25

Système Cerbère-Hadès,
héliopause de Delta Pavonis, 2566

— Je regrette, dit Sylveste, mais je ne crois pas que l’on puisse sauver cet homme.

En dehors du capitaine lui-même, il était seul avec Sajaki et Hegazi.

Sajaki était debout près de lui, les bras croisés, et il regardait le capitaine, la tête un peu inclinée, comme si c’était une fresque d’un modernisme déroutant. Hegazi, qui redoutait d’approcher de l’organisme contaminé par la peste, se tenait à distance respectueuse. Il était à trois ou quatre mètres des plus récentes excroissances du capitaine. Il s’efforçait de prendre un air nonchalant, mais, malgré la faible surface visible de son visage, on y lisait la peur comme si elle y avait été tatouée.

— Il est mort ? demanda Sajaki.

— Non, non, répondit très vite Sylveste. Pas du tout. Mais tous nos traitements ont échoué, et notre meilleur atout s’est révélé plus néfaste que bénéfique.

— Votre meilleur atout ? répéta Hegazi, sa voix se réverbérant sur les parois.

— L’antivirus d’Ilia Volyova, répondit prudemment Sylveste, soucieux de ne pas laisser comprendre à Sajaki qu’ils étaient au courant de son sabotage. Pour je ne sais quelle raison, ça n’a pas marché comme elle pensait. On ne peut pas lui en vouloir. Ses expérimentations ne portaient que sur de petits échantillons. Comment aurait-elle pu prévoir la réaction de l’organisme atteint dans sa totalité ?

— Comment, en effet ? acquiesça Sajaki.

Le temps que le type formule cette brève réponse, Sylveste décida qu’il lui portait une haine aussi irrévocable que la mort. Mais il savait aussi que Sajaki était un homme avec qui on pouvait travailler, et il avait beau le mépriser, rien ne pourrait remettre en cause l’attaque contre Cerbère. C’était encore mieux, en fait ; beaucoup mieux. Maintenant qu’il était sûr que Sajaki n’avait pas envie de voir guérir le capitaine – au contraire, même –, rien ne pourrait empêcher Sylveste de se consacrer pleinement au problème de l’attaque imminente. Il devrait peut-être supporter encore un certain temps la présence de Calvin dans sa tête, jusqu’à ce que l’énigme ait été résolue, mais ce n’était pas cher payer, et il se sentait à la hauteur de la situation. Au fond, il était plutôt content de l’intrusion de Calvin. Il se passait trop de choses ; il y avait trop de données à assimiler. Autant, pour le moment, profiter de ce second esprit qui parasitait le sien, collationnait les données et échafaudait des déductions.

— C’est un menteur et un salaud, murmura Calvin. J’avais déjà des doutes, mais à présent, ce sont des certitudes. J’espère que la peste dévorera chaque atome du bâtiment et lui avec. C’est tout ce qu’il mérite.

— Ça ne veut pas dire que tout espoir est perdu, reprit Sylveste à l’intention de Sajaki. Avec votre permission, nous allons continuer, Cal et moi…

— Comme vous voudrez, répondit Sajaki.

— Vous les laisseriez continuer ? s’étonna Hegazi. Après ce qu’ils ont manqué lui faire ?

— Ça vous pose un problème ? rétorqua Sylveste, sentant que l’échange était aussi ritualisé qu’une pièce de théâtre, et sa conclusion tout aussi prévisible. Si nous ne prenons pas de risques…

— Sylveste a raison, reprit Sajaki. Qui peut prévoir comment le capitaine réagira à la plus innocente des interventions ? La peste est un organisme vivant ; elle n’obéit pas forcément aux règles logiques, et tout ce que nous faisons comporte un risque, même une opération aussi anodine en apparence que de la balayer avec un champ magnétique. Elle pourrait interpréter ça comme un stimulus et entrer dans une nouvelle phase de croissance, ou se changer en poussière en quelques secondes. Je doute que le capitaine survive à l’un ou l’autre de ces scénarios.

— Dans ce cas, reprit Hegazi, autant arrêter tout de suite.

— Non, répondit Sajaki, si calmement que Sylveste se prit à craindre pour la santé mentale du personnage. Ça ne veut pas dire que nous renonçons, ça veut dire que nous avons besoin d’un nouveau paradigme – quelque chose qui va au-delà de l’intervention chirurgicale. Nous disposons du meilleur cybernéticien que l’univers ait connu depuis la Transillumination, et personne ne maîtrise mieux les armes moléculaires qu’Ilia Volyova. L’équipement médical de ce bâtiment est ce qui se fait de mieux. Et pourtant nous avons échoué, pour la simple raison que nous avons affaire à quelque chose de plus fort, de plus rapide et de plus adaptable que tout ce que nous pouvons imaginer. Ce que nous avons toujours soupçonné est vrai : la Pourriture Fondante est d’origine non humaine. Et c’est pour ça qu’elle nous gagnera toujours de vitesse. Enfin, si nous continuons à la combattre selon nos propres termes, et non selon les siens.

Et c’est là, se dit Sylveste, que la pièce arrive à un épilogue non écrit qui n’appartient qu’à elle.

— À quel genre de nouveau paradigme pensez-vous ?

— À la seule réponse logique, répondit Sajaki comme si ce qu’il était sur le point de révéler avait toujours crevé les yeux. Le seul remède efficace contre un mal non humain ne peut être qu’un remède non humain. C’est ce que nous devons chercher à présent, peu importe le temps que ça prendra, ou jusqu’où ça nous mènera.

— Un remède non humain, répéta Hegazi comme s’il testait l’effet que faisait la phrase dans sa bouche (et peut-être pensait-il qu’il l’entendrait assez souvent dans l’avenir). Et à quel genre de remède non humain pensez-vous au juste ?

— Nous allons d’abord essayer les Schèmes Mystifs, répondit distraitement Sajaki, comme s’il parlait tout seul et retournait simplement cette idée dans sa tête. Et s’ils ne peuvent rien pour lui, nous irons voir ailleurs. Vous savez, dit-il en regardant Sylveste, nous sommes allés les voir, jadis, le capitaine et moi. Vous n’êtes pas seul à avoir goûté l’amertume de leur océan.

— Je ne resterai pas une seconde de plus en compagnie de ce dingue, fit Calvin, Sylveste acquiesçant sans mot dire.

Volyova vérifia son bracelet pour la sixième ou la septième fois en moins d’une heure, mais il n’avait pas grand-chose de nouveau à lui apprendre. Ce qu’il avait à lui dire, elle le savait déjà, et c’était que le mariage calamiteux entre la tête de pont et Cerbère se produirait d’ici moins d’une demi-journée, et que personne n’avait l’air d’émettre la moindre objection, et encore moins de vouloir tenter quoi que ce soit pour éviter cette union.

— Vous regardez ce truc toutes les deux secondes comme si ça devait changer quelque chose, dit Khouri.

Elles étaient toujours dans la chambre-araignée, Volyova, Pascale et elle. Elles avaient passé les dernières heures hors du bâtiment, ne le regagnant que pour y ramener Sylveste afin qu’il puisse rencontrer les autres membres du Triumvirat. Sajaki ne s’était pas inquiété de l’absence de Volyova ; il devait penser qu’elle était dans sa cabine, en train de peaufiner sa stratégie d’attaque. Mais, d’ici une heure ou deux, il faudrait qu’elle montre son nez si elle voulait éviter d’éveiller les soupçons. Et puis il faudrait qu’elle amorce, à l’aide des armes de la cache secrète, la procédure d’affaiblissement du point de Cerbère que la tête de pont devait atteindre.

— Qu’est-ce que vous espérez ? demanda Khouri en jetant un coup d’œil involontaire à son bracelet.

— Quelque chose d’inattendu de la part de l’arme – une avarie fatale ferait très bien l’affaire.

— Alors vous ne voulez vraiment pas que ça réussisse ? lança Pascale. Il y a quelques jours, vous envisagiez cette mission comme si c’était votre heure de gloire. Vous avez retourné votre veste.

— C’était avant que je sache qui était la Demoiselle. Si j’en avais eu une idée avant…

Volyova se rendit compte qu’elle n’avait rien à dire. Il était évident maintenant que le fait d’utiliser l’arme était une imprudence stupéfiante, mais le fait de le savoir aurait-il changé quoi que ce soit ? Se serait-elle sentie obligée de transformer le Lorean en arme pour la raison qu’elle en était capable, ou que c’était élégant et qu’elle voulait que ses pairs voient quelles créatures fabuleuses, quels engins de guerre byzantins pouvaient jaillir de son esprit ? L’idée qu’elle aurait pu le faire était écœurante, mais – à sa façon – tout à fait plausible. Elle aurait donné naissance à la tête de pont tout en espérant l’empêcher de mener sa mission à bien ultérieurement. En bref, elle aurait été exactement dans la position où elle se trouvait à présent.

La tête de pont – le Lorean converti – ralentissait à l’approche de Cerbère. Lors de son entrée en contact avec la planète, sa vitesse n’excéderait pas celle d’une balle de revolver, mais une balle de plusieurs millions de tonnes. Si elle heurtait la surface d’une planète ordinaire à cette vitesse, il y aurait une explosion colossale et son jouet serait détruit en un éclair. Mais Cerbère n’était pas une planète normale. Volyova supposait – sur la base d’interminables simulations – que la masse écrasante de l’arme suffirait à la propulser à travers la mince croûte artificielle qui entourait la planète. Ensuite, quand elle l’aurait traversée et se serait fichée dans le monde intérieur, Volyova n’avait pas vraiment idée de ce qu’elle rencontrerait.

Et maintenant, elle avait tellement peur qu’il n’y avait pas de mots pour le dire. Sylveste s’était laissé entraîner jusque-là par vanité intellectuelle, et peut-être par autre chose aussi, mais elle n’était pas innocente dans l’affaire. Elle avait obéi à la même pulsion aveugle. Elle regrettait d’avoir pris le projet tellement à cœur ; d’avoir fait en sorte que la tête de pont ne puisse échouer. Elle frémissait en pensant à ce qui arriverait si son enfant ne la décevait pas.

— Si j’avais su… dit-elle enfin. Mais je ne savais pas, alors, à quoi bon ?

— Vous auriez dû m’écouter, fit Khouri. Je vous avais dit qu’il fallait arrêter cette folie. Mais vous ne vouliez rien entendre ; il fallait que vous le fassiez.

— Je n’allais pas m’opposer à Sajaki sur la base d’une vision que vous aviez eue au poste de tir. Si je vous dis qu’il nous aurait éliminées toutes les deux, vous pouvez me faire confiance.

Sauf que maintenant, se disait-elle, elles allaient peut-être être obligées de se rebeller quand même contre lui, mais elles ne pouvaient le faire que de la chambre-araignée, et bientôt, ça ne suffirait peut-être pas.

— Vous auriez dû me faire confiance, insista Khouri.

En d’autres circonstances, se dit Volyova, à ce stade, elle lui aurait tapé dessus. Au lieu de ça, elle répondit d’une voix douce :

— Je trouve que vous êtes mal placée pour me parler de confiance alors que vous avez menti et triché pour vous introduire à bord de mon bâtiment.

— Que vouliez-vous que je fasse ? La Demoiselle tenait mon mari.

— Vraiment, Khouri ? fit Volyova en se penchant vers elle. Vous en êtes sûre ? Je veux dire, vous l’avez rencontré, ou c’était encore un des petits stratagèmes de la Demoiselle ? Il n’est pas difficile d’implanter des souvenirs, il me semble.

Khouri répondit d’une voix suave, comme s’il n’y avait jamais eu un mot plus haut que l’autre entre elles :

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’il ne s’en est peut-être pas sorti, Khouri. Vous n’y avez jamais songé ? Peut-être qu’il n’a jamais quitté Yellowstone, comme vous l’avez toujours cru.

Pascale s’interposa :

— Écoutez, vous ne pourriez pas arrêter de vous disputer ? Si le pire doit arriver, la dernière chose dont nous avons besoin c’est de nous chamailler. Figurez-vous que, contrairement à vous deux, je n’ai jamais demandé à venir à bord, et je voudrais n’y avoir jamais mis les pieds.

— Ouais, c’est vraiment pas de chance, rétorqua Khouri.

Pascale la foudroya du regard.

— Enfin, quand je dis ça… ce n’est peut-être pas tout à fait vrai. Moi aussi, je cherche quelque chose. Moi aussi, j’ai un mari, et je ne veux pas qu’il lui arrive malheur, à lui ou à ses proches, à cause d’une pulsion irrésistible. Et c’est pour ça que j’ai besoin de vous deux, parce que vous avez l’air d’être les seules, ici, à avoir la même impression que moi.

— Et quelle impression avez-vous ? demanda Volyova.

— Que ça ne colle pas, dit-elle. Ça ne colle plus depuis que vous avez prononcé ce nom.

Volyova n’avait pas besoin de lui demander à quel nom elle faisait allusion.

— Vous avez réagi comme si vous le reconnaissiez.

— Nous l’avons reconnu tous les deux. « Voleur de Soleil » est un nom amarantin ; c’est un de leurs dieux, une figure mythique, ou peut-être un personnage historique réel. Mais Dan était trop têtu – ou peut-être trop effrayé – pour l’admettre.

Volyova regarda à nouveau son bracelet ; toujours rien. Puis elle attendit que Pascale raconte son histoire. Et elle la raconta bien ; sans préambule, sans perdre de temps à planter le décor. Elle décrivit quelques faits bien choisis, esquissés avec une remarquable économie de moyens, et Volyova en retira une bonne idée d’ensemble. Elle comprenait enfin pourquoi Pascale avait entrepris la biographie de Sylveste. Elle leur parla des Amarantins, ces créatures d’origine avienne, aujourd’hui disparues, qui avaient vécu sur Resurgam. Sylveste en avait suffisamment parlé à l’équipage pour qu’il resitue l’histoire dans son contexte, mais cette nouvelle allusion aux Amarantins était troublante. Volyova n’aimait pas penser que ses problèmes étaient, d’une certaine façon, liés aux Vélaires ; là, au moins, la causalité était assez claire. Mais comment les Amarantins s’intégraient-ils dans tout ça ? Quel lien pouvait-il y avoir entre deux espèces non humaines radicalement différentes, qui avaient toutes les deux depuis longtemps disparu du paysage galactique ? Même les échelles temporelles offraient une disparité radicale : d’après ce que Lascaille avait dit à Sylveste, les Vélaires avaient disparu – peut-être en se repliant dans leurs sphères d’espace-temps restructuré – des millions d’années avant l’apparition des Amarantins, emportant avec eux des objets et des techniques trop redoutables pour être laissés à la portée d’espèces moins expérimentées. Après tout, c’était ce qui avait attiré Sylveste et Lefèvre vers la frange du Voile : l’attrait de toutes ces connaissances emmagasinées. Les Vélaires étaient ce que les hommes avaient vu de plus éloigné d’eux : des êtres cauchemardesques, dotés d’une carapace et de plusieurs membres. Par contraste, bien que non humains, les Amarantins, ces bipèdes qui semblaient descendre des oiseaux, étaient moins bouleversants.

Le Voleur de Soleil établissait un lien entre eux. Le vaisseau n’était jamais venu sur Resurgam ; personne, à bord, n’avait jamais eu le moindre rapport avec les Amarantins, et pourtant le Voleur de Soleil avait fait partie de la vie de Volyova pendant des années subjectives, et plusieurs dizaines d’années de temps planétaire. Sylveste était manifestement la clé de tout ça, mais Volyova n’arrivait pas à voir la logique de l’affaire.

Pendant qu’une partie de l’esprit de Volyova vagabondait et s’efforçait de trouver une sorte d’ordre aux choses. Pascale poursuivait son récit. Elle leur parla de la cité enfouie ; une immense structure amarantine qui avait été découverte pendant la captivité de Sylveste. Elle leur décrivit le bâtiment central de la cité, une tour immense, surmontée par un être qui n’était pas tout à fait amarantin mais évoquait l’équivalent amarantin d’un ange – sauf que c’était un ange imaginé par quelqu’un qui aurait scrupuleusement respecté les contraintes anatomiques. Un ange qui aurait presque pu voler.

— Et c’était le Voleur de Soleil ? demanda Khouri, impressionnée.

— Je ne sais pas, répondit Pascale. Tout ce que nous savons, c’est que, au départ, le Voleur de Soleil était un Amarantin comme les autres, sauf qu’il a rassemblé autour de lui un groupe, un clan de renégats, si vous voulez. Nous pensons que c’étaient des expérimentateurs, qui étudiaient la nature du monde ; qui remettaient le mythe en question. D’après la théorie de Dan, le Voleur de Soleil s’intéressait à l’optique ; il faisait des miroirs, des lentilles, il volait le soleil au sens littéral du terme. Il se peut aussi qu’il ait fait des expériences portant sur le vol ; qu’il ait construit des machines rudimentaires, des planeurs. En tout cas, ça passait pour de l’hérésie.

— Et la statue ? Qu’est-ce que c’était ?

Pascale leur parla alors du groupe de renégats qu’on avait appelés par la suite les Bannis ; elle leur raconta comment ils avaient totalement disparu de l’histoire amarantine pendant des milliers d’années.

— Si je peux hasarder une théorie, intervint Volyova, il se pourrait que les Bannis soient partis pour un coin tranquille de la planète et aient inventé la technologie ?

— C’est ce que pensait Dan. Il pensait qu’ils étaient allés jusqu’au bout, et qu’ils avaient trouvé le moyen de quitter Resurgam. Puis, un jour – peu avant l’Événement –, ils étaient revenus, et à ce moment-là, pour ceux qui étaient restés sur place, ils étaient devenus des dieux. C’était ça, la statue : un hommage élevé en l’honneur de leurs nouveaux dieux.

— Des dieux qui seraient devenus des anges ? demanda Khouri.

— Le génie génétique, reprit Pascale, avec conviction. Ils n’auraient jamais pu voler, même avec les ailes dont ils s’étaient dotés, mais ils avaient déjà échappé à la gravité ; ils avaient conquis le vol spatial.

— Que s’est-il passé ?

— Beaucoup plus tard, des siècles ou des milliers d’années plus tard, le peuple du Voleur de Soleil est retourné sur Resurgam. C’était presque la fin. Nous ne pouvons déchiffrer l’échelle de temps géologique, elle est trop courte. Mais tout se passe comme s’ils l’avaient amené avec eux.

— Amené quoi ? demanda Khouri.

— L’Événement. La chose qui a anéanti toute vie sur Resurgam.

Elles pataugeaient dans une coursive où elles avaient de l’eau jusqu’aux chevilles lorsque Khouri dit :

— Il n’y a pas un moyen d’empêcher votre arme d’atteindre Cerbère ? Je veux dire, elle est sous votre contrôle, non ?

— Chut ! siffla Volyova. Tout ce qu’on dit ici…

Elle eut un geste éloquent en direction des parois, faisant probablement allusion aux micros dissimulés un peu partout qui transmettaient leurs paroles à Sajaki, elle en était persuadée.

— Et même si ça revenait aux oreilles des autres membres du Triumvirat ? fit Khouri, tout bas (inutile de courir des risques inutiles, mais elle tenait à s’exprimer quand même). Vu la tournure que prend la situation, l’affrontement ouvert ne devrait plus tarder. D’abord, je doute que le réseau d’écoute de Sajaki soit aussi extensif que vous le pensez. C’est ce que disait Sudjic. Et de toute façon, il a probablement d’autres chats à fouetter, en ce moment.

— Dangereux, très dangereux…

Reconnaissant peut-être qu’il y avait du vrai dans les paroles de Khouri – d’ici peu, leurs manœuvres subreptices tourneraient à la rébellion ouverte –, Volyova releva le poignet de son blouson sur son bracelet, leur montrant les chiffres qui défilaient sur le voyant lumineux.

— Je contrôle à peu près tout d’ici, mais quel intérêt ? Sajaki me tuera s’il croit que je tente de saboter l’opération, et il le saura à l’instant où l’arme déviera de la trajectoire prévue. De plus, n’oublions pas que Sylveste nous tient tous en otage, et je n’ose imaginer comment il réagira.

— Très mal, j’imagine. Mais ça ne change rien.

— Il ne mettra pas ses menaces à exécution, dit alors Pascale. Il n’a rien dans les yeux ; il me l’a dit. Mais comme Sajaki n’a aucun moyen de s’en assurer – or ç’aurait été tout à fait possible – Dan était sûr que ça marcherait.

— Vous êtes absolument certaine qu’il ne vous a pas menti ?

— Qu’est-ce que c’est que cette question ?

— Une question parfaitement légitime, compte tenu des circonstances. J’ai la trouille de Sajaki, mais je saurais lui tenir tête s’il le fallait. Alors que votre mari…

— C’était de l’intox, confirma Pascale. Faites-moi confiance.

— Comme si nous avions le choix, soupira Khouri.

Elles étaient arrivées à un ascenseur. La porte s’ouvrit et elles durent monter une marche pour entrer dans la cabine. Khouri tapa du pied pour ôter la boue de ses bottes et dit :

— Ilia, il faut que vous arrêtiez ça. Si ça atteint Cerbère, nous sommes tous morts. La Demoiselle le savait depuis le début ; c’est pour ça qu’elle voulait tuer Sylveste. Parce qu’elle savait qu’il ne reculerait devant rien pour y aller. Bon, tout ça n’est pas complètement clair dans ma tête, mais j’ai une certitude : la Demoiselle savait que s’il réussissait, ce serait très mauvais pour nous. Très, très mauvais, même.

L’ascenseur commença à monter bien que Volyova n’ait pas appuyé sur un seul bouton.

— C’était le Voleur de Soleil qui l’y incitait, reprit Pascale. Qui forgeait son destin. Lui fourrait des idées dans la tête.

— Des idées ? demanda Khouri.

— Comme de venir ici, dans ce système, fit Volyova, très animée à présent. Khouri, vous vous souvenez comment nous avons retrouvé, dans la mémoire du vaisseau, cet enregistrement de Sylveste effectué lors de sa précédente visite à bord ? (Khouri hocha la tête. Elle s’en souvenait bien : elle avait regardé le Sylveste enregistré dans les yeux et avait imaginé qu’elle tuait leur propriétaire réel.) Il a dit en passant qu’il pensait déjà à l’expédition de Resurgam, vous vous souvenez ? Ça nous avait intriguées, parce que, logiquement, il ne pouvait pas être au courant, pour les Amarantins. Eh bien, maintenant, tout s’éclaire. Pascale a raison. Le Voleur de Soleil était déjà dans sa tête, et c’est lui qui l’a poussé à venir ici. Je pense qu’il n’en avait même pas conscience, mais il était contrôlé par le Voleur de Soleil, depuis le début.

— C’est comme si le Voleur de Soleil et la Demoiselle se livraient combat par personnes interposées, reprit Khouri. Le Voleur de Soleil est une espèce d’entité électronique, un programme, un logiciel, et la Demoiselle est confinée à Yellowstone, dans son palanquin… alors ils nous manipulent, ils tirent les ficelles, nous jouant l’un contre l’autre.

— Je pense que vous avez raison, dit Volyova. C’est le Voleur de Soleil qui me préoccupe. Beaucoup, même. Nous n’avons pas entendu parler de lui depuis l’histoire de l’arme secrète.

Khouri ne répondit pas. Elle savait que le Voleur de Soleil s’était introduit dans sa tête au cours de la dernière séance au poste de tir. Par la suite, lors de son ultime apparition, la Demoiselle lui avait dit que le Voleur de Soleil était en train de la ronger ; qu’il finirait inévitablement par l’emporter au cours des prochaines heures, quelques jours tout au plus. Et ça faisait déjà des semaines. D’après son estimation des pertes, la Demoiselle devait être morte, à présent, et le Voleur de Soleil avait gagné. Et pourtant, rien n’avait changé. Sauf peut-être qu’il régnait dans sa tête un calme comme elle n’en avait pas connu depuis qu’elle avait repris conscience du côté de Yellowstone. Finis les foutus implants de proximité du Jeu de l’Ombre ; finies les apparitions de la Demoiselle à minuit. À croire que le Voleur de Soleil était mort en triomphant. Non que Khouri y crût, cela dit, et son absence complète était d’autant plus éprouvante ; elle ajoutait de la tension à l’attente de sa réapparition, parce qu’elle était convaincue qu’il reviendrait. Et quelque chose lui disait qu’il serait d’une compagnie encore moins agréable que sa précédente occupante.

— Pourquoi voudriez-vous qu’il se montre ? demanda Pascale. Il a pratiquement gagné, n’importe comment.

— Pratiquement, acquiesça Volyova. Mais ce que nous sommes sur le point de faire pourrait l’amener à intervenir. Je pense que nous devrions nous y préparer – surtout vous, Khouri. Vous savez qu’il a trouvé le moyen de s’introduire dans Boris Nagorny, et si je vous dis qu’ils n’étaient agréables à connaître, ni l’un, ni l’autre, vous pouvez me croire.

— Vous devriez peut-être me connecter maintenant, pendant qu’il en est encore temps, dit Khouri, sans trop réfléchir, mais avec une gravité mortelle. Je le pense vraiment, Ilia – je préférerais que vous le fassiez plutôt que d’être obligée de m’y expédier plus tard.

— J’aimerais bien, répondit son mentor. Mais nous n’avons pas vraiment l’avantage du nombre. Pour le moment, nous sommes trois contre Sajaki et Hegazi – et Dieu seul sait dans quel camp Sylveste se rangera, si on en arrive là.

Pascale ne répondit pas.

Elles arrivèrent à l’armothèque, l’endroit où Volyova avait prévu de les emmener bien qu’elle ne leur en ait pas parlé. Khouri n’était jamais venue dans cette partie du bâtiment, mais elle n’avait pas besoin qu’on lui dise de quoi il s’agissait. Elle était entrée dans des quantités d’armureries, et il y régnait toujours la même odeur caractéristique.

— Là, on est en train de se fourrer dans une sacrée merde, dit-elle. Pas vrai ?

La vaste pièce oblongue était le local de documentation et de réception de l’armothèque, qui comportait près d’un millier de modèles immédiatement disponibles. Des dizaines de milliers d’autres pouvaient être fabriqués à bref délai, conformément aux plans holographiques entreposés dans les mémoires du bâtiment.

— Oui, fit Volyova avec une sorte de jubilation presque inquiétante. De sorte que nous avons intérêt à disposer d’une puissance de feu efficace, et qui en impose. Alors, allez-y, Khouri, équipez-nous. Et faites vite. Je ne tiens pas à ce que Sajaki nous tombe dessus avant que nous ayons ce que nous sommes venues chercher.

— Vous prenez votre pied, hein ?

— Oui. Et vous savez pourquoi ? Suicidaire ou non, nous faisons enfin quelque chose. Nous y resterons peut-être, et il se pourrait que ça ne serve absolument à rien, mais au moins nous ne disparaîtrons pas sans combattre.

Khouri hocha lentement la tête. Vu comme ça… Volyova avait raison. C’était la prérogative du soldat que de ne pas laisser les événements suivre leur cours sans tenter d’intervenir d’une façon ou d’une autre, même futile. Très rapidement, Volyova lui montra comment utiliser les fonctions primitives de l’armothèque – par bonheur, c’était presque intuitif – puis elle prit Pascale par le bras et tourna les talons, prête à repartir.

— Où allez-vous ?

Sur la passerelle. Sajaki veut que j’y sois pour l’opération d’affaiblissement.

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