Chapitre 7

Guérir les malades, traverser les murs ? Oui, c’est bien beau, mais j’ai croisé un frère qui vous faisait swinguer avec sa cornemuse. Ça, c’est de la vraie magie.

Duke Ellington, interview, 1927.

Paris (France)

Faye attendait Jacques Montand dans leur petit café – assez patiemment si on voulait son avis – quand elle s’avisa qu’on l’observait. Elle avait repéré le type sur le trottoir, le matin même. Quelques pâtés de maisons plus loin, en apercevant son reflet dans une vitrine, elle était devenue méfiante. Qu’il s’asseye à la terrasse dix minutes après qu’elle était entrée dans le café, c’était la goutte d’eau.

L’homme était assez quelconque, grand, mince, plus vieux qu’elle mais d’une dizaine d’années seulement. Il portait un manteau et un chapeau foncés, rien qui attirât l’attention, et, planqué derrière un journal qu’il faisait semblant de lire, se débrouillait pour ne pas avoir l’air de la surveiller.

Une consultation rapide de sa carte mentale lui confirma que c’était un actif. Faye eut du mal à ne pas être fière de l’avoir repéré. Lance appelait ces techniques « compétences de terrain », et, comme à la chasse, il suffisait de se montrer attentif. La première réaction de Faye quand de drôles de bonshommes la suivaient consistait à les saluer, si possible dans un grand déchaînement de violence, mais elle se retint. S’il travaillait pour l’Imperium, ça se verrait vite.

Mais s’il se servait d’elle pour localiser Jacques ? Il y avait des tas de groupes malfaisants déterminés à assassiner les chefs du Grimnoir. M. Browning l’avait souvent mise en garde. Bon, tout le monde la croyait morte : la suivre pour atteindre les anciens, ça n’avait aucun sens.

Tant pis. Si c’était un espion de l’Imperium aux trousses des chevaliers, ça servirait de leçon à Jacques, qui ne l’avait pas aidée à se trouver une planque. Elle avait dû prendre une chambre d’hôtel. Embêtant, pour quelqu’un qui ne connaissait pas Paris et ne parlait pas une broque de français – même si beaucoup de mots, cependant, ressemblaient à du portugais mal prononcé –, d’autant plus qu’elle n’avait emprunté qu’une seule liasse de billets dans le coffre de Francis avant de quitter l’Amérique. Pour être honnête, les liasses de Francis étaient souvent très épaisses et composées de grosses coupures ; elle ne risquait pas de se retrouver à sec. Mais c’était pour le principe.

Jacques arriva avec un quart d’heure de retard. Il portait une mallette. Il sourit à la jolie serveuse, passa commande en français et traversa la salle d’un pas tranquille. Faye garda l’inconnu à l’œil quand le vieil homme s’assit face à elle : il leur jeta un regard avant de replonger dans son journal.

Tu n’es pas mauvais, mon grand, mais je suis meilleure. S’il bougeait un muscle d’une façon qui ne plaisait pas à Faye, elle voyagerait avec lui tout en haut de la drôle de tour en métal au nom imprononçable et le laisserait retomber.

« Bonjour, ma chère. Vous avez l’air pleine d’enthousiasme. »

Elle était toujours enthousiaste quand elle envisageait des manières d’éliminer les méchants. « L’homme près de la vitrine, murmura-t-elle. Il m’observe. »

Jacques ne tourna même pas la tête. « Ma foi, vous êtes une jolie jeune femme, Faye. »

Faye, qui ne se trouvait pas jolie, rougit malgré elle. « Ce n’est pas ce que je veux dire. Il m’a suivie jusqu’ici. »

L’ancien du Grimnoir hocha la tête. « Je vois. » La serveuse lui apporta un café et une assiette de petits gâteaux raffinés. « Merci.

— Ça ne vous inquiète pas ?

— Ça devrait, selon vous ?

— Avec les assassinats et tout le reste, oui, sans doute. »

Quand Jacques souriait, ses yeux étincelaient. Il se racla la gorge. L’inconnu se tourna vers lui et, sur un signe de tête du chevalier, replia son journal, se leva, inclina son chapeau à l’intention de Faye et s’en fut.

« Il est des nôtres ?

— Bien sûr, dit Jacques en prenant une pâtisserie.

— Vous me faisiez suivre ? »

Il finit de mâcher avant de répondre. Ç’aurait été impoli de parler la bouche pleine. « Pour assurer votre sécurité. La ville grouille de personnages cosmopolites que votre réputation intéresse. »

Faye haussa les épaules. « J’ai pas besoin qu’on me protège. Je l’ai repéré sans mal.

— Oui. C’est vrai. Mais avez-vous repéré les trois autres ? »

Faye observa les clients. Aucun visage ne lui était familier. « Non… » Peut-être Jacques mentait-il pour la déstabiliser, mais elle comptait ouvrir l’œil, au cas où. « Bien joué. Vous savez que je me fais passer pour morte.

— Ne craignez rien. Ces chevaliers me sont aussi loyaux que vos amis à John Browning et au général Pershing avant lui. Ils ne diront rien à personne, surtout pas aux anciens, parce que je leur ai demandé le silence. Je ne cherchais qu’à garder un œil sur vous. Je me demande si, à présent, vous allez réussir à repérer les autres. Ce sont des compatriotes de Murmure, et des agents fort doués, si je peux me permettre. Ce sera pour vous un défi amusant, non ? Bon, prête à continuer la leçon ? » Sans attendre la réponse de Faye, il ouvrit sa mallette et farfouilla dans un tas de papiers. « Nous allons commencer par un petit test.

— Hein ? Pourquoi ?

— Une de vos remarques m’a intrigué. » Jacques lui tendit un crayon et une feuille sur laquelle était représenté un labyrinthe compliqué. « Résolvez ça.

— Quoi ?

— Vous n’en avez jamais fait ? C’est un jeu pour les enfants. »

Faye trouvait l’idée stupide. « Non. Quel intérêt ?

— Je m’oublie. Votre enfance dans le Far West n’a pas été facile. Le papier, je suppose que vous le gardiez pour les latrines. »

Le regard de Faye se fit assassin alors qu’elle saisissait le stylo. Elle envisagea de s’en servir pour poignarder Jacques.

« Je plaisante. Veuillez pardonner mon impertinence… C’est simple. Il y a une entrée et une sortie. Tracez une ligne pour les joindre. Je voudrais voir combien de temps vous mettez.

— C’est idiot. » Faye plia la feuille en deux pour superposer entrée et sortie, puis y planta le crayon. Problème résolu. « Voilà.

— Hé ! Typique d’une voyageuse. » Jacques secoua la tête. « Non. Pas comme ça. En parcourant le labyrinthe. Ce sont des murs. Il ne faut pas traverser les lignes dessinées.

— Pourquoi ? »

Il y réfléchit un moment avant de rire dans sa barbe. « Nous autres devons tenir compte des murs. Je vous en prie, recommencez, pour faire plaisir à un vieillard. »

Faye examina la carte. C’était trop facile. Elle posa le crayon à l’entrée. « Pourquoi me faites-vous perdre mon temps ? » Gauche et droite, haut et bas, vingt-sept tournants, fini. Elle rendit le papier. Jacques était bouche bée. « Vous avez repris votre air stupéfait, Jacques.

— Fascinant… Faites-en un autre, tenez. »

Celui-là comptait deux fois plus de lignes. Faye le prit en soupirant. Tracer l’itinéraire fut plus long que l’analyser. Soixante-huit changements de direction, et la sortie.

« Vous n’avez jamais fait demi-tour, pas une seule erreur.

— Évidemment. Bon Dieu, c’est ça que les gens normaux font pour s’amuser ? »

Les yeux de Jacques étaient un peu trop grands ouverts. Il s’efforçait de cacher sa stupeur. Il rejeta plusieurs autres feuilles et lui en tendit une tirée de la fin de la pile. « Essayez celle-ci. »

Ce feuillet-là était couvert de tours et de détours, sans angles droits. Faye posa le crayon et dessina : soixante-quatorze tournants et dix-huit bifurcations où elle dut choisir, mais elle repérait immédiatement les culs-de-sac et les évitait. Les culs-de-sac, c’était pour les nuls. « Vraiment, Jacques… Quand est-ce qu’on en vient à la maîtrise de la magie ? » Le temps de prononcer cette phrase, elle avait fini.

Il lui prit le papier et suivit du doigt la ligne de crayon. « Incroyable.

— Vous vous amusez d’un rien, en France. En Amérique, on a un truc qui s’appelle la radio…

— Encore un. » Jacques lui donna la toute dernière feuille de son paquet. Faye avait trouvé la précédente couverte de lignes, mais celle-ci était entièrement pleine de petits corridors, et la dessiner avait dû prendre des heures. Le papier était même lourd d’encre.

Elle y jeta le plus bref des regards. « Je ne peux pas. Du moins pas selon votre méthode gnian-gnian qui respecte les murs. C’est bloqué. »

Jacques lui reprit la feuille lentement, la posa devant lui et se mit à la contempler. Cela dura longtemps.

« N’essayez pas, je vous assure, j’ai déjà…

— Non. Je sais qu’il n’y a pas de solution, mais vous l’avez vu en une seconde… Il y a des centaines d’itinéraires possibles.

— Oui, mais, quand on sait quoi chercher, ça colle ou ça ne colle pas. Rien de compliqué là-dedans. »

Le Français faisait une drôle de tête. « Comment vos étranges yeux gris voient-ils le monde ? »

Faye ne savait pas quoi répondre. Elle y voyait un peu mieux dans l’obscurité que la moyenne des gens, mais à part ça rien de spécial. Elle devait porter des lunettes noires en public pour dissimuler qu’elle était voyageuse ; pour le reste, non, vraiment, rien de spécial. « Je vois normalement, comme tout le monde. Je comprends mieux comment tout se combine, à mon avis. J’ai une carte dans la tête…

— Oui. Vous en avez déjà parlé, mais, chez les autres voyageurs, il s’agit plutôt d’un instinct. Pour vous, cela va plus loin. » Jacques avait l’air préoccupé. « Très peu de voyageurs vivent assez vieux pour affiner la pratique de leur talent. Dans votre tête, c’est vraiment une carte ? »

Faye n’imaginait pas vivre sans sa carte mentale, a fortiori sans la liberté de voyager. « C’est la meilleure façon de l’expliquer, oui. »

Jacques garda un long silence. Elle avait une question à lui poser, mais il était absorbé dans sa réflexion. Soudain, il dut avoir un déclic : il se mit à parler, mais sans lever les yeux du labyrinthe.

« Murmure m’a confirmé que vous n’êtes pas née avec les yeux gris. Tous les voyageurs naissent avec les yeux gris, mais, vous, vous aviez les yeux bleus. Ils sont devenus gris le 18 septembre 1918, le jour où nous avons tué le dernier ensorcelé.

— Je ne m’en souviens pas. » Il semblait à Faye qu’elle avait toujours eu son pouvoir magique.

« Non, vous étiez bien trop jeune. Il s’appelait Anand Sivaram. Que savez-vous de lui, Faye ?

— Ce que Murmure m’en a dit, rien d’autre. Il était très méchant. C’était un voyageur très intelligent.

— Bel euphémisme. C’était un génie, sans doute l’un des grands esprits de notre époque.

— Vous le respectiez, on dirait. »

Jacques sourit. « Forcément. On accorde son respect à ceux qui le méritent par leurs capacités, même si on les méprise pour l’usage qu’ils en font. Sivaram est né dans le pire taudis d’une nation très pauvre, avec un pouvoir magique rare que son entourage considérait comme une malédiction.

— Je peux me mettre à sa place.

— Le parallèle ne m’avait pas échappé. Sivaram maîtrisait la téléportation, le “voyage” comme vous dites. Vous le savez : peu de voyageurs atteignent l’âge adulte. C’est un talent qui ne laisse pas droit à l’erreur. Peut-être le danger inhérent à son pouvoir a-t-il attisé sa curiosité ; quoi qu’il en soit, Sivaram a consacré sa vie à comprendre la magie. Il a été l’un des premiers à découvrir qu’on pouvait créer des sortilèges et les connecter à l’énergie magique pour obtenir différents effets. Il a inventé des sortilèges que nous tenons aujourd’hui pour acquis, dont celui qui permet de communiquer à distance. Il en a développé beaucoup d’autres, des créations merveilleuses qui ne nous sont pas parvenues. C’est son chef-d’œuvre qui l’a fait basculer dans la folie et le meurtre. Ses notes ont été éparpillées aux quatre coins du monde, et j’en ai déniché le plus possible afin de mieux le comprendre.

— Afin de mieux le tuer ?

— Bien sûr. On ne le dirait pas, mais, jadis, je faisais pour le Grimnoir un chef magnifique. La tâche m’est échue de mettre un terme à son règne de terreur. Vous le savez : les voyageurs font des adversaires retors. Imaginez alors un voyageur qui aspire à donner la mort et emploie son immense pouvoir à la causer à grande échelle. »

L’idée fit frémir Faye, surtout parce qu’elle y aurait excellé. Pour cacher sa gêne, elle mangea une pâtisserie. Délicieuse.

« Au début, les travaux de Sivaram étaient rationnels, cohérents. C’était un grand épistolier. Ses lettres sont très nombreuses. J’en ai lu tant que j’ai fini par le considérer comme un vieux compagnon. Je pense sincèrement qu’il était bon, généreux et doux, mais que les mystères du pouvoir l’ont peu à peu métamorphosé. Quand il en est venu à créer le sortilège dont vous avez ensuite hérité, sa personnalité avait changé du tout au tout. Il croyait que le pouvoir lui parlait, lui communiquait ses désirs. Il déraillait et devenait fébrile. À la fin, les pulsions homicides l’ont fait basculer dans la folie.

— Certains, il n’y a pas besoin de pousser très fort. » La pauvre blague tomba à plat.

« Le fardeau du sortilège était trop lourd pour un mortel.

— J’ai l’intention de prouver le contraire. »

Jacques en resta coi un instant. « Mes excuses. Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Ça va. Il est devenu fou et s’est mis à tuer des innocents. Mais, bon, je ne serais pas là à vous parler si j’avais l’intention de l’imiter, hein ? J’ai besoin de savoir ce que le pouvoir, selon lui, exigeait qu’il fasse.

— Ses écrits de la période correspondante sont incompréhensibles. Les délires d’un fou.

— Mais…

— Si vous tenez à ce que je formule une hypothèse : il pensait que le pouvoir l’avait choisi comme protecteur. »

Vu les dangers qui guettaient l’humanité, l’idée lancée par Jacques avait de quoi effrayer. Le président s’était attribué le même rôle, avec les conséquences qu’on savait.

Jacques eut un dernier regard pour le labyrinthe sans issue. « Nous devons partir en voyage, Faye. Je veux vous présenter à quelqu’un. »

« Voyageuse » (CBF)

« C’est quoi, ce bidule ? demanda Lance en examinant le cadavre. Un démon ?

— Pas un évoqué. » Ian Wright, à quelques pas de là, avait la main plaquée sur la bouche. « Les évoqués dégagent une impression de… comment dire ? de lien. Cette chose n’est liée à aucun évoqueur. D’ailleurs, elle se serait dissipée en encre et en fumée quand vous l’avez abattue. L’intérieur d’un évoqué, c’est de la vapeur et du gras, modelé par l’imagination d’un actif tel que moi. Ça, là, ça a des entrailles.

— Je sais bien. Les démons, je connais. » Lance tapota machinalement sa jambe abîmée. Plus jeune, il avait été mutilé par un évoqué. « Mais comment expliques-tu cette bestiole ? »

Six hommes s’étaient réunis dans l’infirmerie, où le cadavre gisait sur une bâche. Sullivan n’avait pas prononcé un seul mot pendant l’examen du monstre qui les avait attaqués dans la base de l’Imperium. Il s’était adossé dans un angle pour fumer en réfléchissant aux implications de leur découverte. On s’était servi de lui, et ça le mettait en rage.

Le spectacle n’était pas ragoûtant. Sullivan, autrefois, avait souvent dépecé du gibier : le muscle rouge à vif, il avait l’habitude. Mais, une fois dépecé, on n’était plus capable de cavaler. Or ce machin était rapide, assez rapide pour déchiqueter trois blessés et leur seul guérisseur. Il ressemblait à un homme, mais avec des membres trop longs, un torse trop large et un dos voûté. Les orteils évoquaient des doigts, et les dents… Les corps des camarades morts montraient bien de quoi ces dents étaient capables.

Le docteur Wells, à genoux, examinait la créature à l’aide d’un bout de tuyau. Personne ne voulait la toucher à mains nues. « Ça ne ressemble à rien de ce que j’ai vu au cours de mes voyages. Cependant… » Il enfonça le tuyau dans la plaie des côtes et déplaça des bouts de viande violacés. « Je suis convaincu que c’était un homme autrefois. »

Lance renifla. « Vous vous foutez de nous.

— Je vous assure. J’ai vu beaucoup, beaucoup d’organes humains dans ma vie, et ceux-ci, bien que très déformés, sont nettement humains. »

Lance n’était pas convaincu. « Je veux bien que vous ayez lu des tas de manuels d’anatomie, doc… »

Wells écarta deux côtes. « Des manuels ? Euh… oui. Oui, bien sûr, c’est ce que je voulais dire. Dans des manuels.

— Mais ça, ce n’est pas un homme. Regardez ces crocs ! C’est une mâchoire de hyène. Et ces griffes… J’ai chassé partout dans le monde, et elles me rappellent les pattes des fourmiliers. »

Heinrich, pendant l’autopsie improvisée, n’avait pas davantage parlé que Sullivan. « Nous savons que l’Imperium a réalisé des expériences abominables. Nous avons vu de nos yeux les échecs de l’unité 731. Et si cette chose représentait l’étape suivante de la folie eugénique ?

— Ceci n’est pas l’œuvre des engrenages japonais, affirma Ian. J’ai vu leur travail. Ils déforment les gens, mais rien de comparable. J’ai pénétré dans une école. Ma… Je connaissais quelqu’un qui y était emprisonné. La 731 ne travaille pas ainsi. Il n’y a ici aucun kanji, aucun sortilège. Ces salopards de l’Imperium ne peuvent rien faire sans la magie !

— Wright et Wells ont raison tous les deux », finit par dire Sullivan. Toru l’avait informé de ce qui s’était passé la fois précédente. Il ne s’était pas attendu à ce que ça se produise si tôt. « C’était bien un homme autrefois, mais la magie de l’Imperium n’y est pour rien. C’est bien pire. Vous êtes d’accord, Fuller ? »

L’engrenage n’avait encore rien dit. Il se tenait le plus loin possible de l’écorché. Au début, la carcasse l’avait dégoûté, mais très vite il avait cherché à comprendre et, depuis ce moment-là, était resté plongé dans ses pensées. Il tenait un calepin et un crayon et s’affairait à écrire ou à dessiner, peut-être un peu des deux. « Fuller ! » Sullivan claqua des doigts.

Fuller releva la tête en sursaut, un instant stupéfait qu’on l’interrompe. Il regarda ses notes de nouveau, puis Sullivan encore. Son cerveau mit un moment à quitter les formules ésotériques et les formes géométriques complexes pour revenir à la réalité et au langage humain. « Vous m’avez promis que cette expédition découvrirait de la magie encore jamais vue. Vous ne mentiez pas. Ce… » Pour une fois, l’homme qui inventait des mots resta bloqué. « Cette chose est reliée à des éléments magiques auxquels je n’avais même jamais rêvé. »

Le docteur Wells avait renoncé à terminer l’autopsie ; son tuyau couvert de sang heurta le sol dans un grand fracas. « Comment ça ?

— C’est magique, mais les géométries du pouvoir sont multitassées sur plusieurs éléments planaires ! »

Les autres échangèrent des regards perdus. Wells passa la main dans ses cheveux rares. « Si vous le dites.

— Non, non. Ce que vous appelez magie est un ensemble de cordes d’énergie omnidirectionnelle capables de distordre les lois de la physique et de la probabilité. Ces cordes ont été nouées. Mon pouvoir distingue les connexions, mais mon esprit est incapable de défaire les nœuds. Comment ? Pourquoi ? Je l’ignore. » Fuller consulta ses notes. « J’ai besoin de réfléchir.

— Réfléchissez vite, dit Sullivan. Mon petit doigt me dit qu’on va en croiser d’autres.

— Tu crois que c’est l’œuvre de l’éclaireur ? demanda Lance.

— J’en suis même sûr. » Sullivan écrasa sa cigarette dans un cendrier, tourna les talons et quitta l’infirmerie.

Ses mots flottaient devant ses camarades comme le nuage de fumée.

« Hé ! lui cria Wells. Que voulez-vous qu’on fasse du monstre, quand on aura fini ?

— Brûlez-le. »

Il n’était pas facile de rester calme quand on bouillait de rage. Heureusement, personne ne parla à Sullivan entre l’infirmerie et la soute. Il trouva Toru dans ses « quartiers », planté devant un miroir pendu à un tuyau. Le Japonais, muni d’une pince, ôtait les bouts de verre incrustés dans sa figure.

Le kanji de guérison avait fait son œuvre ; les lacérations de Toru s’étaient refermées, même si l’hémorragie l’avait fatigué. « Sullivan. » Il inclina brièvement la tête dans le miroir. « Qu’est-ce que tu… »

Sullivan le saisit aux épaules, le fit tourner et le poussa contre le mur. Le miroir se brisa. Toru, surpris, n’eut pas le temps de recourir à la magie avant que Sullivan ne lui plante son coude sur la trachée. « Parle, salopard ! »

Toru devint écarlate. « Lâche-moi.

— Qu’est-ce que tu sais ?

— Je t’ai dit de me lâcher. » Il perdait son calme.

« C’est pour toi que le monstre est venu. L’éclaireur est déjà dans l’Imperium. Qu’est-ce que tu sais ? »

Toru poussa son pouvoir. L’impact de sa main contre la poitrine de Sullivan rappela au lourd les masses mises en jeu dans les carrières de Rockville. Il recourut à sa magie pour absorber le choc. La gravité se modifia, et Toru heurta le mur si fort que la tuyauterie plia.

« J’ai perdu quatre hommes !

— Et alors ? » Toru poussa plus fort. La grille sous les bottes de Sullivan gémissait sous le poids. « Tu en perdras bien d’autres avant que ça soit fini !

— Saloperie de Jap…

— Messieurs. » Ils n’avaient pas entendu le capitaine entrer. Le vieil homme était calme, mais ses mots sonnaient dur. « Si vous comptez vous battre, ce ne sera pas à bord de mon vaisseau. Je ne tolérerai pas qu’un lourd et une brute abîment ma belle Voyageuse. Mes pirates ne tiennent pas particulièrement à s’échouer au pôle Nord, et je n’ai pas l’intention de rentrer à pied. Si l’un de vous souhaite violer les lois de la physique et du bon sens, vous débarquez. Sinon, mes maraudeurs se chargeront de vous évacuer. C’est compris, monsieur Sullivan ? »

Sullivan s’écarta de Toru. « Très bien.

— J’attends plus de sérénité de votre part, monsieur Sullivan. »

La plupart du temps, le lourd était calme. Il en fallait beaucoup pour secouer un type aussi constant que la gravité. « Je ne supporte pas de perdre mes hommes.

— Un sentiment qui vous honore, mais casser mon vaisseau ne vous les rendra pas. Monsieur Toru ? »

Toru avait l’air prêt à se battre, mais il se figea en s’apercevant que sa blessure au flanc s’était rouverte sous l’effet de sa magie. Le sang coulait. « Regarde ce que tu as fait.

— Ça va passer.

— Monsieur Toru ? répéta Southunder.

— Oui. » Toru dévisagea le vieux pirate. « Commandant.

— Magnifique. » Southunder croisa les bras et s’appuya au mur. « Maintenant que ces bêtises sont réglées, je voudrais entendre les réponses aux questions de monsieur Sullivan. Il y a eu des complications, si je comprends bien. Fuller a réparé le joujou du président, qui a révélé que l’éclaireur se trouve déjà dans l’Imperium, à ce qu’on me dit.

— Quelque chose dévore la magie. » Sullivan adressa à Toru un regard méfiant. « Planqué dans tous les sites des écoles de l’Imperium. Ensuite, une caricature d’homme-singe-hyène est sortie d’un miroir pour agresser Toru avant de massacrer mes soldats. »

Toru hocha la tête. « Un résumé acceptable.

— Vous voulez m’expliquer, monsieur Toru ?

— Un ensorceleur vraiment doué est capable de transmettre de petites quantités de matière via un sortilège de communication. Ma maîtrise des kanjis ne me permet pas d’accomplir ce genre d’exploit. J’ignorais qu’on pouvait faire passer de la matière vivante, et ça m’a pris au dépourvu. Cela ne se reproduira pas. »

En d’autres circonstances, Sullivan aurait été ravi de découvrir ce nouveau tour de passe-passe. Mais pas là. « Je sais que Faye a réussi, une fois. Elle s’est téléportée à travers un sortilège de communication. » Dans l’espoir de tuer Toru, d’ailleurs. « Mais pourquoi l’avais-tu activé ? À qui tu parlais ?

— À l’imposteur »

Toru avait de la chance : Sullivan avait besoin de lui. Sinon, il aurait avalé une balle de .45. « J’espère que tu avais une bonne raison.

— Puisque j’ai quitté la garde de fer, je suis un paria, je ne peux pas m’adresser à mes anciens frères. Cette base disposait d’un miroir permettant de contacter directement le haut commandement. La garde de fer est bien plus à même de régler notre problème que votre misérable expédition. Bien sûr que j’ai activé le miroir. J’ai mis l’usurpateur au défi d’accomplir son devoir, d’arrêter l’éclaireur. En échange, j’ai promis de me suicider. Apparemment, mon offre a été refusée.

— Tu es complètement malade. »

Toru fronça les sourcils. « Tu n’aurais pas fait la même chose, peut-être ? »

Sans doute, si. Mais Sullivan n’allait pas donner à ce salopard la satisfaction de l’admettre. « Tu n’aurais pas dû être seul.

— Bien sûr. Le Grimnoir me fait tellement confiance que personne n’aurait protesté si je m’étais mis à bidouiller des kanjis dans une base militaire secrète. »

La colère, sans s’être dissipée, avait perdu de son intensité. Sullivan se sentait insatisfait et épuisé. Il s’assit sur une caisse. « Qu’est-ce qui se passe dans ces écoles ?

— Des écoles, mon œil ! lâcha Southunder. Des salles de torture, plutôt. »

Toru fit d’abord mine de vouloir protester, mais il eut la sagesse de se taire. « Je ne sais pas. Tout a commencé après la mort de mon père. L’imposteur s’est dévoilé. C’est un garde de fer haut placé du nom de Dosan Saito, et l’un de mes sensei.

— Un sensei ?

— Un maître. Saito était un proche conseiller d’Okubo Tokugawa et un membre très respecté du cabinet. La trahison d’un homme d’honneur est inattendue.

— Vous et votre foutu honneur ! Il a roulé votre empire dans la farine. » Sullivan s’alluma une cigarette. Ils se trouvaient dans une section du dirigeable où on n’était pas censé fumer, mais Southunder laissa couler. Heureusement. Sullivan voulait bien épargner Toru pour éviter d’abîmer le vaisseau, mais, fumer, ce n’était pas négociable. « Et ce Saito, c’est un sosie ou quoi ?

— Non. Une brute comme moi, un type de magie assez courant. Je ne sais pas comment il réussit une imitation si convaincante. Il abuse des hommes qui connaissent Okubo Tokugawa depuis des dizaines d’années.

— J’espère qu’il s’amuse bien, grogna Southunder. Sincèrement, je me fous de savoir quel tyran dirige votre bande de tyrans, tant qu’il fait le nécessaire pour détruire le monstre extraterrestre avant qu’il soit trop tard. »

Toru prit une longue inspiration comme pour se préparer à un aveu difficile.

Sullivan laissa pendre son clope au coin de ses lèvres. « Quoi encore ?

— Je crois que Saito est allié avec l’éclaireur. »

Les trois hommes restèrent cois un long moment. La situation venait d’empirer ; il leur fallait du temps pour s’y habituer. Voilà qui expliquait le sabotage du détecteur et l’arrivée de leur invité surprise. Sullivan ferma les yeux pour écouter le bourdonnement des moteurs. La Voyageuse décollait ; les maraudeurs quittaient Axel Heiberg. Encore quelques minutes et Barns les contacterait pour qu’on lui donne leur destination ; Sullivan ne savait pas quoi lui dire.

Toru finit par rompre le silence. « Chaque éclaireur est différent du précédent. Le dernier était rapide, il assemblait une armée à mesure qu’il avançait, il dévorait la magie le plus vite possible pour acquérir la force d’envoyer un message à son maître. C’était direct, simple. Cette fois-ci, c’est différent. Il a recours à des subterfuges, il se développe lentement, dans le noir.

— Où voulez-vous en venir, monsieur Toru ?

— Rien n’est perdu tant qu’il n’a pas la capacité de faire venir son maître. Le précédent s’appuyait sur la force, et c’est par la force qu’il a été vaincu. Le nôtre, sur la ruse, et c’est par la ruse qu’il faudra le vaincre. Nous commençons seulement à discerner ce qui se trame. La clé de notre victoire sera de déjouer ses plans. »

Le capitaine Southunder secoua la tête. « Et comment comptez-vous vous y prendre ? »

La menace avait pénétré l’Imperium alors que l’Imperium était la puissance la mieux à même d’écraser la menace. « On secoue les Japs, répondit Sullivan. On révèle que le président est un imposteur.

— C’est la seule solution. Les forces de l’éclaireur occupent les écoles de l’Imperium. Seuls, nous ne les nettoierons jamais. Quand la garde de fer comprendra qu’elle a été trahie, que l’éclaireur est dans son sein, elle va riposter. Et elle va l’emporter. Nous avons cent hommes ; l’Imperium en a cent mille.

— Parce que la garde de fer va nous croire ? » Southunder trouvait l’idée un tantinet farfelue. « Le Grimnoir est une épine dans le pied de l’Imperium, ça fait des décennies que j’opère des raids sur leur flotte, et Toru est un renégat. Sullivan, vous n’avez même pas réussi à convaincre votre propre gouvernement. Comment voulez-vous qu’on persuade l’Imperium ?

— Les Japs pensent que le président est immortel. » Sullivan interrogea Toru du regard. La brute hocha la tête. Les grands esprits se rencontraient. « On n’a qu’à le re-tuer. »

Toru eut un sourire de requin. « En public. »

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