Sylveste avait toujours su que ce moment viendrait. Il avait réussi, jusqu’alors, à chasser ce fait de ses pensées. Il en admettait l’existence sans se focaliser sur ce qu’il signifiait réellement, un peu comme un mathématicien aurait ignoré la partie non valide d’une proposition jusqu’à ce que le reste soit démontré avec rigueur et débarrassé non seulement des contradictions les plus criantes, mais aussi de toute erreur.
Sajaki avait insisté pour qu’ils se rendent seuls à l’étage du capitaine, et interdit à Pascale ainsi qu’aux autres membres de l’équipage de les accompagner. Sylveste aurait préféré que sa femme les suive, mais il ne discuta pas. C’était la première fois qu’il était seul avec Sajaki depuis son arrivée à bord du Spleen et, dans l’ascenseur qui descendait, il se creusa la cervelle à la recherche d’un sujet de conversation ; n’importe quoi pour ne pas penser à l’atrocité qui les attendait.
— Ilia dit que les machines envoyées à bord du Lorean auront encore besoin de trois ou quatre jours, dit Sajaki. Vous êtes vraiment sûr de vouloir qu’elle poursuive les recherches ?
— Je n’ai pas changé d’idée, répondit Sylveste.
— Alors je n’ai pas le choix, je dois accéder à vos désirs. J’ai pesé le pour et le contre, évalué vos arguments et décidé d’accorder foi à vos menaces.
— Vous pensez que je ne l’avais pas compris ? Je vous connais trop bien, Sajaki. Si vous ne m’aviez pas cru, vous m’auriez forcé à aider le capitaine pendant que nous étions encore en orbite autour de Resurgam, et vous vous seriez tranquillement débarrassés de moi.
— Non, ce n’est pas vrai, fit Sajaki d’un ton légèrement amusé. Vous sous-estimez ma curiosité. Je vous aurais supporté jusque-là rien que pour voir ce qu’il y avait de vrai dans votre histoire.
Sylveste n’en croyait pas un mot, mais il ne voyait pas non plus de raison d’en débattre.
— De quelle partie doutez-vous au juste, maintenant que vous avez vu le message d’Alicia ?
— Il était si facile à contrefaire ! Les dégâts infligés à son vaisseau auraient pu l’être par son propre équipage. Je n’y croirai pas avant d’avoir vu quelque chose jaillir de Cerbère et lancer une attaque.
— M’est avis que vos désirs risquent fort de devenir réalité, susurra Sylveste. D’ici quatre ou cinq jours. À moins que Cerbère ne soit vraiment un monde mort.
Ils n’échangèrent plus un mot avant d’arriver à destination.
Ce n’était évidemment pas la première occasion que Sylveste avait de voir le capitaine, mais la totalité de ce qu’il était devenu était toujours aussi choquante. Sylveste avait chaque fois l’impression de ne l’avoir jamais vraiment bien regardé. Et c’était assez vrai, au fond : c’était sa première visite depuis que Calvin lui avait rafistolé les yeux, grâce à la technologie médicale supérieure du bâtiment, et, depuis sa précédente intervention, le capitaine avait changé de façon visible, comme si la contamination s’accélérait, le précipitait vers un état futur impossible à deviner, exactement comme le vaisseau se ruait vers Cerbère. Sylveste se dit qu’il était peut-être arrivé au moment propice, à condition que l’on puisse encore venir en aide au capitaine, au point où il en était.
Il était tentant de se dire que cette accélération était significative ; peut-être même symbolique. Après tout, le capitaine était malade – si l’on pouvait ainsi qualifier ce qu’il était devenu – depuis des dizaines et des dizaines d’années, et il avait choisi cette période pour entrer dans une nouvelle phase de son mal. Mais c’était une vision erronée. Il fallait considérer l’échelle de temps dans laquelle le capitaine évoluait : le vol relativiste avait comprimé ces décennies en une poignée d’années. La récente aggravation de son état était moins invraisemblable qu’il n’y paraissait ; il n’y avait rien d’inquiétant derrière tout ça.
— Comment ça marche ? demanda Sajaki. On suit la même procédure que la dernière fois ?
— Demandez à Calvin, c’est lui qui dirige les opérations.
Sajaki hocha lentement la tête comme si cette idée venait seulement de lui apparaître.
— Vous devriez avoir votre mot à dire, Dan. C’est par votre intermédiaire qu’il va opérer.
— C’est bien pour ça que vous n’avez pas besoin de vous soucier de mes états d’âme : je ne serai même pas là.
— Je n’y crois pas un instant. Vous ne dirigerez peut-être pas les opérations, mais vous y participerez. Vous serez là, Dan, et pleinement conscient, de surcroît, si je me souviens bien de la dernière fois. Et ça ne vous plaira pas ; nous avons également appris ça.
— Vous voilà devenu un expert, tout d’un coup.
— Si vous ne détestiez pas ça, pourquoi auriez-vous tenté de nous échapper ?
— Je n’ai rien fait de tel. Je n’étais pas en position de fuir.
— Je ne parle pas du temps que vous avez passé en prison, mais pourquoi seriez-vous venu ici, dans ce système, sinon pour nous échapper ?
— J’avais peut-être des raisons de venir ici.
Sylveste se demanda fugitivement si Sajaki allait l’inciter à poursuivre, mais il parut écarter la question. Peut-être le sujet l’ennuyait-il. Sylveste fut frappé par l’idée que Sajaki était un homme qui existait dans le présent, essentiellement tendu vers l’avenir, et que le passé n’excitait guère. Il n’était pas intéressé par l’analyse des motivations possibles ou de ce qui aurait pu être, et peut-être qu’à un certain niveau ces questions ne voulaient rien dire pour lui.
Sylveste avait entendu dire que Sajaki était allé voir les Schèmes Mystifs, comme il l’avait fait lui-même avant sa mission à la lisière du Voile. Il n’y avait qu’une raison d’aller voir les Mystifs, et c’était de se soumettre à leurs transformations neurales, de s’ouvrir l’esprit à de nouveaux modes de conscience inaccessibles par le biais de la science humaine. On disait – c’était peut-être une rumeur – qu’aucune conversion Mystif n’était sans inconvénient ; qu’on ne pouvait remodeler l’esprit humain sans y laisser des facultés pré-existantes. Après tout, le cerveau ne comportait qu’un nombre donné de neurones et un nombre fini, correspondant, de connexions interneuronales possibles. Les Mystifs pouvaient recâbler ce réseau, mais ils ne pouvaient le faire sans détruire les chemins pré-existants. Peut-être Sylveste avait-il lui-même perdu quelque chose, mais si tel était le cas, il ne voyait pas ce qui lui faisait maintenant défaut. Dans le cas de Sajaki, c’était peut-être plus évident. Il était dépourvu de compréhension instinctive de la nature humaine à un point qui frisait l’autisme. Sa conversation avait quelque chose d’aride, mais pour s’en rendre compte, il fallait tendre l’oreille. Dans les laboratoires de Calvin, sur Yellowstone, Sylveste avait jadis conversé avec un système informatique primitif, préservé par intérêt historique, qui avait été créé plusieurs siècles avant la Transillumination, au cours du premier âge d’or de la recherche sur l’intelligence artificielle. Le système répondait à des questions en imitant le langage humain naturel, et s’il faisait illusion, au départ, on se rendait vite compte que la machine détournait la conversation, éludait les questions avec une impassibilité de sphinx. C’était beaucoup moins poussé chez Sajaki, mais on avait la même impression d’évitement. Ce n’était même pas particulièrement habile. Sajaki ne faisait aucun effort pour déguiser son indifférence envers ces questions ; il n’avait pas la moindre humanité, même superficielle, pas le moindre vernis de liant social. Et pourquoi Sajaki aurait-il dû nier sa nature ? Il n’avait rien à perdre, et à sa façon il n’était ni plus ni moins extraterrestre que les autres membres de l’équipage.
En fin de compte, quand il devint évident qu’il ne pousserait pas Sylveste à s’expliquer sur les raisons pour lesquelles il était venu à Resurgam, Sajaki s’adressa au vaisseau et lui demanda d’invoquer Calvin et de projeter son image simulée au niveau du capitaine. Il apparut presque aussitôt et, comme d’habitude, gratifia ses témoins d’une brève pantomime de reprise de conscience, se redressant sur son fauteuil, regardant autour de lui, mais sans la moindre lueur d’intérêt réel.
— On pourrait commencer ? demanda-t-il. Ces machines que j’ai utilisées sur tes optiques. Dan, c’était un vrai supplice de Tantale ! Pour la première fois depuis des années, j’ai repensé à ce que je ratais. Tu vas bientôt m’intégrer ?
— Hélas non, répondit Sylveste. Ce n’est que… comment dire ? une prise de contact exploratoire.
— Alors pourquoi prendre la peine de m’invoquer ?
— Parce que je suis dans une position délicate : je dois te demander ton avis.
Alors qu’il parlait, deux cyborgs émergèrent des ténèbres, au bout de la coursive. C’étaient des machines imposantes, qui circulaient sur des pistes. De la partie supérieure de leur torse émergeait une masse étincelante de manipulateurs et de capteurs spécialisés. Ils étaient d’une propreté antiseptique, polis à mort, mais on aurait dit qu’ils sortaient d’un musée. On leur aurait donné mille ans.
— Ils ne comportent rien qui risque d’être contaminé par la peste, poursuivit Sylveste. Aucun composant assez petit pour être invisible à l’œil nu ; rien d’autoréplicant, d’autoréparable ou d’automorphe. Tous les éléments cybernétiques sont ailleurs – à des kilomètres de là, plus haut, dans le bâtiment –, et leurs seuls liens avec les drones sont des connexions optiques. Nous ne lui appliquerons rien de réplicable avant d’avoir utilisé l’antivirus de Volyova.
— C’est bien pensé.
— Évidemment, reprit Sajaki, pour les travaux délicats, il faudra que vous teniez le scalpel vous-même.
Sylveste porta ses doigts à son front.
— Mes yeux ne sont pas immunisés à ce point. Il faudra que tu sois très prudent, Cal. Si la peste les atteignait…
— Je serai plus que prudent, crois-moi.
Calvin renvoya la tête en arrière et se mit à rire comme un ivrogne amusé par sa propre drôlerie.
— Si tes yeux sont atteints, même moi je n’aurai plus une chance de mettre mes affaires en ordre.
— Tant que tu mesures le risque…
Les cyborgs se précipitèrent vers l’ange déchu qu’était le capitaine. Moins qu’à une créature qui serait sortie de son caisson avec une lenteur d’ère glaciaire, on aurait plutôt pensé à une explosion d’une férocité volcanique, figée par un éclair stroboscopique. Il irradiait dans toutes les directions, s’étendait loin dans la coursive, sur des dizaines de mètres des deux côtés. Plus près du caisson, la tumescence se composait de cylindres gros comme des troncs d’arbre, couleur de vif-argent, mais leur texture était celle d’une mélasse incrustée de joyaux, animée d’un frémissement constant, scintillant, qui laissait supposer une activité masquée, industrieuse, phénoménale. Plus loin, à la périphérie, les branches se subdivisaient en un réseau arborescent. À la limite, le réseau devenait d’une finesse microscopique et se fondait sans transition visible avec son substrat : la substance même du vaisseau. Et le tout resplendissait, diffractant la lumière comme un film de pétrole sur de l’eau.
Les machines d’argent semblèrent se dissoudre dans la masse argentée du capitaine. Elles se positionnèrent de chaque côté du sarcophage détruit, à un mètre à peine de la carapace violée. Il faisait encore froid, à cet endroit. Si Sylveste avait touché le caisson du capitaine, sa main y serait restée collée et aurait bientôt été incorporée dans la masse chimérique de la peste. Quand l’opération proprement dite commencerait, il faudrait qu’ils le raniment juste assez pour intervenir. Alors, la peste en profiterait pour accroître le rythme de sa transformation, mais il n’y avait pas moyen de faire autrement, parce que, à sa température actuelle, tous les outils, sauf les plus rudimentaires, auraient été incapables d’opérer.
Les machines extradèrent des perches terminées par des capteurs ; des imageurs à résonance magnétique capables de scruter la peste en profondeur, de faire la différence entre les machines, les organes chimériques et les strates organiques qui avaient jadis été un homme. Sylveste ordonna aux drones de transmettre directement à ses optiques les images qu’ils captaient. Elles apparurent sous la forme d’une couche lilas superposée au capitaine. Il devait faire un effort pour distinguer les résidus humains qui étaient devenus cela : une sorte de contour fantomatique sous la peinture d’une toile recyclée. Puis le balayage IRM se poursuivit, et les détails se précisèrent peu à peu, l’anatomie déformée par la peste se fondit et devint nette. À ce moment-là, il n’était plus possible d’ignorer l’horreur. Que Sylveste contemplait, fasciné.
— Par où allons-nous… enfin, par où vas-tu commencer ? demanda-t-il à Calvin. Nous soignons un homme, ou nous stérilisons une machine ?
— Ni l’un ni l’autre, répondit sèchement Calvin. Nous réparons le capitaine, et j’ai peur qu’il n’ait plutôt transcendé ces deux catégories.
— Vous avez très bien compris, répondit Sajaki en reculant pour permettre à Sylveste d’apprécier le tableau glacé. Ce n’est plus un problème de guérison, ni même de réparation. Je préfère penser qu’il s’agit d’une restauration.
— Réchauffez-le, ordonna Calvin.
— Comment ?
— Vous m’avez bien entendu. Je veux que vous éleviez sa température. Temporairement, rassurez-vous. Mais assez longtemps pour effectuer quelques biopsies. Volyova a limité ses examens à la périphérie de la peste, par prudence. Elle a bien fait. Les échantillons qu’elle a obtenus sont des indices inestimables du schéma de croissance, et elle n’aurait pu créer son antivirus sans cela. Mais à présent, il faut que nous plongions au cœur, dans ce qui reste de chair vivante.
Il eut un sourire, réjoui par la révulsion qu’il lut fugacement sur le visage de Sajaki. Il y avait donc peut-être quand même de l’empathie chez cet homme, se dit Sylveste. Ou du moins le résidu atrophié de ce qui en avait jadis été. L’espace d’un instant, il éprouva une sorte de fraternité avec lui.
— Qu’est-ce qui vous intéresse donc tant ?
— Ses cellules, évidemment, fit Calvin en titillant le bras sculpté de son trône. On dit que la Pourriture Fondante attaque nos implants, les fond dans la chair et corrompt leur mécanisme de réplication. Je pense que ça va plus loin que ça. Pour moi, ça va jusqu’à une tentative d’hybridation. Elle s’efforce de réaliser l’harmonisation entre le vivant et le cybernétique. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait là : elle tente d’hybrider le capitaine avec sa propre cybernétique et avec le bâtiment. C’est presque bénin ; artistique, voulu.
— Vous ne diriez pas ça si vous étiez à sa place, répondit Sajaki.
— Bien sûr que non. C’est pour ça que je veux l’aider. Et c’est pour ça que j’ai besoin de voir ce qui se passe au cœur de ses cellules. Je veux savoir si la peste a atteint son ADN, si elle a essayé de se faufiler comme un passager clandestin à bord de sa propre machinerie cellulaire.
Sajaki tendit une main vers le froid glacial.
— Dans ce cas, allez-y. Vous avez l’autorisation de le réchauffer. Mais juste le temps nécessaire. Après, vous le recongèlerez jusqu’au moment de l’opération. Et je ne veux pas que ces échantillons sortent d’ici.
Sylveste remarqua que la main tendue du triumvir tremblait.
— Tout ça a un rapport avec une guerre, dit Khouri dans la chambre-araignée. Ça, au moins, c’est clair. La Guerre de l’Aube, comme on l’a appelée. C’était il y a longtemps. Des millions d’années.
— Comment le savez-vous ?
— La Demoiselle m’avait donné une leçon d’histoire galactique afin de me permettre d’apprécier les enjeux. Et ça a marché. Vous ne pouvez pas comprendre que ce n’est pas une bonne idée de suivre Sylveste ?
— Je n’ai jamais pensé que c’en était une.
La deuxième chaussure… se dit Khouri. Volyova s’intéressait encore puérilement à Cerbère-Hadès. Elle savait pourtant que le système recelait un grand danger. Et justement… Avant, le mystère reposait sur une signature neutrino anormale. Mais à présent, elle avait vu de ses propres yeux la machinerie non humaine, grâce à l’enregistrement d’Alicia. Non ; à certains égards, Volyova était aussi fascinée que Sylveste. La seule différence, c’était qu’on pouvait encore raisonner avec elle. Elle conservait un noyau résiduel de santé mentale.
— Vous pensez que nous avons une chance de convaincre Sajaki des risques ?
— Pas beaucoup. Nous lui avons caché trop de choses. Rien que pour ça, il nous tuerait. J’ai toujours peur qu’il ne vous arrache la vérité sous la torture. Il vient encore de m’en parler, vous savez. J’ai réussi à l’en dissuader, mais… Enfin, fit-elle avec un soupir, c’est Sylveste qui tire les ficelles, maintenant ; ce que Sajaki fera ou ne fera pas n’a pour ainsi dire aucune importance.
— Alors il faut que nous nous fassions entendre de Sylveste.
— Ça ne marchera pas, Khouri. Aucun argument rationnel ne pourrait le détourner de son but, maintenant. Et je crains que ce que vous m’avez dit ne soit pas rationnel.
— Mais vous y croyez.
Volyova leva la main.
— J’y crois un peu, Khouri, mais ce n’est pas la même chose. J’ai assisté à certains incidents que vous prétendez comprendre, comme l’histoire de l’arme secrète. Nous savons que des forces non humaines sont impliquées à un niveau ou à un autre, ce qui fait que j’ai du mal à éliminer complètement cette histoire de Guerre de l’Aube, mais ça ne nous donne toujours pas un tableau complet, et de loin. Enfin… peut-être que quand j’aurai fini d’analyser cette écharde…
— Quelle écharde ?
— Celle que Manoukhian vous avait implantée, répondit Volyova.
Elle lui raconta comment elle lui avait enlevé une esquille métallique, au cours de l’examen médical qu’elle lui avait fait subir après son recrutement.
— Sur le coup, reprit-elle, j’ai pensé que c’était un éclat d’obus reçu à l’époque où vous étiez dans l’armée. Et puis je me suis demandé pourquoi aucun toubib ne vous l’avait enlevé. J’aurais dû comprendre, à ce moment-là, qu’il y avait quelque chose de bizarre… mais ce n’était manifestement pas un implant fonctionnel, juste un bout de métal déchiqueté.
— Et vous n’avez pas encore trouve ce que c’était ?
— Non, je…
C’était la vérité, ainsi que Khouri ne tarda pas à l’apprendre. Cette petite écharde était beaucoup plus complexe qu’il n’y paraissait au premier abord. L’alliage de métaux était assez inhabituel, même pour quelqu’un qui avait travaillé avec des alliages très bizarres en vérité ; et puis, poursuivit Volyova, il comportait comme des défauts de fabrication très étranges, mais qui auraient tout aussi bien pu être des tensions imposées tardivement au métal ; d’étranges nanoschémas de fatigue.
— Mais j’y suis presque, conclut-elle.
— Il nous apprendra peut-être ce que nous avons besoin de savoir. En attendant, ce n’est pas ça qui va me permettre de faire la seule chose qui nous sortirait de ce merdier, hein ? Je ne peux pas tuer Sylveste.
— Non. Mais si la pression monte, s’il devient absolument évident qu’il doit être tué, alors il faudra que nous réfléchissions à ce qu’il faudrait faire pour l’éliminer.
Il lui fallut un moment pour intégrer la véritable signification de ce que racontait Volyova.
— Le suicide ?
Volyova hocha douloureusement la tête.
— En attendant, je dois faire de mon mieux pour accéder au désir de Sylveste, ou je nous mets tous en danger.
— C’est ce que vous ne comprenez pas, fit Khouri. Je ne dis pas que nous allons tous mourir si l’attaque contre Cerbère échoue, comme vous paraissez le croire. Ce que je dis, c’est que même si l’attaque réussit, il va arriver quelque chose de terrible. C’est exactement pour ça que la Demoiselle voulait sa mort.
Volyova avait pincé les lèvres et secouait lentement la tête, comme une maîtresse d’école disputant un gamin.
— Je ne peux pas déclencher une mutinerie sur la base d’une vague prémonition.
— Alors il faudra peut-être que je le fasse moi-même.
— Soyez prudente, Khouri. Soyez très prudente, je vous assure. Sajaki est plus dangereux que vous ne pouvez l’imaginer. Au premier prétexte, il vous fendra le crâne afin de regarder ce qu’il y a dedans. Il se pourrait même qu’il n’attende pas de trouver un prétexte. Sylveste est… je ne sais pas. Avant de le contrarier, j’y réfléchirais à deux fois. Surtout maintenant qu’il a senti le vent.
— Eh bien, nous allons essayer de l’atteindre indirectement. Par l’intermédiaire de Pascale. Vous comprenez ? Je vais tout lui raconter, en espérant qu’elle lui fera entendre raison.
— Elle ne vous croira pas.
— Elle me croira peut-être si vous m’appuyez. Vous allez le faire, hein ?
Khouri regarda Volyova. Elle soutint son regard un long moment et elle était sur le point de répondre lorsque son bracelet émit un pépiement. Elle releva le poignet de son blouson et regarda le voyant. On la réclamait dans les hauteurs.
La passerelle paraissait, comme toujours, trop vaste, pour les rares personnes disséminées dans son immense volume. C’était pathétique, se dit Volyova, et pendant un instant elle songea à susciter les morts qu’elle avait aimés pour remplir un peu l’espace, afin de conférer un peu de décorum à la circonstance. Mais ç’aurait été dégradant, et de toute façon, elle y avait bien réfléchi, ça ne lui disait rien. Ses récentes discussions avec Khouri avaient étouffé tous les préjugés positifs qu’aurait pu lui inspirer l’entreprise. Khouri avait évidemment raison, ils prenaient un risque insensé rien qu’en approchant de Cerbère-Hadès, mais elle n’y pouvait rien. D’abord ils couraient le danger de faire détruire le vaisseau, et ce n’était pas tout : d’après Khouri, il se pouvait que ça vaille mieux que de laisser Sylveste entrer dans Cerbère. Le vaisseau et son équipage y survivraient peut-être… mais leur succès à court terme ne serait que le prélude à quelque chose de bien, bien pire. Si ce que Khouri lui avait dit à propos de la Guerre de l’Aube était vrai, même en partie, les conséquences seraient effroyables non seulement pour Resurgam – et pour son système – mais pour l’humanité tout entière.
Elle était sur le point de commettre la pire erreur de toute sa carrière, et ce n’était même pas vraiment une erreur, puisqu’elle n’avait pas le choix en la matière.
— Eh bien, Ilia, fit le triumvir Hegazi en la toisant du haut de son fauteuil, j’espère que ça vaut le coup.
Elle aussi – mais la dernière chose qu’elle était prête à faire était de lui avouer qu’elle éprouvait un léger malaise.
— N’oubliez pas, dit-elle à la cantonade, que dès que ce sera fait, il n’y aura pas de retour en arrière possible. Ça risque de très, très mal finir. Nous pourrions provoquer une réaction immédiate de la planète.
— Mais peut-être que non, objecta Sylveste. Je vous l’ai dit je ne sais combien de fois, Cerbère ne fera rien pour attirer l’attention.
— Espérons que votre théorie est exacte.
— Je pense que nous pouvons nous fier au bon docteur, dit Sajaki, qui se trouvait à côté de Sylveste. Il est aussi vulnérable que nous.
Volyova éprouva l’envie d’en finir. Elle alluma l’holo, qui était resté éteint jusque-là, et afficha une image en temps réel du Lorean. L’épave ne donnait pas l’impression d’avoir changé depuis la dernière fois qu’ils l’avaient trouvée : la coque était toujours criblée de blessures horribles, infligées, comme ils le savaient à présent, immédiatement après que Cerbère eut attaqué et détruit les sondes. Mais, dans le vaisseau, les machines de Volyova n’étaient pas restées inactives ; il n’y en avait eu qu’un petit essaim, au début, semé par le robot qu’elle avait envoyé pour retrouver les inscriptions dans le journal de bord d’Alicia. Mais l’essaim avait crû rapidement, nourrissant sa propre expansion grâce au métal du bâtiment, s’interfaçant avec les systèmes d’autoréparation et de reconformation, dont la plupart avaient échoué à se rebouter après l’attaque de Cerbère. D’autres populations avaient suivi – et puis, un jour ou deux après la première imprégnation, le travail proprement dit avait commencé : la transformation de l’intérieur et de la peau du vaisseau. Un observateur non averti n’aurait rien vu de cela, mais toute activité industrielle produisait de la chaleur, et la paroi extérieure de l’épave détruite s’était légèrement réchauffée au cours des derniers jours, trahissant l’activité frénétique qui se déroulait à l’intérieur.
Volyova frotta son bracelet, vérifia les indications nominales. Ça allait bientôt commencer ; elle ne pouvait plus rien faire pour interrompre le processus.
— Mon Dieu, souffla Hegazi.
Le Lorean était en train de muer : il se dépouillait de sa peau. Des portions de la coque extérieure endommagée se détachaient par grands lambeaux, le vaisseau s’enveloppait dans un cocon de squames qui allait en s’expansant lentement. Ce qui apparaissait en dessous avait encore la même forme que l’épave, mais était entouré d’une carapace lisse comme la nouvelle peau d’un serpent. Les transformations avaient été plutôt faciles à imposer – contrairement au Spleen, le Lorean ne luttait pas contre ses propres virus autoreproducteurs. Il ne résistait pas aux mains qui le sculptaient. Si reformer le Spleen revenait à essayer de modeler du feu, le Lorean était de l’argile dans ses mains.
L’angle de prise de vue changea alors que les débris arrachés entraînaient la rotation du Lorean sur son axe longitudinal. Les moteurs Conjoineur fonctionnaient toujours, et ils étaient maintenant sous son contrôle, par l’intermédiaire de son bracelet. Ils n’auraient probablement jamais atteint un niveau de puissance suffisant pour propulser le vaisseau à une vitesse proche de celle de la lumière, mais ce n’était pas l’intention de Volyova. Le voyage qu’il devait faire – le dernier voyage qu’il ferait jamais – serait d’une brièveté presque insultante pour un tel bâtiment. Et maintenant, le vaisseau était à peu près vide, le volume intérieur comprimé dans les parois épaissies de la coque conique. Le cône était ouvert à la base ; le vaisseau ressemblait à un énorme dé à coudre pointu.
— Dan, dit-elle. Mes machines ont retrouvé les corps d’Alicia et de ses compagnons de bord. La plupart des mutins étaient en cryosomnie… mais ils n’ont pas survécu à l’attaque.
— Que dites-vous ?
— Je peux les faire revenir ici, si vous voulez. Mais ça prendrait du temps. Il faudrait que nous envoyions une navette pour les récupérer.
La réponse de Sylveste arriva plus vite qu’elle ne s’y attendait. Elle pensait qu’il voudrait y réfléchir une heure ou deux. Au lieu de quoi il dit :
— Non. Nous ne pouvons plus attendre. Vous avez raison : Cerbère a dû monitorer cette activité.
— Alors, les cadavres ?
Lorsqu’il répondit, ce fut comme s’il n’y avait qu’une seule façon raisonnable d’aborder le problème :
— Il va falloir qu’ils disparaissent.