Volyova débarqua de la navette du gobe-lumen et suivit le triumvir Hegazi dans le tunnel de sortie. Ils arrivèrent, par une enfilade de soufflets, au salon de transit, une sphère située au cœur du carrousel.
Tous les brins issus de l’hélice d’ADN humaine étaient représentés dans une valse stupéfiante de couleurs flottant en apesanteur. On aurait dit des poissons tropicaux pris d’une frénésie dévorante. Il y avait des Ultras, des Pirates du Ciel, des Conjoineurs, des Demarchistes, des négociants de la région, des usagers de l’intrasystème, des mécanos et un bel assortiment de parasites. Tous suivaient des trajectoires apparemment aléatoires, se frôlaient dangereusement et s’évitaient au dernier moment. Certains – quand leur architecture corporelle le permettait – étaient munis d’ailes diaphanes, cousues sous leurs manches ou fixées à même la peau. Les moins aventureux s’en sortaient à l’aide de discrets propulseurs d’appoint ou de petits tracteurs de location. Des cyborgs personnels naviguaient dans la foule, trimballant des bagages, des scaphandres spatiaux repliés. Des singes capucins ailés, en livrée, cherchaient leur pitance et fourraient leur butin dans leur poche marsupiale. Une musique chinoise obsédante tintait aux oreilles profanes de Volyova comme autant de carillons à vent volontairement dissonants. Yellowstone offrait à ce grouillement d’activité un fond brun jaunâtre, des milliers de kilomètres plus bas.
Arrivés au bout de la sphère de transit, Volyova et Hegazi traversèrent une membrane perméable à la matière et entrèrent dans la zone sous douanes, une autre sphère en apesanteur, aux parois hérissées d’armes autonomiques qui scannaient les nouveaux arrivants. L’espace central était occupé par des bulles transparentes de trois mètres de diamètre, fendues selon le plan équatorial. Ayant détecté leur approche, deux bulles planèrent dans leur direction et se refermèrent sur eux.
Dans celle de Volyova était suspendu un petit cyborg en forme de casque de kabuto japonais, sous lequel pendouillaient divers capteurs et dispositifs de lecture. Elle éprouva un picotement neural, comme si on avait délicatement réarrangé des fleurs dans sa tête : la chose la scannait.
— Je détecte des structures linguistiques russes, mais je détermine que le norte moderne est votre langue de référence. Cela vous conviendra-t-il pour le déroulement des procédures administratives ?
— Ça ira, répondit Volyova, piquée au vif.
Foutue saloperie, qui avait repéré que sa langue natale était complètement rouillée !
— Je poursuivrai donc en norte. En dehors des dispositifs de médiation cryosomniques, je ne décèle aucun implant cérébral ou système de modification perceptuelle exosomatique. Souhaitez-vous louer un implant avant la poursuite de cet entretien ?
— Non. Je voudrais juste un écran et un visage.
— Très bien.
Un visage se matérialisa sous le bord du casque. Un visage de femme blanche, vaguement mongoloïde, aux cheveux ras. Elle se dit que l’entité qui interrogeait Hegazi avait probablement adopté les traits d’un moustachu à la peau sombre et fortement chimérique – comme l’intéressé.
— Déclinez votre identité, dit la femme.
Volyova se présenta.
— Vous vous êtes rendue dans ce système pour la dernière fois en… Attendez un peu, fit le visage en baissant un instant les yeux. Il y a quatre-vingt-cinq ans, en 2461. Correct ?
Luttant contre tous ses instincts, Volyova se rapprocha de l’écran.
— Bien sûr que c’est correct. Vous êtes une simulation de niveau gamma. Maintenant, faites-moi grâce de ces simagrées et finissons-en. J’ai de la camelote à négocier et pour chaque seconde que vous me faites perdre, on va être obligés de payer le stationnement du bâtiment en orbite autour de cette merde de chien galeux qu’est votre planète !…
— Grossièreté dûment enregistrée, dit la femme en faisant mine de noter quelque chose, hors champ. Pour votre gouverne, les archives de Yellowstone sont très incomplètes par suite de la corruption des données consécutive à la peste. Je vous ai posé cette question afin de vérifier une information non validée. (Elle marqua une pause.) Au fait : je m’appelle Vavilov. Je grille ma dernière cigarette en finissant une tasse de café dégueulasse, dans un bureau ouvert à tous les vents où je fais des journées de dix plombes. Je suis là depuis huit heures, j’en ai encore deux à tirer. Si je ne refoule pas dix personnes aujourd’hui, mon boss pensera que je n’ai rien foutu, or, jusque-là, je n’en ai éjecté que cinq et je me demande comment je vais remplir mon quota, alors je vais vous donner un bon conseil : réfléchissez bien avant de vous permettre un nouvel écart de langage. (La femme tira sur sa cigarette et souffla la fumée en direction de Volyova.) Bon, je peux continuer ?
— Écoutez, je suis désolée… je pensais… bredouilla Volyova. Ce genre de tâche n’est pas confiée à des simus, chez vous ?
— Elle l’était, dans le temps, répondit la femme avec un soupir las. Mais l’ennui avec les simus, c’est qu’elles se laissent beaucoup trop facilement baratiner.
Volyova et Hegazi prirent, au centre du carrousel, un ascenseur gros comme une maison qui menait vers l’un des quatre rayons de la roue. Ils sentirent leur poids croître progressivement jusqu’à ce qu’ils arrivent à la circonférence. La gravité était celle de Yellowstone, voisine de la norme terrestre adoptée par les Ultras.
Le Carrousel de New Brasilia parcourait l’orbite de Yellowstone en quatre heures, selon une trajectoire sinueuse qui évitait la Ceinture de Rouille, la traînée de débris rouillés abandonnés là depuis la peste. C’était un carrousel en forme de roue – la configuration la plus fréquente – de dix kilomètres de diamètre. La bande périphérique de trente kilomètres sur onze cents mètres de largeur offrait un espace suffisant à toutes les activités humaines pensables et imaginables susceptibles de se dérouler dans un saupoudrage de villes, de petits hameaux, de jardins bonsaïs, et même de quelques forêts soigneusement paysagées. Des montagnes d’azur coiffées de neige avaient été sculptées, afin de donner une illusion de distance, sur les parois de la vallée entre lesquelles la bande était encaissée. La partie concave de la roue était couverte, à cinq cents mètres d’altitude, par une voûte incurvée, transparente, couturée de rails d’acier sur lesquels roulaient des nuages artificiels écumeux, dont les déplacements étaient chorégraphiés par ordinateur. En dehors du fait qu’ils simulaient un climat planétaire, ces nuages contribuaient à rompre les perspectives dérangeantes du monde incurvé. Volyova supposa qu’ils étaient réalistes, mais comme elle n’avait jamais vu de vrais nuages de ses propres yeux, au moins pas d’en dessous, elle ne pouvait en être tout à fait sûre.
L’ascenseur les déposa sur une terrasse située au-dessus de la communauté principale du carrousel, un capharnaüm de bâtiments agglutinés entre les parois abruptes d’une vallée. Rimtown, comme on l’appelait : la Ville du Tour. C’était un affreux amoncellement de styles architecturaux caractéristiques des différents occupants qui s’étaient succédé au cours de l’histoire de la roue. Une file de rickshaws attendait au niveau du sol. Le conducteur du premier buvait à même une boîte de jus de banane. Il la remit dans le support accroché au guidon de son engin pour prendre le bout de papier que lui tendait Hegazi, et sur lequel était écrite leur destination. Le type colla le papier devant ses yeux noirs, très rapprochés, émit un grognement approbateur, et ils se retrouvèrent dans la circulation erratique. C’était un grouillement de véhicules électriques et à pédales qui faisaient des embardées pour s’éviter les uns les autres, les piétons profitant de la moindre trouée pour plonger bravement entre les engins. Plus de la moitié de la population était composée d’Ultranautes, reconnaissables à leur pâleur, leur carcasse filiforme et leurs excroissances corporelles ostentatoires, mises en valeur par des tatouages, des bandelettes de cuir noir, une profusion de bijoux clinquants et d’emblèmes corporatistes. Rien à voir, cela dit, avec les chimériques extrémistes, et Hegazi faisait probablement partie des dix ou douze individus les plus outranciers du carrousel. La plupart portaient néanmoins la coiffure à la mode chez les Ultras, les grosses tresses indiquant le nombre de plongées en cryosomnie qu’ils avaient effectuées, et beaucoup arboraient des vêtements fendus pour révéler leurs prothèses. En regardant ces phénomènes, Volyova devait faire un effort pour se rappeler qu’ils appartenaient à la même espèce.
Les Ultras n’étaient évidemment pas la seule race de voyageurs de l’espace engendrée par l’humanité. Il y avait une forte représentation de Pirates du Ciel, au moins ici. C’étaient des habitants de l’espace, bien sûr, mais ils ne formaient pas l’équipage des vaisseaux interstellaires, et ils offraient un aspect très différent de celui des Ultras spectraux avec leurs dreadlocks et leur allure vieillotte. On voyait aussi des Écumeurs des Glaces, une variété de Pirates du Ciel psychomodifiés afin de supporter l’extrême isolement des ceintures de Kuiper, où ils travaillaient, et qui défendaient jalousement leur solitude. Les Branchis étaient des êtres humains adaptés à la vie aquatique qui respiraient de l’air liquide, capables de manœuvrer des vaisseaux à forte gravité sur de courtes distances. Ils constituaient un pourcentage appréciable de la police du système. Certains Branchis étaient tellement inadaptés à la respiration et à la locomotion terrestres qu’ils devaient se déplacer dans d’énormes réservoirs robotisés quand ils n’étaient pas en service.
El il y avait les Conjoineurs : des descendants d’un clan martien expérimental qui avaient procédé à l’émulation systématique de leur esprit, troquant leurs cellules contre des machines, jusqu’à ce qu’il leur arrive quelque chose d’aussi soudain que définitif. Ils avaient subitement accédé à un nouveau mode de conscience – ce qu’ils appelaient la Transillumination –, provoquant, au passage, une guerre aussi brève qu’abjecte. Les Conjoineurs étaient faciles à repérer dans la foule : ils avaient réussi depuis peu à se doter par génie génétique de belles et grandes crêtes veinées afin de dissiper la chaleur excessive induite par les furieuses machines qu’ils avaient dans le crâne. Ils étaient moins nombreux, ces temps-ci, de sorte qu’ils avaient tendance à attirer l’attention. D’autres races humaines – comme les Demarchistes, qui étaient depuis longtemps alliés aux Conjoineurs – avaient une conscience aiguë du fait que seuls les Conjoineurs savaient construire les moteurs qui propulsaient les gobe-lumens.
— Arrête-toi là, dit Hegazi.
Le rickshaw plongea vers le bord du trottoir, où des vieillards rabougris jouaient aux cartes et au mah-jong assis à des tables pliantes. Hegazi fourra un peu d’argent dans la paume grassouillette du conducteur et suivit Volyova sur le trottoir. Ils étaient arrivés devant un bar. La porte était surmontée par une enseigne holographique représentant un homme nu sortant de la mer, sur fond de vagues aux formes étranges, fantasmagoriques. Au-dessus de lui, une sphère noire planait dans le ciel.
— « Le Mystif et le Vélaire… » lut Volyova. Brr, ça fait bizarre.
— C’est là que tous les Ultras se retrouvent. Tu as intérêt à t’y faire.
— Très bien. Argument retenu. De toute façon, en y réfléchissant, je ne vois pas comment je pourrais me sentir chez moi dans un bar ultra.
— Ma pauvre Ilia ! Tu ne te sentiras jamais chez toi dans aucun endroit dépourvu de système de navigation et d’une méchante puissance de feu.
— Pour moi, c’est la définition même du bon sens.
Des jeunes beuglaient dans la rue, couverts de sueur et de ce que Volyova espéra n’être que de la bière renversée. Ils avaient dû faire une partie de bras de fer : l’un d’eux dorlotait une prothèse qui s’était détachée de son épaule tandis qu’un autre palpait un paquet de billets sans doute gagnés à l’intérieur. Ils arboraient les dreadlocks traditionnelles dénombrant leurs plongées en cryosomnie, et des tatouages rituels à effet de ciel étoilé qui procurèrent à Volyova un curieux sentiment d’envie, teinté de l’impression d’être un vieux croûton. Elle doutait que leurs préoccupations aillent beaucoup plus loin que leur prochain verre, un plumard, et l’endroit où trouver tout ça. Hegazi leur jeta un coup d’œil – il devait les intimider, malgré leurs ambitions chimériques, parce qu’il était difficile de dire quelles parties de lui n’étaient pas mécaniques.
— Allez, Ilia, dit-il en fendant la foule. Souris et serre les dents.
On n’y voyait rien dans cette foutue taverne, et Volyova mit quelques instants à se repérer. À cause, aussi, des effets synergiques combinés du bruit – de la musique tripale burundi mêlée de sons qui auraient pu être produits par une gorge humaine – et des hallucinogènes aromatiques doux qui planaient dans la fumée à couper au couteau. Hegazi se dirigea vers une table miraculeusement libre, dans un coin, et elle le suivit avec un enthousiasme tout relatif.
— Tu veux t’asseoir ?
— Je n’ai pas trop le choix. Autant donner l’impression que nous nous tolérons mutuellement, ou les gens vont se poser des questions.
Hegazi secoua la tête en souriant.
— Il doit y avoir quelque chose qui me plaît chez toi, Ilia, sans quoi il y a des siècles que je t’aurais tuée.
Elle s’assit.
— Ne parle pas comme ça devant Sajaki. Il n’apprécie pas les menaces adressées aux membres du Triumvirat.
— Ce n’est pas moi qui ai un problème avec Sajaki, je te rappelle. Bon, qu’est-ce que tu prends ?
Hegazi commanda à boire – sa physiologie le lui permettait – et attendit que le système de livraison de la superstructure apporte leurs verres.
— Ça t’ennuie, hein, cette histoire avec Sudjic ?
— Bah, ne t’en fais pas, répondit Volyova en croisant les bras. Je suis de taille à me défendre. Et puis, j’aurai de la chance si j’arrive à lui mettre la main dessus avant que Sajaki ne lui règle son compte.
— Il te laissera peut-être des restes.
Leur commande arriva dans un petit nuage de plexiglas muni d’un couvercle, accroché à un chariot qui se déplaçait sur des rails fixés au plafond.
— Tu crois vraiment qu’il la tuerait ?
Volyova se jeta sur son verre, altérée par la poussière avalée pendant le trajet en rickshaw.
— Je crois qu’il serait capable de tous nous tuer, si tu veux savoir.
— Tu lui faisais confiance, avant. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
— Sajaki n’est plus le même depuis que le capitaine est retombé malade, fit-elle en regardant autour d’elle avec méfiance, comme si elle craignait que Sajaki ne soit à portée de voix. Tu savais qu’ils étaient allés voir les Mystifs ensemble ?
— Tu veux dire que les Mystifs auraient fait quelque chose à l’esprit de Sajaki ?
Elle repensa à l’homme nu sortant de l’océan des Mystifs.
— C’est ce qu’ils font, Hegazi.
— Oui, volontairement. Tu veux dire que Sajaki aurait choisi de devenir plus cruel ?
— Pas vraiment cruel. Il a une idée fixe. Cette histoire, avec le capitaine… fit-elle en secouant la tête. Elle est emblématique.
— Tu lui as parlé, récemment ?
Elle décrypta sa vraie question.
— Non. Je ne crois pas qu’il ait découvert celui qu’il cherchait. Mais nous le saurons sûrement bientôt.
— Et ta propre quête ?
— Je ne cherche pas un individu particulier. Je n’ai qu’une exigence : trouver quelqu’un qui soit plus sain d’esprit que Boris Nagorny. Ça ne devrait pas être trop difficile.
Elle parcourut du regard les clients du bar. Aucun n’avait l’air véritablement psychotique, mais ils n’étaient pas non plus spécialement du genre stable et équilibré.
— Enfin, je l’espère.
Hegazi alluma une cigarette et en proposa une à Volyova. Elle la prit avec reconnaissance et tira frénétiquement dessus pendant cinq bonnes minutes, jusqu’à ce qu’elle ressemble à une flammèche de matière fissile incluse dans des braises rougeoyantes. Elle nota mentalement de profiter de l’escale pour refaire le plein de cigarettes.
— De toute façon, mes recherches ne font que commencer, reprit-elle. Et je dois y aller en douceur.
— Tu veux dire, reprit Hegazi avec un sourire entendu, que tu ne diras pas aux candidats en quoi consiste le boulot que tu veux leur confier ?
— Bien sûr que non, fit Volyova avec un sourire torve.
La navette à coque de saphir à bord de laquelle il se trouvait n’avait pas eu beaucoup de chemin à faire : juste un saut de puce intra-orbital depuis l’habitat familial de Sylveste. Le trajet n’en avait pas été moins difficile à organiser pour autant. Calvin désapprouvait fortement le fait que son fils ait des contacts avec la chose qui résidait maintenant à la Fondation, comme si son esprit risquait de le contaminer par un processus mystérieux de résonance sympathique. Enfin, Sylveste avait vingt et un an. C’est lui qui décidait qui il voulait voir. Calvin pouvait aller au diable ou se cramer les neurones dans la dinguerie qu’il allait s’imposer, ainsi qu’à ses soixante-dix-neuf disciples… ce n’était pas lui qui dicterait à Sylveste le choix de ses relations.
Il dut se répéter, en voyant la FSEV apparaître à l’horizon, que rien de tout ça n’était réel. Ce n’était qu’un élément narratif de sa biographie. Pascale lui en avait remis l’ébauche et lui avait demandé ses commentaires. Et voilà qu’il revivait tout ça, cloîtré dans sa prison, sur Cuvier, mais se déplaçant comme un fantôme dans son propre passé, hantant sa propre jeunesse. Des souvenirs enfouis depuis longtemps affluaient sans qu’il les sollicite. Sa biographie, qui était encore loin d’être complète, devait être accessible par tous les moyens, de tous les points de vue, et selon divers degrés d’interactivité. Ce serait une chose à multiples facettes, complexe, assez détaillée pour qu’on puisse aisément passer plus d’une vie à explorer ne serait-ce qu’un aspect de son passé.
La FSEV avait pourtant l’air aussi réelle que dans ses souvenirs. La Fondation Sylveste pour les Études Vélaires était une structure en forme de roue qui remontait à la période Amerikano, bien qu’il n’y en ait pas un seul nanomètre cube qui n’ait été retransformé plusieurs fois au cours des siècles. Au moyeu de la roue étaient greffées deux demi-sphères grises pareilles à des champignons criblés d’interfaces d’accès et piquetés des modestes systèmes de défense autorisés par l’éthique demarchiste. Le pourtour de la roue était un conglomérat anarchique de modules vivants, de laboratoires, de bureaux, regroupés dans une matrice et reliés par un dédale inextricable de galeries et de tuyaux d’alimentation en collagène de requin, le tout noyé dans une masse chitineuse polymérisée.
— C’est vraiment excellent.
— Vous trouvez ? demanda Pascale d’une voix distante.
— C’était exactement comme ça, répondit Sylveste. C’est l’impression que j’avais quand j’y allais.
— Merci, mais… enfin, de rien ; ce n’était pas difficile. J’avais tous les documents nécessaires, comme les plans de la FSEV, et il y a même des gens à Cuvier qui ont connu votre père. Jannequin, par exemple. Non, la suite était plus compliquée, parce que nous n’avions pas beaucoup d’éléments, en dehors de ce que vous avez dit à votre retour.
— Je suis sûr que vous vous en êtes très bien tirée.
— Vous allez voir. Ça vient très vite, d’ailleurs.
La navette s’accoupla à l’interface d’arrivée. Les cyborgs qui assuraient la sécurité de la Fondation l’attendaient de l’autre côté du sas pour valider son identité.
— Calvin ne sera pas enthousiasmé, fit Gregori, le gardien de la Fondation. Enfin, il est trop tard pour vous renvoyer chez vous, maintenant.
Ils avaient effectué ce rituel deux ou trois fois au cours des derniers mois, Gregori se lavant régulièrement les mains des conséquences. Sylveste n’avait plus besoin qu’on l’escorte dans les galeries de collagène de requin jusqu’à l’endroit où ils le gardaient. Le… enfin, ça. La chose.
— Ne vous en faites pas, Gregori. Si mon père vous cherche des poux dans la tête, vous n’aurez qu’à lui dire que c’est moi qui vous ai obligé à me faire faire le tour.
Gregori arqua les sourcils et les entoptiques syntonisées sur ses émotions exprimèrent son amusement.
— N’est-ce pas exactement ce que vous êtes en train de faire, Dan ?
— Je m’efforçais de rester dans un registre aimable.
— On ne peut plus futile, mon cher. Nous serions tous beaucoup plus heureux si vous vous contentiez de suivre l’exemple de votre père. Au moins, avec un bon régime totalitaire, on sait où on en est.
Ils marchèrent pendant vingt minutes dans les galeries, suivant une direction radiale qui les emmenait vers la périphérie. Ils traversèrent des laboratoires où des équipes de recherche – des êtres humains et des machines – se colletaient inlassablement avec l’énigme insondable des Voiles. La FSEV avait placé des stations de monitoring autour de tous les Voiles découverts jusqu’alors, mais l’essentiel des informations était traité et collationné autour de Yellowstone. C’est là que des théories élaborées étaient assemblées et mises à l’épreuve des faits, qui étaient minces, mais qu’on ne pouvait ignorer. Aucune théorie n’avait résisté plus de quelques années.
La chose que Sylveste était venu voir était gardée dans une annexe de haute sécurité située près du bord. L’endroit était spacieux, ce qui relevait de la générosité gratuite, rien ne garantissant que la chose était seulement en mesure d’apprécier l’attention. Et cette chose-là s’appelait Philip Lascaille.
Il n’avait plus beaucoup de visiteurs, à présent. Ç’avait été le défilé, au début, juste après son retour. Mais l’intérêt s’était amenuisé quand il était devenu évident qu’il ne pouvait rien dire, même de futile, à ses visiteurs. D’un autre côté, le fait que personne ne fasse plus attention à Lascaille pouvait tourner à l’avantage de Sylveste, qui l’avait vite compris. Il ne venait pas très souvent le voir – une ou deux fois par mois –, mais ça avait suffi pour permettre à une sorte de rapport de s’établir entre eux… entre lui et la chose que Lascaille était devenu.
L’antre de Lascaille donnait sur un jardin au ciel éternellement bleu – un ciel artificiel, peint en bleu cobalt. Une brise artificielle, elle aussi, jouait dans les carillons à vent accrochés aux branches tombantes des arbres qui entouraient le jardin.
C’était un jardin paysagé, un véritable dédale de sentiers, de rocailles, de buttes, de treilles et de mares où nageaient des poissons rouges. Sylveste mettait toujours une minute ou deux à trouver Lascaille. Il était généralement nu ou à demi-nu, assez sale, les doigts tachés par les couleurs d’arc-en-ciel de ses craies ou de ses fusains. Sylveste savait qu’il chauffait quand il voyait, sur le sentier de pierre, soit un schéma symétrique complexe, soit une tentative apparente d’imitation de calligraphie chinoise ou sanscrite, dont l’auteur ne connaissait manifestement pas un seul caractère. D’autres fois, les dessins que Lascaille traçait sur le sentier évoquaient des symboles d’algèbre booléenne ou rappelaient le langage des signes.
À partir de ce moment-là, Sylveste savait qu’il n’allait pas tarder à tomber, à un détour du chemin, sur Lascaille en train de faire un nouveau dessin ou d’effacer minutieusement celui qu’il venait de tracer. Il était totalement concentré, les traits crispés, tous les muscles tendus par la rigueur de la tâche qu’il s’imposait, et qu’il effectuait dans un silence complet, seulement troublé par le tintement des carillons, le murmure de l’eau, le crissement de la craie ou du fusain sur la pierre.
Sylveste attendait souvent des heures que Lascaille remarque sa présence, reconnaissance qui se bornait généralement au fait qu’il tournait brièvement le visage vers lui avant de reprendre son activité. Mais à cet instant, c’était chaque fois la même chose : le rictus s’adoucissait et laissait place à un sourire fugitif. De fierté, d’amusement ou d’une chose qui passait complètement la compréhension de Sylveste.
Puis Lascaille retournait à ses craies ; et rien ne pouvait laisser penser que c’était le seul homme, le seul être vivant qui ait jamais effleuré la surface d’un Voile et en soit revenu vivant.
— De toute façon, reprit Volyova en finissant son verre, je ne m’attends pas à ce que ce soit facile, mais je n’ai aucun doute : je trouverai une recrue, tôt ou tard. J’ai commencé à passer des annonces, en communiquant notre destination prévue. En ce qui concerne le poste, je précise seulement qu’il exige la présence d’implants.
— Tu ne vas quand même pas prendre le premier venu ? objecta Hegazi.
— Bien sûr que non. Les candidats ne s’en rendront pas compte, mais je fouillerai leur passé et je choisirai quelqu’un qui aura une expérience militaire d’une sorte ou d’une autre. Je ne veux pas d’un gars qui risque de craquer au moindre problème, ou incapable de se plier à la discipline.
Elle commençait à se détendre, à oublier la pénible histoire avec Nagorny. Sur la scène, une fille s’escrimait à tirer d’un teeconax d’or une interminable spirale de ragas carnatiques. Volyova n’avait jamais aimé la musique, mais celle-ci avait quelque chose de mathématique, d’ensorcelant, qui eut, un instant, raison de ses préjugés.
— Je suis confiante, poursuivit-elle. Ça va marcher. Le seul problème, c’est Sajaki.
Hegazi eut un mouvement de menton en direction de la porte. Volyova plissa les paupières. Un homme était planté là, un grand gaillard majestueux qui se découpait en ombre chinoise sur le rectangle de lumière vive. Il portait un long manteau noir, et les reflets sur son casque faisaient comme un halo autour de sa tête. Sa silhouette était barrée en diagonale par un long bâton lisse qu’il tenait à deux mains.
Le Komuso s’avança dans l’obscurité ; la chose qui ressemblait à un bâton était un shakuhachi de bambou : l’instrument de musique traditionnel des prêtres mendiants zen. Il le rengaina prestement, comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie, dans un fourreau dissimulé entre les plis de sa cape, et ôta son casque d’osier avec une lenteur impériale, mais son visage resta indistinct dans la pénombre. Il avait les cheveux gominés, attachés sur la nuque en une petite queue recourbée comme une faux. Ses yeux étaient invisibles derrière de fines lunettes d’assassin dont les verres à facettes, sensibles aux infrarouges, réfléchissaient vaguement la maigre lumière.
La musique s’arrêta net et la fille au teeconax disparut magiquement de la scène.
— Ils croient que c’est une descente de police, souffla Hegazi dans la taverne où l’on aurait maintenant entendu voler une mouche. Les flics du coin envoient des épouvantails dans son genre quand ils ne veulent pas se salir les mains.
Le Komuso balaya la salle du regard, et ses yeux de mouche repérèrent Hegazi et Volyova. Sa tête semblait se mouvoir indépendamment du reste de son corps comme celle d’une espèce de chouette. Il s’approcha d’eux dans un grand envol de cape. Il donnait l’impression de glisser plus qu’il ne marchait. D’un coup de pied désinvolte, Hegazi expédia vers lui un tabouret qui se trouvait sous la table.
— Ravi de te voir, Sajaki, dit-il en tirant nonchalamment sur sa cigarette.
Sajaki laissa tomber son casque d’osier à côté de leurs verres, enleva ses lunettes, déposa sa grande carcasse sur le siège libre et se tourna avec indifférence vers la salle. Il fit mine de porter un verre à ses lèvres comme pour inciter les gens à s’occuper de leurs oignons moyennant quoi il se mêlerait de ses propres affaires. Peu à peu, les conversations reprirent, mais tout le monde tenait les trois personnages à l’œil.
— J’aurais bien voulu que les circonstances méritent qu’on porte un toast, déclara Sajaki.
— Pourquoi, ce n’est pas le cas ? demanda Hegazi, l’air aussi abattu que le permettaient les modifications extensives de son visage.
— Pas vraiment.
Sajaki examina les verres vides sur la table, prit celui de Volyova et avala les dernières gouttes qu’il contenait.
— J’ai fait ma petite enquête, discrètement, comme vous pouvez le déduire de ma tenue. Sylveste n’est pas là. Il a quitté le système. En fait, il y a près de cinquante ans qu’il est parti.
— Cinquante ans ? fit Hegazi avec un sifflement admiratif.
— La piste est plutôt froide, commenta Volyova en se gardant de tout triomphalisme.
Elle avait toujours su que le risque existait. Sajaki avait donné l’ordre de diriger le gobe-lumen vers le système de Yellowstone en se basant sur les meilleures informations disponibles à l’époque. Mais il y avait des dizaines d’années de ça, et l’information datait elle-même de plusieurs dizaines d’années quand ils l’avaient reçue.
— Oui, dit Sajaki. Mais pas autant que vous pourriez le croire. Je sais exactement où il est allé, et il n’y a pas de raison de penser qu’il en soit reparti.
— Et où serait-il ? demanda Volyova en proie à un affreux sentiment d’accablement.
— Une planète appelée Resurgam, répondit Sajaki en reposant le verre de Volyova sur la table. Ce n’est pas tout près. Mais je crains, chers collègues, que ce ne soit notre prochaine destination.
Il se replongea dans son passé.
Un passé plus lointain encore. Il avait douze ans. Les retours en arrière de Pascale n’étaient pas chronologiques. La biographie était construite sans égard pour les subtilités du temps linéaire. Au début, il fut désorienté, et pourtant il était le seul être vivant de l’univers qui n’aurait pas dû être perdu dans sa propre histoire. Puis la confusion laissa lentement place à la conviction que c’était la seule façon de procéder ; qu’il était juste de traiter son passé comme une mosaïque incohérente d’événements interchangeables ; un poème surréaliste aux interprétations innombrables, toutes aussi légitimes les unes que les autres.
C’était en 2373. Quelques dizaines d’années à peine après la découverte du premier Voile par Bernsdottir. L’étude du mystère avait suscité des pans entiers d’études universitaires et donné naissance à des douzaines d’agences gouvernementales et autres officines de recherches privées. La FSEV n’était que l’une de ces organisations, mais il se trouvait aussi qu’elle était financée par l’une des familles les plus fortunées et les plus puissantes de la bulle humaine dans son intégralité. Et quand l’opportunité se présenta, ce ne fut pas grâce aux actions concertées des grandes organisations scientifiques, mais à la folie obstinée et désordonnée d’un seul homme.
Cet homme était Philip Lascaille.
Il était chercheur à la FSEV et travaillait dans l’une des stations permanentes près de ce qui s’appelait maintenant le Voile de Lascaille, dans le trans-secteur de Tau Ceti. Lascaille faisait aussi partie d’une équipe permanente qui se tenait prête à partir pour le Voile, au cas où l’on aurait eu besoin d’y envoyer des délégués humains, ce que personne n’envisageait très sérieusement. Mais il y avait des délégués, et un vaisseau prêt à leur faire parcourir les cinq cents millions de kilomètres qui les séparaient de la frontière, si l’invitation arrivait jamais.
Lascaille avait décidé de ne pas l’attendre.
Il avait pris, tout seul, le vaisseau de contact de la FSEV. Le temps que quelqu’un comprenne ce qui se passait, il était beaucoup trop tard pour l’arrêter. Il existait une commande de destruction à distance, mais son utilisation aurait pu être interprétée par le Voile comme une agression, et personne n’avait envie de prendre ce risque. On avait décidé de laisser les choses suivre leur cours. Personne ne s’attendait sérieusement à ce que Lascaille revienne de là vivant. Et bien qu’il soit revenu, et en vie, les sceptiques avaient raison, en un certain sens, parce que son esprit n’était pas revenu avec lui.
Lascaille était allé très près du Voile avant qu’une force ne l’en rejette, à quelques dizaines de kilomètres seulement de la surface, bien qu’à cette distance il soit difficile de dire où finissait l’espace et où commençait le Voile. Personne ne doutait qu’il s’en soit davantage rapproché que n’importe quel être humain, ou que n’importe quel être vivant tout court.
Mais il l’avait payé horriblement cher.
Il n’en était pas revenu entier ; il y avait laissé l’essentiel de lui-même. Contrairement à ceux qui l’avaient précédé, il n’avait pas été physiquement broyé et lacéré par des forces incompréhensibles. Mais ce qui était arrivé à son cerveau semblait tout aussi irrémédiable. Il ne restait rien de sa personnalité, en dehors de quelques traces résiduelles qui ne faisaient que souligner le quasi-anéantissement de tout le reste. Il avait conservé les fonctions cérébrales nécessaires pour rester en vie sans assistance respiratoire, et son contrôle moteur semblait rigoureusement intact. Mais son intelligence avait été oblitérée. Il donnait l’impression de ne plus percevoir que des bribes de son environnement, et d’une façon rudimentaire. Avait-il la moindre notion de ce qui lui était arrivé, avait-il seulement conscience du passage du temps ? Était-il encore capable de mémoriser les expériences nouvelles ou de se remémorer celles qui lui étaient advenues avant son expédition dans le Voile ? Rien ne permettait de le penser. Il conservait la faculté de vocaliser, mais s’il articulait parfois des mots intelligibles, ou même des fragments de phrase, rien de tout cela n’avait le moindre sens.
Philip Lascaille – ou ce qui restait de lui – avait été renvoyé dans le système de Yellowstone, puis à la FSEV, où médecins et spécialistes de tout poil avaient tenté, sans succès, de comprendre ce qui avait pu lui arriver. Finalement, en désespoir de cause plus que par logique, ils avaient échafaudé une théorie selon laquelle l’espace-temps fractal restructuré autour du Voile n’avait pas supporté la densité d’information de son cerveau. Si la structure moléculaire de son corps n’avait pas été notablement affectée lors de la traversée, son esprit avait été randomisé au niveau quantique. C’était comme un texte qui, traduit par un logiciel de traduction automatique, aurait perdu à peu près tout son sens et aurait été retraduit par le même moyen dans sa langue de départ.
Lascaille n’avait pourtant pas été le dernier à tenter cette mission suicide. Un culte était né autour de lui, fondé principalement sur l’idée que, malgré ses signes extérieurs de démence, le passage à proximité du Voile lui avait valu d’entrevoir le Nirvana. Une ou deux fois par décennie, quelqu’un tentait de suivre Lascaille dans l’un ou l’autre des Voiles connus. Le résultat était désespérément constant et ne pouvait en aucune façon être considéré comme une amélioration du sort que Lascaille lui-même avait connu. Les plus chanceux revenaient à moitié fous. Les autres ne réapparaissaient jamais, ou dans des vaisseaux tellement endommagés que leurs restes évoquaient une bouillie saumon.
Si le culte de Lascaille prospérait, les gens avaient vite oublié l’homme lui-même. Peut-être la réalité baveuse, bredouillante, de son existence était-elle un tantinet trop inconfortable.
Mais Sylveste n’avait jamais oublié. Au contraire. Il n’avait plus qu’une obsession : lui extorquer une dernière vérité vitale. Ses relations familiales lui permettaient d’approcher Lascaille quand il voulait – pourvu qu’il ignore les avertissements de Calvin. Il avait pris l’habitude de lui rendre visite et de regarder avec une patience infinie Lascaille faire ses petits dessins par terre, attendant, guettant l’indice unique, fugitif, que le malheureux finirait par lui révéler, il le savait.
En fin de compte, il lui livra plus qu’un indice.
Sylveste n’aurait su dire depuis combien de temps il l’observait, ce jour-là, quand sa persévérance avait finalement été récompensée. Il s’efforçait de se concentrer sur Lascaille, de l’examiner avec une attention sans faille, mais ça lui était de plus en plus difficile. C’était comme quand on regarde une longue série de peintures abstraites : on a beau essayer de se concentrer, l’attention finit inévitablement par s’émousser. Lascaille en était au troisième ou quatrième de ses six ou sept mandalas de la journée. Il dessinait à la craie par terre avec la même ferveur, la même concentration qu’il mettait à tracer chacun de ses traits.
Lorsque, sans prévenir, il s’était tourné vers Sylveste et avait dit avec une parfaite clarté :
— Les Mystifs offrent la clé, docteur.
Sylveste avait été trop choqué pour répondre.
— C’est ce qui m’a été expliqué, continua Lascaille avec vivacité, quand j’étais dans l’Espace de la Révélation.
Sylveste s’obligea à hocher la tête avec tout le naturel dont il était capable. Une partie encore calme de son esprit reconnut la phrase que Lascaille avait prononcée. Pour ce que l’on en savait, Lascaille voulait parler de la limite du Voile – « l’espace » dans lequel il avait été gratifié de certaines « révélations » trop abstruses pour être rapportées.
Et voilà que sa langue semblait s’être déliée.
— Il fut un temps où les Vélaires voyageaient entre les étoiles, poursuivit Lascaille. À peu près comme nous le faisons nous-mêmes, sauf que c’était une espèce antique et qui connaissait le voyage stellaire depuis des millions et des millions d’années. Ils étaient rigoureusement non humains, vous savez.
Il s’interrompit pour troquer sa craie bleue contre une rouge, qu’il coinça entre ses orteils afin de poursuivre son travail sur le mandala. En même temps, avec sa main – maintenant libérée de cette tâche –, il commença à dessiner quelque chose sur un coin du sol adjacent : une créature caparaçonnée, épineuse, à la symétrie douteuse, dotée de plusieurs membres tentaculaires. On n’aurait vraiment pas dit un représentant d’une civilisation non humaine qui connaissait le voyage dans l’espace mais plutôt une chose qui aurait clapoté et suinté hors du lit d’un océan précambrien. C’était l’archétype de la monstruosité.
— C’est un Vélaire ? fit Sylveste avec un frisson d’anticipation. Vous en avez rencontré ?
— Non. Je ne suis jamais véritablement entré dans le Voile, répondit Lascaille. Mais ils ont communiqué avec moi. Ils se sont révélés à mon esprit ; ils ont partagé avec moi une grande partie de leur histoire et de leur nature.
Sylveste détourna son regard de la créature de cauchemar.
— À quel moment les Mystifs interviennent-ils dedans ?
— Les Schèmes Mystifs sont là depuis longtemps. On en trouve sur de nombreux mondes. Toutes les civilisations qui voyagent dans les étoiles, dans ce secteur de la galaxie, en rencontrent tôt ou tard. Comme nous, reprit Lascaille en tapotant son dessin. Les Vélaires ont fait pareil, mais beaucoup plus tôt. Vous comprenez ce que je dis, docteur ?
— Oui… répondit-il (et il le pensait). Enfin, les mots, mais pas le sens.
Lascaille eut un sourire.
— Celui – ou ce – qui rend visite aux Mystifs entre dans leur mémoire. En totalité, jusqu’à la dernière cellule. Jusqu’à la dernière connexion synaptique. C’est ça, les Mystifs. Un vaste système d’archivage biologique.
Ce qui était assez vrai, Sylveste le savait. Les êtres humains ne comprenaient pas grand-chose aux Mystifs, à leurs fonctions, à leurs origines. Mais ce qui était apparu clairement, depuis le début ou à peu près, c’était que les Mystifs étaient capables d’entreposer les personnalités humaines dans leur matrice océanique, de sorte que quiconque nageait dans la mer des Mystifs y était dissous et reconstitué, parvenant à une forme d’immortalité. Par la suite, ces schémas pouvaient être à nouveau reformés, temporairement imprimés dans l’esprit d’un autre être humain. Le processus était boueux, biologique, et les schémas entreposés étaient contaminés par des millions d’autres, chacun influençant subtilement l’autre. Dès les tout débuts de l’exploration Mystif, il était évident que l’océan avait entreposé des schémas de pensée non humains ; des indices d’altérité suintaient dans les pensées des nageurs – mais ces impressions étaient toujours restées indistinctes.
— Les Mystifs avaient donc gardé les Vélaires en mémoire, fit Sylveste. Mais à quoi bon ?
— Oh, ça pourrait être beaucoup plus utile que vous ne le pensez. Les Vélaires ont peut-être l’air non humains, mais la structure fondamentale de leur esprit n’est pas complètement différente des nôtres. Ignorez le schéma corporel et dites-vous que ce sont des créatures sociales dotées d’un langage verbal et d’un environnement perceptuel comparables. Dans une certaine mesure, un être humain pourrait être amené à penser comme un Vélaire sans devenir complètement non humain. (Il regarda à nouveau Sylveste.) Les Mystifs auraient la faculté d’instiller une transformation neurale vélaire dans le néocortex d’un être humain.
Cette pensée avait de quoi donner le frisson : aboutir au contact non point en rencontrant l’autre mais en le devenant. Si c’était bien ce que voulait dire Lascaille.
— Et à quoi cela nous servirait-il ?
— Ça empêcherait le Voile de vous tuer.
— Je ne vous suis pas.
— Comprenez que le Voile est une structure protectrice. Ce qui se trouve à l’intérieur n’est pas… seulement les Vélaires proprement dits, mais des technologies trop puissantes pour qu’on les laisse tomber entre de mauvaises mains. Pendant des millions d’années, les Vélaires ont passé la galaxie au peigne fin à la recherche des dangers laissés derrière eux par des civilisations éteintes – des choses que je n’oserais même pas vous décrire. Des choses qui avaient jadis peut-être été au service du bien, créées avec les meilleures intentions du monde, mais qui pouvaient aussi être utilisées comme des armes dotées d’un potentiel de destruction phénoménal. Des techniques, des technologies que seules pouvaient déployer des civilisations hyper-développées : des moyens de manipuler l’espace-temps ou de dépasser la vitesse de la lumière… des choses que l’esprit humain ne peut, au sens propre du terme, appréhender.
Sylveste se demanda si c’était véritablement le cas.
— Alors, que seraient les Voiles ? Des coffres au trésor, dont seules les races les plus évoluées auraient les clés ?
— Plus que ça. Ils se défendent contre les envahisseurs. La limite du Voile est quasiment vivante. Elle répond aux schémas de pensée de ceux qui pénètrent à l’intérieur. Si le schéma ne ressemble pas à celui des Vélaires… le voile réagit. Il modifie localement l’espace-temps, le courbant, y créant des tourbillons vicieux, des tensions gravitationnelles déchirantes. Il vous écartèle, docteur. Mais ceux qui ont la structure mentale voulue… le Voile les laisse passer ; il les guide vers le cœur, dans une poche de calme, il les protège.
Sylveste comprit que les implications étaient renversantes. Si on pensait comme un Vélaire, on pouvait franchir la ligne de défense… pénétrer dans le cœur étincelant du coffre au trésor. Et si l’être humain n’était pas suffisamment évolué, selon les critères vélaires, pour contempler ce trésor ? S’il était assez intelligent pour fracturer le coffre, ne pouvait-on dire qu’il avait gagné le droit de prendre ce qu’il avait trouvé ? D’après Lascaille, les Vélaires avaient assumé le rôle de matrone galactique quand l’homme sécrétait ces technologies mortelles… mais qui leur avait demandé de le faire ? C’est alors qu’une autre question se présenta à son esprit :
— Pourquoi vous ont-ils laissé savoir cela si ce qui se trouvait dans les Voiles devait être protégé à tout prix ?
— Je ne sais pas si c’était intentionnel. Il se peut que la limite environnante du Voile qui porte mon nom ait eu une défaillance passagère et ne m’ait pas identifié comme étranger. Peut-être était-il endommagé, ou peut-être que mon… que ma structure mentale l’a abusé. À partir du moment où j’ai commencé à pénétrer dans le Voile, le flux d’informations s’est amorcé entre nous. C’est comme ça que j’ai appris toutes ces choses ; ce qu’il y avait dans le Voile, comment ses défenses pouvaient être détournées. C’est un truc que les machines ne peuvent pas apprendre, vous comprenez. (Cette dernière remarque semblait venir de nulle part ; l’espace d’un instant, elle plana entre eux, mais Lascaille poursuivit :) Et puis le Voile a dû soupçonner que j’étais étranger. Il m’a rejeté, renvoyé dans l’espace.
— Pourquoi ne s’est-il pas contenté de vous tuer ?
— Peut-être ne se fiait-il pas complètement à son jugement… Dans l’Espace de la Révélation, j’ai senti le doute. D’immenses controverses prenaient place autour de moi, à une vitesse supérieure à celle de la pensée. À la fin, la prudence a dû l’emporter.
Autre question – une question qu’il avait envie de poser depuis que Lascaille avait commencé à parler :
— Pourquoi avez-vous attendu jusqu’à maintenant pour dire ces choses ?
— Je vous prie d’excuser mes réticences antérieures. Mais je devais d’abord digérer les informations que les Vélaires avaient placées dans mon esprit. Les choses devaient se passer selon leurs termes, et non selon les nôtres, vous comprenez.
Il hésita, apparemment obnubilé par une tache de craie qui déparait la pureté mathématique de son mandala. Il humecta son doigt et l’effaça.
— C’était la partie facile. Ensuite, il a fallu que je me rappelle comment les êtres humains communiquent. (Il leva sur Sylveste son regard animal, voilé par une touffe de cheveux hirsutes digne d’un homme des cavernes.) Vous avez été gentil avec moi, pas comme les autres. Vous avez eu de la patience. J’ai pensé que ça pourrait vous aider.
Sylveste sentit que cette fenêtre de lucidité pourrait bientôt se refermer.
— Comment exactement peut-on persuader les Mystifs d’imprimer le schéma de conscience vélaire ?
— Ça, c’est ce qu’il y a de plus facile, répéta Lascaille avec un hochement de tête en regardant son dessin à la craie. Mémorisez ce dessin et conservez-le en mémoire quand vous nagerez.
— C’est tout ?
— Ça suffira. La représentation interne de ce motif dans votre esprit éclairera les Mystifs sur vos besoins. Vous avez intérêt à leur apporter un cadeau, évidemment. Ils ne font pas pour rien une chose de cette importance.
— Un cadeau ?
Sylveste se demandait quel genre de cadeau on pouvait bien offrir à une entité qui ressemblait à une île flottante composée d’algues et de varech.
— Vous trouverez bien quelque chose. Quoi que ce soit, faites en sorte que ce soit riche d’informations. Sinon, vous risquez de les ennuyer. Et ce ne serait pas souhaitable.
Sylveste avait bien d’autres questions à lui poser, mais Lascaille ne s’intéressait déjà plus qu’à ses dessins.
— C’est tout ce que j’ai à dire, conclut-il.
Et ça se révéla être le cas.
Lascaille ne reparla plus jamais à Sylveste. Ni à personne d’autre, d’ailleurs. Un mois plus tard, on le retrouvait mort, noyé dans la mare.
— Ohé ! appela Khouri. Il y a quelqu’un ?
Elle était réveillée, c’est tout ce qu’elle savait. Et pas d’un somme, mais de quelque chose de beaucoup plus profond, plus long et plus froid. Une plongée en cryosomnie, sans doute – ce n’était pas le genre de chose qu’on oubliait, et elle avait déjà vécu cette sensation, du côté de Yellowstone. Les signes physiologiques et nerveux étaient exactement ceux-là. Il n’y avait pas trace de caisson cryogénique ; elle était allongée, tout habillée, sur un canapé, mais on avait très bien pu la déplacer avant qu’elle ait complètement repris conscience. D’un autre côté, qui aurait pu faire ça ? Et où était-elle ? C’était comme si quelqu’un avait lancé une grenade dans sa mémoire, la pulvérisant. Maintenant, l’endroit où elle se trouvait lui disait bien quelque chose, et cette impression était agaçante.
Un couloir, mais chez qui ? Et toutes ces sculptures hideuses… Soit elle était passée devant ces choses quelques heures plus tôt, soit c’étaient des ferments récessifs de son imagination remontés des profondeurs de son enfance. Des horreurs de jardin d’enfant. Leurs formes convulsées, acérées, calcinées, la dominaient de toute sa hauteur, projetant des ombres démoniaques. Elle déduisit, encore un peu vaseuse, que ces choses devaient s’assembler d’une façon ou d’une autre, ou qu’elles l’avaient jadis fait, même si elles étaient trop tordues et déformées pour ça à présent.
Un bruit de pas incertains se fit entendre, à l’autre bout de la salle.
Elle tourna la tête pour voir approcher le nouveau venu, mais elle avait la nuque plus raide qu’un bout de bois pétrifié. Des années d’expérience lui avaient appris que le reste de son corps ne vaudrait guère mieux après la plongée en cryosomnie.
L’homme s’arrêta à quelques pas d’elle. Dans la lueur crépusculaire qui baignait la pièce, elle avait du mal à distinguer ses traits, mais la mâchoire forte lui disait quelque chose. Elle avait connu cet homme, des années auparavant.
— C’est moi, dit-il d’une voix flegmatique, humide. Manoukhian. La Demoiselle s’est dit que vous aimeriez voir un visage connu à votre réveil.
Ces noms lui disaient vaguement quelque chose, mais quoi au juste ? Elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
— Que s’est-il passé ?
— C’est simple. Elle vous a fait une proposition que vous ne pouviez pas refuser.
— J’ai dormi longtemps ?
— Vingt-deux ans, répondit Manoukhian en lui tendant la main. Bon, si nous allions voir la Demoiselle ?
Sylveste se réveilla devant une muraille noire qui dévorait la moitié du ciel – un noir si absolu qu’on aurait dit une négation de l’existence même. Il ne l’avait jamais remarqué auparavant, mais il voyait à présent – ou il pensait voir – que les ténèbres ordinaires entre les étoiles brillaient en fait d’une lueur laiteuse intrinsèque. Mais il n’y avait pas d’étoiles dans le vide circulaire qu’était le Voile de Lascaille ; aucune source lumineuse, quelle qu’elle soit, pas de photons arrivant d’un endroit quelconque du spectre électromagnétique détectable. Aucun neutrino d’aucune saveur que ce soit, pas de particules, exotiques ou autres. Pas d’ondes gravifiques, de champ électrostatique, ou magnétique, pas même le doux murmure des radiations de Hawking qui, si l’on en croyait les rares théories existantes sur la mécanique vélaire, auraient dû suinter de la frontière, réfléchissant la température entropique de la surface.
Aucune de ces choses ne se produisait. La seule chose que faisait un Voile – pour autant qu’on ait jamais pu le dire – était d’obstruer radicalement toutes les formes de radiations qui tentaient de le traverser. Ah, et puis, bien sûr, il déchiquetait tout objet qui osait le frôler de trop près.
Ils l’avaient tiré de son caisson cryogénique, et il se sentait vaseux, comme toujours après un réveil subit. En même temps, il était encore assez jeune pour en digérer les effets : son âge physiologique n’était que de trente-trois ans, bien qu’il ait vu le jour depuis plus de soixante années.
— Je vais… je vais bien ? réussit-il à dire aux médics qui l’avaient réveillé.
En réalité, il était captivé par le néant qui s’étendait de l’autre côté de la vitre de la station. Il avait l’impression de regarder dans la noire contrepartie d’une tempête de neige.
— C’est presque fini, annonça le médic le plus proche de lui en jetant un coup d’œil aux relevés des encéphalos qui défilaient dans le vide, s’imprégnant des données à petits coups silencieux de son stylo sur sa lèvre inférieure. Mais Valdez a jeté l’éponge. Ça veut dire que Lefèvre est en première ligne. Vous pensez que vous pourrez travailler avec elle ?
— Il est un peu tard pour en douter, non ?
— C’est une blague. Dan. Bon, de quoi vous souvenez-vous ? L’amnésie du réveil est la seule chose que je n’ai pas mesurée.
Ça aurait pu passer pour une question stupide, mais, à la seconde où il interrogea sa mémoire, il se rendit compte qu’elle répondait mollement, comme le système de recherche de documents d’une bureaucratie inefficace.
— Vous vous souvenez de Spindrift ? demanda le médico, un peu préoccupé. Il est vital que vous vous souveniez de Spindrift…
Il s’en souvenait, en effet, mais, l’espace d’un instant, il ne put relier ce souvenir à aucun autre. La dernière chose dont il se rappelait qui n’ait pas disparu en fumée, c’était Yellowstone. Ils en étaient partis douze ans après les Quatre-vingts et la mort corporelle de Calvin. Douze ans après que Sylveste eut parlé à Philip Lascaille et que celui-ci se fut noyé, ayant apparemment rempli son but.
L’expédition était petite, mais bien équipée – un équipage de gobe-lumen partiellement chimérique, des Ultranautes qui se mélangeaient rarement avec les autres êtres humains ; vingt savants pour la plupart issus de la FSEV et quatre délégués de contact vélaire.
Leur objectif était le Voile de Lascaille, mais ce n’était pas leur destination première. Sylveste avait retenu les paroles de Lascaille : les Schèmes Mystifs étaient vitaux pour le succès de la mission. Ils devaient d’abord aller les voir, et leur monde se trouvait à des dizaines d’années-lumière du Voile. Sylveste n’avait qu’une faible idée de ce qui l’attendait. Mais si fruste qu’il puisse paraître, il se fiait au conseil de Lascaille. L’homme n’aurait pas brisé son silence pour rien.
Les Mystifs constituaient un objet de curiosité depuis plus d’un siècle. Ils étaient présents sur un certain nombre de mondes océaniques, c’est-à-dire intégralement entourés d’eau. Les Mystifs étaient une conscience biochimique présente dans tous ces océans, composée de trillions de micro-organismes qui interréagissaient les uns avec les autres, organisés en amas gros comme des îles. Tous les mondes mystifs se caractérisaient par leur activité tectonique. D’après la théorie, les Mystifs tiraient leur énergie d’évents hydrothermaux sous-marins dont la chaleur était convertie en énergie bio-électrique et transférée vers la surface par l’intermédiaire de filaments organiques supraconducteurs plongeant à des kilomètres de profondeur dans le froid mortel. La finalité des Mystifs – en supposant qu’ils en aient une – demeurait complètement inconnue. Il était clair qu’ils avaient la faculté d’effectuer la médiation entre les biosphères des mondes dans lesquels ils avaient essaimé, agissant comme une masse unique de phytoplancton intelligent – mais on ignorait si ce n’était pas secondaire par rapport à une fonction cachée, plus élevée. Ce qu’on savait – sans trop le comprendre, encore une fois – c’était que les Mystifs avaient la capacité d’emmagasiner et de retrouver les informations, fonctionnant comme un réseau neural unique, à l’échelle planétaire. Ces informations étaient stockées à de nombreux niveaux, depuis les réseaux de connectivité grossiers des filaments qui flottaient à la surface, jusqu’aux brins d’ARN qui planaient librement. Il était impossible de dire où commençaient les océans et où finissaient les Mystifs, de même qu’on ignorait si chaque monde hébergeait des myriades de Mystifs ou un seul individu arbitrairement distendu, les îles elles-mêmes étant reliées par des ponts organiques. C’étaient des dépôts d’informations vivants, à l’échelle d’un monde ; d’énormes éponges informationnelles. Presque tout ce qui entrait dans un océan mystif était vrillé par des filaments microscopiques, partiellement dissous, jusqu’à ce que ses propriétés structurelles et chimiques aient été révélées, informations qui étaient ensuite transmises dans l’entrepôt biochimique de l’océan proprement dit. Ainsi que l’avait dit Lascaille, les Mystifs pouvaient imprimer ces schémas aussi bien que les encoder. On supposait que ces schémas incluaient les mentalités d’autres espèces qui étaient entrées en contact avec les Mystifs – comme les Vélaires.
Des équipes de chercheurs humains enquêtaient sur les Schèmes Mystifs depuis des dizaines et des dizaines d’années. Des hommes nageant dans l’océan peuplé par les Mystifs pouvaient entrer en contact avec l’organisme, de même que des micro-filaments s’insinuaient temporairement dans le néocortex humain, établissant des liens quasi synaptiques entre l’esprit des nageurs et le reste de l’océan. Ils disaient que c’était comme s’ils communiaient avec des algues pensantes. Des nageurs entraînés rapportaient qu’ils avaient senti leur conscience se dilater pour inclure l’océan entier, leur mémoire devenant vaste, vaillante, antique. Leurs frontières perceptives devenaient malléables, bien qu’à aucun moment ils n’aient la sensation que l’océan proprement dit était véritablement doté de conscience. C’était plutôt un miroir qui reflétait massivement la conscience humaine : le solipsisme ultime. Les nageurs immergés faisaient des découvertes stupéfiantes en mathématiques, comme si l’océan accroissait leurs facultés créatrices. Certains rapportaient même que ces progrès persistaient pendant un certain temps après qu’ils avaient quitté la matrice de l’océan et regagné la terre ferme, ou leur vaisseau en orbite. Se pouvait-il qu’une modification physique se soit produite dans leur esprit ?
C’est ainsi que le concept de conversion mystif apparut. Avec un entraînement supplémentaire, les nageurs immergés apprirent à choisir des formes spécifiques de conversion. Les neurologues en poste sur le monde des Mystifs tentèrent de cartographier les modifications du cerveau induites par les non-humains, avec un succès mitigé. Les conversions étaient extraordinairement subtiles, et évoquaient davantage l’accordage d’un violon que son démontage et son remontage complets. La conversion était rarement permanente : l’effet finissait par s’estomper, des jours, des semaines, très rarement des années, plus tard.
Tel était l’état des connaissances quand l’expédition de Sylveste arriva en vue de Spindrift, un monde Mystif. Il s’en souvenait, maintenant, évidemment – les océans, les marées ; les chaînes volcaniques et la puanteur omniprésente, l’odeur d’algues de l’organisme proprement dit. L’odeur déverrouilla le reste. Les quatre délégués de contact vélaire avaient mémorisé les mandalas à un niveau profond. Après des mois d’entraînement avec des nageurs expérimentés, ils étaient entrés dans l’océan et s’étaient empli l’esprit de la forme que Lascaille leur avait donnée.
Le Mystif était entré en eux, avait partiellement dissous leurs esprits, et les avait restructurés conformément à ses propres schémas.
Lorsqu’ils en étaient ressortis, il leur avait d’abord semblé que Lascaille était bel et bien fou, finalement.
Ils n’avaient pas adopté des modes de comportement d’une étrangeté terrifiante, ils n’étaient pas non plus revenus avec des réponses aux grands mystères cosmiques. Lorsqu’on les interrogeait, aucun d’entre eux ne disait se sentir particulièrement différent, et ils n’en savaient pas plus long qu’avant sur l’identité ou la nature des Vélaires. Mais des tests neurologiques affûtés se révélèrent plus sensibles que l’intuition humaine. Les dons spatiaux et cognitifs des quatre envoyés avaient changé, mais d’une façon difficile à quantifier et qui laissait perplexe. Au fil des jours, ils racontèrent avoir éprouvé des états mentaux paradoxaux, à la fois familiers et d’une étrangeté absolue. Quelque chose avait manifestement changé, même si personne ne pouvait affirmer avec certitude que les changements mentaux qu’ils avaient subis avaient le moindre rapport avec les Vélaires.
Néanmoins, ils devaient faire vite.
Les quatre délégués plongèrent en cryosomnie dès l’achèvement des premiers tests. Le froid devait empêcher la dégradation de la conversion mystif, qui commencerait malgré tout inévitablement dès que les sujets se réveilleraient, en dépit d’un régime complexe de drogues neuro-stabilisatrices expérimentales. Ils dormirent tout le long du voyage vers le Voile de Lascaille, puis pendant les quelques semaines qu’ils passèrent à proximité de la limite proprement dite, alors que la station de recherche se rapprochait dans les limites nominales de trois années-lumière, soit la distance de sécurité qu’elle avait conservée jusqu’à ce moment. Et même alors, les délégués ne furent réveillés que la veille de leur voyage vers la surface.
— Je… je me souviens, dit Sylveste. Je me souviens de Spindrift.
Le médic se tapota alors les lèvres pendant un petit moment avec son stylo tout en intégrant le torrent d’informations déversé par les systèmes d’analyse médicale, puis il hocha la tête et le déclara paré pour la mission.
— Ce sacré vieil endroit a pas mal changé, nota Manoukhian.
Il avait raison, se dit Khouri. Elle ne reconnaissait pas Chasm City. La Moustiquaire avait disparu. La cité était à nouveau offerte aux éléments. Les bâtiments jadis abrités sous les draperies fondues des dômes s’élevaient librement dans l’atmosphère de Yellowstone. Le château noir de la Demoiselle ne figurait plus au nombre des plus hautes structures. Des monstres aéroformés, en gradins, montaient à l’assaut des nuées brunâtres, bouillonnantes. On aurait dit des feuilles de yucca ou des ailerons de requin criblés par des myriades de fenêtres minuscules et ornés du blason des Conjoineurs : le symbole géant de la logique booléenne. Telles des voiles de navires, leur étrave tranchant le vent, les bâtiments montaient sur de minces mâts de ce qui restait de la Mouise. Seuls demeuraient de vagues vestiges de la vieille architecture convulsée et un unique lambeau du Dais. La vieille forêt qu’était la cité avait été renvoyée dans l’histoire par des tours étincelantes pareilles à des lances.
— Ils ont fait pousser quelque chose dans le Gouffre. Là, au fond. Ils appellent ça le Lis, dit Manoukhian avec un mélange de répulsion et de fascination. D’après ceux qui l’ont vu, on dirait un énorme organe palpitant, un bout de l’estomac de Dieu qui se serait accroché aux parois du Gouffre. Le temps que les émanations toxiques qui remontent des profondeurs traversent le Lis, elles deviennent à peu près respirables.
— Tout ça en vingt-deux ans ?
— Ouais, répondit une voix.
Il y eut un mouvement du côté de la cuirasse noire, luisante, des persiennes. Khouri se retourna juste à temps pour voir un palanquin se poser sans bruit. En le voyant, elle repensa à la Demoiselle et à bien d’autres choses encore. C’était comme si une minute à peine avait passé depuis leur dernière entrevue.
— Merci de l’avoir amenée ici, Carlos.
— Ce sera tout ?
— Je crois, fit-elle d’une voix vibrante d’un léger écho. Le temps compte, vous comprenez. Même après toutes ces années. J’ai repéré un équipage qui cherche une recrue ayant le profil de Khouri, mais ils doivent quitter le système d’ici quelques jours à peine. Nous devons la former, la mettre dans la peau du personnage et la leur présenter avant qu’il ne soit trop tard.
— Et si je refusais ? émit Khouri.
— Vous ne refuserez pas. Plus maintenant que vous savez ce que je peux faire pour vous. Vous n’avez pas oublié, hein ?
— Ce n’est pas le genre de chose qu’on oublie facilement.
Elle se rappelait clairement, à présent, ce que la Demoiselle lui avait montré : il y avait quelqu’un dans l’autre caisson cryogénique. Et cette personne était Fazil, son mari. Malgré tout ce qu’on lui avait dit, elle n’avait jamais été séparée de lui. Ils étaient arrivés ensemble du Bout du Ciel. L’erreur administrative était moins grave qu’elle n’avait cru. Cela dit, elle s’était bien fait manipuler. La preuve de l’intervention de la Demoiselle était évidente depuis le début. Khouri avait trouvé un peu trop facilement son poste d’assassin : rétrospectivement, ce rôle avait uniquement servi à prouver qu’elle était taillée sur mesure pour la tâche qui l’attendait. Quant à s’assurer de sa parfaite docilité, c’était la simplicité même. La Demoiselle tenait Fazil. Si Khouri refusait de faire ce qu’on attendait d’elle, elle ne reverrait jamais son mari.
— Je savais que vous verriez clair, dit la Demoiselle. Ce que je vous demande n’est pas si difficile en réalité, Khouri.
— Et l’équipage que vous avez trouvé ?
— Des négociants, intervint Manoukhian d’un ton apaisant. Comme je l’ai moi-même été, vous savez. C’est comme ça que j’ai réussi à sauver…
— Ça va, Carlos.
— Pardon, fit-il humblement en direction du palanquin. Ce que je veux dire, c’est qu’ils ne peuvent pas être bien méchants, hein ?
Par hasard, à moins que ce ne fût l’effet d’une volonté subconsciente – ce ne fut jamais tout à fait clair –, le vaisseau de contact de la FSEV ressemblait au symbole de l’infini : deux modules lobulaires bourrés de matériel de support-vie, de capteurs et d’appareils de communication, solidarisés par un collier équipé de propulseurs et d’un ensemble de capteurs additionnels. Chaque lobe était prévu pour deux passagers et, en cas de black-out neural en cours de mission, l’un des deux lobes, ou les deux, pouvait être éjecté.
L’engin augmenta la poussée et plongea vers le Voile pendant que la station repartait vers le gobe-lumen, dans la zone de sécurité. Le document sélectionné par Pascale montrait ensuite le vaisseau en train de s’éloigner. On ne vit bientôt plus que la tête d’épingle éblouissante de ses tuyères, ses feux de position clignotants rouge et vert, puis les ténèbres semblèrent l’avaler comme s’il était tombé dans un encrier.
Ce qui se passa ensuite, personne ne devait jamais le savoir avec certitude. La majeure partie des informations glanées par Sylveste et Lefèvre au cours de leur approche avaient été perdues par la suite, et notamment les transmissions vers la station et le gobe-lumen. Le déroulement précis des événements, leur chronologie, leur durée étaient sujets à caution. On ne savait que ce que Sylveste lui-même se rappelait – et comme Sylveste, de son propre aveu, avait eu des périodes de conscience modifiée et restreinte à proximité du Voile, ses souvenirs ne pouvaient être pris pour une vision objective des événements.
Voici ce qu’on savait :
Sylveste et Lefèvre étaient arrivés plus près du Voile que n’importe quel être humain à ce jour, même Lascaille. Si Lascaille avait dit vrai, leurs conversions avaient réussi à abuser les défenses du Voile, l’amenant à les enclore dans une poche d’espace-temps aplati alors que la limite bouillonnait de farouches marées gravitationnelles. Personne à ce jour ne prétendait comprendre comment cela était possible : comment les mécanismes internes du Voile pouvaient courber l’espace-temps, lui imposer une géométrie d’une aussi folle violence, alors qu’un repli un milliard de fois plus anodin aurait requis plus d’énergie que n’en recelait la masse entière de la galaxie. Personne ne comprenait non plus comment la conscience pouvait s’insinuer dans l’espace-temps autour du Voile, permettant au Voile proprement dit de faire la distinction entre les espèces d’esprits qui tentaient de s’introduire dans son cœur tout en remodelant leurs pensées et leurs souvenirs. Il était évident qu’il y avait un lien caché entre la pensée en tant que telle et les processus sous-jacents de l’espace-temps, l’une influençant les autres. Sylveste avait trouvé des références à une vieille théorie, oubliée depuis des siècles, qui faisait le lien entre les processus quantiques de la conscience et les mécanismes de la gravité quantique qui gouvernaient l’espace-temps, grâce à l’unification permise par un tenseur de courbure dit tenseur de Weyl… Cela dit, la conscience n’était pas mieux comprise à ce jour. La théorie était toujours aussi conjecturale. D’un autre côté, peut-être, dans les parages du Voile, toute fuite, même faible, entre la conscience et l’espace-temps, était-elle infiniment amplifiée. Sylveste et Lefèvre s’efforçaient de réfléchir dans la tempête, leurs esprits reformés apaisant les forces gravitationnelles qui bouillonnaient autour d’eux, à quelques mètres de la paroi de leur vaisseau. Ils se faisaient l’impression d’être des charmeurs de serpents qui se seraient déplacés dans une fosse pleine de cobras, leur musique définissant la zone de sécurité. Enfin, de sécurité : oui, jusqu’à ce que la musique cesse – ou devienne discordante, et que les serpents sortent de leur placidité hypnotique. On ne saurait jamais vraiment à quelle distance Sylveste et Lefèvre se trouvaient du Voile lorsque la musique s’était dégradée et que les cobras de la gravité s’étaient mis à bouger.
Sylveste affirma qu’ils n’avaient jamais franchi la limite du Voile proprement dit. Il en avait eu la preuve visuelle : plus de la moitié du ciel était resté plein d’étoiles. Et pourtant, les rares données récupérées par le vaisseau de recherche suggéraient que le module de contact était bien entré dans la mousse fractale qui entourait le Voile – bien au-delà de sa frontière infiniment brouillée, bien à l’intérieur de ce que Lascaille avait appelé l’Espace de la Révélation.
Elle l’avait su tout de suite, lorsque cela s’était produit. Glacée de peur, mais très calme, elle l’avait annoncé à Sylveste. Sa conversion mystif commençait à se déliter, son voile de perception non humain se dissipait, laissant place à des pensées humaines. C’était ce qu’ils craignaient depuis le début, et ils avaient prié pour que ça n’arrive pas.
Ils avaient tout de suite informé la station de recherche et effectué des tests psycho afin de vérifier ses dires. La réalité était d’une clarté terrifiante. Sa conversion était en train de céder. D’ici quelques minutes, son esprit aurait perdu sa composante mystif et ne pourrait plus calmer les serpents parmi lesquels ils marchaient. Elle avait oublié la musique.
Ils ne s’étaient pas contentés de faire des vœux pour que ça n’arrive pas ; ils avaient pris leurs précautions, aussi. Lefèvre s’était repliée dans la partie opposée du module et avait déclenché les charges explosives qui séparaient le lobe dans lequel elle se trouvait de celui de Sylveste. À ce moment-là, sa conversion s’était presque complètement désagrégée. Par le lien audiovisuel qui reliait les deux lobes du vaisseau, elle avait informé Sylveste qu’elle sentait croître les forces gravitationnelles, que son corps était tordu par des tractions perverses et imprévisibles.
Les propulseurs avaient bien tenté d’éloigner son module de l’espace recourbé entourant le Voile, mais il était trop vaste et le lobe bien trop petit. En quelques minutes, la mince coque du vaisseau avait été déchiquetée. Lefèvre était restée en vie, roulée en boule dans la dernière poche de calme focalisée autour de son cerveau, et qui allait en se réduisant. Sylveste avait perdu contact avec elle alors que le vaisseau explosait. L’air qu’il contenait avait été rapidement expulsé au-dehors, mais la décompression ne s’était pas produite assez vite pour étouffer complètement ses cris.
Lefèvre était morte, Sylveste le savait. Sa propre conversion mystif tenait encore les serpents à distance. Bravement, plus seul qu’aucun être humain ne l’avait jamais été, Sylveste avait poursuivi sa descente vers la limite du Voile.
Plus tard, il s’était réveillé dans le silence de son appareil. Désorienté, il avait tenté de contacter la station de recherche qui était censée attendre son retour. Il n’y avait pas eu de réponse. La station de recherche et le gobe-lumen étaient à peu près anéantis. Une sorte de spasme gravitationnel était passé par là, les faisant éclater et les éviscérant aussi irrémédiablement que le vaisseau de Lefèvre. Tous les membres de l’équipage, tous ceux de son équipe étaient morts sur le coup, de même que les Ultras. Il était le seul survivant.
Mais à quoi bon ? Quel intérêt de prolonger son agonie ?
Sylveste avait ramené son module vers ce qui restait de la station et du gobe-lumen. Pendant un long moment, il avait cessé de penser aux Vélaires pour ne plus se focaliser que sur sa survie.
Il s’était démené seul, dans l’espace exigu de la capsule, pour faire repartir les systèmes de diagnostic et de réparation endommagés du gobe-lumen. Le spasme du Voile avait vaporisé ou pulvérisé des milliers de tonnes du bâtiment, mais il n’avait plus, alors, qu’un seul passager à transporter. Lorsque les processus de récupération étaient redevenus opérationnels, il s’était enfin autorisé à dormir – n’osant croire qu’il allait s’en sortir. Et dans ses rêves, il avait pris peu à peu conscience d’une vérité énorme, pétrifiante : après la mort de Karine Lefèvre et avant qu’il reprenne conscience, il s’était passé quelque chose. Quelque chose avait effleuré son esprit et lui avait parlé. Mais le message qui lui avait été communiqué était si violemment étranger que Sylveste aurait été bien en peine de l’exprimer en termes humains.
Il était entré dans l’Espace de la Révélation.