Chapitre 13

Le film le plus dur ? J’adore faire des films mais je n’aime pas en parler. Le film le plus dur que j’aie fait, c’est La Patrouille des glaces. Tout le monde connaissait le capitaine John Iceberg, à la radio, et c’était le premier gros budget de John Wayne. Deux millions de dollars engagés, mais on sait bien que les frigos sont des costauds. Beaucoup d’engelures pendant le tournage. Maintenant, les actifs sont très controversés. La Ligue a manifesté devant le studio, mais le public a plébiscité John Wayne qui congelait des Apaches. Ça m’a valu un tas de récompenses, mais ça compte pas, ça. Ce qui compte, c’est de payer les factures.

John Ford, interview radiophonique, 1933.

Cité libre de Shanghai

Yao Xiang, à sa table habituelle sur la terrasse de son restaurant préféré, sirotait un thé. Il passait une après-midi fort agréable à regarder les passants quand un spectre terrifiant, surgi de son lointain passé et de ses récents cauchemars, déboula pour foutre sa vie en l’air. Encore une fois.

« Bonjour, dit le garde de fer d’un air détaché. Vous permettez que je m’asseye ? » Ce n’était pas une question. Soudain, Xiang avait la gorge trop sèche pour répondre. L’autre s’installa face à lui.

Les deux hommes se dévisagèrent un moment. Xiang essayait de dissimuler sa terreur. Le garde de fer, lui, restait parfaitement impassible. Xiang posa sa tasse. Ses mains tremblaient si fort que la porcelaine cliqueta contre la table avant qu’il réussisse à desserrer les doigts. Le garde de fer était jeune, à peu près de l’âge qu’auraient eu les fils de Xiang s’ils avaient survécu à l’invasion, mais cette jeunesse relative ne changeait rien. Les gardes de fer n’existaient que pour tuer et conquérir, et Xiang connaissait de première main la violence dont cet homme était capable.

« Ça fait longtemps, Xiang.

— Vous vous souvenez de mon nom comme je me souviens du vôtre. » Il poussa un long soupir. « Vous êtes venu m’achever, garde de fer ?

— Je ne suis plus garde de fer. »

Toru ne portait pas d’uniforme, ce qui ne voulait rien dire. Les gardes de fer s’habillaient souvent en civil pour se mêler à leurs victimes. Toru portait ce jour-là un costume occidental, selon la mode des jeunes Japonais travaillant à Shanghai. On n’aurait jamais deviné que sous cette tenue banale se cachaient des signes magiques qui transformaient un homme en arme vivante. « Ayez pitié, garde de fer.

— Mon mandarin doit être rouillé. Ne m’appelez pas garde de fer. J’ai renoncé à ce titre. »

La peur lui serrait la gorge. « Oui. Bien sûr. »

La propriétaire, une vieille dame, vint demander si Toru désirait quelque chose. Elle aussi, Xiang le savait, était une réfugiée de la guerre au Mandchoukouo. Elle ignorait que son nouveau client était l’un des monstres qui avaient massacré sa famille. Toru commanda un thé.

Quand elle fut partie, il se mit à contempler la rue. Le silence dura plusieurs minutes sans que Xiang ose prendre la parole. Toru, perdu dans ses pensées, regardait les allées et venues. Xiang eut tout le temps d’imaginer les différentes façons dont le garde de fer pouvait l’assassiner.

« Dites-moi, Xiang, travaillez-vous toujours comme journaliste ?

— Oui. Je suis rédacteur en chef du journal du district… Est-ce cela qui vous amène ? Je n’imprime rien qui risque de déplaire à l’Imperium ! Je ne sais pas ce qu’on vous a dit, mais les censeurs ont approuvé tous les… »

Toru le fit taire en levant une main. La patronne lui servit son thé. « Merci. » Elle s’inclina et disparut. « Je ne suis pas venu vous chercher, Xiang. C’est seulement une heureuse coïncidence.

— Je ne comprends pas, garde… » Xiang baissa la tête. « Pardonnez-moi. Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. »

Toru, du menton, désigna le trottoir opposé. « J’ai appris que le bâtiment anonyme, juste là, abrite une division de la Tokubetsu Koto Keisatsu. Je suis venu transmettre un message. » Xiang se tourna vers le bâtiment, qui n’avait rien de particulier. Cela dit, l’information ne le surprenait pas : la police secrète était partout. « Je ne m’attendais pas à croiser une vieille connaissance. Je n’aurais pas dû parler d’heureuse coïncidence… »

Xiang opina. Le mot « heureuse » était pour le moins déplacé.

Toru goûta le thé. « Idéale.

— Oui. En effet. » Si Toru était satisfait de sa boisson, Xiang pouvait espérer une mort rapide sans torture ni humiliation.

« C’est un signe. » Le garde de fer, car Xiang refusait de croire qu’on quittait jamais les rangs de cet ordre, se frotta le menton d’un air songeur. « Rien n’arrive par hasard. L’esprit de mon père a une fois de plus guidé mes pas. Comme je vous l’ai dit, je suis venu transmettre un message. Vous êtes journaliste.

— Je suis rédacteur en chef.

— C’est pareil. Le sort qui m’a fait venir ici vous y a placé pour une raison précise. Vous relaterez ce que vous allez voir, afin que mon message soit compris. C’est un signe envoyé par mon père. Je vais vous raconter une histoire. Assurez-vous qu’elle soit publiée. » Toru lui lança un regard plein d’espoir.

« Hein ?

— Vous devriez prendre des notes. Pour ne rien oublier. »

Zhao ne les avait pas encore fait sortir du tunnel quand la voix de Lance s’éleva. « Oh merde. Nom de Dieu. » À l’accent distrait, Sullivan comprit que l’esprit du bestial se trouvait dans un animal.

Le groupe s’immobilisa. « Qu’est-ce que tu vois ?

— Je commence par la bonne ou la mauvaise nouvelle ?

— La bonne, disons.

— Notre ami aux oreilles décollées ne nous a pas vendus. »

Zhao, pour une fois, sourit. « J’espérais bien que mon cousin tiendrait parole. »

Heinrich ricana. « Et maintenant la mauvaise, bien sûr.

— C’est un de ses sbires qui nous a vendus. Dou et ses hommes sont partis à bord d’un convoi de camions. Ils comptent notre argent et se réjouissent. Mais une serveuse est sortie de l’entrepôt pour aller voir un policier dans la rue. Je ne parle pas la langue. À ce qu’il me semble, ce n’est pas une balance, il n’y a pas de récompense. C’est une fliquesse infiltrée. Son collègue s’excite dans la radio. Si seulement je parlais chinois…

— Pas la peine. » Sullivan mit un genou à terre malgré l’humidité. Ça soulageait son dos. Il regarda Zhao, qui prenait soin de maintenir la torche dirigée vers l’avant pour ne pas éblouir ses camarades. « Ils nous attendront à la sortie. » Sullivan tira son Webley. Ils avaient passé plusieurs bifurcations. « Il y a d’autres issues ?

— Oui. Beaucoup. Dans le quartier abandonné.

— J’ai un rat qui suit la fille. Elle est retournée dans l’entrepôt avec un détachement de la police secrète. Il y a un moteur diesel…

— À quoi il sert ? demanda Heinrich.

— Dur à voir au ras du sol… Attendez, c’est une pompe à eau. Elle l’a éteinte. Maintenant, elle essaie d’actionner une vanne…

— Elle inonde les tunnels, cracha Heinrich.

— Ils ne tendent pas un filet. » Sullivan rangea le Webley. « Ils nous noient.

— Le réseau se remplit très vite, dit Zhao. On court à l’issue la plus proche. Vite. »

Les chevaliers s’élancèrent. Lance avait du mal à contrôler deux corps avec un seul cerveau ; Heinrich l’attrapa par la manche pour l’entraîner. Sullivan fermait la marche parce que sa taille l’empêchait d’aller vite. Mieux valait tout de même rester plié en deux qu’avancer à quatre pattes. Il en avait eu sa dose en France.

« La vanne est lourde. Elle doit forcer. Je vais la déconcentrer… Tiens, ma petite dame, dis bonjour à mon copain. » Lance éclata d’un rire mauvais.

« Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Heinrich.

— J’ai envoyé mon rat sous sa jupe pour lui mordre les fesses. Ah ! » Lance fit la grimace, trébucha et rentra dans le mur. Il tomba à plat ventre avec un gémissement.

Heinrich le releva. Leur bestial s’était pris un gnon. « Ça va ?

— Ça fait mal, de se faire marcher dessus. » Lance se frottait les tempes. « Ça va… On est mal barrés. Elle a des renforts. La rouille bloquait la vanne, mais ils sont dessus.

— Encore loin, Zhao ? demanda Sullivan.

— Quelques minutes.

— Occupe-les, Lance. J’ai pas envie de me noyer.

— J’essaie… Je puise dans ma magie… Voilà, il y a bien deux cents rats dans le hangar. Impossible de les contrôler individuellement… Merde. Ils ont dégrippé la valve. Avec tant de cerveaux, je ne peux provoquer qu’une ou deux émotions fortes. » Il ferma les yeux pour se concentrer. « La rage et la faim, c’est parti. »

Sullivan ne savait pas si Lance allait vraiment déchaîner une meute de rats d’égouts géants sur les membres de la police secrète, mais il ne se sentait pas d’humeur compatissante. « Vas-y.

— C’est fait. » Lance titubait. « Trop tard. La vanne est ouverte. »

Au loin s’éleva un bruit indéfinissable qui évoquait le tonnerre. La pression de l’air changea : l’eau fonçait vers eux.

« On n’y sera pas à temps ! » cria Zhao.

Ils n’avaient qu’une poignée de secondes. « On est loin du fleuve ? » demanda Heinrich.

Le rayon de la torche pivota sur la droite. « Je ne sais pas. Six mètres ?

— Oh… C’est moche… » Lance, les dents serrées, avait la conscience partagée entre le tunnel et le hangar. « Tout ce sang… »

Bien fait pour eux, se dit Sullivan. Une méchanceté gratuite, puisqu’il allait mourir. Mais la noyade valait mieux que les rats.

Heinrich n’avait pas lâché le bras de Lance. Il se tourna vers Sullivan. « Retiens ton souffle et ne bouge pas. Je reviens te chercher. » L’estompeur vira au gris. Presque aussitôt, Lance aussi, et les deux hommes s’enfoncèrent dans la roche.

Sullivan chercha autour de lui. Il n’y avait rien à quoi s’accrocher. Le grondement se faisait plus sonore, comme un train qui approchait. Il usa de sa magie pour voir le monde tel qu’il était réellement, des fragments de matière connectés par des forces constantes. Il sentit l’énergie immense qui fonçait sur eux et fit le calcul d’instinct. Son pouvoir lui permettrait de s’ancrer sur place, et il n’aurait qu’à retenir sa respiration jusqu’au retour de Heinrich.

Puis il se tourna vers Zhao, qui ouvrait des yeux terrifiés. Putain… Chaque fois que Sullivan avait infligé à quelqu’un une augmentation significative de la gravité, ç’avait débouché sur la mort ou des blessures graves. Lui avait l’entraînement nécessaire : il était pousseur de gravité. Les autres, en comparaison, étaient fragiles. Zhao serait emporté par les flots et mourrait noyé ou assommé ; si Sullivan le retenait, à la plus petite erreur il ferait exploser les organes du môme. Un déferlement solide, il aurait pu le ralentir, mais, les fluides, c’était différent. L’eau coulerait de toute façon et emporterait le môme. Les fluides, c’était compliqué.

« Viens derrière moi ! » cria Zhao.

D’ordinaire, c’était Sullivan qui disait cela en cas de danger. Il n’avait pas l’habitude que les rôles soient inversés. Zhao le bouscula pour courir vers la muraille d’eau, lâcha la lampe torche et, tendant les mains, paumes en avant, fixa les ténèbres tout en marmonnant des bribes de chinois – une prière ou des jurons furieux, impossible de trancher.

La montée d’énergie magique fut perceptible avant même que la température ne chute. Sullivan, qui avait plaqué la main contre le mur humide, la retira dans un sursaut : la pierre gelait si vite qu’il s’était brûlé, et il s’arracha même un lambeau de peau. Des cristaux de glace se formèrent, se multiplièrent, et en quelques secondes le tunnel fut tapissé d’une blancheur étincelante. Le rayon de la torche rebondissait follement sur la glace. Le froid heurta Sullivan comme un marteau, et son souffle se figea en un nuage blanc.

Zhao lui cria quelque chose, mais ses oreilles étaient engourdies – ou bien la masse d’air projetée vers eux par l’eau emportait tous les sons. Soudain, il fit encore plus froid. La tempête au pôle Nord avait été une promenade estivale. Sullivan crut que son épiderme prenait feu. Ses yeux refusaient de tourner dans leurs orbites. Il avait peur que ses dents ne se brisent. Le pire, c’était qu’il se trouvait dans la partie chaude du tunnel. Il ne subissait qu’une sorte de recul thermique. La véritable magie de Zhao était braquée dans la direction opposée. Le Chinois consommait une telle énergie qu’il risquait d’en mourir. Le froid atteignit les piles de leur lampe, et le tunnel fut plongé dans le noir.

Les pousseurs, quand ils employaient leur pouvoir, voyaient la gravité, car tout, au fond, n’était que matière et forces. L’univers se composait de petits morceaux, visibles ou non, qui bougeaient les uns contre les autres et créaient de l’énergie. Sullivan, après tant d’années passées à étudier la magie, n’avait jamais vu le monde privé de cette énergie ; là, il découvrit que Zhao avait aspiré toute la chaleur alentour. Sullivan n’avait jamais vu la matière devenir immobile.

L’eau était sur eux.

Elle déboulait en rugissant, prête à les aplatir, mais les molécules furieuses se heurtèrent au froid impénétrable, et leur énergie se vida dans l’absence d’énergie. Les premiers centimètres gelèrent, les suivants devinrent une soupe glaciale, mais, derrière, des millions de litres réclamaient leur mort. Zhao résistait de toutes ses forces. La couche de glace s’épaissit, devint un mur aussi dense qu’un glacier préhistorique mais continua de progresser. Le gosse, sur le point de claquer sous l’effort, s’acharnait. La glace s’épaississait, durcissait, craquait, explosait et se reformait. De plus en plus lente, mais elle avançait.

Ils ne se noieraient pas, donc ; ils seraient écrasés par un glaçon géant.

Zhao, à court de pouvoir, s’effondra. Les molécules purent se remettre en mouvement, et la température remonta aussitôt. Sullivan voulut soulever un pied : ses bottes étaient collées au sol. Il tira pour se libérer. Le froid l’empêchait de réfléchir, mais la glace c’était solide. Et, ça, il savait le traiter.

Il enjamba maladroitement le gosse à terre, concentra tout son pouvoir, augmenta sa densité, baissa une épaule et s’enchaîna au centre de la Terre. La glace avançait à la vitesse d’un camion sur une grand-route et le heurta avec la même puissance.

Sullivan trembla, en partie sous l’impact et en partie à cause du froid stupéfiant. La glace se fracassait autour de lui et, malgré sa masse qu’amplifiait la magie, le forçait à reculer ; ses pieds réduisaient la pierre en gravier. Le froid lui dévorait les chairs. L’humidité de sa peau gelait et lui déchirait les cellules. Les sorts de guérison gravés dans sa poitrine brûlaient comme des soleils pour réparer les dommages subis. Il puisa dans sa magie comme jamais auparavant pour accroître encore sa densité, jusqu’à ce que le froid ralentisse ses assauts, sans pour autant abandonner.

Dans l’ombre, derrière lui, un mouvement. Heinrich était revenu. Prends le petit ! voulut crier Sullivan, mais ses cordes vocales refusaient de vibrer sous une telle gravité. Heinrich empoigna Zhao et disparut.

La glace craquait. Il était le bouchon d’une bouteille de gaz. Les bords commencèrent à céder. La friction diminua. Des jets d’eau jaillirent. La glace se fendit un peu plus. Il reçut de l’eau sous pression en pleine face. Le tunnel se remplissait, l’iceberg se rompait. La force irrésistible l’emportait sur la masse inébranlable. La glace craqua puis explosa.

L’eau se précipitait autour de lui. Le courant aurait emporté un homme normal, mais Sullivan attendit sans bouger. Au moins les flots étaient-ils chauds comparés à la glace de Zhao, mais, après ce froid infernal, tout était chaud. La pression faiblit, permettant à Sullivan de moins puiser dans son pouvoir. Il sentait la réserve dans sa poitrine : l’air lui manquerait avant la magie.

C’est pour aujourd’hui, Heinrich ?

La douleur palpitait dans ses poumons. Depuis combien de temps attendait-il ? Il avait grand besoin de respirer. Il pouvait se faire très dense, mais le sang et l’air devaient quand même irriguer le cerveau. Sinon, il s’évanouissait, comme tout le monde.

Allez, l’estompeur.

Une main s’abattit sur son épaule. Sullivan coupa sa magie. Heinrich l’emporta.

Le monde étant déjà noir, Sullivan ne vit pas que tout virait au gris, mais il sentit que Heinrich lui faisait traverser la paroi du tunnel. Malgré la douleur et le danger, son esprit analytique prit le temps d’admirer l’exercice. Il avait élargi son lien avec la gravité pour inclure les zones voisines, la force et la densité, mais jusqu’ici le processus inverse, se rendre assez impalpable pour traverser la matière, restait hors de sa portée. Peut-être l’estompage ne correspondait-il pas à son tempérament. Jake Sullivan était un homme entier.

Ils s’enfonçaient dans la terre. La sensation était très étrange. Heinrich connaissait son boulot, même si le trajet paraissait trop long pour une si courte distance. Enfin, ils débouchèrent dans le fleuve. Sullivan se sentit reprendre consistance. Aussitôt, les courants firent valoir leurs droits, et il coula comme une pierre.

À bout de souffle, il se mit à nager vers la lumière.

Yao Xiang griffonnait furieusement depuis une heure. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas mené une interview, et sa main commençait à avoir des crampes. Depuis que les bourreaux de l’Imperium lui avaient cassé tous les doigts, il avait de l’arthrite ; mais il ne pouvait pas s’interrompre, car ce que Toru racontait menait au plus grand scoop du monde si ce n’était pas de la folie pure.

« J’ai fini, Xiang. Imprimez cela intégralement. » Toru reposa doucement sa tasse. « Il faut que l’Imperium apprenne la vérité.

— Mais les censeurs…

— Ils nieront. C’est inévitable. Mais l’important est que mes paroles soient rapportées. Les services de l’Imperium vont les analyser. En peu de temps, l’exactitude de mon récit sera démontrée, et les responsables auront de quoi démêler les mensonges de la vérité. Sinon, d’ici une semaine les censeurs auront bien d’autres chats à fouetter que votre feuille de chou, et vous imprimerez mes déclarations à l’intention des masses.

— Je ne désobéirais pour rien au monde aux ordres des censeurs.

— Ne vous fatiguez pas à me mentir. Nous savons tous les deux qu’on imprime en ville des volumes entiers de propagande clandestine. Naguère, j’estimais que les citoyens impériaux ne devaient pas lire de textes subversifs, mais à présent j’en comprends l’intérêt. »

Xiang en resta bouche bée. Était-ce une ruse tordue pour mettre sa loyauté à l’épreuve ? Mais ça ne collait pas, le garde de fer était extrêmement direct. Sauf s’il voulait s’amuser, après quoi Xiang serait décapité et accroché à une clôture en guise de décoration. « Vous vous révolteriez contre l’Imperium ? »

Toru contemplait toujours la rue, comme pour se souvenir de chaque passant et de chaque véhicule. « Quand un navire perd le cap, il faut le rectifier, sans quoi il s’écrase contre les récifs.

— Votre histoire pourrait provoquer un soulèvement.

— Eh bien, soit. »

Xiang, qui n’en croyait pas ses oreilles, perdit toute notion de prudence. « Des cœurs si durs, capables d’une cruauté sans nom… Je n’aurais jamais cru qu’un garde de fer trahisse sa… »

Toru abattit sa main sur la table. Le bois se fendit, les tasses se renversèrent. « Je ne suis pas un traître ! »

Xiang rentra la tête dans les épaules. Tous les clients du café, interdits, se tournèrent vers eux. La propriétaire s’empressa d’essuyer le thé en s’excusant alors qu’elle n’y était pour rien ; personne à Shanghai ne voulait encourir le déplaisir d’un Japonais, même sans rien savoir d’autre de lui que sa nationalité. Le risque était trop grand.

Toru baissa le ton. « Comprends une chose. Je crois toujours à la mission de l’Imperium. Je crois à l’enseignement de mon père. La Mandchourie. Nankin. Le Mandchoukouo. La Thaïlande. L’Indonésie. Si c’était à refaire, je n’hésiterais pas. Toutes les batailles. Absolument toutes. J’obéirais aux ordres parce que je suis un guerrier. C’est une question d’honneur. »

Les fils de Xiang avaient été tués par des hommes comme Toru. Lui-même avait subi la torture pour s’être élevé contre l’occupant. On l’avait battu et humilié pendant si longtemps… Il fut surpris de s’entendre parler dans un flot de rage : « Il ne s’agit pas de la bataille, mais de l’horreur qui l’accompagne. Les troupes impériales sont cruelles. Elles ne se contentent pas de tuer les soldats. Elles incendient, elles violent. Par pure mauvaiseté, elles laissent des villages mourir de faim alors que des réserves moisissent sans qu’on y puise. Elles exécutent des innocents, pour le plaisir. Je l’ai vu de mes yeux. Elles s’entraînaient à la baïonnette sur des prisonniers sans défense ! Elles tuent des enfants. Des enfants ! » Il avait dépassé les bornes. Tout le monde les dévisageait. L’éclat de Xiang était incroyable. En privé, tout Shanghai murmurait la même chose, mais personne n’aurait osé le dire à un représentant de l’ennemi capable de déchaîner sa vengeance sur toute la population. Xiang refusa de baisser les yeux en attendant la mort. « N’essayez pas de justifier vos actes en invoquant votre honneur. Le mal n’a pas d’honneur. »

Le masque de Toru était tombé. Sur ses traits se dessinait de la colère et, peut-être, un autre sentiment… De la honte ? Ce fut le garde de fer qui détourna le regard le premier. « Asseyez-vous, Xiang. »

Il se rendit compte qu’il était debout et se rassit lentement. Toru, de nouveau, observait la rue. Peu à peu, les autres clients reprirent leurs conversations.

Peut-être vais-je mourir, mais je mourrai honnête. Xiang acceptait son sort. « Vous y étiez. Vous savez que je dis la vérité. Vous avez cautionné…

— Au début, oui, parce que je ne comprenais pas. Je pratiquais un sport avec les autres soldats. Je ne suis pas fier de mes actes, mais je ne nierai pas les avoir commis. » Toru regarda ses mains. « C’est facile, quand on est fort, de regarder ses adversaires comme des sous-hommes… ou des animaux. Si ce sont des animaux, on est libre de les traiter à sa guise. De les utiliser pour son plaisir, de les jeter quand ils sont abîmés et qu’on en a fini.

— Ignoble.

— Peut-être. Certains parmi nous trouvaient ça normal. C’est l’attitude habituelle des vainqueurs. Et pourtant… ça me hante. » La voix de Toru devenait un murmure, à peine audible dans le bruit de la circulation et de la foule. « J’ai fini par comprendre que cette cruauté n’avait rien à voir avec les enseignements du président. Lui, c’était un guerrier, impitoyable envers ses ennemis mais dépourvu d’animosité envers ses anciens adversaires. Son but était de nous rendre meilleurs afin que nous puissions créer un monde meilleur, ligués contre notre véritable ennemi. Mais peu de ses disciples ont compris cet aspect-là de sa vision. Quand une philosophie repose sur le droit des forts à se servir sur le dos des faibles, bientôt les faibles n’ont plus aucune valeur. »

Xiang n’en revenait pas. Un garde de fer capable de regrets ? « Vous parlez de lui comme s’il était miséricordieux. Mais le président a entériné ces horreurs. »

Pour la première fois, Toru perdit son attitude de garde de fer terrifiant. Il n’était plus qu’un jeune homme fatigué. « Penser cela serait admettre que le président n’était pas parfait. Or je ne peux l’envisager. Il était parfait. C’est nous qui sommes faillibles. J’étais un guerrier obéissant. À cause de ma force et de ma vitesse, j’étais le favori dans les jeux, et mes supérieurs me choisissaient souvent pour représenter mon ordre face à d’autres unités.

— Des jeux ? Vous voulez dire des massacres.

— Pour nous, ce n’étaient que des compétitions, des démonstrations de force où les officiers faisaient étalage de nos prouesses à l’épée ou à la massue. » Toru regardait dans le vide. « Je ne perdais jamais. C’était facile, contre des gens qui n’étaient pas des gens. J’avais l’impression de couper du bois, un simple effort physique. Et puis, un jour, j’ai refusé d’obéir aux ordres. J’ai interdit à mes subordonnés d’y obéir. Il s’en est suivi une… controverse.

— Pourquoi avez-vous arrêté ? » Xiang était sincèrement intrigué. Terrifié mais intrigué.

« Ils sont devenus réels. » Toru se tut longtemps. Il contemplait ses mains, serra les poings puis les cacha sous la table. « Je ne désire pas en parler davantage. Après cet incident, je suis tombé en disgrâce. On m’a envoyé en Amérique, le plus loin possible du front. Depuis ma naissance, on m’avait entraîné à combattre et à obéir. Être banni de la guerre constituait un déshonneur extrême, mais je comprends aujourd’hui que c’était écrit… Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça, vieillard.

— Vous êtes un meurtrier qui essaie de se racheter une conscience. Si votre histoire est vraie, vous savez aussi bien que moi que vous ne vivrez plus très longtemps. Vous ne pouvez pas espérer survivre après avoir ainsi provoqué l’Imperium. J’ai déjà interviewé des meurtriers quelques heures avant leur exécution, et vous me les rappelez. Je parle à un homme qui se sait condamné à l’échafaud. Vous cherchez l’impossible, garde de fer. Je ne vous pardonnerai jamais. Nous ne vous pardonnerons jamais. »

Toru se frotta la figure à deux mains. Quand il se redressa, son masque était de retour. Il se leva en ajustant sa veste. « Je ne vous demande pas de me pardonner. Je vous demande de dire la vérité. » Il se mit en marche.

« C’est parce que je disais la vérité que vous avez tué mes fils ! »

Toru parut trébucher. Il se retourna. « Si je pouvais changer le passé de l’Imperium, je le ferais.

— Menteur. »

Un sourire triste. « Soyez témoin de ma détermination. » Et le garde de fer traversa la terrasse jusqu’à la rue grouillante.

Xiang resta assis, tremblant, le temps que la rage et la peur le quittent. Maintenant que le monstre était parti, les nœuds dans son ventre se défaisaient lentement. Il consulta son calepin peuplé d’extraterrestres affamés, de fantômes, de conspirations abracadabrantes. Le garde de fer était devenu fou. Les horreurs de la guerre lui avaient détruit la cervelle. Soyez témoin de ma détermination. Que voulait-il dire par là ? Soudain, Xiang se rappela la raison qui avait conduit Toru jusqu’à ce coin de rue.

Des hommes entraient et sortaient du bâtiment banal censé abriter des agents de la Tokubetsu Koto Keisatsu ; c’était l’heure du déjeuner. Il aperçut Toru qui traversait la chaussée entre des voitures trop rapides. L’une klaxonna sans qu’il réagisse. Il s’approcha de trois hommes qui venaient de descendre les marches. Il se faisait discret, chapeau bien enfoncé pour dissimuler ses traits. Il se frayait un chemin entre les passants. Que prépare-t-il ? Il voulait délivrer un message, affirmait-il, mais il ne héla pas les trois hommes, et ceux-ci ne le virent pas venir.

Toru saisit le premier par le col de son manteau, le souleva de terre et le jeta sur la chaussée, sous les roues d’un camion lancé à toute allure. Le type heurta la calandre avec une telle violence que des morceaux de métal volèrent. Le camion pila dans un crissement de pneus, mais il allait trop vite et cacha un instant Toru aux yeux de Xiang. Quand il s’arrêta un peu plus loin, une mare de sang derrière lui, Toru arrachait la tête du dernier homme ; le deuxième n’était déjà plus qu’un cadavre. Le garde de fer lâcha la tête, grimpa les quelques marches, ouvrit à la volée la double porte de bois massif et disparut dans le hall d’entrée.

La rue était en émoi. Les gens criaient mais tout s’était passé très vite, et personne à part Xiang n’avait bien vu. Deux secondes plus tard, on entendit un coup de feu. Encore cinq secondes et une vitre au premier étage explosa dans une gerbe de flammes et de verre brisé. Les témoins comprirent le danger ; Shanghai avait l’habitude des violences urbaines, et ils se mirent à l’abri avec une nonchalance qui aurait surpris un étranger.

D’autres coups de feu retentirent, et Xiang aurait juré entendre des hurlements, ce qui était impossible dans le vacarme ambiant. Au quatrième et dernier étage, une autre vitre se brisa quand un homme passa au travers, agitant bras et jambes jusqu’à ce qu’il éclate comme une pastèque sur le trottoir. Des papiers suivaient sa trajectoire en un vol de colombes paresseuses.

Toru avait abattu tous les employés présents dans le bâtiment, Xiang en était certain, et cela en moins d’une minute. Le feu qui avait pris au premier étage engloutissait peu à peu toute la façade. Toru sortit d’un pas nonchalant et descendit les marches en essuyant ses mains couvertes de sang sur une chemise qu’il jeta dans les buissons. Xiang échangea un regard avec le redoutable garde de fer, qui s’enfonça dans la cohue.

Soyez témoin de ma détermination.

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