Chapitre 3

Une étrange affliction, cette magie des engrenages. À presque tous égards je suis un homme d’aptitudes moyennes. Sur presque tous les sujets, je raisonne comme n’importe quel homme instruit, mais, quand mon esprit se tourne vers les dirigeables, mon cerveau prend feu. Les idées me tombent dessus. Mon intellect atteint des sommets. L’abstrait devient évident. Mes failles se corrigent toutes seules. Mes faiblesses apparaissent et deviennent des forces. Des années de pensée scientifique se réalisent en quelques jours fiévreux, et quand les flammes retombent je découvre que j’ai une fois de plus révolutionné le monde. Je me pose une question : si je n’étais pas né avec cette forme de magie, l’homme serait-il condamné à employer des moyens de transports inférieurs, comme l’aéroplane ?

Ferdinand von Zeppelin, correspondance personnelle, 1915.

« Voyageuse » (CBF)

Buckminster Fuller n’avait pas l’air d’un engrenage épanoui. « Monsieur Sullivan ! Monsieur Sullivan ! Vous avez un moment ? »

Sullivan, par malheur, n’avait pas franchi l’écoutille à temps pour éviter le supergénie. Le pouvoir choisissait les engrenages parmi les plus brillants cerveaux. Tous étaient intelligents, même sans devoir puiser dans leur talent, mais certains recevaient leur don à l’âge adulte, et ceux-là se révélaient particulièrement folkloriques. « Oui, Fuller ?

— Je dois vous faire savoir que ces conditions de travail sont extrêmement dangereuses. Je m’occupe de manipulations magiques potentiellement létales et de produits chimiques hautement toxiques dans un laboratoire grand comme un mouchoir de poche, et à cinq pas d’une enveloppe gonflée d’hydrogène explosif ! Mes quartiers sont inadaptés à tout séjour régénératif. Je les partage avec un pirate. Un pirate ! Mais ce n’est pas le pire. Oh non. Le pire, c’est qu’il ne s’agit pas ici d’une expédition scientifique. Vous avez transformé ce dirigeable en vaisseau de guerre. Un véhicule conçu pour la mortitude !

— La mortitude ? » Sullivan pencha la tête. « Ce mot existe ?

— Bien sûr ! La mortitude. C’est-à-dire les armes et les appareils qui s’opposent à la vivitude, ce qui est profitable au vaisseau Terre ! Et ne tentez pas de tout embrouiller, monsieur Sullivan.

— Pour rien au monde je ne voudrais… embrouiller quoi que ce soit. Francis ne vous paie pas une fortune pour travailler ici ?

— J’ai besoin de ces fonds pour optimiser l’œuvre de ma vie, mais n’oubliez pas votre promesse : ce voyage doit me fournir des occasions inespérées d’élargir mes recherches magiques.

— Ouaip.

— Ceci est un engin de destruction peuplé de barbares violents et frustes.

— Ouaip. »

Fuller fulminait. « Je ne jouerai aucun rôle dans une entreprise destinée à ôter la vie de… »

Sullivan l’interrompit en levant sa grosse patte. « O.K. Écoutez-moi. Je tiendrai promesse. Vous allez voir des manifestations magiques qu’aucun Occidental n’a jamais vues, et si… si on a de la chance, d’autres que personne n’a jamais vues. On a besoin de vous. On a besoin de votre gros cerveau et de votre capacité à voir la magie. Sinon, toute la vivitude, ou je ne sais pas quoi, présente sur le vaisseau Terre va se faire dévorer. Pigé ? »

L’engrenage hocha lentement la tête. « Je peux comprendre la nécessité de protéger la permanence biologique de la vie intelligente, mais j’exige de savoir où…

— Non. Secret. Vous assisterez au briefing comme tout le monde. » Sullivan tapota l’épaule du scientifique. « Ne vous rongez pas les sangs. Toutes les grandes expéditions scientifiques comprenaient des hommes armés. Lewis et Clark. Magellan. Bordel, même Charles Darwin avait un Colt Walker à bord du Beagle.

— Ah bon ? »

Sullivan n’en savait rien. Il venait de l’inventer. « Mais oui. Vous êtes en bonne compagnie. Il faut que je trouve le capitaine. » Il s’empressa de descendre l’échelle sans laisser à Fuller le temps de répondre. Voyant que celui-ci ne faisait pas mine de le suivre, il poussa un soupir de soulagement.

La Voyageuse était le dirigeable le plus moderne jamais fabriqué à Detroit. À l’origine prévue pour servir de banc d’essai technologique, et pour donner au CBF une chance de battre le record du monde d’altitude, elle avait une vitesse et une manœuvrabilité stupéfiantes et pouvait entreprendre des vols incroyablement longs. C’était l’union parfaite de l’ingénierie mécanique et du savoir-faire magique. Ce prototype était, selon Francis Stuyvesant, P.-D.G du conglomérat Blimps & Fret, « l’avenir du voyage aérien ».

Cela dit, Fuller n’avait pas tort : la Voyageuse n’avait pas été conçue pour la guerre. John Browning et un équipage de pirates créatifs mais tordus avaient eu trois mois pour l’adapter. Browning était le plus grand spécialiste mondial des armes et, vu sa taille relativement réduite, la Voyageuse se retrouvait lourdement armée. Fuller, avec la dernière véhémence, avait refusé d’employer son pouvoir à des fins offensives, mais, pour les systèmes de défense et de protection magique, c’était un génie. En théorie, la Voyageuse pouvait voler plus haut, plus vite et plus loin, par plus mauvais temps, que tout autre dirigeable de l’histoire.

Bob Southunder et ses pirates avaient réussi à harceler la plus grande armée du monde à bord d’un simple zeppelin de la Grande Guerre retapé à coups de pièces détachées et de créativité. Disposant d’une usine du CBF, Southunder avait apporté de lourdes modifications à sa Voyageuse, parfois à l’encontre des recommandations des ingénieurs. C’était l’affrontement de la théorie et de l’expérience pratique, mais, comme, en cas d’explosion, ce serait Southunder qui tiendrait la barre, Francis avait globalement soutenu celui-ci.

L’une de ses exigences avait été de remplacer l’hélium par l’hydrogène, comme dans l’Imperium. L’hélium était moins dangereux mais il produisait une poussée plus faible et, là où les conduirait leur mission, il serait rare. Selon Southunder, les crépiteurs de l’équipage pourraient alimenter des machines capables d’extraire l’hydrogène de l’eau, pour gonfler l’enveloppe et servir de carburant. Et, si une catastrophe se produisait, on avait des torches pour parer au pire.

On avançait lentement dans les coursives étroites. La Voyageuse avait deux enveloppes à blindage léger constituées de plusieurs compartiments. Chacune faisait presque trois cents pieds de long, avec une superstructure qui reliait les deux et un poste de commande blindé à l’avant. Pour Sullivan, qui n’y connaissait pas grand-chose, elle ressemblait en plus gros au Tempête : un bien beau vaisseau, pour le peu de temps qu’il avait passé à bord avant qu’il ne tombe en vrille pour s’écraser au milieu de la Californie. C’était comme deux ballons de football américain placés côte à côte, avec des ailerons et d’énormes moteurs à l’arrière.

Ces moteurs… Ils sortaient d’un magazine de science-fiction. Admirables et terrifiants tout à la fois. Sullivan n’avait jamais vu, ni surtout entendu, rien de pareil. Leur rugissement coupait le souffle. Francis les appelait turboréacteurs. Ils étaient l’œuvre d’un engrenage britannique du nom de Whittle, employé par la R&D du CBF. Par lui, Sullivan avait appris que les Anglais appelaient leurs engrenages « crânes d’œuf » : ça ne sonnait pas très impressionnant pour un gars qui avait conçu un moteur capable d’engloutir un homme et de recracher des confettis – ce regrettable incident avait coûté la vie à un ingénieur lors des premières phases de test. Le capitaine Southunder avait traité ces moteurs de créations du diable, jusqu’au premier vol d’essai. Depuis, il chantait leurs louanges. La Voyageuse était pure vitesse. Entre le Michigan et la Californie, elle avait battu le record du monde de vitesse en dépassant les cent soixante kilomètres à l’heure. Les engrenages du CBF estimaient qu’elle pouvait atteindre les deux cents. Et, comme le pouvoir magique de Southunder permettait d’influencer la météo, donc de créer des ouragans, il pariait déjà sur deux cent trente sous vent arrière.

Bien sûr, des aéroplanes atteignaient trois fois cette vitesse, mais sans la même autonomie et sans pouvoir accueillir les hommes et la cargaison que Sullivan estimait nécessaires. Avec la Voyageuse, Sullivan disposait d’un vaisseau hybride trimballant une puissance de feu digne d’un croiseur lourd de la Grande Guerre, quasiment capable de boucler le tour de la Terre sans escale, et chargé de tous les gadgets mis au point par le CBF – dont un téléradar assez puissant pour détecter l’ennemi à des kilomètres. La super-science des engrenages avait de quoi stupéfier. Popular Mechanics aurait tiré un an d’articles d’un seul vol de la Voyageuse.

Francis lui avait fait promettre de ramener le dirigeable en un seul morceau. Le jeune patron du CBF avait bataillé pied à pied contre son conseil d’administration pour débloquer les fonds qu’exigeait l’expédition Éclaireur. Ce nom, affirmait-il à ses directeurs, parce que le but de l’opération était de tester les limites du possible. En vérité, c’était ainsi que le président avait baptisé le monstre extraterrestre. Les actionnaires n’auraient sans doute pas apprécié. S’ils avaient su que leur expérience à plusieurs millions de dollars était menée par des pirates et une société secrète de magiciens, ils l’auraient sans doute viré à coups de pied aux fesses.

Du moins auraient-ils essayé : Francis Stuyvesant avait beaucoup changé. Il n’était plus le petit rebelle insolent à qui Sullivan avait collé une balle de .32 dans le genou lors de leur première rencontre. Francis faisait un homme d’affaires aussi capable, compétent et déterminé que feu son grand-père. Les difficultés avaient fait de lui un meneur d’hommes. Sullivan s’en félicitait : Francis avait tapé du poing sur la table et obtenu un dirigeable dernier cri.

C’était chouette d’avoir des amis riches.

Il trouva le capitaine Southunder sur le pont, occupé à préparer la Voyageuse pour le décollage. Avant de le rencontrer, Sullivan se représentait un chef pirate comme gueulard, autoritaire, brutal envers des marins bagarreurs, tout ça. Mais Bob le Pirate, comme l’appelaient affectueusement ses hommes, était un type tranquille et réservé. Avec lui, jamais d’histoires ; mais il ne tolérait ni la paresse ni la bêtise, et chacun dans l’équipage savait faire son boulot sans qu’on lui tienne la main. À moins de vouloir passer par-dessus bord.

Il n’avait pas été difficile à convaincre de la menace qu’incarnait l’ennemi. Il avait passé le plus clair de sa vie à protéger le géo-tel des manigances de l’Imperium : l’idée de la fin du monde ne lui paraissait pas tirée par les cheveux.

« Bienvenue, Sullivan, dit Southunder sans se détourner du hublot. On décolle dans trente minutes.

— L’engin est prêt ?

— L’engin ? Le vaisseau, voyons. Pas l’engin. Ne vexez pas ma Voyageuse, monsieur Sullivan. »

Sullivan sourit. « À vos ordres, commandant.

— Vous n’avez pas eu de problème pour ramener votre psychopathe ?

— Mon sociopathe, corrigea-t-il.

— Il y a une différence ?

— Euh… » Malgré sa passion pour la lecture, Sullivan n’avait jamais pris la peine d’ouvrir un ouvrage de psychologie. Sans la fascination morbide de Bradford Carr pour le supposé génie de Wells, il n’aurait jamais envisagé d’engager un aliéniste. « En fait, je n’en sais rien. »

Southunder s’écarta du hublot. « Vu l’équipe que vous avez réunie, un taré de plus ne peut pas faire de mal. »

Le ton du capitaine suggérait qu’il y avait eu des problèmes. « Encore Toru ?

— Votre Jap est très populaire, mais non. Il s’est tenu tranquille, sans doute parce qu’à trop énerver mes hommes il se retrouverait avec un couteau entre les omoplates.

— Bonne chance, dit Sullivan. Planter Toru, ça risque de le contrarier.

— Je les ai prévenus… Je n’arrive toujours pas à croire que j’ai un garde de fer de l’Imperium à bord. » Southunder se rapprocha de Sullivan pour faire mine d’examiner les cartes. Des gens de l’équipage grimpaient à l’échelle, et le capitaine baissa le ton pour que seul Sullivan l’entende. « Vous auriez du mal à trouver un de mes maraudeurs qui n’ait pas perdu un proche par la faute de ces salopards. Si personne n’essaie de l’éliminer avant qu’on soit au Canada, c’est que je sous-estime beaucoup leur maîtrise d’eux-mêmes. »

Certes, la présence d’un ancien garde de fer n’était pas bonne pour le moral des troupes, mais Toru Tokugawa était spécialiste de l’éclaireur et avait rejoint le camp du Grimnoir, du moins pour la bataille à venir. « Canalisez-les, capitaine. C’est tout ce que je demande.

— Je ferai de mon mieux, Sullivan, mais je vous conseille d’apprendre le plus vite possible ce que cet Impérial doit vous enseigner… Vous savez, au cas où il aurait un accident. Le ciel, c’est dangereux.

— Surtout quand notre équipe s’y trouve, je présume. Conduisez-nous à bon port. Le reste, je m’en charge.

— À bon port, justement… Qui connaît votre plan ? Des rumeurs circulent, et chacun remplit les blancs avec des hypothèses et des suppositions. Même les chevaliers. Il faut les mettre au courant. Notre vaisseau va déclarer la guerre à l’Imperium tout entier. Ils ne pourront plus faire marche arrière.

— Ils voudront tous participer. Les enjeux sont trop importants.

— Quand comptez-vous organiser le briefing ?

— Juste après le dîner. C’est dur de se mutiner le ventre plein. »

Southunder sourit. « Je demanderai au cuistot de préparer une tambouille qui tienne au corps. »

L’équipage de la Voyageuse comptait cent hommes. Enfin, quatre-vingt-dix-neuf hommes et une femme. On pouvait s’en offusquer, mais Sullivan avait l’esprit pratique, même si l’idée d’intégrer une femme à une unité militaire lui était étrangère. Pour lui, il fallait protéger le beau sexe, le tenir à l’abri du danger. Mais la femme présente à bord n’était pas là par hasard. Francis avait même baptisé le dirigeable en l’honneur de l’actif le plus dangereux de l’histoire : une fille. Sans compter que la dernière amoureuse de Sullivan pouvait jongler avec des automobiles. Il n’était pas du genre à sous-estimer le sexe faible.

Certes, la mixité à bord d’un dirigeable surprenait les esprits conservateurs, mais les maraudeurs de Bob Southunder en avaient l’habitude et, durant de longues années, ils n’avaient eu aucun problème. Évidemment, Lady Origami, leur seule torche, avait à plusieurs reprises empêché le Bouledogue en maraude de prendre feu et de sombrer dans les flots : cela contribuait à la rendre tolérable. De toute façon, personne n’allait chercher des noises à une fille capable de vous incendier par la puissance de son esprit.

Sullivan connaissait quelques femmes qu’il aurait aimé inclure dans l’équipe. Jane était la meilleure des guérisseuses, mais elle tenait une place centrale parmi les chevaliers américains ; elle et son mari, Dan, servaient d’ambassadeurs officieux des actifs auprès des politicards de Washington. Sullivan ne les enviait pas ; il préférait de loin affronter la garde de fer.

L’autre femme à qui il avait pensé était Pemberly Hammer. Elle était juge – un talent rare et redoutable – mais elle avait été engagée par le BI et dépendait de J. Edgar Hoover. Même si Hoover, officiellement, était plus ou moins allié du Grimnoir, du moins quand il était bien luné, tous les chevaliers savaient pertinemment qu’il se retournerait contre eux aux premiers vents contraires. Ou peut-être Sullivan s’en était-il convaincu pour ne pas avoir à entraîner Hammer dans une mission très dangereuse. Il savait fort bien que, s’il l’avait invitée, elle aurait accepté. Elle était coriace, douée d’un pouvoir qui remplaçait boussole et détecteur de mensonge, mais il ne lui avait pas demandé son aide, ce qui en disait plus long sur les chances de survivre à la mission que sur les compétences de la juge. Sullivan n’était pas un type à s’avouer facilement qu’il avait un faible pour une femme.

Jake, adossé à une cloison, fumait une cigarette en attendant que l’équipage ait fini de manger. À cause du risque d’incendie et parce que les torches restaient humaines, donc faillibles, on ne pouvait fumer que dans certains espaces bien précis, dont la cambuse : l’air y était à moitié opaque.

L’une des raisons pour lesquelles l’hydrogène qui gonflait le dirigeable ne les condamnait pas tous à une mort certaine passa devant lui avec un plateau chargé de victuailles. La toute petite Japonaise retint visiblement une courbette à sa vue. La force de l’habitude ; mais les maraudeurs de Bob Southunder n’appréciaient que peu les habitudes venues de l’Imperium. « Bonjour, monsieur Sullivan. »

Sullivan inclina son borsalino. « Lady Origami. » Il ne connaissait pas son vrai nom et aurait parié qu’il n’était pas le seul. « Ravi de vous voir.

— Moi aussi, monsieur Sullivan. Le capitaine ne tarit pas d’éloges à votre égard. Notre expédition est très importante. J’ai hâte d’y être. »

Soit elle mentait, soit elle était plus teigneuse qu’elle n’en donnait l’impression – facile, vu son physique de poupée de porcelaine. Mais on racontait qu’elle s’était échappée d’une école de l’Imperium, et elle avait passé ces dernières années à assurer la survie d’une bande de pirates : les apparences étaient trompeuses. « Votre anglais s’est nettement amélioré.

— Merci. J’ai beaucoup pratiqué. » Les maraudeurs n’avaient pas d’uniforme mais portaient généralement des bleus de travail résistants. Lady Origami n’échappait pas à la règle ; elle était couverte de taches de graisse et dissimulait ses cheveux sous un foulard. Elle avait néanmoins décoré son « uniforme » avec des lambeaux de soie, sans doute dérobés sur des vaisseaux de l’Imperium. Elle tira un petit objet d’un repli de sa ceinture. « J’ai fait ceci pour vous. Ça porte bonheur.

— Pour moi ? » Il lui tendit sa main ouverte. C’était du papier plié et replié jusqu’à former un minuscule animal en trois dimensions. « Impressionnant.

— C’est une grenouille.

— Oui. Je vois. Elle a même des orteils. Vous êtes très douée.

— Le papier, c’est très inflammable. C’est ma matière préférée. La grenouille veut dire que nous reviendrons. Je ne sais pas bien l’exprimer. » Embarrassée de son geste, elle baissa les yeux. « Je dois y aller.

— Ne vous en faites pas. Je comprends. Merci. »

Elle s’éclipsa. L’échange avait mis Sullivan mal à l’aise, ce qui n’avait rien d’étonnant : lors de leur première rencontre, elle avait tenté de le séduire, pour une raison mystérieuse. Sauf que c’était juste après que Delilah… Non, stop. Il fallait se concentrer sur le présent, non sur le passé. Sullivan glissa la grenouille dans la poche de sa chemise. Leur équipière était un drôle de numéro.

Le sol tangua sous ses pieds, lui rappelant qu’ils se déplaçaient. La Voyageuse était si stable qu’on ne se rendait pas toujours compte qu’on volait, et, à la longue, on oubliait même le grondement des moteurs. Koenig sortit du mur juste à côté de lui. Sullivan en avait pris l’habitude, et l’estompeur ne le faisait plus guère sursauter. « Heinrich, le salua-t-il.

— Tout est prêt, souffla l’Allemand.

— Bien. » Koenig était le plus paranoïaque des chevaliers, et ce n’était pas peu dire. Méfiant comme tous les estompeurs, il avait grandi dans la redoutable Cité morte, ce qui avait renforcé ce trait de caractère. Pourtant, Sullivan était content de le compter dans son équipe. « Tiens-moi au courant.

— Ça va être instructif.

— Tâche de ne pas tuer les gens avant qu’on les interroge. »

Heinrich sourit. « Je ne peux rien te promettre, mon ami. » Il lui tapota l’épaule et partit retrouver leurs camarades.

Sullivan alla briefer l’équipage. Comme le dirigeable survolait encore les États-Unis, et sous un vent faible, presque tout le monde était dans la cambuse. D’ordinaire, on mangeait par roulement ; cette fois, certains devaient avaler leur pitance en restant debout. Le capitaine Southunder était de quart. Sans doute, songeait Sullivan, pour voir si le lourd saurait parler aux maraudeurs sans que leur chef soit là pour les tenir.

L’équipage s’était divisé en plusieurs groupes bien distincts : prévisible mais décevant. Le plus nombreux était constitué de membres du Grimnoir. Sullivan en connaissait la plupart et avait combattu aux côtés de certains. Lance Talon était le plus expérimenté, avec Heinrich comme second, mais tous deux obéissaient à Sullivan puisque celui-ci était à l’origine de l’expédition. Les chevaliers avaient tous prêté serment. C’étaient des actifs qui avaient combattu l’Imperium, les Soviets ou, plus récemment, le BCI du gouvernement américain. Beaucoup de chevaliers étant persuadés que l’ennemi n’existait que dans l’imagination de Sullivan, il n’avait emmené que des volontaires. La mission Éclaireur divisait le Grimnoir. Les chevaliers étaient peu nombreux et menacés de toutes parts : les anciens voyaient d’un assez mauvais œil leurs meilleurs éléments se lancer dans une quête futile née des délires d’une illuminée sur la foi de paroles prononcées par le fantôme de leur pire ennemi.

Les survivants du vaisseau libre Bouledogue en maraude et les soldats de fortune qui avaient travaillé avec Southunder dans les Cités libres occupaient un autre coin du réfectoire. Eux étaient plus disparates : rien ne les unissait que leur haine de l’Imperium. Ils étaient de toutes les races, de toutes les religions et de toutes les couleurs, mais, après tout, l’Imperium ne faisait pas de discrimination quand il s’agissait d’envahir des nations et de tuer des gens. Les maraudeurs étaient rusés, dangereux et savaient tirer le maximum d’un dirigeable. Sullivan les pensait attirés par l’argent pour beaucoup, par l’aventure pour certains, et quelques-uns auraient suivi Bob Southunder jusqu’en enfer si le capitaine le leur avait demandé. Une poignée d’entre eux avaient des pouvoirs magiques, mais seuls deux ou trois étaient assez puissants pour mériter le nom d’actifs. En revanche, tous savaient se battre, et personne ne leur arrivait à la cheville en matière de navigation aérienne.

Le troisième groupe, le plus petit, rassemblait les employés du CBF, surtout des mécanos et des techniciens spécialisés. Francis avait choisi les plus efficaces, leur avait expliqué la situation et leur avait distribué des liasses de billets pour les convaincre. C’étaient les membres de l’équipage que Sullivan connaissait le moins bien, mais Francis se portait garant de leur compétence.

La Voyageuse était équipée de tous les appareils technologiques élaborés par la science des engrenages, à part le rayon de paix – et uniquement parce que John Browning n’avait pas réussi à le faire tenir sur un vaisseau aussi petit. Les inventions de ces génies étaient d’une complexité effarante. Browning, trop occupé à protéger l’Amérique, ne pouvait pas s’embarquer, et Sullivan s’en réjouissait : il jugeait John trop vieux pour ces équipées. Les employés du CBF étaient capables d’entretenir les machines les plus ahurissantes, et l’un des chevaliers était un répareur très doué.

Le CBF les empêcherait de tomber, les maraudeurs s’assureraient qu’on arrive vivants, et les chevaliers feraient le reste. Simple comme bonjour.

Le quatrième et dernier groupe n’en était pas vraiment un ; il s’agissait en fait d’un ramassis d’individus qu’on lui avait imposés, ou dont il avait besoin mais qui ne s’intégraient nulle part. Wells était le plus récent du lot ; il s’était installé dans le fond pour tout observer discrètement. Propre et rhabillé de frais, l’aliéniste faisait encore plus banal. Toru, lui aussi à la marge, ne dînait jamais avec les autres. C’était plus prudent pour tout le monde. Sullivan consulta sa montre. L’ancien garde de fer avait été convoqué au briefing, mais il n’était pas encore là. Sans doute brillerait-il par son absence.

Officieusement, Sullivan était certain que le BCI, quoique réformé, avait glissé un espion à bord. Au milieu de la controverse sur la loi d’enregistrement des actifs, laisser un vaisseau de guerre privé aux mains d’une meute de magiciens ? L’armement embarqué par la Voyageuse violait plusieurs des nouvelles lois fédérales de Roosevelt ; Sullivan, cela dit, aurait bien aimé croiser un fonctionnaire assez bête pour essayer de les appliquer. Le BCI avait beau dépendre à présent de responsables honnêtes, il s’agissait tout de même d’une police secrète : impossible qu’il n’y ait pas de taupe. Une expédition de cette ampleur ne s’organisait pas dans le secret absolu. Mais Sullivan ne s’inquiétait guère d’un espion à la solde du BCI. Qu’il raconte tout : avec un peu de chance, les imbéciles en poste à Washington comprendraient à quoi ils avaient affaire et arrêteraient de jouer les autruches. Heureusement, la Voyageuse allait quitter le territoire surveillé par le BCI. Sullivan redoutait beaucoup plus l’ennemi qu’un tas de ronds-de-cuir trop curieux. Avec qui il comptait bien régler ses comptes, tout de même, quand il reviendrait. S’il revenait un jour. Depuis Mason Island, Sullivan refusait d’entrer dans le jeu des politiciens ; et, de toute façon, il lui fallait bien sauver la magie ; ensuite seulement, les fonctionnaires pourraient essayer d’en prendre le contrôle.

Non, les espions qui inquiétaient Jake travaillaient pour l’Imperium. Trop de gens étaient au courant : la nouvelle avait forcément atteint le Japon. Ces salopards de Jaunes allaient tout gâcher, mais Lance et Heinrich avaient mis au point un plan pour les contrer.

Le dîner était terminé. Les conversations s’éteignaient. Tous les yeux étaient rivés sur Sullivan, qui tira sur son clope, l’écrasa dans le cendrier et s’approcha d’un planisphère fixé au mur. Les chevaliers qui l’examinaient s’écartèrent pour le laisser passer. Ils étaient aussi curieux que les autres.

Ce n’était pas la peine de réclamer l’attention de l’assistance. Tous avaient hâte de commencer la chasse. « Au boulot. » Quand il menait des hommes au combat, il préférait commander par l’exemple, depuis la première ligne. Les mots ne lui venaient jamais facilement, mais, puisqu’il se retrouvait à la tête de cette expédition, il se sentait obligé de faire un petit discours. « Vous ne savez pas au juste ce que nous partons faire ni où nous allons. Vous savez que ce sera terriblement dangereux, mais vous avez tous eu le cran de vous porter volontaires pour faire le nécessaire… Alors, merci. »

Ils devraient se contenter de ça, pour la motivation. « Vous avez tous eu la possibilité de changer d’avis. Vous êtes restés, maintenant vous n’avez plus le choix. Le capitaine Southunder commande le vaisseau. Moi, l’opération. Vous savez tous de qui vous dépendez et vous connaissez notre organisation hiérarchique. Si vous avez un problème, vous pourrez m’en parler, mais, si mes décisions vous déplaisent, tant pis pour vous. Des questions ? Non ? Parfait. Je vais vous expliquer ce qui nous attend. »

Pendant que Jake avait le dos tourné, Toru était entré sur la pointe des pieds. Pour un Japonais, il était costaud, tout en muscles, et les autres s’écartaient devant lui comme un banc de poissons devant un requin. Des regards inquiets ou hostiles pesaient sur lui, qui en retour dévisageait calmement les coupables, les mettant au défi d’agir. Sullivan l’accueillit d’un hochement de tête. « Notre expert est arrivé. »

La stratégie habituelle du Grimnoir envers les gardes de fer consistait à les attaquer à cinq contre un. Ça donnait un combat équilibré. De rares chevaliers – Sullivan lui-même, ou Faye avant qu’elle ne se fasse tuer – avaient de meilleures chances, mais c’était le rapport de forces le plus sûr. À bord, Toru avait quatre-vingt-dix-neuf personnes contre lui, et il s’en foutait. Le Jap s’inclina. « Ne t’interromps pas pour moi. »

Tous les volontaires, au moment de s’engager, avaient reçu des explications sur la nature de la magie ; inutile de rabâcher. Ils voulaient des détails. « Vous savez ce que nous pourchassons. Un fragment de la chose qui en veut au pouvoir. Le président l’appelait l’éclaireur ; ce nom conviendra. On aura une seule occasion de l’abattre avant qu’il ne prévienne son maître. Deux fois déjà, des éclaireurs sont venus sur Terre. Toru ici présent sait tout à leur sujet. »

L’ex-garde de fer promena un œil noir sur l’assemblée. « Ils étaient différents, mais tous les deux cauchemardesques, si redoutables qu’Okubo Tokugawa, le plus grand guerrier de tous les temps, n’a arraché la victoire que de justesse. Ils dévorent la magie et la retournent contre vous, ils tuent tous ceux qu’ils croisent et transforment les cadavres en armes. Les plus forts d’entre vous ont une petite chance de survivre. » Un silence glacé, percé par le grondement des moteurs, régnait dans le réfectoire. « Vous allez presque tous mourir. »

Sullivan soupira. Il aurait dû s’y attendre.

Lance Talon prit la parole. Le chevalier râblé n’allait pas tolérer ce mépris de la part d’un garde de fer, même réformé. « Je rêve ? Fils de…

— Je me fous de blesser ton orgueil, cracha Toru. La dernière volonté de mon père a été que je vainque ce monstre. Mon honneur est en jeu. Vous mentir ne servirait qu’à vous donner une confiance en vous imméritée, donc à nous exposer à l’échec. Croyez-moi. C’est pour éliminer l’ennemi que l’ordre de la garde de fer a été fondé. »

Lance se leva ; la table avait caché le gros revolver qu’il portait à la ceinture. Sullivan se rappela – un peu trop tard – que la femme et les enfants de Lance avaient péri par les flammes lors d’un combat contre la garde de fer. « Du calme, Lance.

— Mais tes petits copains préfèrent violer les paysans et piller leurs villages plutôt que faire leur boulot, finalement, hein ? » La main de Lance s’approchait dangereusement de la crosse du Colt.

« C’est vrai. » Le regard de Toru se fit terrible. « Ils ont oublié leur mission. Je vais le leur faire comprendre. » Il se tourna lentement pour s’adresser à toute l’expédition. « D’ici à l’affrontement avec l’éclaireur, je vous enseignerai tout ce que je sais. Cette créature va engloutir votre pouvoir magique, vous prendre la vie et faire de votre cadavre un pantin à son service. Et pourtant elle n’est pas invincible. Il faut espérer que vos morts ne couvriront pas de honte notre cause.

— Ça ira comme ça, Toru. »

Toru esquissa une courbette à l’adresse de Sullivan. Malgré tout son orgueil, il avait juré de lui obéir. « Je serai dans mes quartiers, si vous avez besoin de moi. » Le Japonais quitta le réfectoire, et la tension disparut en même temps que lui.

« Attendez… Comment ça se fait que lui a droit à une cabine ? » demanda le docteur Wells.

Sullivan réussit à entendre la réponse murmurée dans les rangs : « Parce qu’il terrifie tout le monde.

— Oh. Et ça suffit ? Je vois… » souffla Wells d’une voix songeuse.

Sullivan regarda Lance en secouant la tête. Son ami se rassit en bougonnant. « On ne peut pas compter sur ces salopards de l’Imperium pour régler le problème à notre place. Le gouvernement américain ne nous croit pas. On doit s’en charger nous-mêmes. Tout est paré. Le capitaine Southunder dit que la Voyageuse pète la forme. » Les pirates et les employés du CBF poussèrent des hourras. Bien. Ils étaient fiers de leur dirigeable. « Nous sommes prêts à partir.

— Partir où ? » cria un jeune chevalier.

Et c’était la question qui travaillait tout le monde. Sullivan se tourna vers la carte pour poser son doigt sur le Montana. « On est ici. On va passer au Canada et, à la nuit, éteindre toutes les lumières pour filer vers l’ouest, remonter la côte, longer les îles Aléoutiennes et gagner le Kamtchatka. » Sullivan donna du poing sur la carte. « Préparez vos tenues d’hiver. Il paraît que ça ne rigole pas.

— C’est en plein territoire de l’Imperium », fit remarquer un maraudeur. Sullivan le connaissait : Wesley Dalton, dit Barns pour ses amis. C’était le meilleur pilote de Southunder, et un actif : un chanceux, qui manipulait le hasard. Sans lui, personne n’aurait survécu à l’accident du Tempête. « De quoi bien s’amuser.

— Les Japs ont verrouillé les frontières depuis la capitulation de la résistance sibérienne, rappela Jake. Nous n’attendons pas de système défensif solide. Il y a une petite garnison dans les montagnes, en Koriakie. Vents violents et froid de loup. C’est là que l’éclaireur va bientôt atterrir.

— Comment on le sait ? »

Sullivan promena son regard dans les rangs. Fuller n’était pas là, et tant mieux. « Vous connaissez Buckminster Fuller ? » Plusieurs mécanos du CBF réagirent – ils secouaient la tête, ils levaient les yeux au ciel. Fuller vous tapait sur le système, mais ses inventions fonctionnaient. Sa conversation avait beau vous rendre dingue, il fallait reconnaître son génie. « Oui, je sais. Mais aucun autre engrenage ne lui arrive à la cheville quand il s’agit de voir la magie. Il nous a concocté un sortilège. Je l’ai vu moi-même comme je vous vois. » Sullivan était renommé pour son talent à utiliser les sortilèges. « Faites-moi confiance : c’est là-bas que ça se passera. On prend notre temps pour économiser le carburant, mais la météo est bonne et on devrait être sur place dans quarante-huit heures. Les chevaliers débarqueront avec moi. Nous investirons la base tandis que le capitaine Southunder nous couvrira depuis la Voyageuse.

— Et le monstre extraterrestre ? demanda un pirate.

— Pendant les deux jours qui viennent, Toru dispensera une formation dans la soute. » Sullivan n’en avait pas encore informé le garde de fer, et ç’allait être un plaisir. « Le Jap ne nous croit pas capables de réussir. Montrons-lui qu’il se trompe.

— Le président a réussi à tuer une de ces créatures, et nous avons tué le président, rappela Lance. C’est bon signe. »

Traître.

C’est ainsi qu’on l’appelait à présent. Ça faisait mal.

Toru était l’un des mille fils d’Okubo Tokugawa. Il s’était distingué dans le corps d’élite qu’était la garde de fer, au point d’avoir un jour fait un candidat crédible au rang de premier garde. Il avait servi dans plusieurs zones de guerre et accumulé les médailles par sa bravoure et ses exploits tactiques. Il avait appartenu au corps diplomatique impérial, il avait été le disciple du grand Hatori, ambassadeur et membre historique du légendaire Océan ténébreux. L’intégrité de Toru aurait dû rester au-dessus de tout soupçon.

Il obéissait aux dernières volontés de son père, une injonction si essentielle que la mort elle-même n’avait pu empêcher le président de la transmettre. Lui seul suivait la voie tracée par le plus grand homme de toute l’histoire. C’était l’Imperium qui s’égarait, pas lui. Ses compatriotes, les imbéciles, s’étaient rangés derrière un imposteur. Hatori, en ses derniers instants, avait partagé ses souvenirs avec Toru, qui dorénavant connaissait la vérité. Lui seul savait que l’ennemi approchait. Le charognard qui tirait profit de la mort du véritable président cachait à ses fidèles cette affreuse certitude. Pour qui se prenaient-ils, ces chiens qui le jugeaient déshonoré ? De quel droit l’accusaient-ils de trahison ?

À San Francisco, le Grimnoir avait intercepté une lettre de l’Imperium et lui avait apporté le dossier afin qu’il la traduise. C’était une mise à l’épreuve. Les chevaliers n’avaient pas confiance en lui : naturellement, ils feraient vérifier sa traduction. Comme la missive ne contenait aucun secret, il avait dit la vérité.

Il s’agissait d’une mise en garde destinée à toutes les cellules œuvrant aux États-Unis : le garde de fer dénommé Toru était un traître à l’Imperium. Quiconque le repérait devait prévenir les dirigeants. Ensuite, l’auteur du message énumérait ses crimes – dont certains qu’il avait réellement commis. L’un des mille fils d’Okubo Tokugawa s’était acoquiné avec la société du Grimnoir. C’était une insulte à l’Imperium et une honte pour la garde de fer. Il avait assassiné l’ambassadeur et plusieurs de ses subordonnés. Mais Toru savait n’en avoir éliminé qu’un seul ; il soupçonnait donc que des tueurs à la solde du faux président avaient réduit au silence ceux des employés de l’ambassade qui en savaient trop long.

On promettait de l’or à qui fournirait des informations permettant de localiser Toru, et celui qui parviendrait à laver le monde de la honte qu’il y répandait recevrait une fortune et un poste important dans l’administration impériale.

Toru Tokugawa était l’homme le plus recherché de l’Imperium. Le pire était que toutes les missions d’espionnage où il avait été impliqué, dont beaucoup dirigées depuis l’ambassade de Washington, étaient à présent compromises. Les cellules devraient être réorganisées ; les agents secrets, exfiltrés. La conquête de l’Amérique décidée par le président avait reçu un coup presque fatal. Le message laissait entendre que Toru avait travaillé pour le Grimnoir pendant des années, exactement depuis le jour où il avait perdu la face à cause de sa couardise lors de l’occupation de Mandchourie. C’était une insulte sans fondement. Toru aimait sincèrement l’Imperium. Pour rien au monde il n’aurait desservi la mission de purification voulue par le président. La doctrine qui plaçait la force au premier rang des qualités humaines le convainquait pleinement. Son intégrité morale lui interdirait toujours de révéler au Grimnoir des secrets majeurs. Il ne collaborait avec les Occidentaux que pour obéir au fantôme de son père.

Sa tentative de méditation était un échec total. La paix se refusait à lui. Son esprit restait préoccupé. Le lit de Toru se résumait à un matelas et quelques couvertures à même le plancher métallique. Méditer, ce jour-là, ne l’entraînait qu’à mieux sentir l’inconfort physique. Dans la petite section de soute qu’il s’était appropriée régnait un froid permanent. Le grondement des mystérieux moteurs de la Voyageuse lui courait sur les nerfs. C’était pour cela qu’il avait renoncé à son statut ?

Ce qu’il voulait, c’était brandir son tetsubo d’acier pour tout casser. Mais un guerrier ne s’abaissait pas à exprimer des émotions, surtout entouré d’ennemis. Devant ces maudits chevaliers du Grimnoir, il dissimulerait toute faiblesse… Et, de toute façon, l’intérieur d’un dirigeable n’était pas le meilleur endroit pour s’exciter avec une massue de quatre-vingts livres. A fortiori quand on était doué d’une force surhumaine.

Comment osaient-ils parler de la Mandchourie ? Oui, il y avait mis en cause l’autorité de ses chefs, mais pas par couardise… Par… Par quoi ? Pourquoi avait-il désobéi à ses ordres ? Par compassion ? Non… ce n’était pas la compassion qui lui avait coûté une promotion, l’avait fait chasser du front pour servir en Amérique dans le corps diplomatique. Là n’était pas la raison de sa désobéissance.

Ç’avait été la culpabilité. Il avait écouté la voix de sa conscience.

Il serra le poing sur la lettre en tentant de reprendre sa séance de méditation. Après quelques minutes d’efforts inutiles, il décida de passer aux exercices physiques. La Voyageuse ne manquait pas de tuyaux le long des murs, et il en avait trouvé quelques-uns assez résistants pour y faire des tractions.

Sans recourir à son pouvoir magique ni à aucun des huit kanjis magiques gravés sur sa peau – ç’aurait été tricher –, Toru se mit à l’entraînement. Plus il serait fort, plus il pourrait employer sa magie sans se blesser. En découvrant qu’il était une brute, les écoles de l’Imperium l’avaient contraint à des heures d’exercice quotidien, pendant dix ans. Il avait l’habitude de l’effort physique. Et ça l’aidait à réfléchir.

L’Imperium avait voulu qu’il lise ce message. Grâce à sa formation diplomatique, il avait des notions de cryptographie. La lettre n’était pas codée. La clé aurait dû être changée dès que l’Imperium avait appris que Toru n’était pas mort. Le texte n’aurait pas dû être compréhensible.

On essayait de le faire réagir. On voulait l’insulter, le mettre en colère, le pousser à commettre des erreurs. Mais on sous-estimait sa détermination. Ça ne marcherait pas. Le dernier ordre d’Okubo Tokugawa avait concerné Jake Sullivan ; l’honneur de Toru exigeait donc que la mission du Grimnoir soit menée à bien, quel qu’en soit le prix. Si l’imposteur voulait l’affronter, très bien. Le faux président était un sosie parfait, soit, mais il se révélerait beaucoup plus facile à tuer.

« Toru. »

Préoccupé, et puisqu’il s’était interdit de recourir à sa magie, il n’avait pas entendu Sullivan approcher. Le lourd était discret pour sa corpulence. Toru lâcha le tuyau. « Tu es là depuis longtemps ?

— Une trentaine de tractions. »

Toru en était à quarante-deux, sans avoir encore versé une goutte de sueur, mais, vu le nombre de gens à bord qui le haïssaient, il ne pouvait pas se laisser ainsi surprendre. Dorénavant, il serait sur ses gardes. « Qu’est-ce que tu veux ? »

Sullivan pénétra dans la réserve en examinant d’un œil distrait les armes entassées par terre. Les débris du katana de Toru étaient bien en vue. Heureusement, Sullivan ne mentionna pas l’arme typique des gardes de fer. Il avait vu Toru la fracasser pour prouver sa sincérité. « C’est à propos de l’équipage.

— Si tes hommes ne comprennent pas l’ampleur de notre tâche, alors ils échoueront.

— J’ai tiré quelques leçons de la Grande Guerre. J’ai vu ce qui se passe quand on piétine le moral d’un groupe. Autant égorger les soldats : une fois au combat, ils ne sont bons à rien et quasi morts.

— Hors de propos. Ça ne devrait rien changer. Les hommes de l’Imperium n’ont pas ce problème. Les grands guerriers acceptent la mort pour accomplir leur mission. L’honneur ultime est de mourir au service de son maître.

— Ce ne sont pas des hommes de l’Imperium. Les bobards du président, ici, ça ne passe pas. »

Toru retourna s’asseoir sur son inconfortable coin de plancher. « L’une de nos nations a conquis, en deux générations, un dixième de la planète. L’autre est devenue grasse, satisfaite et apathique. Vas-y, continue de m’expliquer en quoi votre méthode est supérieure à la nôtre. »

Sullivan fronça les sourcils. Toru l’avait coincé. Jake, quoique le fruit d’une culture faible, était un véritable guerrier. S’efforcer, en vain, de convaincre les autorités du danger que représentait l’éclaireur l’avait rendu furieux autant que stupéfait. Toru venait de l’emporter sans coup férir, et Sullivan ne s’en rendait pas compte. L’éducation dispensée dans les écoles de l’Imperium ne se limitait pas à l’entraînement physique.

« Tu décris seulement les idiots qui détiennent le pouvoir. Ne sous-estime pas le cran des simples citoyens.

— Et pourtant regarde-nous. Un seul vaisseau… C’est vraiment l’envie d’un débat philosophique qui t’a conduit dans ma cabine ? »

Sullivan fit mine d’examiner la resserre. « Te balader dans un dirigeable baptisé en l’honneur de la gamine qui a tué ton père… Ça doit te faire mal aux seins. »

La remarque était juste. Sullivan, malgré ses airs lourdauds, aurait fait un diplomate acceptable. « Tu es venu pour quoi ?

— Pour te sortir la tête du cul et te montrer la lumière. Que ça te plaise ou non, ces hommes représentent notre seule chance de vaincre l’éclaireur. Tu ferais mieux de commencer à en tenir compte.

— C’est un ordre ?

— Ouais. »

Ce qu’il ne faut pas faire pour obéir à mon père… Toru hocha la tête. « Soit.

— Bien. Tu vas les préparer. On n’est pas dans l’Imperium, ici. Ce sont des hommes libres, et ils se battront mieux s’ils savent que la victoire est possible. Convaincs-les qu’ils ont une chance.

— Tu veux que je mente ?

— Non. J’ai l’intention de vaincre.

— L’optimisme, c’est typiquement américain. L’optimisme, c’est un mensonge.

— Et le pessimisme, ça sape le moral.

— Il ne s’agit pas de pessimisme. Le pessimisme, c’est une autre forme de l’infériorité occidentale. Je te parle de fatalisme. Les guerriers doivent accepter leur sort. Ils doivent accepter tout ce qui est nécessaire à l’accomplissement de leur tâche, et toutes les conséquences qui en découlent. C’est la seule façon d’assurer la victoire… Cela dit, je respecterai tes ordres.

— T’es un sacré numéro. » Sullivan allait partir mais il s’arrêta sur le seuil. « Écoute… Cette histoire, là, ton pays qui veut ta peau… J’ai entendu parler de la lettre. Je sais ce que tu ressens. »

Jake, lui aussi, avait jadis été accusé d’avoir trahi sa patrie. Il avait servi de bouc émissaire dans un complot ourdi par des imbéciles trop ambitieux. Mais la conception qu’il avait de l’honneur était puérile, et il ne comprenait rien au code des guerriers. Le pays de Sullivan était faible et corrompu : il aurait dû s’attendre à ce couteau dans le dos.

« Tu ne sais rien du tout. »

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