Chapitre 14

Vous avez des ennemis ? Bien. Cela veut dire qu’une fois au moins dans votre vie vous avez défendu vos convictions.

Winston Churchill, 1933.

Cité libre de Shanghai

« Bonjour, monsieur Sullivan. » Pour une si petite femme, elle avait une voix très forte, surtout quand on se tapait une migraine carabinée. « Je vous ai apporté votre petit-déjeuner. »

Sullivan entrouvrit les yeux en grognant. La lumière qui filtrait entre les planches de la fenêtre lui apprit que l’aube venait de poindre. « Vous êtes beaucoup trop enjouée le matin. » Mais son nez l’informa qu’elle lui avait servi du café. Tout fut pardonné. « Bonjour à vous, Lady Origami. »

Il avait beau trouver désagréable de se réveiller dans un immeuble à moitié en ruine, c’était mieux que ne pas se réveiller du tout. Sa rencontre avec le zéro absolu lui avait mis la peau à vif, mais les sortilèges de guérison qu’il s’était infligés avaient soigné les gelures. Ceux qu’il portait sur le torse continuaient à puiser dans son pouvoir pour diffuser une chaleur intense ; s’apercevant qu’il était nu, il tira sur lui la fine couverture. On n’avait pas beaucoup d’intimité dans le gourbi qui servait de planque aux chevaliers de Shanghai, mais Lady Origami était une dame. « Où sont mes habits ?

— Vous avez nagé dans le fleuve. Je les ai mis à sécher, monsieur Sullivan. »

Jake ne se souvenait pas de ce qui s’était passé après que Heinrich, Lance, Zhao et lui avaient regagné la baraque dans un brouillard d’épuisement. Le froid magique de Zhao, semblait-il, lui avait gelé la cervelle. « Merci.

— Ne vous en faites pas. Vous êtes couvert. Je travaille avec les pirates depuis des années. Un vaisseau pirate est très petit. Difficile de trouver l’intimité. Mais aucun pirate n’est aussi impressionnant que vous.

— Pardon ? »

Elle détourna les yeux, gênée. « Les muscles, je veux dire. Très gros muscles. Comme dans les magazines. Je… » Elle rougissait. « Je veux dire la dernière page, celle du garçon maigre ; des méchants lui jettent du sable dans la figure, et il va chercher des livres pour apprendre à soulever des objets lourds. Vous ressemblez au dernier dessin, celui avec les muscles. » Elle s’agaçait de ne pas réussir à s’expliquer. « Excusez-moi, monsieur Sullivan. J’aurais dû me taire.

— C’est parce que je suis un pousseur de gravité.

— Oui. Omosa. Les lourds. Je connais. Ils sont tous très forts.

— Merci. Et appelez-moi Jake, je vous en prie. »

Lady Origami sourit comme pour dire « Sûrement pas ».

« Qu’est-ce que vous faites ici, d’abord ? La Voyageuse n’a pas besoin de sa torche ?

— Il n’y a pas beaucoup à faire quand elle est amarrée. Le vaisseau tout entier est envahi par Fuller, qui construit sa machine dans la cale. Elle ne peut pas voler tant que la machine n’est pas terminée. En attendant, je viens pour aider peut-être à brûler des gardes de fer. » Elle s’agenouilla près de la paillasse pour poser le plateau. Le petit-déjeuner se composait de boulettes de riz gluant.

Sullivan dut se répéter que cette femme délicate adorait les affrontements brutaux qui faisaient le pain quotidien d’un équipage de pirates. « C’est courageux de votre part. »

Elle secoua la tête. « Pas vraiment. Je suis contente d’aider. Je n’aime pas les soldats de l’Imperium. Pas du tout. Et cette ville en est pleine. Vous avez de la chance d’être en vie, monsieur Sullivan. Le jeune frigo a failli vous tuer. »

Sullivan haussa les épaules avant de prendre sa tasse de café, noir et fumant, parfait pour le réchauffer. « Il a fait ce qu’il fallait faire.

— Je me méfie des frigos. Leur magie est… Pardonnez-moi. Je ne parle pas encore bien anglais. Leur magie est incorrecte. »

Bien sûr, pour une torche dont la magie contrôlait les flammes dévorantes, l’absence de toute chaleur tenait du blasphème. Sullivan, sans son esprit analytique, aurait pu ressentir la même chose envers les pouvoirs des estompeurs. Mais, en cet instant précis, il ne se sentait guère capable d’analyse ; consommer tant de pouvoir magique le laissait toujours affamé. Devenir insubstantiel, c’était contre nature, tout de même.

Lady Origami ne comptait pas s’éloigner, apparemment. Il entreprit de se goinfrer de riz. Les boulettes étaient meilleures qu’elles ne le paraissaient, ou bien il mourait vraiment de faim. À genoux, elle l’observait, et il s’étonnait qu’on trouve la position confortable.

« Comment vont les autres ? demanda-t-il entre deux bouchées.

— Bien. Ce raffut, c’est monsieur Talon qui ronfle.

— Oh. Je pensais à un camion dont on avait oublié de couper le contact.

— Monsieur Koenig était déjà réveillé. Je crois qu’il ne dort jamais. »

Sullivan, d’ordinaire, avait le sommeil léger, comme tous les survivants des tranchées de la Grande Guerre. La paranoïa de Heinrich rabaissait le lourd au niveau de l’autruche qui s’enfouit la tête dans le sable. « Et quand il dort, il ne ferme qu’un œil… Heinrich a grandi dans la Cité morte.

— Ah. Alors il dormait dans les arbres pour éviter que les zombies le mangent. Je vois. Il faut avoir le sommeil léger pour ne pas se tuer en tombant. »

Sullivan avait marché sur Berlin à la fin de la guerre. À son avis, il n’y restait pas beaucoup d’arbres après l’impact du rayon de paix, mais il garda l’idée pour lui : c’était triste, et il ne voulait pas démoraliser Lady Origami, toujours si guillerette. « Comment va Zhao ?

— Le frigo dort encore. Il a puisé trop d’énergie. Trop d’efforts. » Elle désigna les marques sur la poitrine de Sullivan, à présent enfouies sous la couverture. « Et il n’a pas ça. »

Leur existence était un secret ; mais plus maintenant. « J’ai de la chance.

— Je croyais que seuls les gardes de fer portaient les kanjis magiques qui les rendent plus forts. Dans les écoles de l’Imperium, ils brûlent les prisonniers pour tester leurs symboles. Souvent, ça ne marche pas, alors les prisonniers sont… éliminés.

— On m’a raconté. C’est affreux.

— Ils se servent des prisonniers pour mettre leurs sortilèges au point. Ils modifient les fers à marquer jusqu’à ce que ce soit parfait. Ça demande beaucoup, beaucoup d’essais, et en général les prisonniers meurent assez vite. » Elle remonta sa manche pour lui montrer une horrible cicatrice. La magie n’avait pas pu former de connexion, ça sautait aux yeux de Sullivan, qui avait ainsi échoué plusieurs fois sur lui-même. « Une fois qu’ils ont trouvé, ils les gravent sur leurs soldats.

— Je suis désolé. » C’était dit du fond du cœur.

Lady Origami baissa sa manche. « Pas de quoi. Ça ne fait pas si mal. Ils donnent de l’éther aux prisonniers pour qu’on ne bouge pas trop. Et puis je m’échappe. Je suis toujours en vie. » Elle lui lança son gentil petit sourire. « Mes geôliers beaucoup moins. »

Un sujet sinistre, mais Sullivan était curieux. « Je ne savais pas que l’Imperium faisait des expériences sur son peuple. »

Lady Origami se rembrunit. À ses yeux, l’Imperium n’était pas « son peuple ». Sullivan se reprit. « Enfin, sur les Japonais. Je pensais que tous les actifs japonais travaillaient pour le gouvernement, mais que les expériences dangereuses se pratiquaient sur les peuples conquis.

— Tous les sujets de l’Imperium n’acceptent pas la situation. Certains sont même assez courageux pour faire entendre leur voix… » Elle se détourna et ses joues s’empourprèrent. « Ceux qui parlent trop, toute leur famille est disgraciée. Ils sont chassés. Ils deviennent des non-gens. » Ces mots voilaient des pensées tumultueuses. Elle s’empressa de changer de propos. « Alors, comment avez-vous appris cette technique impériale ? Inscrire des sortilèges sur la peau ?

— J’ai tâtonné… » Il vit que cette réponse ne la satisfaisait pas. « Après avoir reçu une balle, j’ai découvert comment créer un sortilège de guérison élémentaire. » Il n’ajouta pas qu’il avait dû se dépêcher parce que la balle l’avait touché en plein cœur, ç’aurait trop rallongé l’histoire. « J’ai eu de la chance. La suite, c’est vraiment en tâtonnant. Je m’en suis fait d’autres, mais chacun est un peu moins efficace que le précédent ; alors j’ai essayé avec d’autres pouvoirs. C’est de la gravité que je suis le plus proche, et c’est le seul domaine où j’ai réussi. »

À la vérité, il était sans doute plus doué pour les sortilèges que tous les autres actifs, à part Buckminster Fuller et les engrenages fous de l’unité 731 ; sans la quête qui l’occupait et les ennuis préalables, il se serait satisfait de consacrer sa vie à l’étude de la magie. Si seulement… Malheureusement, il se battait trop bien. Et il ne pouvait s’empêcher de se porter volontaire.

« Vous avez tellement de cicatrices. C’est vous qui les avez faites, toutes ? »

Elle parlait bien sûr des sortilèges, non des cicatrices de balles, de couteau ou de mitraille accumulées au fil des ans. « J’en ai eu marre de laisser l’avantage à un tas de fanatiques.

— Les gardes de fer meurent comme tout le monde, mais, à cause de ces marques, c’est beaucoup de travail. » Lady Origami était songeuse. « Ça fait mal ? »

Se taillader les chairs avec une lame, les carboniser à l’encre démoniaque tout en se concentrant pour canaliser son énergie magique dans la plaie et l’y maintenir… Il fallait frôler la mort. « Un peu. »

Elle n’eut pas à réfléchir longtemps ; elle se posait donc la question depuis qu’elle avait vu le torse de Sullivan, la veille au soir. « Je voudrais que vous me marquiez, moi aussi.

— J’ai menti. Ça fait très mal. » Sullivan ne concevait pas qu’elle survive au processus. Lance, un vrai dur, avait réclamé la même chose à cor et à cri ; un unique sortilège de guérison avait bien failli lui coûter la vie. Sullivan n’avait aucune envie d’en graver sur tous ses camarades, malgré leur efficacité. Les troupes de l’Imperium en portaient, oui, mais leurs engrenages multipliaient les expériences pour prévenir tous les pépins – et tuaient d’innombrables prisonniers. Pour rien au monde il n’aurait voulu causer la mort d’un chevalier. Mais ce n’était pas le risque qui le faisait hésiter ; à chaque nouveau sortilège gravé sur sa peau il devenait moins sensible. Pas seulement à la douleur : à toutes les sensations, à tous les sentiments. Il ne souhaitait ça à personne. « Il ne faut pas perdre connaissance, sous peine de mort, et on risque de mourir quand même à l’instant où la magie se connecte.

— La douleur ne m’effraie pas. Avoir un bébé, ça fait mal mais ça en vaut la peine. C’est pareil.

— Je ne savais pas que vous aviez des enfants.

— Je n’en ai plus. »

Un long silence gêné. Sullivan ne savait pas quoi dire. Il n’avait jamais été doué avec les mots, ni avec les femmes, ni avec les gens en général. Il se contenta de hocher la tête en avalant une énième boulette de riz.

« Et puis je savais que vous mentiez, monsieur Sullivan. Quand vous mentez, ça se voit sur votre figure. Les Américains ne savent pas mentir, et vous êtes particulièrement mauvais. Vous êtes comme… comme un bœuf. Un bœuf, ça ne ment pas. Ça se contente d’être un bœuf. Ça travaille si dur que ça n’a pas besoin de mentir. Vous êtes un bœuf, monsieur Sullivan. »

Dans la bouche de n’importe qui d’autre, ç’aurait été une insulte, mais Sullivan le prit comme un compliment. « Parfois, c’est pour protéger quelqu’un qu’on choisit de mentir.

— Oui. Nous les Japonais, on apprend à ne pas mentir avec notre visage mais seulement avec nos yeux. Mon visage poli, c’est le même que mon visage menteur. Rendez votre visage poli et ne mentez qu’avec les yeux.

— C’est noté. » L’explication éclairait beaucoup de ses interactions avec l’Imperium.

« Pour les sortilèges que vous portez, je n’ai pas peur de mourir. Je mourrai de toute façon. Si ça aide à vaincre l’Imperium, je suis prête à tout. » Le visage poli qu’elle venait d’évoquer vacilla un instant. Il distinguait à présent la tristesse en dessous et, plus enfoui encore, un noyau de flammes toujours prêt à jaillir. « L’Imperium prend ce qu’il veut et détruit ceux qui protestent. Je voudrais brûler tous ses représentants.

— Vous les haïssez. » Une évidence.

Elle murmura la devise des maraudeurs. « Jusqu’au dernier. L’Imperium, c’était chez moi. Vous ne pouvez pas imaginer l’étendue de ma haine. » La conversation replongeait dans un domaine qui la mettait mal à l’aise. Elle se releva soudain avec une grâce parfaite. « Mangez. Je vais chercher vos habits. Tokugawa Toru est en bas. Hier, il a tué des gens de la police secrète.

— Vous supportez sa présence ?

— Je ne l’aime pas. Le capitaine Southunder dit qu’il est indispensable, alors je ne le brûle pas… pour l’instant. Ne vous fiez pas à lui, monsieur Sullivan. Son visage ne ment jamais. Il pense ce qu’il dit, toujours. Ça le rend effrayant.

— Vous êtes très perspicace, Lady Origami.

— Merci, monsieur Sullivan.

— Jake.

— Monsieur Sullivan. »

Cette femme était étonnante, surtout vu la façon assez directe dont ils s’étaient rencontrés. Brutale quand elle le désirait, timide le reste du temps, elle avait un rôle crucial parmi les pirates aux heures de crise et se comportait en domestique le reste du temps, respectueuse et polie. Au fond d’elle-même, elle était tendue comme un cric, Sullivan l’aurait parié. « Comme vous préférez.

— Merci. » Elle croisa les bras, s’inclina et tourna les talons.

« Encore une chose. La petite grenouille en papier que vous m’avez faite, je crois qu’elle n’a pas résisté à l’iceberg et au fleuve. Désolé. Elle était jolie. »

Lady Origami s’arrêta devant la porte pour lui adresser un sourire lumineux. « C’était pour vous porter chance. Ça a marché. Je vais vous en faire une autre. » Puis elle s’en fut.

« J’en serais ravi », dit Sullivan à la pièce vide.

Les chevaliers du Grimnoir et les maraudeurs qui s’étaient introduits dans Shanghai occupaient des planques situées aux quatre coins de la ville. Il ne fallait pas laisser tous ses œufs dans le même panier, et, si la police secrète arrêtait l’un des groupes, les autres pourraient tout de même se charger de la mission. Seul Bob le Pirate connaissait l’emplacement de toutes les bases, et il était resté à bord de la Voyageuse.

En tant que chefs de la petite fiesta, Heinrich, Lance et Sullivan n’auraient pas dû se trouver au même endroit, mais, quand ils étaient sortis du fleuve, cette planque était la plus proche. Il s’agissait d’un ancien immeuble de dockers, mais une bombe japonaise avait endommagé une digue voisine et, depuis, la cave et le rez-de-chaussée étaient sous les eaux. Les murs, pourris, ne tarderaient plus à s’effondrer. Heinrich et son groupe occupaient les lieux depuis quelques jours.

« Ce n’est pas le grand luxe. » Sullivan s’appuyait à la rambarde du balcon ; il se ravisa, voyant des éclats rouillés tomber à l’eau et entendant les grincements du métal, et recula d’un pas. Ses vêtements n’avaient pas complètement séché.

« Par rapport à là où j’ai grandi, c’est accueillant, répondit Heinrich. Et, au moins, c’est un bon poste défensif.

— Exact. » Les seuls accès étaient des passerelles de vieilles planches et de métal récupéré – seul un voyageur réussirait à surprendre les occupants ; et beaucoup de ces passages donnaient sur les immeubles environnants, de sorte qu’il serait difficile d’encercler les chevaliers. Il y avait quelques autres sorties possibles pour qui retiendrait son souffle. « C’est Zhao qui l’a choisi ?

— Oui. Il connaît la ville comme sa poche. C’est un bon tacticien, ce gosse.

— Et le frigo le plus doué que j’aie jamais vu. J’en ai affronté un, un jour, le fugitif le plus recherché de tout le pays, et il n’arrivait pas à la cheville du petit Chinois. Si on en réchappe, un bel avenir l’attend.

— Je conseillerais bien de l’évacuer, mais ça m’étonnerait qu’il accepte. » Heinrich secoua la tête. « Je suis même sûr qu’il refuserait. J’étais pareil à son âge. Même quand la cause est perdue, on s’accroche à sa patrie.

— Tu as pourtant fini par quitter la Cité morte. »

Heinrich haussa les épaules. « Une cause perdue, on ne peut rien y faire. Certains mettent longtemps à se résigner, c’est tout. Je suis issu d’un peuple très obstiné.

— Je sais. » Sullivan gloussa. Il s’était pris d’un grand respect pour Heinrich. L’Allemand ne lâchait jamais le morceau. « Je me suis battu contre tes compatriotes. Bosser à tes côtés, ça m’a rappelé pourquoi on a eu tant de mal à l’emporter, sale Boche.

— Merci bien, Jake. » Heinrich sortit un paquet de cigarettes, une pochette d’allumettes, les tendit à Sullivan. Celui-ci avait perdu les siens dans le fleuve, et il fut soulagé de voir qu’un camarade disposait d’une ration de survie. « À propos de causes perdues, Shanghai a beaucoup souffert sous le talon de l’Imperium. J’ai essayé de préparer les chevaliers locaux à l’arrivée de notre garde de fer. » Des entrailles du bâtiment s’éleva un grand fracas, puis des beuglements en chinois. « Et quand on parle du loup…

— Toru a donc rencontré nos frères chinois. » Sullivan s’alluma un clope en soupirant. La fumée chaude lui tapissa délicieusement les poumons. Et, comme Jane était en Amérique, pas de guérisseuse pour le menacer d’emphysème et de cancer. « Allons les empêcher de s’entretuer. »

La salle commune était jadis une enfilade de chambres individuelles, mais on avait démoli les cloisons pour en faire du bois de chauffage. Les murs étaient couverts de trophées arrachés à l’armée impériale : armes brisées, uniformes, drapeaux déchirés, tout ce qui attisait l’ardeur des résistants. Dans un coin s’entassait l’équipement apporté de la Voyageuse. Dans un autre, une cambuse improvisée. Toru s’y trouvait, renfrogné, les bras croisés, et des chevaliers chinois furieux lui jappaient tout autour. L’un d’eux, très agité, lui collait sous le nez un couperet tranchant.

« Du calme ! lança Sullivan, conscient que Toru s’apprêtait sans doute à s’approprier le couperet pour le planter dans le crâne du type. Comment s’appelle-t-il ?

— Je ne sais pas. Il y a de quoi s’emmêler. Zhao a présenté tout le monde, mais ils ont tous au moins trois noms, et je n’arrive pas à distinguer le prénom du nom ou du surnom.

— Hé, Couperet ! » cria Sullivan de la voix de poitrine qu’il appelait sa « voix de sergent ». Tout l’immeuble en vibra. « Arrête ça. » Soit le type parlait un peu anglais, soit l’expression de l’autorité était universelle ; en tout cas, il baissa le bras. « Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ce béotien ne se rend pas compte de ce qu’il détient. » Toru fit un geste vers un trophée. « Ce casque a une valeur inestimable. »

Un casque ? On aurait dit un bibelot stylisé, mais Sullivan comprit qu’il était à l’envers. Il y avait des cornes, que ce fût pour faire joli ou pour rendre les coups de tête redoutables, mais quelqu’un les avait plantées dans le parquet et le casque servait de cendrier. « Merde, Toru, tu es insortable ! Fiche la paix à ce cendrier.

— Tu ne comprends pas. Cet objet fait partie d’un ensemble martial très précieux. » Toru tendit la main vers le cendrier ; Couperet, un type râblé et rubicond, se remit à jacasser. Toru se figea. « Par respect pour notre mission, ne me force pas à éventrer cet imbécile. »

Beaucoup de monde vivait dans cette planque, et tous ceux qui n’étaient pas de garde accouraient aux nouvelles. Heureusement, Zhao fut du nombre. Le gosse avait l’air défait, avec ses yeux battus : naturellement, consommer une si grande énergie magique était épuisant. Il aboya un ordre et Couperet, qui devait pourtant avoir deux fois son âge, obéit sans hésiter : il lâcha son arme et recula de deux pas. En revanche, il ne cessa pas de protester.

« Qu’est-ce qu’il dit ? »

Zhao foudroya Toru du regard. « Je préfère ne pas traduire. Notre hôte pourrait se sentir blessé.

— Il est sous ma responsabilité, dit Sullivan.

— Je prends ce casque. Je me fous de ce que ce chien, ce porc, peut bien raconter…

— La ferme, Toru. »

Le garde de fer serra les mâchoires si fort que, s’il n’avait pas été une brute, ses dents se seraient sans doute fracassées. Ainsi, il réussit à retenir la repartie qui aurait déclenché des coups de feu. Au bout de quelques secondes, il se calma assez pour murmurer : « Très bien.

— Pang dit qu’il a tué un garde de fer au terme d’un combat épique, et qu’il portait cette armure. »

Toru grogna. « Dis plutôt que tes hommes l’ont tué dans son sommeil pour lui voler son casque. Ce gros lard ne battrait jamais un garde de fer, surtout équipé d’une armure de combat de Nishimura, dans un combat épique. Il ne pourrait remporter qu’un concours de gloutonnerie.

— Pang est une brute redoutable », protesta Zhao.

Pang bomba le torse, ce qui ne changea pas grand-chose.

« Hier, j’ai tué quinze Tokubetsu Koto Keisatsu, annonça Toru. Il sait compter jusque-là, lui ? »

Sullivan examina l’assistance. Quelques chevaliers de Shanghai étaient là ; ils avaient une main glissée dans leur poche intérieure, prête à dégainer. Un jeune Chinois se tenait à l’écart ; au contraire de Pang le fanfaron, il affichait une assurance tranquille et, ayant adopté une position d’attaque, son pouvoir en veilleuse, il surveillait Toru. La poignée d’Américains et le maraudeur ne lèveraient pas le petit doigt pour venir en aide au Japonais. Sullivan se demandait donc jusqu’où leur garde de fer irait dans l’inconscience. Lady Origami venait d’arriver. Elle saisirait le premier prétexte pour déchaîner ses flammes sur son ennemi.

« Voyons, voyons, mes amis, ne nous fâchons pas. Si vous voulez mon avis, assassiner les gens dans leur sommeil, c’est une très bonne méthode, parce qu’ils ont peu de chance de riposter. » Heinrich s’avança au milieu de la salle. « Quelle que soit la façon dont notre ami Pang a tué ce garde de fer, parlez-moi un peu de cette armure.

— Elle a été créée par le plus brillant de nos engrenages, le même qui a inventé les gakutensoku. C’est une armure de combat, peut-être la mieux conçue de toutes. Elle est étroitement liée à la magie de son porteur, et animée par le pouvoir lui-même. On en a fabriqué très peu. Elles étaient bien trop complexes et requéraient trop de kanji pour être produites en série. Cet élément-ci, à lui seul, assure un avantage immense.

— Un avantage de quelle magnitude ? demanda Sullivan. Zhao, désolé, mais si ce cendrier peut nous aider à trouver l’éclaireur, j’en offrirai un neuf à Pang.

— Laissez-moi formuler ça poliment. » Quand Toru parlait ainsi, ça voulait dire le contraire. « J’ai vu la pauvre cotte de mailles que John Browning et Buckminster Fuller vous ont bricolée pour notre mission. À côté de l’armure de combat Nishimura, c’est de la camelote assemblée par des macaques avec pour seuls outils des fémurs et des cailloux. Vous comprenez bien qu’il me faut ce casque… »

Pang cria quelque chose.

« Ce cendrier, corrigea Zhao.

— Ce casque, grogna Toru. Je vais le récupérer en espérant qu’il soit toujours utilisable. Si ces barbares ne l’ont pas trop endommagé, il peut encore servir. »

Zhao traduisit tout cela et, aux réactions des chevaliers chinois, avec plus de diplomatie que de fidélité à l’original. Ses hommes restaient furieux, mais un peu moins qu’auparavant. Zhao et Pang se lancèrent dans un grand débat. Plus personne ne menaçait de découper personne en morceaux.

On frôla la manche de Sullivan. Il n’avait pas entendu Lady Origami approcher. Tous les regards étaient rivés sur les gueulards. Elle se dressa sur la pointe des pieds, et il dut quand même se pencher pour lui tendre son oreille. « Je comprends un peu. Je parle un peu mandarin.

— Vraiment ?

— Oui. Beaucoup de maraudeurs sont chinois. Ces hommes cherchent à sauver la face. Pang n’a pas affronté de garde de fer. Ces hommes sont courageux mais pas stupides. Il a volé une caisse dans un train de l’Imperium. L’armure était dedans. Il ne savait pas de quoi il s’agissait.

— Le reste est ici ?

— Le petit frigo dit qu’elle était trop lourde et que personne n’a réussi à activer la magie. Seul Pang avait la force de la porter, mais il était trop gros. Ils l’ont remise dans la caisse et l’ont cachée. »

Zhao croisa le regard de Sullivan. Pas besoin d’être un liseur pour comprendre qu’ils étaient sur la même longueur d’onde. « Je suggère que notre hôte présente ses excuses à monsieur Pang, et peut-être trouverons-nous un arrangement.

— Hé, Toru, tu l’as entendu ? Excuse-toi. »

Toru plissa des yeux mauvais. « Tu cherches à me provoquer, Sullivan ?

— Je devrais te laisser souffrir pour avoir insulté le talent de John Browning, mais, si tu veux le reste de cette armure, présente tes excuses à Pang.

— Hein ?

— L’armure complète. »

L’argument porta. Sullivan ignorait si ces Nishimura étaient aussi remarquables que Toru le prétendait ou s’il s’agissait de gloriole patriotique, mais cela suffit à lui faire ravaler son orgueil. Il se tourna vers la brute grassouillette et s’inclina. « Je vous présente mes excuses pour vous avoir insulté. » Toru dut s’interrompre pour se lécher les lèvres, comme si la phrase lui laissait un mauvais goût dans la bouche. « J’ai parlé sans réfléchir. »

Zhao traduisit. Pang pesa les paroles du Japonais en caressant sa barbichette, la seule partie de sa personne qu’on pouvait qualifier de fine. Puis il lâcha un seul mot. Zhao se tourna vers Toru. « Et ? »

Le garde de fer dut puiser dans sa formation de diplomate pour réciter la suite sans éclater de rire au nez de Pang. « Je suis certain que vous vous êtes battu contre un garde de fer et que vous avez vaincu. Il est évident que vous êtes un grand guerrier.

— L’armure doit être admirable », chuchota Heinrich.

Pang hocha la tête. Tout le monde souriait à présent, sauf Toru, qui arracha le casque et le vida de ses mégots avant de caresser une corne avec déférence. « Conduisez-moi immédiatement aux autres pièces. »

Pang le regarda un instant et glissa une remarque à Zhao, qui n’eut même pas besoin de traduire.

Toru soupira. « S’il vous plaît. »

Zhao était enchanté. On n’avait pas tous les jours l’occasion d’humilier une machine à tuer. « Elle est en bas. Au rez-de-chaussée, il y a des zones à sec où personne n’aurait l’idée d’aller fouiller. Venez. Nous allons vous montrer. » Plusieurs chevaliers chinois se dirigèrent vers l’escalier. Toru, sur leurs talons, serrait contre lui le précieux casque. Il leur en voulait sans doute à mort et se jurait de les démolir à la première occasion ; si le statu quo durait assez longtemps pour éliminer l’éclaireur, Sullivan était prêt à s’en accommoder.

Lady Origami attendit d’être seule avec lui pour lui glisser : « Je m’étais trompée.

— Comment ça ?

— Les excuses de Toru. J’avais tort. Il sait mentir. »

Wannsee (Allemagne)

« Vous n’aviez pas dit que vous ne resteriez qu’une journée ? »

Jacques sursauta. Il n’avait pas entendu Faye entrer dans la chambre d’hôtel. Bien sûr, Faye n’entrait nulle part : elle se matérialisait où bon lui semblait et faisait crever de peur les témoins.

L’ancien, théâtral, se plaqua la main sur le cœur. « Je suis un vieillard. Ne me faites pas de telles frayeurs. »

Faye, épuisée, était couverte de la poussière grise qui avait envahi la Cité morte. Elle n’était pas d’humeur à supporter le badinage de Jacques, qu’elle ignora pour aller se jeter dans un fauteuil. Le choc fit voler un nuage de saleté, mais ça lui était égal. Elle avait passé des jours entiers à examiner les dessins puis encore une journée à les entasser. La sacoche qui, à l’aller, était pleine de matériel de dessin débordait à présent des esquisses de Zachary. Elle s’écrasa avec un bruit sourd.

« Je… J’allais prendre le train, mais j’ai décidé de vous accorder un délai. J’ai bien fait. Comment allez-vous, ma chère ? Vous avez besoin de quoi que ce soit ? »

Comme si elle allait jamais accepter un casse-croûte de sa part après avoir vu tous les dessins où il envisageait de l’empoisonner. « J’ai trouvé Zachary.

— Vraiment ? » Jacques prit une chaise, s’y installa et se pencha vers elle, brûlant de curiosité. « Il va bien ? »

Elle secoua la tête. « Il est mort. Pas mort-vivant, mort-mort. C’est compliqué, avec les zombies. Vraiment mort, pour toujours, je veux dire.

— C’est vous…

— Oh, Jacques… » Elle eut un sourire las. « Je ne suis pas encore le monstre que vous pensez.

— Je ne voulais pas insinuer…

— Nan. Il s’est fourré dans une chaudière quand il a eu fini de tout me raconter. Il était fatigué d’avoir mal. Je ne peux pas le lui reprocher. »

L’expression de Jacques était indéchiffrable. « C’était un homme remarquable.

— J’ai vu. »

Il posa les coudes sur ses genoux. « Que vous a-t-il montré ?

— Plein de choses. Des trucs qui se sont passés, qui vont se passer, qui pourraient devraient auraient dû, peut-être, j’en sais rien. J’ai pas fini de trier. J’ai tout rapporté. » Elle toucha la sacoche du bout du pied. « Mais il y a un quelque chose dont je suis sûre.

— Quoi ?

— Vous et moi ? Fini. » Faye ne haussa pas le ton. C’était difficile : elle était morte de fatigue et de faim, et ses émotions bouillonnaient. Elle détestait les traîtres. « Vous comptiez me tuer.

— Non. » Jacques la regarda bien en face. « J’ai tenu parole. Vous savez dans quel sens j’ai voté. Je vous ai exposé mes raisons. Ça n’a jamais été un secret. Mais, depuis notre rencontre, je n’ai pris aucune initiative dans ce sens.

— Je sais que vous avez eu du mal. Vos doutes vous rongent. Vous savez trop bien ce que vit l’ensorcelé. Et vous avez du poison dans votre poche. Je m’étonne que vous n’ayez pas assaisonné les gâteaux. Mais vous seriez mort aussi. Vous êtes incapable de résister à un gâteau, je parie. »

Jacques, et c’était à son honneur, ne chercha pas à nier ou à se disculper. Il jouait fort bien son rôle de dilettante, mais il était aussi coriace que tout bon chevalier, Faye en était certaine. Il tira une petite fiole de sa poche de chemise. « C’est une neurotoxine létale. La mort est immédiate et sans douleur. Bien sûr, j’ai souvent pensé à l’utiliser, croyez-moi. Pourtant je me suis retenu. Je vous demande de me rendre la politesse. Vous ne m’avez pas aussitôt décapité ; j’en conclus que Zachary vous a montré l’avenir et que vous comprenez mon dilemme. L’issue est-elle celle que j’ai vue jadis ?

— Vous avez vu un avenir, mais pas le seul possible.

— Il y en a donc d’autres, à présent ? C’est un progrès. »

Faye perçut un soupçon d’espoir dans la voix de Jacques. Elle s’en saisit et le réduisit en miettes. « D’autres, oui, mais presque tous néfastes. Et si nombreux que je n’ai pas pu deviner lequel vous a poussé à envoyer Murmure m’assassiner. En toute probabilité, vous avez raison, je vais mal finir. C’est votre jour de chance, Jacques. Je comprends. Je comprends pourquoi vous êtes prêt à commettre… cela.

— Je suis vraiment désolé. » Il était sincère, elle le savait bien.

« Donc, oui, vous avez raison. Un de ces jours, le Grimnoir va devoir se retourner contre moi, et la seule question qui compte est celle-ci : faut-il agir maintenant, parce que je suis encore vulnérable, ou attendre dans l’espoir insensé que je ne me laisse pas engloutir par le mal ? Mais, si vous avez pitié, si vous attendez et si vous ratez votre coup, je vous écraserai tous. Je suis déjà plus puissante que Sivaram, vous ne le dites pas mais vous en avez conscience. Il était costaud. Je suis meilleure. Si le pouvoir fait des expériences sur des actifs, je serai plus convaincante que Sivaram. Vous le savez. À l’heure qu’il est, je vous fais peur ; laissez-moi du temps et je serai incontrôlable. »

Jacques hocha la tête. « Exactement, Faye. Nous avons juré de protéger les hommes contre la magie. Vous comprenez à présent de quoi votre pouvoir vous rend capable. Je suis devant un dilemme. Vous serez peut-être bientôt la plus grande menace qui ait jamais pesé sur les innocents, même si ce n’est pas encore le cas.

— Oh, j’ai un plus gros problème à vous exposer. » Faye se pencha pour ouvrir la sacoche. Elle avait placé les dessins qu’elle voulait sur le dessus de la pile. Froissés par les mains rageuses de Zachary, ils étaient faciles à repérer. « Il y a pire. Quelque chose que Zachary n’a même pas pu dessiner. La malédiction est redoutable, mais l’ennemi infiniment plus. »

Jacques examina la page déchiquetée et tachée de sang. « C’est de la folie ou quoi ? » Mais Faye s’en était déjà aperçue : plus on regardait les motifs chaotiques, plus l’ennemi prenait forme. Jacques sursauta et lâcha le dessin comme s’il venait de se brûler.

« Vous le sentez qui vous regarde, hein ?

— Il existe donc réellement. » Jacques frotta ses mains sur son pantalon, comme s’il voulait se débarrasser d’une substance répugnante. « Doux Jésus, il existe.

— Je vous l’avais bien dit. J’avais raison. Monsieur Sullivan avait raison. Même le président avait raison. Et, surtout, le pouvoir avait raison. Et toutes les catastrophes qui peuvent découler de ma malédiction ne changeront rien du tout, parce que, si nous n’arrêtons pas l’ennemi, l’avenir n’existera plus. Vous craignez que je devienne maléfique ? Cette créature est maléfique dès maintenant. À côté, je ne suis rien. »

Le dessin de l’ennemi était tombé sur le tapis. Jacques ne le quittait pas des yeux ; le monstre semblait vouloir sortir de l’encre pour dévorer leurs âmes. « Que comptez-vous faire ?

— Je ne sais pas encore. Me débrouiller pour gagner. »

Jacques, quoique secoué, recouvra son cran habituel. « Et moi ? En quoi puis-je vous aider ?

— Dites aux anciens que je ne suis pas morte, et empêchez-les de me glisser des bâtons dans les roues. Convainquez-les que l’attaque est imminente, partout sur Terre, et qu’il faut nous préparer. Convainquez tout le monde. Les dessins représentent des hommes qui ne sont pas vraiment humains, et ils se planquent partout sur Terre, prêts à récolter les actifs. Il faut que je rejoigne mes amis avant qu’il soit trop tard. Ils ne savent pas à quoi s’attendre contre le vieux samouraï qui a une ombre dans le cerveau. Je les ai vus sur les dessins, dans une ville avec des bâtiments bizarres et des caractères orientaux sur les affiches. »

Jacques ne l’écoutait qu’à moitié ; il se répétait qu’il avait eu tort, que la magie allait être chassée de la planète, que toute vie sur Terre allait disparaître. « Shanghai. L’expédition de Jake Sullivan est à Shanghai. »

Faye se leva pour réunir ses maigres bagages. « Le pouvoir avait une bonne raison de créer la malédiction. Les gens qu’il a d’abord choisis n’étaient pas assez bien ; moi, il faut que je rectifie tout ça, que je corrige les erreurs commises. J’ai deux ou trois trucs à régler, ensuite je file à Shanghai pour écraser le monstre une bonne fois pour toutes. » Son visage était déterminé. Elle disparut immédiatement.

Pour, une seconde fois, pousser Jacques au bord de la crise cardiaque quand elle réapparut aussitôt. « C’est où, Shanghai, au fait ? »

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