Alastair Reynolds L’espace de la révélation

1

Nekhebet Nord, secteur de Mantell, Resurgam,
système de Delta Pavonis, 2551

L’orage approchait. Et c’était une tempête de verre.

Sylveste se demandait, debout au bord de l’excavation, s’il resterait, le lendemain matin, quelque chose de ses travaux. Le chantier de fouilles archéologiques était une mosaïque de puits carrés, d’une dizaine de mètres de profondeur, séparés par des murailles de roche : le quadrillage Wheeler classique. Les parois des puits étaient gainées de coffrages transparents en hyperdiamant sur lesquels se pressaient un million d’années d’histoire géologique stratifiée. Et il suffirait d’un bon vent de sable – d’une tempête de verre, comme celle qui s’annonçait – pour combler les puits jusqu’en haut, ou presque.

Un membre de l’équipe sortit d’un des deux gros crawleurs et s’approcha de lui.

— Ça se confirme, monsieur, dit-il d’une voix étouffée par son masque respiratoire. Cuvier vient d’émettre un message d’alerte météo pour l’ensemble de la zone de Nekhebet Nord. Toutes les équipes de surface doivent regagner la base au plus vite.

— Vous voulez dire que nous devrions prendre nos cliques et nos claques et retourner à Mantell ?

Le type se tortilla, resserra le col de sa veste autour de son cou.

— L’alerte a l’air sérieuse, monsieur. Vous voulez que j’ordonne l’évacuation générale ?

Sylveste regarda au fond des puits éclairés a giorno par la rangée de projecteurs placés tout autour. Pavonis ne montait jamais assez haut, sous ces latitudes, pour fournir une lumière suffisante. Il avait du mal à distinguer le vague point couleur de rouille qui descendait vers l’horizon, derrière de grandes draperies de sable. Des tourbillons de poussière allaient bientôt se lever et parcourir les steppes de Ptero, telles ces toupies mécaniques avec lesquelles jouent les enfants. Et puis la tempête s’abattrait sur eux comme une enclume, dont elle aurait la noirceur.

— Non, dit-il enfin. Rien ne nous oblige à partir. Nous sommes à l’abri, ici. Il n’y a pour ainsi dire pas de marques d’érosion sur les roches, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué. Et si la tempête est trop violente, nous pourrons toujours nous réfugier dans les crawleurs.

L’autre regarda les blocs de pierre et secoua la tête comme s’il n’en croyait pas ses oreilles.

— Écoutez, monsieur, des alertes de ce genre, Cuvier n’en émet pas une tous les deux ans. Elle annonce une tempête d’une violence comme nous n’en avons jamais connu…

— Parlez pour vous ! rétorqua Sylveste. Nous ne pouvons pas nous permettre d’abandonner les fouilles. Vous ne comprenez pas ça ?

L’homme détourna le regard, embarrassé, regarda le chantier.

— Nous pourrions protéger les zones dégagées avec des bâches, enfouir des transpondeurs. Même si les puits étaient comblés par la poussière, nous pourrions retrouver le site, le remettre en l’état… bredouilla-t-il, avec un regard affolé, implorant, derrière les grosses lunettes qui protégeaient ses yeux du sable. Et puis, après notre retour, nous pourrions ériger un dôme sur le chantier. Ça vaudrait mieux que de mettre des vies humaines en jeu et de risquer de perdre du matériel, non ? Vous ne pensez pas, monsieur ?

Sylveste fit un pas vers lui, l’obligeant à reculer vers le puits le plus proche.

— Il n’est pas question de retourner à Mantell. Et vous, vous allez dire à toutes les équipes de poursuivre le travail jusqu’à ce que j’ordonne d’arrêter. En attendant, je veux que les appareils les plus sensibles soient transférés à bord des crawleurs, et seulement ceux-là. C’est clair ?

— Mais… et les gens, monsieur ?

— Qu’ils continuent à faire ce pour quoi ils sont venus ici : fouiller, lança Sylveste en le regardant comme s’il le défiait de discuter ses ordres.

Après un moment d’hésitation qui parut interminable, l’autre tourna les talons et repartit furieusement à travers le chantier de fouilles en marchant sur le haut des murets avec l’aisance due à une longue habitude. Le vent qui commençait à forcir faisait légèrement osciller les gravimètres imageurs, délicats instruments disposés sur le pourtour de la grille et pointés vers le fond des puits comme des canons.

Sylveste attendit un peu avant de le suivre, puis il bifurqua rapidement. Près du centre de l’excavation, quatre des carrés avaient été réunis en un seul puits aux parois vitrées, de trente mètres de côté et presque aussi profond. Il dévala l’échelle qui menait au fond. Il l’avait si souvent descendue et remontée, au cours des dernières semaines, que l’absence de vertige était presque plus troublante que le vertige lui-même. Derrière les dalles de la paroi s’entassaient des couches de temps géologique. Neuf cent mille années avaient passé depuis l’Événement. Cette stratification se caractérisait par la présence, sur presque toute la hauteur, de permafrost. Classique, sur Resurgam, à ces latitudes subpolaires. Le sol était gelé en permanence et ne fondait jamais. Plus bas, une couche de régolite avait recouvert les impacts consécutifs à l’Événement, lui-même visible sous la forme d’une ligne de démarcation noire, fine comme un cheveu : les cendres des forêts incendiées.

Le fond du puits n’était pas plan mais formé de marches de plus en plus étroites qui descendaient à quarante mètres de profondeur. Des projecteurs avaient été installés tout en bas, apportant la lumière au sein des ténèbres. Là, dans cet espace exigu, grouillait une activité fébrile. On était à l’abri du vent, et il régnait un silence religieux. Chacun s’affairait, agenouillé sur un tapis, avec des outils tellement précis qu’ils auraient pu servir d’instruments chirurgicaux à une autre époque. Il y avait trois étudiants de Cuvier, nés sur Resurgam. Un cyborg attendait ses ordres dans une morne immobilité. Les machines avaient été utiles au stade préliminaire des fouilles, mais on ne pouvait pas leur confier les travaux de finition. À côté du groupe, une femme était assise, un compad sur les genoux. L’écran affichait une carte cladistique de crânes amarantins. Elle aperçut Sylveste, qu’elle n’avait pas encore vu – il était descendu sans bruit –, referma précipitamment son compad et se leva d’un bond. Elle portait un grand pardessus, et ses cheveux noirs étaient coupés en une frange géométrique sur son front.

— Eh bien, vous aviez raison, dit-elle. Quoi que ce soit, c’est énorme. Et ça a l’air étonnamment bien conservé, aussi.

— Alors, Pascale, une théorie ?

Pascale Dubois était une jeune journaliste de Cuvier. Elle couvrait le chantier de fouilles depuis son ouverture, n’hésitant pas à mettre la main à la pâte avec les archéologues, dont elle avait appris le jargon.

— Ça, c’est votre rôle, non ? Je ne suis là que pour fournir des commentaires. Cela dit, les corps font froid dans le dos, vous ne trouvez pas ? Ils ont beau être non humains, pour un peu, leur souffrance serait palpable.

Sur l’un des côtés du puits, juste avant que le sol ne recommence à descendre, ils avaient mis au jour deux chambres funéraires aux parois de pierre. L’enfouissement remontait à neuf cent mille ans au moins, pourtant elles étaient presque intactes, et les ossements retrouvés à l’intérieur étaient restés dans une position plus ou moins anatomique. C’étaient des squelettes amarantins typiques. Au premier abord, à moins d’être un anthropologue averti, on aurait pu les prendre pour des restes humains : c’étaient des bipèdes de taille quasi humaine, dotés de quatre membres et d’une structure osseuse à peu près similaire, en apparence. Le volume du crâne était comparable et les organes sensoriels, respiratoires et de la locution, étaient plus ou moins disposés comme chez les êtres humains. Sauf que les Amarantins ressemblaient vaguement à des oiseaux avec leur crâne oblong et la crête osseuse proéminente qui se prolongeait vers l’avant, entre les orbites imposantes, jusqu’à la pointe de la mâchoire supérieure, pareille à un bec. Sur les os adhérait encore, par endroits, un film tissulaire parcheminé qui s’était rétracté en se desséchant, faisant adopter aux corps une posture évoquant l’agonie. Ce n’étaient pas des fossiles au sens strict du terme : ils n’avaient subi aucune minéralisation. Les chambres funéraires étaient restées vides en dehors des ossements et des rares artéfacts technomiques avec lesquels ils avaient été inhumés.

Sylveste se pencha et effleura l’un des crânes.

— Peut-être était-ce ce qu’on voulait nous amener à penser.

— Non, objecta Pascale. C’est la rétraction des tissus qui les a déformés.

— À moins qu’ils n’aient été enterrés comme ça.

En palpant les crânes à travers ses gants, qui transmettaient les données tactiles à la pulpe de ses doigts, il revit une certaine pièce de réception, située tout en haut de Chasm City, la Ville au Bord du Gouffre. Une pièce aux murs jaunes, ornés d’aquarelles représentant des paysages de méthane glacé. Des cyborgs en livrée passaient entre les invités avec des plateaux chargés de verres et d’amuse-gueules. Des vélums de crêpe multicolores étaient tendus sous les plafonds vertigineux. Des entoptiques illustrant tous les thèmes à la mode – séraphins, chérubins, colibris et fées – planaient dans le vide. Il se souvenait des invités, pour la plupart des amis de ses parents. Des gens qu’il connaissait à peine, ou qu’il détestait. Il n’avait, quant à lui, pour ainsi dire pas d’amis. Son père, Calvin, était en retard, comme d’habitude. Lorsqu’il avait daigné apparaître, certains invités commençaient à prendre congé. C’étaient des choses qui se faisaient, à l’époque ; l’époque du dernier et du plus ambitieux projet de Calvin, dont la réalisation était en elle-même une mort lente ; tout autant que le suicide qu’il commettrait à l’apogée dudit projet.

Il revoyait son père lui tendre une boîte ornée, sur le côté, d’une marqueterie représentant la traditionnelle hélice d’ADN.

« Ouvre-la », lui avait-il dit.

Il se rappelait l’avoir trouvée étonnamment légère. Il avait soulevé le couvercle, découvrant une masse de fibres d’emballage dans laquelle était niché un dôme brunâtre, tacheté, de la même couleur que la boîte. C’était la calotte d’un crâne, manifestement humain, auquel manquait le maxillaire inférieure.

Il se souvenait du silence qui s’était fait dans la pièce.

« C’est tout ? avait demandé Sylveste, juste assez fort pour que tout le monde l’entende. Un vieux bout d’os ? Eh bien ! merci, Papa, j’exulte.

— Il y a de quoi », avait répondu Calvin.

L’ennui, c’est que Calvin avait raison, Sylveste devait bientôt le découvrir. C’était un crâne d’une valeur inestimable : il avait plus de deux cent mille ans, et c’était celui d’une femme d’Atapuerca, en Espagne. La date approximative de sa mort était évidente compte tenu de l’environnement dans lequel elle avait été ensevelie, mais les savants qui l’avaient exhumée avaient affiné l’estimation à l’aide de méthodes considérées comme le summum de la technologie, à l’époque : la datation par la technique du potassium-argon des roches de la grotte où on l’avait retrouvée, la datation par les séries d’uranium des dépôts de travertin sur les parois ; par traces de fission des roches volcaniques vitrifiées, et par thermoluminescence des fragments de silex calciné. Ces méthodes avaient été perfectionnées depuis, au niveau de l’étalonnage et de l’application, mais elles étaient encore utilisées par les équipes de fouilles sur Resurgam. La physique ne procurait qu’une quantité limitée de moyens de datation. Sylveste aurait dû s’en apercevoir tout de suite, et reconnaître le crâne pour ce qu’il était : le plus ancien objet humain de Yellowstone, apporté des siècles auparavant dans le système d’Epsilon Eridani, et perdu lors des soulèvements de la colonie. Le fait que Calvin ait remis la main dessus était un petit miracle en soi.

Cela dit, la honte que lui inspirait ce souvenir était moins provoquée par son ingratitude que par le fait qu’il avait ainsi révélé son ignorance alors qu’il aurait facilement pu la dissimuler. C’était une faiblesse qu’il ne devait plus jamais se permettre. Des années plus tard, il avait emporté le crâne sur Resurgam, afin de ne jamais oublier ce vœu.

Il ne pouvait pas échouer maintenant.

— Si ce que vous dites est vrai, rétorqua Pascale, alors ils ont été enterrés comme ça pour une raison donnée.

— Peut-être en guise d’avertissement, répondit Sylveste.

Il s’approcha des trois étudiants.

— J’avais peur que vous ne répondiez quelque chose dans ce goût-là, reprit Pascale en le suivant. Et quelle aurait pu être la raison de ce terrible avertissement ?

C’était une question de pure forme, Sylveste le savait bien. Elle comprenait parfaitement ce qu’il croyait savoir à propos des Amarantins. Elle paraissait aussi prendre plaisir à l’asticoter à ce sujet ; comme si, en l’obligeant à réaffirmer ses convictions, elle espérait l’amener à mettre le doigt sur une faille dans sa théorie. Une faille qui aurait fichu tout son raisonnement par terre, et l’aurait obligé à le reconnaître.

— L’Événement, reprit Sylveste en effleurant la fine ligne noire visible derrière le coffrage.

— L’Événement qui a anéanti les Amarantins, dit Pascale. Sans qu’ils puissent y faire quoi que ce soit. Et qui s’est produit avec une rapidité stupéfiante. De sorte qu’ils n’auraient pas eu le temps d’enfouir les corps dans une posture d’avertissement, quand bien même ils auraient eu une idée de ce qui les attendait.

— Ils avaient provoqué la fureur des dieux, répondit Sylveste.

— Oui. Ils ne pouvaient qu’interpréter l’Événement comme une preuve de divin courroux, dans le cadre de leurs propres croyances, bien entendu ; tout le monde sera d’accord là-dessus. Mais ils n’auraient pas eu le temps de donner à cette conviction une forme pérenne avant de disparaître jusqu’au dernier, et encore moins d’enfouir les cadavres pour le bénéfice des archéologues qui viendraient d’on ne sait où, on ne sait quand, pour les déterrer.

Elle releva son capuchon sur sa tête et tira sur les cordons. D’impalpables panaches de poussière commençaient à tomber dans le puits ; l’air était moins calme depuis quelques minutes.

— Mais ce n’est pas ce que vous pensez, n’est-ce pas ? dit-elle.

Sans attendre sa réponse, elle enfila de grosses lunettes qui perturbèrent momentanément la périphérie de son champ de vision et baissa les yeux sur l’objet mis au jour.

Les lunettes de Pascale avaient accès aux données des gravimètres imageurs positionnés autour de la grille Wheeler, données qui se superposaient à l’image stéréoscopique des masses enfouies – ce que les yeux de Sylveste faisaient automatiquement, sur commande. Le sol sur lequel ils se tenaient devint vitreux, impalpable – une matrice brumeuse dans laquelle était incluse une chose immense, gigantesque. C’était un obélisque, un monolithe de pierre taillée, lui-même enfermé dans une succession de sarcophages de pierre. L’obélisque faisait vingt mètres de hauteur. Les fouilles n’avaient exposé que les quelques centimètres du haut. L’un des côtés présentait des traces d’écriture, plus précisément l’une des dernières formes graphiques amarantines standard. Mais les gravimètres imageurs ne parvenaient pas à révéler le texte. Leur pouvoir de résolution n’était pas suffisant. Pour en savoir plus long, ils devraient attendre d’avoir déterré l’obélisque.

Sylveste ramena ses yeux à leur vision normale.

— Accélérez le travail, dit-il à ses étudiants. Et tant pis si vous occasionnez des abrasions mineures à la surface de l’objet. Je veux en voir au moins un mètre d’ici la fin de la journée.

L’un des étudiants se tourna vers lui sans se relever.

— Monsieur, nous avons entendu dire que le chantier devrait être évacué.

— Et pourquoi, au nom du Ciel, évacuerais-je le chantier ?

— À cause de la tempête, monsieur.

— Au diable la tempête !

Il tournait les talons quand Pascale le prit par le bras, un peu trop rudement.

— Ils ont raison de s’en faire, Dan, dit-elle tout bas, pour n’être entendue que de lui. J’ai entendu parler de cette alerte, moi aussi. Nous devrions déjà être en route pour Mantell.

— Et perdre tout ça ?

— Nous reviendrons.

— Il se pourrait que nous ne retrouvions jamais l’endroit, même en enfouissant un transpondeur.

Il avait raison : le positionnement des fouilles était imprécis, et les cartes de la zone n’étaient pas particulièrement détaillées. Elles avaient été établies à l’époque où le Lorean s’était positionné en orbite autour de Yellowstone, quarante ans plus tôt. La ceinture de satellites de communication avait été détruite lorsque la moitié des colons s’étaient mutinés – ils s’étaient emparés du vaisseau pour regagner leur monde natal –, et, depuis vingt ans, il n’y avait plus moyen de déterminer une position précise sur Resurgam. Et plus d’un transpondeur était tout simplement tombé en rideau lors d’une tempête de verre.

— Tout de même, ça ne vaut pas la peine de risquer des vies humaines, répondit Pascale.

— Ça pourrait valoir beaucoup plus que ça. Allez, plus vite ! fit-il en dardant un doigt vers les étudiants. Utilisez le cyborg s’il le faut. Je veux voir le sommet de cet obélisque d’ici le lever du jour !

Sluka, la chargée de recherche senior, marmonna des paroles inaudibles.

— Quelque chose d’intéressant ? demanda Sylveste.

Sluka se releva, pour la première fois depuis des heures, sans doute. Il lut la tension dans son regard. La petite spatule qu’elle utilisait tomba par terre, à côté de ses bottes souples. Elle arracha son masque, avala de grandes goulées d’air de Resurgam pendant quelques secondes et lança :

— Il faut que je vous parle.

— De quoi, Sluka ?

Sluka avala quelques goulées d’air dans son masque avant de répondre.

— Vous abusez de votre chance, docteur Sylveste.

— Vous venez de précipiter les vôtres dans le néant.

— Nous nous intéressons beaucoup à vos travaux, vous savez, poursuivit-elle comme si elle ne l’avait pas entendu. Nous partageons vos convictions. C’est pour ça que nous sommes là, que nous nous cassons le dos pour vous, docteur Sylveste. Mais vous auriez tort d’abuser. (Elle regarda en direction de Pascale, et le blanc de ses yeux lança des éclairs.) En ce moment, vous ne pouvez vous permettre de perdre un seul allié.

— C’est une menace ?

— Un fait. Si vous faisiez plus attention à ce qui se passe dans la colonie, vous sauriez que Girardieau trame quelque chose contre vous. Il paraît qu’il en est beaucoup plus près que vous ne le pensez.

Il sentit un picotement sur sa nuque.

— De quoi parlez-vous ?

— De quoi voulez-vous que je parle ? D’un soulèvement.

Elle l’écarta, posa le pied sur le premier barreau de l’échelle située sur le côté du puits et se retourna vers les deux autres étudiants, qui s’évertuaient, tête basse, à libérer l’obélisque de sa gangue.

— Restez au boulot si vous voulez, mais vous ne pourrez pas dire qu’on ne vous a pas prévenus. Et si vous vous demandez ce que ça fait d’être pris dans une tempête de verre, vous n’avez qu’à regarder la tête de Sylveste.

L’un des étudiants leva timidement le nez.

— Où tu vas, Sluka ?

— Parler avec les autres équipes de fouille. Tout le monde n’est peut-être pas au courant de l’alerte. Quand ils l’apprendront, je doute qu’ils soient nombreux à vouloir rester.

Elle commença à grimper. Sylveste tendit le bras et l’attrapa par le talon de sa botte. Sluka baissa les yeux. Elle avait remis son masque, mais on ne pouvait s’y tromper : elle le regardait d’un air méprisant.

— Vous êtes fichue, Sluka.

— Non, rétorqua-t-elle en recommençant à monter. C’est vous qui êtes fichu.

Sylveste s’interrogea sur ses propres états d’âme et s’aperçut, contre toute attente, qu’il était d’un calme absolu. Mais, comme celui qui régnait sur les océans d’hydrogène métallique des géantes gazeuses en orbite lointaine autour de Pavonis, son calme n’était dû qu’à des pressions effarantes, exercées de toute part.

— Alors ? demanda Pascale.

— Alors il y a quelqu’un à qui il faut que je parle, répondit Sylveste.


Sylveste gravit la rampe qui menait à son crawleur. L’autre était équipé de racks qui croulaient sous le matériel et les conteneurs d’échantillons. Les hamacs de ses étudiants étaient coincés dans le peu d’espace restant, mais ils n’avaient pas le choix : ils étaient bien obligés de dormir à bord de ces engins lorsque le chantier de fouilles était – comme celui-ci – situé à plus d’une journée de Mantell. Sylveste était sensiblement mieux loti : sa cabine et son bureau occupaient plus du tiers de l’espace intérieur de son crawleur, le reste étant réservé à la charge utile et à de modestes alcôves destinées à ses invités et à ses chargées de recherches, Sluka et Pascale, en l’occurrence. Cela dit, pour le moment, il était seul dans l’énorme véhicule.

À vrai dire, le décor faisait oublier qu’on était dans un crawleur : son antre était tendu de velours rouge, et les murs disparaissaient derrière une bibliothèque où étaient disposés des fac-similés d’instruments scientifiques et des spécimens de toute sorte. On y trouvait des projections de Mercator élégamment légendées de la zone de Resurgam, où étaient figurés les principaux sites amarantins. Sur les murs étaient affichés des documents plus récents : des extraits de publications en cours d’élaboration. C’était sa propre simu de niveau bêta qui effectuait l’essentiel du travail de documentation. Sylveste l’avait émulée au point qu’elle écrivait dans son style plus fidèlement qu’il ne l’aurait fait lui-même, distrait comme il l’était en ce moment. Plus tard, s’il avait le temps, il faudrait qu’il relise ces textes, mais sur le coup, c’est à peine s’il leur accorda un regard en allant s’asseoir à son scripto. Le bureau de style était orné d’une marqueterie de marbre et de malachite représentant des scènes dans le goût japonais typique des débuts de l’exploration spatiale.

Sylveste ouvrit un tiroir et prit une plaque grise, dépourvue d’inscription : une cartouche simu. On aurait dit une tuile de céramique. Il lui suffisait d’insérer la cartouche dans le lecteur du scripto pour rappeler Calvin d’entre les morts. Il hésita malgré tout. Il y avait un moment – quelques mois, sinon plus – qu’il ne l’avait fait, et leur dernière entrevue s’était incroyablement mal passée. Il s’était promis de ne plus l’évoquer qu’en cas de crise. Maintenant, la question était de savoir si la crise était amorcée, et si elle était assez sérieuse pour justifier l’évocation. Le problème avec Calvin c’était que ses conseils n’étaient fiables que la moitié du temps.

Sylveste encastra la cartouche dans le scripto.

Une forme lumineuse apparut comme par magie au milieu de la pièce : Calvin, trônant dans un immense fauteuil de maître. L’apparition était plus réaliste que le plus perfectionné des hologrammes – le rendu des ombres était particulièrement réussi –, car elle était générée par intervention directe sur le champ visuel de Sylveste. La simulation bêta représentait Calvin tel qu’il était resté dans toutes les mémoires, à Yellowstone : un homme d’une cinquantaine d’années, au faîte de la gloire. Paradoxalement, il avait l’air plus vieux que Sylveste, alors que sa simu avait vingt ans de moins en termes physiologiques. Sylveste avait deux cent huit ans, mais les traitements de longévité qu’il avait reçus sur Yellowstone étaient plus avancés qu’à l’époque de Calvin.

Cela mis à part, ils se ressemblaient beaucoup. Ils avaient la même carrure, les mêmes traits, le même retroussis amusé de la lèvre. Calvin avait les cheveux plus courts et portait la tenue demarchiste de la Belle Époque, alors que Sylveste affectait, en campagne, une tenue relativement stricte : élégant pantalon à carreaux enfoncé dans des bottes de corsaire et ample chemise blanche à jabot. Son père avait les doigts chargés de bagues et de pierreries. Sa barbe soigneusement taillée, presque rase, n’était qu’une ombre couleur de rouille sur sa mâchoire. Il était entouré d’entoptiques représentant des symboles de variables booléennes de degré trois et de longues chaînes de caractères binaires. D’une main, il se caressait le dessous du menton et, de l’autre, il jouait avec le parchemin sculpté au bout de l’accoudoir du fauteuil.

La projection s’anima, comme parcourue par une vague, et une lueur d’intérêt brilla dans ses yeux pâles.

Calvin leva paresseusement les doigts en signe de reconnaissance.

— Alors comme ça… dit-il. La trajectoire de la merde est sur le point de rencontrer les coordonnées de la rampe !

— Là, tu t’avances.

— Je n’avance rien du tout, mon cher petit. Je viens de me connecter et j’ai pris connaissance des derniers milliers de rapports. Dis donc, tu en as, une jolie tanière ! fit-il en parcourant la pièce du regard. Et comment vont tes yeux ?

— Aussi bien qu’on pouvait l’espérer.

Calvin hocha la tête.

— La résolution n’est pas formidable, mais j’ai fait de mon mieux avec les moyens du bord. Je n’ai probablement pas reconnecté plus de quarante pour cent de tes fibres optiques, alors à quoi bon te doter de meilleures caméras ? Maintenant, si tu disposais d’un matériel chirurgical à peu près convenable sur cette planète, je pourrais peut-être essayer de faire quelque chose. Mais on ne peut pas donner une brosse à dents à Michel-Ange et espérer qu’il accouche d’une jolie chapelle Sixtine.

— C’est ça, remue le couteau dans la plaie.

— Comme si c’était mon genre… répliqua Calvin d’un air innocent. Enfin… que tu n’aies pas été fichu d’empêcher Alicia de repartir avec le Lorean, passe encore, mais tu aurais tout de même pu la convaincre de te laisser un peu de matériel, non ?

C’était sa femme qui avait pris la tête de la révolte, vingt ans plus tôt. Et il pouvait compter sur Calvin pour le lui rappeler à chaque occasion.

— Considère ça comme une sorte de sacrifice, fit Sylveste en lui imposant silence, d’un geste du bras. Pardon, Cal, mais je ne t’ai pas fait revenir pour parler de la pluie et du beau temps.

— Je préférerais que tu m’appelles Papa.

— Tu sais où nous sommes ? reprit Sylveste, ignorant cette remarque.

— Sur un chantier de fouilles, je suppose, répondit Calvin.

Il ferma brièvement les yeux et porta le bout de ses doigts à ses tempes comme s’il se concentrait.

— Voyons, laisse-moi voir. Deux crawleurs de Mantell, en expédition du côté des Steppes de Ptero… Une grille Wheeler… Comme c’est bizarre ! Enfin, si ça te convient… Et ça, qu’est-ce que c’est ? Des relevés de gravimétrie à haute résolution… Des sismogrammes… Ma parole, on dirait que tu as bel et bien trouvé quelque chose !

À cet instant, le scripto émit une icône fantomatique annonçant l’arrivée d’un appel de Mantell. Sylveste leva la main pour faire taire Calvin tout en se demandant s’il allait ou non accepter l’appel. Il émanait d’un spécialiste en biologie aviaire appelé Henri Jannequin. C’était l’un des rares véritables alliés de Sylveste, mais si Jannequin avait connu le vrai Calvin, Sylveste était à peu près sûr qu’il n’avait jamais vu sa simu bêta… Jamais, en tout cas, alors que son fils sollicitait son avis. Reconnaître qu’il avait besoin de Cal, qu’il pouvait seulement envisager de l’évoquer afin de lui demander conseil pouvait être un signe critique de faiblesse.

— Qu’est-ce que tu attends pour prendre l’appel ? demanda Cal.

— Il n’est pas au courant, pour toi. Pour nous.

Calvin secoua la tête… et Jannequin apparut au milieu de la pièce. Sylveste retint à grand-peine un mouvement de surprise. En réalité, ce qui venait de se produire était assez évident. Calvin avait dû trouver un moyen d’accéder au niveau de fonctions sécurisées du scripto.

Calvin était et avait toujours été un fieffé salaud, se dit Sylveste. Enfin, c’était pour ça qu’il lui était encore utile.

La projection grandeur nature de Jannequin était un peu moins précise que celle de Calvin, mais elle venait par liaison satellite – au mieux bidouillée – de Mantell. Et les caméras imageuses avaient probablement connu des jours meilleurs, se dit Sylveste. Comme à peu près tout sur Resurgam.

— Alors te voilà, commença Jannequin, qui n’avait manifestement pas encore remarqué la présence de Cal. J’essaie de te joindre depuis une heure. Tu n’as aucun moyen de savoir quand on t’appelle, au fond du puits ?

— Si, répondit Sylveste, mais j’avais coupé la liaison. Ça me distrayait.

— Oh, fit Jannequin, un tantinet ennuyé. C’est malin. Surtout dans ta situation. Tu sais de quoi je veux parler, je suppose ? Ça s’annonce mal. Dan, peut-être plus que tu ne…

Il avait vu Cal. Il regarda la silhouette assise dans le fauteuil et reprit :

— Ma parole ! C’est bien toi ?

Cal hocha la tête, sans mot dire.

— C’est une simulation de niveau bêta, lança Sylveste.

Il était important de dissiper tout malentendu avant d’aller plus loin. Les alphas et les bêtas étaient deux choses fondamentalement différentes ; l’étiquette kamée mettait un point d’honneur à faire la distinction entre les deux. Laisser supposer à Jannequin qu’il s’agissait de l’enregistrement de niveau alpha – qui avait disparu depuis longtemps – aurait été une gaffe impardonnable, sur le plan social.

— Je le… je le consultais, reprit Sylveste.

Calvin fit la grimace.

— À quel sujet ? demanda Jannequin.

C’était un vieil homme – le doyen de Resurgam, en réalité, et chaque année son aspect physique semblait se rapprocher un peu plus d’un idéal simiesque. Avec sa moustache, sa barbe et ses cheveux blancs encadrant un petit visage rose, on aurait dit une sorte de marmouset d’une espèce rare. Sur Yellowstone, il n’y avait plus de bons spécialistes de la génétique en dehors des Mixmasters, et d’aucuns pensaient que Jannequin était beaucoup plus futé que tous les membres de cette confrérie. Simplement son génie était d’une nature peu démonstrative, il ne s’illustrait pas d’une façon spectaculaire mais s’exprimait au fil des années, par le biais d’un travail assidu, et finalement remarquable. Il avait près de quatre cents ans, et les traitements de longévité accumulés commençaient visiblement à donner des signes de défaillance. Sylveste supposait que Jannequin serait la première personne à mourir de vieillesse sur Resurgam, et que l’issue était proche. Cette pensée l’emplissait de tristesse. Il n’était pas toujours d’accord avec lui, loin de là, mais ils s’entendaient quand même sur l’essentiel.

— Il a trouvé quelque chose, annonça Cal.

Les yeux de Jannequin s’illuminèrent et la joie de la découverte scientifique parut lui enlever plusieurs années.

— Vraiment ?

— Oui, j’ai…

C’est alors qu’il se passa une autre chose étrange. La pièce disparut. Ils se retrouvèrent tous les trois sur un balcon, très haut en dessus d’un endroit que Sylveste reconnut aussitôt : Chasm City, la Ville au Bord du Gouffre. Encore un coup de Calvin. Le scripto les avait suivis comme un chien docile. Si Cal pouvait accéder à ses fonctions sécurisées, se dit Sylveste, qu’est-ce qui l’empêchait de faire ce genre de truc : charger l’un des environnements standard du scripto ? La simulation était réussie, du reste : Sylveste sentait jusqu’à la claque du vent contre sa joue, et l’odeur intangible de la ville, à peu près indéfinissable, mais dont l’absence était criante dans les environnements moins sophistiqués.

C’était la ville de son enfance au faîte de la Belle Époque. Des structures d’or impressionnantes se succédaient dans le lointain, tels des nuages sculptés, grouillant de trafic aérien. En dessous, un panorama vertigineux de parcs et de jardins tirés au cordeau descendait en pente douce vers un brouillard luxuriant, verdoyant, lumineux, des kilomètres plus bas.

— C’est merveilleux de revoir ce bon vieil endroit, non ? fit Cal. Quand on pense qu’on a failli s’en emparer… Il était à portée de main du clan… Ah, si nous avions tenu les rênes de la cité, qui sait ce que nous aurions pu faire…

Jannequin s’appuya à la rambarde.

— C’est très joli, Calvin, mais je ne suis pas venu faire du tourisme. Dan, qu’est-ce que tu me racontais avant que nous ne soyons…

— Si brutalement interrompus ? avança Sylveste. J’allais dire à Cal de faire défiler les données du gravimètre enregistrées dans le scripto, puisqu’il a manifestement accès à mes fichiers les plus secrets.

— Un jeu d’enfant, quand on est dans ma situation, commenta modestement Cal.

Un petit moment passa, le temps qu’il accède à l’imagerie brumeuse de l’objet enfoui, et l’obélisque apparut dans le vide, devant eux, de l’autre côté de la balustrade, grandeur nature, apparemment.

— Oh, très intéressant, fit Jannequin. Vraiment très intéressant !

— Pas mal, tempéra Cal.

— Pas mal ? releva Sylveste. C’est sensiblement plus grand et en meilleur état de conservation que tout ce que nous avons retrouvé à ce jour. C’est l’indice irréfutable d’une phase avancée de la technologie amarantine… peut-être même la phase annonciatrice d’une véritable révolution industrielle.

— Disons que ça pourrait être une découverte significative, convint Calvin, à regret. Tu… euh, tu prévois de le déterrer, j’imagine ?

— C’est ce que je pensais faire il y a un instant, oui, répondit Sylveste. Et puis… il est arrivé quelque chose. Je viens… je viens d’apprendre que Girardieau prévoyait de s’opposer à moi beaucoup plus tôt que je ne le craignais.

— Il ne peut intervenir sans la majorité du conseil expéditionnaire, objecta Cal.

— Non, en effet, confirma Jannequin. Mais a-t-il prévu de le consulter ? L’information de Dan est exacte. Il semblerait que Girardieau mijote une action plus directe.

— Ce qui reviendrait à une sorte de… de putsch, j’imagine.

— Je pense que c’est le terme technique, acquiesça Jannequin.

— On est sûrs de ça ? fit Calvin en plissant le front, leur refaisant son numéro de feinte concentration. Oui… vous avez peut-être raison. Les médias ont beaucoup glosé, ces temps derniers, sur la prochaine manœuvre de Girardieau, et sur le fait que Dan était absorbé par ses fouilles alors que la colonie traversait une crise de commandement… et que le volume des échanges de coms cryptés entre les sympathisants connus de Girardieau augmentait considérablement. Je ne puis évidemment pas déchiffrer le cryptage, mais je puis en revanche me livrer à des conjectures en ce qui concerne l’accroissement de ces échanges.

— Il se trame quelque chose, hein ?

Sylveste se dit que Sluka avait raison. Auquel cas, il lui devait une fière chandelle, même si elle menaçait d’abandonner le chantier. Sans son avertissement, il n’aurait jamais invoqué Cal.

— On dirait bien, répondit Jannequin. C’est de ça que je voulais te parler. Ce que Cal nous dit des sympathisants de Girardieau ne fait que confirmer mes craintes, ajouta-t-il en crispant les mains sur la rambarde. Il vaut mieux que je ne reste pas ici, Dan. Je vais repartir. J’ai essayé de faire en sorte que nos contacts n’éveillent pas les soupçons, mais j’ai toutes les raisons de penser que cette conversation est interceptée, et il est vraiment préférable que je n’en dise pas davantage.

Sylveste remarqua que les poignets de son veston – qui pendait légèrement sur ses épaules squelettiques – étaient ornés d’un motif de plumes de paon. Jannequin tourna le dos au panorama de la cité et à l’obélisque suspendu, puis s’adressa à la simu trônant dans son grand fauteuil :

— Calvin, c’était un plaisir de te revoir, après tout ce temps.

— Prends bien soin de toi, répondit Cal en levant la main à son adresse. Et bonne chance avec les paons.

— Tu es au courant de mon petit projet ? fit Jannequin, manifestement surpris.

Calvin eut un sourire mais ne répondit pas. La question de Jannequin était purement rhétorique, après tout, se dit Sylveste.

Le vieil homme lui serra la main – la simulation en était au niveau de l’interaction tactile absolue – et sortit du cadre de la suite virtuelle.

Cal et Sylveste restèrent seuls sur le balcon.

— Alors ? demanda Cal.

— Je ne peux pas me permettre de perdre le contrôle de la colonie, répondit Sylveste.

Il était encore théoriquement à la tête de l’expédition de Resurgam, même après la défection d’Alicia. Pratiquement, ceux qui avaient décidé de rester sur la planète au lieu de repartir avec elle auraient dû être ses alliés à lui, de sorte que sa position aurait dû s’en trouver raffermie, mais ça n’avait pas marché comme ça. Tous ceux qui adhéraient aux idées d’Alicia n’avaient pas réussi à monter à bord du Lorean. Et parmi ceux qui étaient restés, beaucoup des sympathisants de Sylveste avaient trouvé qu’il gérait la crise en dépit du bon sens, voire d’une façon criminelle. D’après ses ennemis, ce que les Schèmes Mystifs lui avaient fait dans la tête avant qu’il ne rencontre les Vélaires commençait à se faire sentir ; ils parlaient de pathologies frisant la folie. Les recherches sur les Amarantins s’étaient poursuivies, mais la dynamique avait faibli, alors que les différends politiques et les inimitiés prenaient une importance telle que toute réconciliation était impossible. Ceux qui étaient restés loyaux à Alicia – et Girardieau le premier – s’étaient regroupés sous la bannière des Inondationnistes. L’amertume des archéologues de Sylveste allait croissant, et ils s’installaient dans une mentalité d’assiégés. Il y avait eu des morts des deux côtés, des morts que les accidents n’expliquaient pas vraiment. La crise n’allait pas tarder à éclater, et Sylveste n’était sûrement pas dans la situation idéale pour la résoudre.

— Mais je ne peux pas non plus laisser tomber ça, dit-il en indiquant l’obélisque. J’ai besoin de tes conseils, Cal. Et tu vas me les donner, parce que tu dépends complètement de moi. Tu es vulnérable, ne l’oublie pas.

Calvin changea de position dans son fauteuil comme s’il était mal à l’aise.

— Alors, fondamentalement, tu mets la pression sur ton vieux père. Charmant.

— Non, répondit Sylveste entre ses dents. Ce que je dis, c’est que tu pourrais tomber dans de mauvaises mains, à moins que tu ne me donnes de bons conseils. Pour parler comme dans la pègre, tu n’es qu’un des membres de notre illustre famille.

— Sauf que tu n’es pas forcément d’accord avec ça, hein ? Selon tes critères, je ne suis qu’un programme, une évocation. Quand vas-tu me laisser reprendre le contrôle de ton corps ?

— À ta place, je n’y compterais pas trop.

Calvin leva un doigt menaçant.

— Ne deviens pas agressif, fiston. C’est toi qui m’as évoqué, pas le contraire. Si tu préfères que je retourne dans la lampe… moi, ça m’est égal.

— Mais tu y retourneras. Quand tu m’auras renseigné.

Calvin se pencha sur son fauteuil.

— Dis-moi ce que tu as fait de ma simulation alpha et j’y réfléchirai, fit-il avec un sourire en tout point pervers. Putain ! Je pourrais même te raconter sur les Quatre-vingts des tas de choses que tu ignores…

— Ce qui s’est passé, coupa Sylveste, c’est que soixante-quinze innocents sont morts. Il n’y a aucun mystère là-dedans. Mais je ne te tiens pas responsable de leur mort. Autant accuser la photo d’un tyran de crimes de guerre.

— Je t’ai donné la vue, espèce de sale morveux ingrat ! s’écria Calvin en tournant le dossier de son fauteuil vers Sylveste. J’admets que tes yeux ne sont pas à la pointe de la technique, mais que pouvais-tu espérer ?

Le siège pivota à nouveau. Maintenant, Calvin était vêtu et coiffé comme Sylveste, son visage aussi lisse et exempt de rides que le sien.

— Allez, fils, parle-moi des Vélaires, dit-il. Raconte-moi tes petits secrets honteux. Dis-moi ce qui s’est vraiment passé du côté du Voile de Lascaille, et ne me sers pas le ramassis de mensonges auquel nous avons droit depuis ton retour.

Sylveste s’approcha du scripto, prêt à éjecter la cartouche.

— Attends un peu, fit brusquement Calvin en levant la main. Tu veux un conseil ?

— Ah, tout de même !

— Tu ne peux pas laisser gagner Girardieau. Si un soulèvement est imminent, il faut que tu rentres à Cuvier. Là, tu pourras regrouper les forces dont tu disposes peut-être encore.

Sylveste regarda pensivement par la vitre du crawleur en direction des fouilles. Des ombres traversaient les lignes de séparation : des collaborateurs qui désertaient le chantier et regagnaient silencieusement le sanctuaire de l’autre crawleur.

— Il se pourrait que ce soit la découverte la plus importante que nous ayons faite depuis notre arrivée.

— Et il se pourrait que tu sois obligé de la sacrifier. Si tu réussis à tenir Girardieau en échec, tu pourras toujours revenir ici et t’en occuper à nouveau. Alors que si Girardieau l’emporte, rien de ce que tu auras trouvé ici ne vaudra quoi que ce soit.

— Je sais, répondit Sylveste.

L’espace d’un instant, il n’y eut plus d’animosité entre eux.

Le raisonnement de Calvin était sans faille, et il aurait été stupide d’aller à l’encontre de cette logique.

— Alors, tu vas suivre mon conseil ?

Il tendit la main vers le scripto, prêt à éjecter la cartouche.

— Je vais y réfléchir.

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