoyer sur votre sort, je vous en prie. Ça ne se fait pas. Et puis, il se pourrait que vous ne soyez plus obligé de contempler ces murs pendant très longtemps.

Sylveste dressa l’oreille.

— Ce qui veut dire ?

— S’il y a du vrai dans ce que j’ai entendu, les choses pourraient bientôt changer.

— Avec ça, je suis renseigné !

— J’ai entendu dire que nous pourrions bientôt avoir des visiteurs, précisa Falkender, ponctuant sa remarque d’une manipulation qui provoqua chez Sylveste un nouvel élancement douloureux.

— Cessez de parler par énigmes. Quand vous dites « nous », de quelle faction voulez-vous parler ? Et de quel genre de visiteurs ?

— Ce ne sont que des rumeurs, docteur Sylveste. Je suis sûr que Sluka vous mettra au courant en temps voulu.

— Comptez là-dessus ! rétorqua Sylveste, qui n’avait pas d’illusions sur son utilité, du point de vue de Sluka.

Il en était arrivé à la conclusion que Sluka ne le gardait que parce qu’il lui procurait une distraction fugitive, un peu comme un fabuleux animal en cage, d’un intérêt discutable mais indéniablement nouveau. Il n’était pas certain du tout qu’elle lui confierait un jour une information sérieuse, et même dans ce cas, ce serait soit parce qu’elle en avait assez de parler aux murs, soit parce qu’elle avait inventé un nouveau moyen de le torturer verbalement. Elle avait parlé plusieurs fois de le cryogéniser à moins qu’elle ne lui trouve une utilité.

« J’ai bien fait de vous capturer, disait-elle. Oh, je ne dis pas que vous ne pourriez pas servir à quelque chose, c’est juste que je ne vois pas bien à quoi. Mais je ne vois pas pourquoi quelqu’un d’autre se servirait de vous. »

Dans cette perspective, comme il l’avait très vite compris, peu importait pour Sluka qu’elle le maintienne en vie ou non. Vivant, il l’amusait parfois, et il se pouvait évidemment qu’il lui soit utile un jour, quand l’équilibre des forces en présence dans la colonie se modifierait. Mais il était tout aussi vrai que l’éliminer maintenant ne lui poserait pas un gros problème. Au moins, comme ça, il ne constituerait jamais un fardeau et il ne risquerait pas de se retourner contre elle.

Et puis ces suaves agonies prirent fin, il y eut un passage vers une lumière plus calme et des couleurs presque plausibles. Sylveste tendit la main devant lui, la retourna lentement, pour s’imprégner de sa consistance. Sur sa peau était inscrit un réseau de stries et de nervures qu’il avait presque oublié, et pourtant il ne devait pas y avoir plus de quelques dizaines de jours – de semaines – qu’il avait été aveuglé dans le réseau de galerie des Amarantins.

— Et voilà, comme neuf ! s’exclama Falkender en rangeant ses instruments dans l’autoclave de bois.

Le drôle de gant cilié disparut en dernier ; lorsque Falkender en ôta sa main d’une finesse féminine, il se tortilla, se recroquevilla comme une méduse échouée sur le rivage.


— Lumière, s’il vous plaît ! dit Volyova dans son bracelet alors que l’ascenseur entrait dans la cache d’armes.

La cabine ralentit, s’immobilisa, et la pesanteur reprit ses droits. La lumière s’alluma dans la cache d’armes, faisant étinceler les armes massives, nichées dans leurs nacelles.

— Où est-elle ? demanda Khouri en plissant les yeux.

— Un instant, que je me repère, répondit Volyova.

— Je ne vois rien qui bouge.

— Moi non plus… pas encore.

Plaquée contre la paroi de verre de l’ascenseur, Volyova tentait de voir ce qui se passait derrière l’arme la plus volumineuse. Elle ordonna, en jurant, à la cabine de redescendre de vingt ou trente mètres, réussit à trouver la commande qui interrompait la lumière rouge, pulsatile, et la sirène intérieure.

— Vous avez vu ? fit Khouri dans le silence relatif qui s’ensuivit. Un mouvement, là-bas…

— Où ça ?

Elle tendit le doigt vers le bas. Volyova regarda ce qu’elle lui indiquait en fronçant les sourcils, puis elle dit à nouveau quelques mots dans son bracelet.

— Éclairage auxiliaire – cache d’armes, quadrant cinq. Allons voir ce que mijote ce svinoï, ajouta-t-elle en regardant Khouri.

— Vous n’y croyiez pas vraiment, hein ?

— À quoi ?

— À une défaillance du système de monitoring.

— Pas vraiment, répondit Volyova en continuant à scruter les environs tandis que les auxiliaires se connectaient, éclairant une partie de la cache d’armes qui se trouvait loin en dessous d’elles. Appelons ça de l’optimisme. Mais je sens qu’il commence à décroître.

L’arme, expliqua-t-elle, était de la catégorie des tueuses de planètes. Elle n’était pas très sûre de son fonctionnement. Elle ne savait pas très bien non plus de quoi elle était capable au juste. Mais elle en avait une petite idée. Elle l’avait testée des années auparavant, au minimum de ses possibilités destructrices… sur une petite lune. En extrapolant – Volyova était très bonne à ce jeu-là – l’arme aurait pu aisément détruire une planète située à des centaines d’années-lumière. Il y avait dedans des choses qui portaient la signature de trous noirs quantiques, et qui, bizarrement, refusaient de s’évaporer. Tout se passait comme si l’arme créait un soliton – une onde stationnaire – dans la structure géodésique de l’espace-temps.

Et voilà que l’arme s’était animée sans qu’elle intervienne. Elle glissait dans la chambre, sur le réseau de pistes qui finirait par l’amener vers le vide de l’espace. C’était comme si un gratte-ciel se déplaçait dans une ville.

— Nous ne pouvons rien faire ?

— Si vous avez quelque chose à proposer, je suis preneuse.

— Eh bien, reconnaissez que je n’ai pas eu beaucoup le temps de réfléchir…

— Allez-y, Khouri.

— Nous pourrions essayer de la bloquer, répondit Khouri, le front plissé comme si, en plus du reste, elle était en proie à une soudaine migraine. Il y a des navettes, sur ce bâtiment ?

— Oui, mais…

— Eh bien, mettez-en une devant la sortie. Ou bien c’est trop primaire pour vous ?

— Pour l’instant, l’expression « trop primaire » n’entre pas dans mon vocabulaire.

Volyova jeta un coup d’œil à son bracelet tandis que l’arme poursuivait son déplacement le long de la paroi, tel un escargot blindé suivant sa propre trace de bave. Au bout de la cache d’armes, un immense iris s’ouvrit. La piste menait, à travers l’ouverture, dans une salle obscure située en dessous. L’arme était presque au niveau de l’ouverture.

— Je pourrais déplacer l’une des navettes… l’amener à l’extérieur du vaisseau… mais j’ai peur que nous n’y arrivions pas à temps…

— Faites-le ! hurla Khouri, le visage crispé. Perdez encore du temps, et nous n’aurons même plus cette solution !

Volyova hocha la tête et regarda sa recrue d’un air soupçonneux. Qu’est-ce qu’elle y connaissait, après tout ? Elle avait l’air à la fois moins sidérée que Volyova, et bien plus agitée qu’elle n’aurait cru. Mais son argument était recevable. L’idée de la navette méritait d’être creusée, même s’il y avait peu de chance qu’elle marche.

— Nous avons besoin d’autre chose, dit-elle en appelant la sub-persona qui contrôlait la navette.

L’arme était déjà engagée dans l’iris de transfert et glissait vers la seconde chambre.

— Autre chose ?

— Au cas où ça ne marcherait pas. C’est du poste de tir que vient le problème, Khouri. C’est peut-être là que nous devrions contre-attaquer.

— Comment ? fit Khouri en blêmissant.

— Je voudrais que vous preniez place dans le siège.


Elles descendirent si vite vers le poste de tir que le sol s’inversa pour devenir le plafond – et Khouri eut l’impression que son estomac en faisait autant. Volyova murmurait dans son bracelet des instructions frénétiques, hachées. Il lui fallut quelques secondes affolantes pour accéder à la bonne sub-persona, quelques-unes de plus pour répondre aux procédures de sécurité qui interdisaient le contrôle à distance des navettes par des personnes non autorisées. Encore une poignée de secondes, le temps de faire chauffer les moteurs de l’un des appareils, qu’il se déconnecte de ses amarres, quitte son emplacement sous la coque et commence à se déplacer avec une lenteur désespérante, comme si ce foutu machin – dixit Volyova – était à moitié endormi. Le gobe-lumen accélérait toujours, ce qui compliquait d’autant la manœuvre.

— Ce qui m’inquiète, dit Khouri, c’est ce que l’arme a l’intention de faire une fois dehors. Il y a quelque chose à portée de tir ?

— Resurgam, probablement, fit Volyova en relevant les yeux de son bracelet. Mais nous allons peut-être réussir à l’empêcher de faire ce qu’elle voulait.

La Demoiselle choisit ce moment pour se matérialiser, réussissant l’exploit d’apparaître dans l’ascenseur sans empiéter sur l’espace déjà occupé par Khouri et Volyova.

— Elle se trompe, annonça-t-elle. Ça ne marchera pas. Je ne contrôle pas que l’arme secrète.

— Alors vous le reconnaissez, hein ?

— À quoi bon le nier ? fit la Demoiselle avec un sourire faraud. Vous vous souvenez que j’ai téléchargé un avatar de moi-même dans le poste de tir ? Eh bien, c’est lui qui contrôle la cache d’armes, à présent. Et je n’ai aucune influence sur lui. Il m’échappe aussi complètement que j’échappe à mon moi d’origine, sur Yellowstone.

L’ascenseur ralentit tandis que Volyova se plongeait dans l’examen des données qui défilaient sur le minuscule écran de son bracelet. Un hologramme schématisait le déplacement de la navette le long de la coque du gobe-lumen, tel un petit rémora tétant le flanc lisse d’un requin paresseux.

— Mais vous lui avez donné des ordres, reprit Khouri. Vous savez ce qu’il est en train de fabriquer, hein ?

— Oh, ses instructions étaient très simples. S’il trouvait dans le poste de tir un moyen susceptible d’accélérer l’achèvement de la mission, il devait prendre les dispositions nécessaires pour hâter cette conclusion.

Khouri secoua la tête, en proie à une incompréhension totale.

— Je pensais que vous vouliez que je tue Sylveste…

— Il se pourrait que l’arme nous permette d’arriver au même résultat plus tôt que je ne le prévoyais.

— Non, objecta Khouri lorsqu’elle eut intégré la réponse de la Demoiselle. Vous ne détruiriez pas une planète entière rien que pour tuer un homme.

— Tiens, on se découvre une conscience, tout à coup ? ironisa la Demoiselle, la bouche en cul-de-poule. Vous n’avez pas exprimé le moindre scrupule concernant Sylveste. Pourquoi la mort des autres vous touche-t-elle tant ? Maintenant, ce n’est peut-être qu’une question d’échelle ?

— C’est juste que… c’est inhumain, lâcha Khouri, bien consciente que cette objection avait peu de chance de troubler la Demoiselle. Mais je ne m’attends pas à ce que vous compreniez.

La cabine s’arrêta et la porte s’ouvrit sur la coursive à moitié inondée qui menait au poste de tir. Khouri mit un moment à se repérer. Depuis le début de la descente, elle avait un mal de tête à tout casser. Ça allait un peu mieux, mais elle n’avait pas envie de réfléchir à ce qui avait pu le provoquer.

— Vite ! fit Volyova en pataugeant derrière elle.

— Ce que vous ne comprenez pas, fit la Demoiselle, c’est pourquoi j’irais jusqu’à détruire une colonie entière rien que pour être sûre de tuer un seul homme.

Khouri suivit Volyova. Elles avaient de l’eau jusqu’aux genoux.

— Vous avez foutrement raison : je n’y comprends rien. Mais que j’y comprenne quelque chose ou non, je ferai tout pour vous en empêcher.

— Si vous connaissiez les enjeux, Khouri, vous ne feriez pas ça. En réalité, vous m’inciteriez à le faire.

— Vous ne m’avez rien dit et vous n’avez à vous en prendre qu’à vous-même.

Elles franchirent les sas ménagés dans les cloisons. Profitant de la baisse du niveau de l’eau, des rats-droïdes jaillissaient des recoins où ils s’étaient tapis pour crever.

— Où est la navette ? lança Khouri.

— Garée devant le sas qui donne sur l’espace, répondit Volyova en se retournant pour la regarder. Et l’arme n’est pas encore sortie.

— Ça veut dire que nous avons gagné ?

— Ça veut dire que nous n’avons pas encore perdu. Mais je veux toujours que vous vous installiez au poste de tir.

La Demoiselle avait disparu, et pourtant sa voix désincarnée se faisait encore entendre dans la coursive :

— Ça ne servira à rien. Il n’y a, dans le poste de tir, aucun système que je ne puisse court-circuiter, que vous l’occupiez ou non.

— Alors pourquoi êtes-vous manifestement si pressée de me convaincre de ne pas entrer là-dedans ?

La Demoiselle ne répondit pas.

Deux cloisons étanches plus loin, elles arrivèrent en courant à la trappe ménagée dans le plafond qui menait à la cache d’armes. Au bout de quelques instants, l’eau cessa de clapoter sur les parois inclinées du couloir. Volyova fronça les sourcils.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, dit-elle.

— Comment ?

— Vous n’entendez pas ? fit-elle en inclinant la tête. Une sorte de bruit… On dirait que ça vient du poste de tir même.


Khouri l’entendait aussi, à présent. C’était un bruit mécanique, strident, pareil à celui qu’aurait fait une vieille machine-outil emballée.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas, répondit Volyova après une pause. Ou plutôt, j’espère me tromper… Allons voir.

Volyova leva les bras et ouvrit la trappe d’accès, faisant descendre une échelle d’alliage léger. Une petite pluie d’eau mêlée de cambouis tomba des joints, leur éclaboussant les épaules. Le bruit s’intensifia. Il venait bien du poste de tir. Il était éclairé, mais la lumière vacillait, comme si quelque chose bougeait à l’intérieur, interceptant les rayons lumineux. Quoi que ce soit, ça se déplaçait rapidement.

— Ilia, dit Khouri, je ne suis pas sûre que ça me plaise.

— Bienvenue au club !

Son bracelet émit une tonalité. Volyova regardait ce qui se passait quand une secousse ébranla la structure même du bâtiment. Les deux femmes glissèrent sur le sol inondé et s’affalèrent sur les parois détrempées de la coursive. Khouri essayait de se redresser lorsqu’elle fut renversée par une petite marée de cambouis visqueux. Elle tomba à la renverse, but la tasse et se crut, l’espace d’un instant, ramenée au temps de l’armée, quand on lui faisait bouffer de la merde. Volyova la prit par les coudes, l’aida à se relever. Khouri hoqueta et cracha quelques-unes des saletés qu’elle avait avalées, mais le mauvais goût persista.

Le bracelet de Volyova s’était remis à hurler.

— Non mais, qu’est-ce que… ?

— La navette, dit Volyova. On vient de la perdre.

— Hein ?

— Elle a sauté, reprit Volyova en crachant ses poumons. (Elle avait le visage mouillé, et Khouri se dit qu’elle avait dû avaler une bonne gorgée de cette saleté.) Apparemment, l’arme secrète n’a même pas eu besoin de sortir. Ce sont les armes secondaires qui ont fait ça, qui ont pulvérisé la navette.

Des bruits effrayants émanaient toujours du poste de tir, au-dessus de leur tête.

— Vous voulez que je monte là-haut, non ?

— Pour le moment, acquiesça Volyova en hochant la tête, notre dernier espoir est que vous vous installiez au poste de tir. Ne vous inquiétez pas : je serai derrière vous.

— Écoutez-la, celle-là ! fit la Demoiselle, assez soudainement. Elle est bien pressée de vous envoyer faire ce qu’elle n’a pas les couilles de faire elle-même !

— Ou bien les implants ! hurla Khouri, à haute voix.

— Comment ? s’étonna Volyova.

— Rien, fit Khouri en posant le pied sur le premier barreau de l’échelle. Je disais juste à une vieille amie d’aller se faire foutre.

Son pied glissa sur le barreau barbouillé de gadoue. Elle recommença, trouva une prise approximative et mit l’autre pied sur le même barreau. Elle passa la tête dans le trou d’homme qui menait au poste de tir, deux mètres plus haut à peine.

— Vous n’y arriverez pas, menaça la Demoiselle. C’est moi qui contrôle le poste de tir. À la seconde où vous passerez la tête par la trappe, je vous la ferai sauter.

— J’aimerais voir la mine que vous feriez, vous, dans ce cas.

— Voyons, Khouri, vous n’avez pas encore compris ? La perte de votre tête ne serait qu’un inconvénient mineur.

Elle était juste en dessous du niveau du poste de tir et elle voyait le fauteuil monté sur son gyroscope, qui décrivait de grands arcs de cercle dans la pièce. Il n’avait jamais été conçu pour de telles évolutions. Khouri sentait l’odeur d’ozone des circuits électriques grillés qui planait dans l’air.

— Volyova ! appela-t-elle pour couvrir le vacarme. C’est vous qui avez construit ce dispositif. Vous pouvez couper l’alimentation du fauteuil, d’en bas ?

— Couper l’alimentation du fauteuil ? Ce que je voudrais surtout, c’est que vous assuriez l’interface avec le poste de tir !

— Pas complètement, juste pour empêcher cette saloperie de s’agiter comme ça.

Khouri imagina fugitivement Volyova en train de se remémorer d’anciens schémas de câblage. C’était elle qui avait conçu le poste de tir, mais ça faisait peut-être des dizaines d’années de temps subjectif, et une fonction aussi triviale que l’alimentation n’avait probablement jamais eu besoin d’être émulée depuis.

— Mouais, dit enfin Volyova. Le câble d’alimentation principal… Je devrais pouvoir le sectionner…

Volyova s’éloigna rapidement. Ça paraissait simple : couper le câble. Khouri se dit qu’elle était allée chercher un outil. Mais elles n’avaient peut-être pas beaucoup de temps devant elles. Or il y avait le petit laser que Volyova utilisait pour prélever des échantillons du capitaine Brannigan. Elle l’avait toujours sur elle. Pendant de longues, d’interminables secondes, Khouri imagina l’arme secrète qui sortait lentement de la coque du bâtiment, s’engageait dans l’espace. Elle devait être en train de se braquer sur sa cible – Resurgam –, s’armer, se préparer à déchaîner une pulsation de mort gravitationnelle.

Soudain, le bruit cessa.

On n’entendait plus rien. Les lumières ne clignotaient plus. Le siège était positionné, immobile, sur ses cardans, tel un trône emprisonné dans une cage aux barreaux élégamment incurvés.

Volyova se mit à hurler :

— Khouri ! Il y a une source d’alimentation secondaire ! Le poste de tir peut se reconnecter dessus s’il détecte une défaillance de l’alimentation principale. Vous n’avez peut-être pas beaucoup de temps devant vous pour prendre place dans le fauteuil…

Khouri se hissa hors de l’écoutille et bondit dans le poste de tir. La mince armature d’alliage avait l’air plus tranchante que jamais. Khouri fila comme l’éclair entre les câbles d’alimentation, se glissa entre les cardans. Le siège était toujours immobile, mais plus elle se rapprochait, plus sa marge de manœuvre serait restreinte si le dispositif se remettait en mouvement. Si cela se produisait en cet instant précis, se dit-elle, les parois seraient aussitôt repeintes en rouge, un rouge collant, qui coagulerait tout de suite.

Mais elle y arriva. À la seconde où Khouri bouclait sa ceinture, le fauteuil émit un gémissement et fit une embardée. Les cardans, les vérins se mirent à pivoter en tous sens, faisant basculer le fauteuil d’avant en arrière, vers le haut, le bas, sur les côtés, jusqu’à ce qu’elle perde tout repère. Les secousses manquaient lui rompre le cou, et Khouri sentit ses globes oculaires jaillir de ses orbites à chaque changement de direction. Puis le mouvement parut moins violent.

Elle veut m’éjecter, se dit Khouri, mais pas me tuer. Pas encore.

— N’essayez pas de vous cramponner, dit la Demoiselle.

— Parce que ça pourrait fiche votre petit plan en l’air ?

— Pas du tout. Vous vous souvenez du Voleur de Soleil ? Il vous attend, là-dedans.

Le fauteuil se cabrait toujours, mais pas assez brutalement pour l’empêcher d’avoir des pensées conscientes.

— Il n’existe peut-être pas, répondit mentalement Khouri. Vous ne l’avez peut-être inventé que pour vous assurer une prise sur moi.

— Alors, allez-y.

Khouri abaissa le casque sur sa tête, escamotant le tournoiement de la pièce, et posa la paume de sa main sur la commande d’interface. Elle n’avait qu’à exercer une légère pression pour établir le contact. Le lien serait initié, et sa psyché serait aspirée dans l’abstraction militaire virtuelle connue sous le nom de zone de combat.

— Vous n’y arrivez pas. Parce que vous me croyez. Quand vous aurez établi cette connexion, il n’y aura pas de retour en arrière possible.

Elle accrut la pression, sentit que le mécanisme cédait légèrement. Elle était sur le point d’établir le contact. Alors, soit par un petit spasme neuromusculaire inconscient, soit parce qu’une partie d’elle-même savait que ça devait être fait, elle activa la connexion. Le décor du poste de tir l’environna de toute part, comme il l’avait fait lors d’un millier de simulations tactiques. Les données spatiales affluèrent en premier : sa propre image corporelle devint nébuleuse, laissa place au gobe-lumen et à ses environs immédiats, puis à une succession d’informations tactiques et stratégiques hiérarchisées, constamment réactualisées, d’estimations qui s’autovérifiaient, de simulations frénétiques, extrapolées en temps réel.

Elle assimila tout cela.

L’arme secrète était positionnée à quelques centaines de mètres de la coque, pointée en direction de sa cible, droit vers Resurgam – en tenant compte, constata Khouri, du léger effet relativiste induit par leur vitesse modérée, et qui se traduisait par une courbure de la lumière. Près de la porte donnant sur le vide par où l’arme était sortie, à la place de la navette, la coque était noircie. Le matériau de la paroi était endommagé, criblé de trous que Khouri ressentit comme des petits points légèrement douloureux, engourdis, où les systèmes d’auto-réparation étaient en cours d’intervention. Des capteurs de gravité analysèrent les ondes qui émanaient de l’arme. Khouri se sentait parcourue par des courants périodiques qui allaient en s’accélérant. Les trous noirs de l’arme devaient tournoyer de plus en plus vite, décrire des orbites vertigineuses autour du tore.

Une présence la détecta, non point hors du poste de tir, mais de l’intérieur.

— Le Voleur de Soleil a flairé votre intrusion, déclara la Demoiselle.

— Pas de problème.

Khouri s’étendit dans la zone de combat, glissa des mains abstraites dans des gantelets cybernétiques.

— J’accède aux défenses du bâtiment. Plus que quelques secondes, et…

Mais il y avait quelque chose qui clochait. Les armes ne réagissaient pas comme pendant les simulations. Elles refusaient d’obéir à ses sollicitations. Khouri comprit très vite qu’elles étaient manipulées, et qu’elle venait de faire intrusion dans un combat qui se déroulait sans elle.

La Demoiselle – ou plutôt son avatar – essayait de bloquer les défenses de la coque, de les empêcher de se tourner vers l’arme secrète. L’arme elle-même était rigoureusement hors de portée de Khouri, protégée par de nombreux murs pare-feu. Mais qui – ou quelle chose – s’opposait à la Demoiselle, essayait de braquer ces armes ? Le Voleur de Soleil, évidemment. Elle le sentait, à présent. Énorme, puissant, mais aussi sournois, et déterminé à rester invisible, furtif, et doué pour dissimuler ses activités derrière des flux de données anodines. Pendant des années, ça avait marché, et Volyova n’avait pas eu conscience de sa présence. Mais il avait été poussé dans ses retranchements, comme un crabe obligé de détaler d’une cachette à l’autre par la marée qui se retire. Il n’avait rien d’humain, même de très loin ; la troisième présence perceptible dans le poste de tir ne faisait même pas penser à une chose aussi banale qu’une simulation de personnalité : le Voleur de Soleil évoquait plutôt une entité purement mentale, comme s’il n’avait jamais été – et ne serait jamais – qu’un ensemble de données.

Il ne ressemblait absolument à rien, sinon à un vide qui serait d’une façon ou d’une autre parvenu à un degré terrifiant d’organisation.

Envisageait-elle sérieusement d’unir ses forces à cette chose ?

Peut-être. Si c’était indispensable pour stopper la Demoiselle.

— Vous pouvez encore faire marche arrière, dit celle-ci. Il est occupé pour le moment – il ne peut utiliser son énergie à vous envahir. Mais d’ici un instant, ce ne sera plus le cas.

Maintenant, au moins, les systèmes de visée étaient sous son contrôle, même s’ils opéraient avec une lenteur de limace. Elle cibla l’arme secrète, enclosant sa masse dans une sphère potentielle d’annihilation. La Demoiselle n’avait plus qu’à abandonner le contrôle des armes, ne serait-ce que pendant la micro-seconde nécessaire pour viser et faire feu.

Elle sentit qu’elles se relâchaient. Elle paraissait – ou plutôt, ils paraissaient, le Voleur de Soleil et elle, sur le point de l’emporter.

— Ne faites pas ça, Khouri. Vous ne savez pas ce qui est en jeu…

— Alors, donnez-moi des indices, salope ! Dites-moi ce qu’il y a de si important derrière tout ça !

L’arme secrète s’éloignait de la coque, ce qui était sûrement signe que la Demoiselle craignait pour sa sécurité. Mais les pulsations des radiations gravitationnelles s’accéléraient. Elles étaient maintenant si rapprochées qu’il était presque impossible de les distinguer les unes des autres. Khouri ne pouvait pas deviner combien de temps il lui restait avant que l’arme cachée ne fasse feu, mais elle se doutait qu’elle n’avait peut-être plus que quelques secondes devant elle.

— Écoutez, dit la Demoiselle. Vous voulez la vérité ?

— Et comment !

— Eh bien, Khouri, vous avez intérêt à vous cramponner. Vous allez recevoir tout le paquet.

Et alors – dès qu’elle se fut adaptée à l’aspiration dans la zone de combat – elle sentit qu’elle était dans un endroit entièrement différent. Et le plus bizarre, c’est que cet endroit paraissait faire partie d’elle-même, mais qu’elle l’avait complètement oublié jusqu’à cet instant.


Ils étaient sur un champ de bataille, entourés par des tentes-bulles camouflées, dans l’enceinte d’un hôpital temporaire ou d’un poste de commandement avancé. De nombreux appareils à réaction en forme de flèche filaient dans le ciel d’un bleu idéal, ponctué de nuages et maculé de traînées de vapeur sale, comme si un calmar à l’échelle planétaire répandait ses viscères dans la stratosphère. Plus bas, on voyait des drones dirigeables et, encore plus bas, de gros hélicoptères bulbeux, des intercepteurs et des veetols. Tous ces appareils écrêtaient la périphérie du complexe, plongeant à l’occasion pour décharger des transports de troupes blindés ou des bataillons de marche, des ambulances ou des cyborgs cuirassés. Sur le tarmac calciné, envahi par les mauvaises herbes, qui occupait l’un des côtés de la zone, six aéronefs à aile delta, sans hublots, étaient posés sur leurs patins, leur surface supérieure imitant de façon troublante les tons du sol grillé par le soleil. Leurs iris ADAV étaient ouverts aux fins d’inspection.

Khouri sentit qu’elle tombait, tombait, tombait… et atterrit debout dans l’herbe. Elle portait une combinaison de camouflage qui émettait en cet instant précis du kaki moucheté. Elle tenait une arme légère dont la crosse d’alliage avait été moulée sur sa main. Un monocle de lecture accroché au bord de son casque lui fournissait une image en deux dimensions de la zone de combat : une carte thermique en fausses couleurs télémétrée à partir de l’un des dirigeables.

— Par ici, s’il vous plaît.

Un troufion la conduisit vers l’une des tentes-bulles. À l’entrée, un aide lui prit son arme, y accola une puce d’identification et la rangea avec huit autres, dont la puissance de feu allait du lance-projectile comme la sienne aux pétoires à moyenne portée, en passant par un redoutable blaster à crosse d’épaule, un gadget qu’on préférait ne pas voir entre les mains de son adversaire. Les données envoyées par les dirigeables fusaient et disparaissaient, occultées par le bouclier anti-surveillance qui entourait la tente-bulle. Elle releva son monocle sur le bord de son casque, écartant dans le même mouvement une mèche de cheveux trempés de sueur de devant son œil.

— Par ici, Khouri !

Ils lui firent traverser la tente, pleine de lits de camp où étaient allongés des blessés. Des médico-droïdes bourdonnaient doucement, penchés sur leurs patients comme autant de cygnes verts. Dehors, on entendit un hurlement de réacteurs, puis une série d’explosions terrifiantes, mais personne dans la tente ne parut prêter attention au vacarme.

Finalement, ils l’emmenèrent dans une petite pièce carrée, meublée en tout et pour tout d’un bureau. Les murs étaient ornés de drapeaux transnationaux de la Coalition du Nord, et sur le coin du bureau était posé un gros globe à monture de bronze représentant le Bout du Ciel. Il était pour le moment en mode géologique, de sorte qu’il montrait les masses continentales et les types de terrain, mais pas les frontières politiques farouchement contestées. Khouri n’y prêta qu’une attention distraite. Elle n’avait d’yeux que pour l’homme assis derrière le bureau : un militaire en tunique kaki, à épaulettes dorées. Une rangée de médailles de la Coalition du Nord cliquetait sur sa poitrine. Le peigne avait tracé des sillons dans ses cheveux noirs, brillants, plaqués sur son crâne.

— Je regrette, dit Fazil. Je regrette que ça se soit passé comme ça. Enfin, maintenant que tu es là… assieds-toi, fit-il avec un geste vers l’autre bout de la pièce. Il faut que nous parlions. Et nous n’avons pas beaucoup de temps, apparemment.

Khouri repensa fugitivement à un autre endroit. Une salle aux parois de métal, avec un drôle de siège, mais elle éprouvait, à cette évocation, une sorte de tension, comme si elle était pressée par le temps. En même temps, elle lui paraissait irréelle par rapport à la réalité présente, celle de cette pièce. Fazil retenait toute son attention. Il était exactement comme elle se le rappelait (mais d’où se le rappelait-elle ? se demandait-elle), bien qu’il ait sur la joue une cicatrice dont elle ne se souvenait pas, et qu’il se soit laissé pousser la moustache, à moins qu’il n’ait (elle ne savait plus très bien) changé quelque chose à celle qu’il avait toujours portée. Était-elle plus épaisse, ou l’avait-il laissée pousser, en tout cas elle retombait de part et d’autre de sa lèvre supérieure.

Elle s’assit, à son invite, dans un siège pliant.

— Elle… enfin, la Demoiselle, craignait qu’il ne faille en arriver là, reprit Fazil, les lèvres remuant à peine, ou paraissant à peine remuer, sous sa moustache. Alors elle a pris certaines mesures. Pendant que tu étais encore sur Yellowstone, elle t’a greffé une série d’implants mémoriels à accès réservé conçus pour s’activer – pour devenir accessibles à ta conscience – quand elle le jugerait utile. (Il se pencha sur son bureau, fit tourner le globe et le laissa ronfler un instant avant d’interrompre brutalement sa rotation.) En fait, le déblocage de ces mémoires a commencé il y a déjà un moment. Tu ne te souviens pas d’avoir éprouvé une légère migraine, dans l’ascenseur ?

Khouri chercha un point d’ancrage. Une réalité objective à laquelle se raccrocher.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Une fonction bien utile, répondit Fazil. Partiellement extraite de schémas mémoriels existants que la Demoiselle s’est appropriés, les trouvant adaptés. Cette réunion, par exemple… Elle ne te rappelle pas notre première rencontre, ce jour-là, dans l’unité opérationnelle sur la Colline 78, lors de la campagne des provinces centrales, avant la seconde offensive de la péninsule rouge ? On t’avait envoyée me voir parce que je cherchais quelqu’un pour une mission d’infiltration ; quelqu’un qui connaissait les secteurs contrôlés par la SC non protégés par le bouclier. On faisait une sacrée équipe, dans tous les domaines, pas vrai, chérie ? (Il se caressa la moustache, tapota à nouveau le globe.) Évidemment, je ne t’ai pas – ou plutôt, elle ne t’a pas fait venir ici pour évoquer le bon vieux temps. Non, le seul fait qu’elle ait eu accès à ces souvenirs signifie que certaines vérités t’ont été révélées. La question est : es-tu prête à les accepter ?

— Bien sûr que…

Elle n’acheva pas sa phrase. Les paroles de Fazil n’avaient aucun sens pour elle, et elle était troublée par des souvenirs d’un autre endroit ; un siège animé de mouvements violents, dans une pièce aux parois de métal. Elle avait l’impression qu’il y avait un problème en suspens à cet endroit – peut-être en cours de résolution, en tout cas, où que soit cette pièce, elle aurait dû s’y trouver, pour peser de tout son poids sur l’issue de la bataille. Quel que soit l’enjeu de ce combat, il lui semblait qu’elle n’avait plus beaucoup de temps devant elle, et sûrement pas assez pour cette diversion.

— Ne t’en fais pas, dit Fazil, comme s’il lisait dans ses pensées. Rien de tout ceci n’a véritablement lieu en temps réel. Même pas dans le temps réel accéléré du poste de tir. Il ne t’est jamais arrivé de te réveiller en sursaut alors que tu faisais un cauchemar, et que la réalité se trouve plus ou moins incorporée dans la trame du rêve ? Tu vois ce que je veux dire : ton chien te réveille en te léchant la figure, au moment où tu rêvais que tu tombais à la mer, par-dessus le bastingage d’un bateau. Tu étais pourtant à bord depuis le début du rêve. Les souvenirs, Khouri… les souvenirs accrétés instantanément. Le rêve est né en un instant lorsque le chien a commencé à te lécher le visage. Reconstruit a posteriori. Tu ne l’as jamais vraiment vécu. C’est la même chose avec ces souvenirs.

L’allusion de Fazil au poste de tir avait cristallisé le concept de la pièce. Elle avait plus que jamais l’impression que c’était là qu’elle aurait dû être, engagée dans un combat. Les détails lui échappaient encore, mais il semblait très important qu’elle y retourne.

— La Demoiselle, poursuivait Fazil, aurait pu choisir n’importe lequel de tes souvenirs, ou en forger un de toute pièce. Mais elle s’est dit que ça te faciliterait peut-être les choses si tu te retrouvais dans un environnement où il paraissait naturel d’aborder des problèmes militaires.

— Des problèmes militaires ?

— Plus précisément, une guerre.

Il eut un sourire fugitif qui releva les coins de sa moustache. On aurait dit une illustration des principes mécaniques du pont-levis.

— Mais pas le genre de guerre dont il a jamais été question dans les livres. Non, elle a eu lieu il y a beaucoup, beaucoup trop longtemps pour ça.

Il se leva brusquement, tira sur sa tunique, arrangea sa ceinture.

En fait, je te propose que nous nous rendions à la salle de briefing. Ça devrait t’aider.

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