Chapitre 5

Face à tous les héros

Le démon dans l’Oklahoma

Il pleut, il pleut

En ce lieu si sec

Il fait pleurer les anges

Il pleut, il pleut

La foudre s’abat

Hé, Grimnoir, il pleut.

Auteur inconnu, extrait de la Ballade héroïque de George Bolander, 1933.

« Voyageuse » (CBF)

La vue qui s’offrait à l’avant du vaisseau était de forêts verdoyantes et de rivières bleues, à perte de vue. Sullivan, appuyé au bastingage, compensait son manque de sommeil à coups de café noir. Le quart de nuit était remplacé par les hommes plus chanceux affectés à la journée. Barns Dalton déboula sur le pont, regarda autour de lui en se grattant la tête et demanda : « On va au nord ?

— Ouais, répondit Sullivan.

— La Sibérie, c’est pourtant par là-bas ? » Barns leva une main vers un hublot latéral.

« Ouais. » Une autre gorgée de l’infâme liquide qui lui brûlait les entrailles. Ce que le capitaine Southunder appelait « café » aurait nettoyé un moteur. « Changement de programme.

— Je ne suis que le chef pilote, après tout », grogna Barns. Le maraudeur qui barrait pendant la nuit lui laissa le gouvernail et Barns s’assit à sa place. « Pas besoin de me tenir au courant des détails. »

Sullivan ne comprenait rien aux complexes systèmes de navigation qu’on inaugurait sur la Voyageuse, mais Barns n’avait eu aucun mal à s’adapter. Il avait été voltigeur sur biplan avant de rejoindre les maraudeurs ; selon Southunder, il était capable de piloter un canapé. Et puis, comme son pouvoir lui permettait d’influencer le hasard, il volait plus vite que les autres. Le jeune homme tapota le verre pour vérifier si les aiguilles étaient bloquées.

« Content de voir que mon sens de l’orientation n’est pas cassé. On va où, nom de Dieu ? »

Le capitaine Southunder arriva sur le pont en glissant le long d’une échelle, comme un gosse. À bord d’un vaisseau en vol, il avait l’agilité d’un ninja de l’Imperium. « Quatre-vingt-deux degrés nord, quatre-vingt-deux degrés ouest, Barns. Près de la rive nord d’Axel Heiberg.

— Hum… » Barns dut y réfléchir un moment. « Doit faire froid.

— C’est une base secrète sur un glacier. Les conditions météo ne devraient pas être bien pires que ce à quoi l’équipage s’attendait en Sibérie. Froid glacial, vents horribles, ours polaires mangeurs d’hommes, salopards de l’Imperium, on aura tout sur place. C’est pratique.

— J’aurais dû rester dans le Pacifique sud, ronchonna Barns. Mais, bon, au moins le blimp est chouette.

— Ça, oui, fit Southunder. La Voyageuse est certes une merveille technologique, mais on n’oublie jamais son premier amour. Le Bouledogue en maraude était une beauté.

— Un tas de bouts de ficelle et des couches de goudron.

— Il avait une âme. » Bob le Pirate se tourna vers Sullivan. « Les vents sont favorables. Si vous voulez que je les manipule, je peux nous faire accélérer ; sinon, on arrivera vers minuit. »

Atterrir sur un glacier puis progresser à pied serait très dangereux dans le noir, mais ça valait mieux que d’être repérés et d’essuyer des tirs antiaériens. Sullivan venait investir la base, et non la détruire du ciel. « Économisez votre magie, capitaine. On fera ça de nuit. »

Southunder lui rit au nez. « Vous n’êtes encore jamais venu aussi au nord, je me trompe, Sullivan ? En cette saison, le concept de nuit est tout relatif. On n’aura pas vraiment le bénéfice de l’obscurité.

— Ah oui… » Il avait oublié ce détail. C’était le problème d’apprendre par les livres et non l’expérience. Les faits vous revenaient beaucoup plus vite quand ils vous avaient compliqué la vie. Le solstice était encore à quelques semaines de là, mais, si près du pôle, la nuit serait très brève, et pas assez sombre pour dissimuler l’arrivée d’un dirigeable. « Vous pouvez nous en fabriquer ?

— Bien sûr. » Le capitaine réfléchit. « Mais, dans la région, je vais devoir repousser mes limites. Vous comprenez, si je manipule le temps pour obtenir une violente tempête, il y aura des conséquences. Plus on s’éloigne de l’endroit où je travaille, moins je contrôle ce qui se passe.

— Où voulez-vous en venir ?

— Si je perturbe les fronts barométriques pour cacher notre vaisseau, ça risque d’être l’horreur sur le glacier. »

Sullivan se contenta d’un hochement de tête avant de plonger les yeux dans son café. « Je dirai aux gars de porter des moufles. »

Barns frissonna. « J’aurais vraiment dû rester dans le Pacifique sud…

— On baisse la rampe dans cinq minutes ! cria un maraudeur depuis la passerelle. Cinq minutes ! »

La Voyageuse frémit sous une bourrasque et se mit à gîter. Ian Wright dut s’accrocher à un filet pour ne pas tomber. La manœuvre la plus dangereuse d’un vol, c’était toujours l’atterrissage ; il fallait une bonne dose d’inconscience pour y ajouter une tempête. Une nouvelle rafale les fit repartir dans l’autre direction.

Vingt-cinq chevaliers participeraient à l’assaut. Ils s’étaient rassemblés dans la soute, emmitouflés dans d’épais vêtements d’hiver, et s’absorbaient dans la vérification de leur matériel. Le vent tourna de nouveau et la Voyageuse pivota. Une boîte de munitions, restée ouverte, se renversa et répandit des cartouches de fusil dans toute la pièce. Un chevalier tomba de côté en vomissant.

Une ampoule rouge se mit à clignoter. Le maraudeur posté sur la passerelle criait des ordres à ses camarades quand un terrible grincement couvrit ses mots.

« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Ian à son voisin.

Après tout, Chris Schirmer était un répareur et un protégé du grand John Moses Browning : il s’y connaissait, en mécanique.

« Comment je le saurais ? » Il fourrait des chargeurs dans des sacs fixés à sa ceinture. « J’étais armurier, pas charpentier de marine. » Mais, en observant un peu les pirates qui cavalaient et les outils qu’on s’échangeait, il ajouta : « Je pense qu’un patin d’atterrissage est bloqué.

— C’est grave, alors ?

— Assez. Je vais voir si je peux donner un coup de main. » Schirmer se leva et s’en fut sur le pont dangereusement incliné.

Ian ferma les yeux et se concentra pour oublier sa nausée. « Et je me suis porté volontaire ? Qu’est-ce qui m’a pris ?

— Tu voulais combattre un monstre extraterrestre », lui répondit-on.

Ian releva les paupières : c’était Steve Diamond, auprès de qui il avait affronté le BCI à Mason Island. Le bougeur trichait : il recourait à sa magie pour ramasser les cartouches éparpillées. Les .30-06 furent rassemblées comme par un balai invisible, après quoi le tas alla se nicher dans la boîte. Diamond en referma le couvercle de la main.

« Ce n’est pas rien, quand même.

— À condition que cet éclaireur existe pour de bon.

— Ah non, Ian, tu ne vas pas recommencer. » Diamond poussa un grand soupir. « On part à l’aventure. »

Un autre chevalier leva les yeux du fusil qu’il nettoyait. On leur avait dit de frotter les mécanismes avec de la poudre de graphite : la graisse ou l’huile auraient gelé, vu la température, et endommagé les armes. « C’est bien toi, l’évoqueur qui voulait convaincre les anciens d’annuler la mission ?

— Oui. C’est moi l’évoqueur.

— Genesse. Parleur. Du calme… » Il avait remarqué la crispation de Ian. « Je ne cherche pas à te faire changer d’avis. » C’était un petit bonhomme mince au teint mat. Italien, peut-être, mais il avait l’accent américain. Bien sûr, Ian avait beau être écossais, à force de vivre aux États-Unis il en avait pris l’accent. Les chevaliers du Grimnoir voyaient du pays. « Si tu penses qu’il n’existe pas, pourquoi t’être porté volontaire ?

— J’ai changé d’avis. » Ian ne fournit pas d’explications. Il en avait déjà parlé aux autres. Inutile de ressasser un désaccord cinq minutes avant d’attaquer une base de l’Imperium.

Jake Sullivan était persuasif, pour un lourd – ou justement parce qu’il était un lourd. Il ne lâchait jamais le morceau. Autant se disputer avec un rocher. À force de se montrer catégorique quant à ce qu’il considérait comme la vérité, il avait persuadé beaucoup de chevaliers que l’éclaireur existait bel et bien. Aux yeux de Ian, cette information était douteuse puisqu’elle venait du président. Seuls les imbéciles gobaient les délires d’un fou. Pire encore : les délires du fantôme d’un fou.

Inutile, selon Ian, d’aller chercher ses adversaires dans l’espace. Il y en avait bien assez sur Terre. Pendant que les meilleurs chevaliers perdaient leur temps à se battre contre des moulins à vent, aux États-Unis le BCI enregistrait les actifs, ce qui se terminerait inéluctablement en pogroms ou en camps. Pendant qu’on attaquait une base inutile perchée sur un iceberg au milieu de nulle part, les écoles de l’Imperium torturaient et tuaient des innocents à travers toute l’Asie.

Comme Beatrice.

Ian n’en débattrait pas avec les chevaliers que Sullivan avait réussi à convertir. Ça ne rimait à rien. Il avait d’autres motivations pour se porter volontaire. « Quoi qu’il advienne, on laissera l’Imperium avec un bel œil au beurre noir.

— C’est ça l’idée », conclut Diamond.

L’enthousiasme serein de ce type agaçait Ian. Les anciens aimaient qu’on soit toujours partant ; cela expliquait sans doute que Diamond obtienne des responsabilités, quand Ian passait d’un petit boulot à un autre, alors qu’ils avaient rejoint la société à peu près en même temps et qu’ils avaient le même âge.

Bien sûr, c’était facile pour Diamond et ses pareils d’être toujours partants. Leurs femmes à eux, elles n’avaient pas subi la torture dans une école de l’Imperium jusqu’à en perdre la raison. Eux, ils n’avaient pas été contraints d’évoquer un démon pour abréger leurs souffrances.

Ian regarda les chevaliers autour de lui. Il en connaissait une bonne partie. Tous des volontaires, mus par des raisons qui leur étaient propres. Mike Willis, le liseur, incarnait l’archétype du noble héros ; c’était un vieil ami de George Bolander. Willis avait signé parce que c’était ce que son mentor aurait souhaité. Mottl, un frigo, et Simmons, une torche, étaient les séides de Diamond. Ce groupe-là cherchait les ennuis. Leur guérisseur, Dianatkhah, avait une réputation de séducteur et de risque-tout. Les autres, il ignorait leur histoire, mais c’étaient tous des actifs doués et dangereux. Quelles que fussent leurs motivations, malheur à ceux qui se dresseraient en travers de leur route.

Pendant que les deux autres discutaient, Schirmer avait utilisé son pouvoir magique pour comprendre le mécanisme complexe du train d’atterrissage et trouver la raison du dysfonctionnement, qu’il régla temporairement avec du chewing-gum et un morceau de câble avant de faire signe à l’équipage massé sur la passerelle.

« On baisse la rampe dans deux minutes ! » cria leur chef.

Jake Sullivan fit son apparition dans la soute, armé d’un Browning automatique bullpup certainement enchanté par le maître en personne. Le lourd, enveloppé de fourrures, était encore plus intimidant. Il ne manquait plus que le casque à cornes pour le faire ressembler à un Viking. « Allez, les gars. On y va. »

Les chevaliers poussèrent des hourras. Ian joignit sa voix aux autres, même si ça le rendait malade. Le Grimnoir s’était laissé aveugler par les bobards de Sullivan. Ses frères perdaient leur temps avec un conte à dormir debout, quand des actifs, partout, souffraient. Son beau-père, Isaiah Rawls, avait compris qui étaient les véritables ennemis. Il avait sacrifié son honneur pour les vaincre, remportant ainsi la plus grande victoire contre la tyrannie de l’histoire de la société. Genesse lui avait demandé pourquoi il s’était porté volontaire. Le parleur n’aurait jamais compris. La mission de Ian était de s’assurer que cette mission absurde porterait des fruits utiles. Depuis trop longtemps les chevaliers se montraient timorés. Cette mission-ci était la plus directe depuis des années.

Ian ne croyait pas à l’éclaireur de Sullivan, mais tuer des suppôts de l’Imperium, ça, il y croyait.

Île Axel Heiberg

La patrouille ne vit rien venir.

Sullivan avait été soldat. Il savait l’effet que le froid et la monotonie pouvaient produire, et l’hiver dans une tranchée en France, c’était un paradis tropical par rapport à cet environnement affreux. L’endurance et l’entraînement n’y changeaient rien. Personne ne pouvait surveiller le néant pendant des heures en conservant sa vivacité d’esprit. Protéger un objet dont personne ne connaissait la nature, et qui n’intéressait personne, ça finissait par lasser. Même chez des soldats de l’Imperium, des fanatiques prêts à obéir aveuglément, le froid et l’ennui finissaient par user le sens du devoir. Ça vous abattait, vous n’accomplissiez plus vos patrouilles que par soumission à vos supérieurs, et encore : vous attendiez que ça passe en vous gelant les fesses, vous plongiez le regard dans l’immensité glacée jusqu’à ce qu’il soit l’heure de rentrer.

Jusqu’à la nuit où un ours polaire vous dévorait tout cru.

Sullivan se figea en voyant le monstre blanc avancer dans la neige. Malgré la tempête magique, il faisait bien trop clair pour le milieu de la nuit ; néanmoins, il ne repéra l’animal qu’une fois celui-ci tout près de lui, alors que Lance ne visait pas la discrétion. Le mufle de l’ours dégoulinait de rouge, et son poil sale était marbré de rose.

« Je les ai eus. Si tu avais vu leurs tronches ! » dit l’animal d’un air anormalement guilleret – non que Sullivan eût l’habitude de discuter avec un ours. Les bêtes habitées par Lance continuaient-elles à ressentir de la joie ? « Quatre hommes, et elle les a éliminés avant qu’ils réussissent à tirer. Les ours polaires, c’est remarquable. Son flair m’assure qu’il n’y a personne d’autre dans la zone. Vous êtes tranquilles jusqu’à la base.

— Beau boulot, dit Sullivan en claquant des dents.

— Du boulot ? Tu parles. Moi, je suis à bord de la Voyageuse, bien confortable, assis près d’une bouche de chauffage. Suivez la piste de l’ourse, je vous conduis à l’entrée. Ne vous écartez pas des traces. Le secteur est pourri de crevasses. » L’ourse découvrit ses crocs en un sourire terrifiant, recula d’un pas chaloupé et partit au galop. En deux secondes, elle était invisible.

Sullivan portait un masque, mais le froid avait traversé, et sa figure était déjà engourdie. Ses yeux gelaient dans leurs orbites sous ses lunettes, et sa morve était solide, au point que la pestilence musquée de la bête ne lui parvint qu’après son départ. Il se retourna, discernant à peine les hommes qui le suivaient, accroupis, l’arme prête. Il leur fit signe de le rejoindre. Le type qui arriva le premier était si chaudement vêtu qu’on ne pouvait l’identifier. Sullivan insista sur la consigne de bien suivre les traces, la fit répéter par le chevalier anonyme et le chargea de faire passer le message. Hors de question de perdre un camarade pour un vulgaire trou dans la glace. Ils auraient dû s’encorder, comme l’avait conseillé Heinrich.

La neige tombait si dru qu’il distinguait à peine les empreintes de l’ourse, pourtant toutes fraîches. Il glissait à chaque pas. Ils avaient apporté des raquettes – excellente initiative – mais avaient sous-estimé la difficulté de s’en servir sans entraînement. Les muscles de ses jambes le brûlaient, et il transpirait, mais la sueur gelait sur sa peau : sensation très déplaisante. Sullivan, heureusement, pouvait modifier son poids et ne s’enfonçait pas trop. Il aurait pu se rendre léger comme une plume mais préférait économiser sa magie. Comment savoir ce qui les attendait dans la base de l’Imperium ?

Il aurait dû endosser l’armure de pousseur, gravée de sortilèges qui régulaient la température de son porteur. Mais elle pesait une tonne, et il ne voulait à aucun prix tomber dans un gouffre. Il survivrait sans doute, mais ses compagnons devraient le récupérer et il se serait couvert de ridicule.

Toujours prêt à expérimenter, il décida d’augmenter la densité de sa peau. Ça marchait pour conserver sa chaleur corporelle, mais ça consommait beaucoup d’énergie magique ; il abandonna donc. Il testerait ça plus tard ; ce serait utile s’il affrontait un frigo. L’idée de se trouver à court de magie lui fit penser au sortilège copié dans le grimoire de Bradford Carr et planqué sous sa paillasse. Avec ce dessin sur le corps, il disposerait d’une vaste réserve magique. Mais ce sortilège avait causé bien des dégâts et il ne l’essaierait qu’en dernier recours.

Le froid lui brouillait les idées. Sullivan se concentra.

Toru ne savait pas grand-chose des stations polaires, sinon qu’elles existaient et que tous les soldats de l’Imperium redoutaient d’être affectés dans ces trous glacés. Le président les avait fait construire vingt ans plus tôt, une en Arctique et une en Antarctique, obtenant ainsi un système d’alarme rudimentaire pour guetter l’arrivée d’un éclaireur. Sans qu’on sache pourquoi, ses engrenages avaient décrété qu’il fallait les placer au plus près des pôles. L’île Axel Heiberg était la terre ferme la plus septentrionale de la région. Une des entreprises secrètement dirigées par l’Imperium l’avait donc achetée aux Canadiens, qui, de toute façon, n’en faisaient rien.

La magie de l’installation n’avait pas été mise à l’épreuve. L’éclaireur précédent avait débarqué cinquante ans plus tôt, et on ignorait si elle réussirait à détecter le prochain. La garde de fer n’en attendait pas beaucoup de résultats, voire pas du tout. Ce type de magie était capricieux, peu fiable. Mais, pour comprendre les objets ensorcelés, le Grimnoir disposait d’une arme secrète…

Les lunettes de Sullivan se couvraient de buée, ce qui ne rendait pas les traces plus faciles à suivre. Il était reconnaissant à Lance et à son pouvoir de bestial : croiser une patrouille habituée à ce climat aurait été un cauchemar. Aucune envie d’échanger des coups de feu alors qu’il portait des gants trop épais pour actionner la détente ; si déjà la culasse de son BAR n’était pas complètement gelée.

Devant lui, il aperçut un monticule qu’escaladaient les traces. Il était déjà au sommet quand il comprit qu’il s’agissait d’un mur, jadis, avant que le vent et la glace ne le dévorent. De l’autre côté, un gros tas de neige… Non. C’est un bâtiment. D’autres tas, autour, devaient être des édifices plus petits.

Quelqu’un le rejoignit sur le faîte. « Nous y sommes. » Il n’identifia Heinrich qu’au timbre de sa voix ; physiquement, comme les autres, c’était une boule de fourrure masquée, dont les yeux sous leurs lunettes examinèrent les constructions alentour. « Je parie que ce sont des batteries antiaériennes.

— Il leur aurait fallu une demi-heure pour en dégivrer une. On aurait pu jeter l’ancre au-dessus du complexe sans être inquiétés.

— Mais on aurait raté une délicieuse excursion. » Heinrich se retourna pour contempler l’étendue traversée. « Magnifique, non ? »

Sullivan suivit son regard. Avec la tempête de neige envoyée par Southunder, on n’y voyait rien. Grandir dans la Cité morte ne rendait pas exigeant. « Si tu le dis.

— Je suis content qu’on ait pu venir au printemps. »

Une autre silhouette les rejoignit, celle-ci parfaitement reconnaissable : seul Toru avait la puissance physique nécessaire pour trimbaler un tel arsenal. De l’avis de Sullivan, il n’avait emporté l’énorme massue de guerre en métal et l’épée monstrueuse que pour impressionner le Grimnoir. « J’ai froid.

— Sans blague. Qu’est-ce que tu penses de ça ? »

Toru examina l’installation. « Leurs canons sont évidemment hors d’usage. Si j’avais inspecté cette station, j’aurais fait exécuter le commandant pour manquement au devoir. C’est indigne de l’armée impériale.

— Tu as l’air déçu », fit remarquer Heinrich.

Toru grogna peut-être, mais le vent emporta le bruit. Sullivan compta les formes qui sortaient de la neige et se regroupaient dans l’espoir de se réchauffer. Tactique débile si l’Imperium les surveillait, mais il faisait si froid qu’on ne pouvait guère le leur reprocher. Apparemment, tout le monde était là. Bien.

« Je vois une entrée », dit Heinrich. L’ourse polaire avait redescendu la butte jusqu’à une dépression qui marquait l’endroit où la dernière patrouille avait creusé pour se frayer une sortie.

L’heure était venue. « Heinrich, prépare les gars. » L’estompeur hocha la tête et descendit en dérapage contrôlé. Préparer les hommes, c’était leur faire enlever les raquettes et s’assurer que leurs armes pouvaient encore tirer. Sullivan attendit que Heinrich ne puisse plus l’entendre pour ajouter : « Toru, si tu veux, tu restes ici.

— Tu doutes de ma détermination ?

— Non. » Sullivan se rappelait l’hésitation qui l’avait frappé à l’instant d’affronter le BCI. « Ce sont tes compatriotes.

— Ils veulent m’empêcher d’accomplir les dernières volontés de mon père. C’est regrettable, mais leur mort est nécessaire.

— S’ils se rendent, pas besoin de les tuer. » C’était idiot, il le sut dès qu’il eut refermé la bouche.

« Ils appartiennent à l’Imperium. Ils ne comprennent pas le concept de reddition. Même si nous prenions la base sans effusion de sang, ils se suicideraient pour effacer leur honte. Mourir au combat est toujours préférable… Viens. Dedans, il fera plus chaud. »

Ils avaient apporté de la dynamite, au cas où la porte serait blindée. Mais à quoi bon la dynamite avec un estompeur dans la troupe ?

Heinrich Koenig traversa le plafond et atterrit en douceur. Un soldat solitaire, adossé au mur, luttait pour ne pas s’endormir. Heinrich l’interrompit en plein bâillement. Sur une table, à côté, brûlait une bougie. La station avait l’électricité, mais Heinrich s’était dit qu’on l’économiserait sûrement puisqu’il fallait faire venir le carburant pour le générateur.

Le soldat ouvrit des yeux effarés en se demandant comment un inconnu bizarrement habillé avait fait pour apparaître juste sous son nez, mais, avant qu’il ait pu dire un mot, Heinrich le bâillonna d’une main tout en lui plantant un stylet sous l’oreille.

Ils se regardèrent l’espace d’un instant éternel. La violence était si soudaine que le Japonais ne comprenait pas qu’il était déjà mort. Heinrich lut dans ses yeux une terreur qu’il avait déjà rencontrée des dizaines de fois, mais un survivant de la Cité morte n’hésitait jamais.

Tourner. Même si le soldat portait un kanji magique le rendant plus résistant, il ne survivrait pas à présent que sa colonne vertébrale était sectionnée.

Attendre un peu. Puis Heinrich, lentement, en silence, allongea le cadavre.

La porte était fermée de l’intérieur. Les patrouilles devaient se servir d’un signal pour qu’on leur ouvre. Heinrich mordit dans sa moufle pour la retirer, posa sa main nue sur le gros cadenas et imagina qu’il faisait partie de son corps. Il se concentra, vira au gris, et le métal devint impalpable en même temps que lui. C’était comme s’estomper avec les vêtements qu’il portait, ce qu’il faisait sans y penser. Le cadenas se libéra.

Un estompeur déterminé réussissait à pénétrer à peu près n’importe où. Il tapota le battant pour signifier aux autres d’entrer. Il aurait pu les attendre, mais il fallait bien s’amuser de temps en temps. De toute façon, les estompeurs préféraient travailler en solitaires. Heinrich ramassa la mitraillette du soldat mort, un modèle Arisaka qu’il connaissait un peu. Il vérifia le chargeur et actionna la culasse. Il avait apporté son matériel, mais autant commencer par utiliser les munitions ennemies.

La première pièce était séparée du reste du bâtiment par une lourde porte, sans doute pour isoler du froid. Heinrich traversa le mur vers un couloir mal éclairé. Il devait faire dix degrés, ce qui lui paraissait étouffant, et sa peau le démangeait.

Une forme blanche lui frôla les genoux. Il reconnut le démon préféré de Ian Wright. L’évoqué fila devant pour aller semer le chaos chez l’ennemi. Les couloirs, c’était dangereux. Il valait bien mieux passer par l’épaisseur des murs ; Heinrich traversa donc une enfilade de resserres et de bureaux déserts jusqu’à atteindre une chambrée.

Six troufions s’habillaient pour prendre leur quart ou se déshabillaient avant de se coucher, ce n’était pas facile à dire. Il n’y avait pas de lits, rien que des paillasses à même le sol et très peu de meubles ; donc rien pour se cacher. Les six hommes levèrent des yeux stupéfaits.

Heinrich ouvrit le feu.

La chambre était petite ; il garda le doigt sur la queue de détente et pivota de gauche à droite. Cette méthode gâchait des munitions, mais il vida le chargeur tout entier. Un seul réagit assez vite pour vouloir dégainer ; Heinrich l’avait criblé de plomb avant que le pistolet ne sorte du holster.

Ils avaient l’air hors de combat. Il ramassa le pistolet, un très beau Nambu, vérifia qu’il était en état de tirer et se plaça dans un angle, là où la porte ouverte le dissimulerait. Pour avoir déjà pénétré dans des bâtiments de l’Imperium, il savait qu’on y installait de préférence des portes coulissantes. Mais celles-ci devaient mal isoler du froid, car la base polaire était équipée de modèles standard. Il se faisait cette réflexion tout en regardant les six hommes se vider de leur sang à ses pieds.

Entendant des cris dans la pièce voisine, il oublia l’aménagement intérieur pour se concentrer sur la mission. Les Japs allaient se précipiter pour voir ce qui se passait mais comprendraient qu’il ne pouvait s’agir d’un accident et attendraient des renforts avant d’entrer. Ils seraient prêts. Ils se concentreraient sur la direction d’où devait venir le danger.

Heinrich sourit. Les estompeurs attaquaient rarement de face.

Des cris en japonais. La porte s’ouvrit à toute volée. Il traversa le mur pour se retrouver derrière les nouveaux venus. Ils étaient trois et, comme prévu, n’avaient d’yeux que pour la chambrée qu’il venait de quitter. Il en abattit un d’une balle dans la tempe. L’autre bondit, mais Heinrich avait déjà tiré. Le Nambu tirait des 8 mm anémiques : il fallut plusieurs balles pour être sûr de l’avoir éliminé. Heinrich se tournait pour régler son compte au dernier quand il s’aperçut que le Nambu avait fait des siennes. Un étui de cuivre dépassait de la fenêtre d’éjection comme un tuyau de poêle et le narguait. Le dernier soldat faisait volte-face en dérapant dans une flaque de sang. Le temps pressait.

Heinrich pouvait contrôler le degré auquel il se dématérialisait. Traverser des objets était un jeu d’enfant, et ça marchait bien sûr avec des balles. Il vira au gris quand les premières touchèrent ses vêtements ; elles laissèrent un sillage chaud dans sa poitrine et ressortirent. Le soldat, éberlué, s’arrêta de tirer et Heinrich redevint solide tout en lui jetant le Nambu au visage : il s’écarta, mais c’était tout ce que demandait l’estompeur, qui sortit le stylet de son manteau, écarta d’un revers le canon ennemi et enfonça la lame une fois, deux fois, trois fois entre les côtes. Le Jap s’effondra.

Il entendait des cris au bout du couloir. Le Grimnoir était entré. Sa dernière victime voulait encore se battre, même le cœur perforé : Heinrich lui décocha un grand coup de pied dans la tête pour qu’il se vide de son sang dans une torpeur inconsciente, puis récupéra une autre mitrailleuse et s’en fut vers les bruits d’affrontement.

Les chevaliers ne faisaient qu’une bouchée des défenses de la station. D’ordinaire, l’Imperium se battait mieux que cela, mais l’assaut était inattendu, et, si Heinrich avait choisi un seul avantage au combat, ç’aurait été la surprise.

Jake Sullivan, lui, aurait sans doute préféré une force écrasante. Il le prouvait bien : Heinrich le trouva à l’étage inférieur, occupé à jouer avec la gravité et faire voler un détachement de l’Imperium comme des feuilles d’automne. L’Allemand sortit du plafond à temps pour subir la fin de la vague magique, qui faillit bien lui faire traverser le plancher.

« Ça se passe bien ? »

Sullivan prit le temps de tirer sur un adversaire en train de se relever. Le BAR .30-06 faisait un vacarme abominable dans la petite pièce. « Goulet d’étranglement », dit-il en indiquant un couloir du menton.

Heinrich y jeta un coup d’œil. C’était une passerelle métallique. Rien pour se couvrir, du moins rien qui aurait arrêté une balle. À l’autre bout, l’éclat brusque d’un canon, et Heinrich, instinctivement, vira au gris pour laisser passer les balles. « Tu veux une grenade ? » demanda-t-il en se reformant à l’abri d’un meuble.

Sullivan secoua la tête. « Je pense que l’appareil est derrière. Je ne veux pas le trouer. Il faut le récupérer avant que ces salopards tentent une manœuvre désespérée. »

C’était le risque avec l’Imperium. Quand les soldats échouaient, ils n’hésitaient pas à se sacrifier de façon spectaculaire si cela leur donnait une chance d’éliminer quelques-uns de leurs adversaires. Heinrich réfléchit à la distance et à la densité relative des matériaux. Ce serait difficile, sans doute à l’extrême limite de ce dont il était capable avec l’énergie magique qui lui restait, et, s’il se trouvait à court avant d’être sorti, il fusionnerait avec le mur. Il avait vu d’autres estompeurs mourir ainsi : c’était une véritable torture. « Donne-moi un instant, Jake. »

Il s’enfonça dans le sol.

Plus il consommait de magie, plus vite il traversait les objets ; mais il devait rester assez épais pour produire une traction lui permettant d’avancer. L’analogie qu’il présentait souvent, c’était la natation. Ce n’était qu’une approximation, mais ça permettait d’expliquer le processus à ceux qui ne partageaient pas son talent.

Jake était à l’étage inférieur ; autour, on ne trouvait que de la roche, et Heinrich ne pouvait pas remonter et apparaître derrière l’ennemi. Il était forcé de progresser dans le roc.

Il avança donc dans les ténèbres. Sous ses pieds, le froid éternel du permafrost. Il accéléra. Son énergie magique diminuait, comme contenue dans un seau percé. Quand le seau serait vide, il mourrait. Comme le poids d’acier et de bois volé le ralentissait, il lâcha l’Arisaka, dont les molécules fusionnèrent avec le sol. S’il ne se hâtait pas, il connaîtrait le même sort.

Beaucoup d’estompeurs mouraient lors de lors première tentative. Et impossible de leur demander pourquoi ; une fois incorporés à un rocher, il ne restait plus rien qu’un lazare puisse interroger. Selon Heinrich, mouraient ceux qui paniquaient. Lui avait grandi dans une ville peuplée de zombies affamés. La panique, il ne connaissait pas.

Au-dessus de lui, l’air libre l’attirait, mais s’il remontait trop tôt on l’abattrait à vue. Non. Mieux valait affronter l’obscurité. Il valait toujours mieux affronter l’obscurité.

Son pouvoir presque épuisé, Heinrich bondit avec l’énergie du désespoir. Il jaillit du plancher, redevint solide en commençant par le sommet du crâne et se retrouva à quatre pattes dans un vaste hangar. Il crut d’abord qu’un lustre l’éblouissait. Mais ses yeux accommodèrent et il vit l’énorme globe luminescent. C’était forcément l’appareil qu’ils venaient chercher.

Mais le temps manquait pour admirer le paysage. Deux soldats tiraient un peu plus loin. Un troisième, portant l’écharpe rouge des officiers, ordonnait à deux autres hommes d’enfoncer des câbles dans un gros tonneau métallique ; il hurlait. Inutile de parler japonais pour comprendre qu’ils s’apprêtaient à tout faire exploser.

Bien. Mourir dans un glacier, d’accord, mais pas en vain.

Ils ne l’avaient pas encore repéré. Heinrich saisit son Luger P.08 dans son étui d’épaule. Il avait beau être l’ami de John Browning, il mettait parfois un point d’honneur à porter une arme venue de sa patrie.

Les soldats armés d’explosifs étaient les plus dangereux, et il fallait les éliminer avant tout. Heinrich s’approcha d’eux, l’arme au poing. Il ne voulait pas tirer de loin, de peur de toucher le tonneau et son contenu. Ils le virent quand il fut à cinq pas d’eux seulement. Le premier reçut une balle en pleine face. L’autre deux, ce qui le persuada de lâcher les explosifs. L’officier pivota en grondant des imprécations : Heinrich le tua net.

Les deux derniers se tournèrent vers lui quand il les mit en joue. Impossible de s’estomper encore pour éviter leurs balles, et impossible qu’ils ratent leur coup à si courte distance. Il tira en même temps qu’eux, écrasant la détente très rapidement jusqu’à ce que les bras de verrou se bloquent en position ouverte sur le Luger vide.

Le silence régnait. L’air était noir de carbone. Je suis indemne ? Heinrich battit des paupières mais s’abstint de chercher des trous sur sa personne. Il avait touché l’un de ses adversaires à la joue, lui arrachant la base du crâne. D’ailleurs, des fragments de cervelle coulaient le long du mur. Puis il comprit qu’il devait sa survie à un démon albinos haut comme trois pommes et tout flasque, qui s’était jeté sur l’autre soldat pour le rouer de coups. Heinrich leva les yeux : un conduit de chauffage pendait, brisé, là où l’évoqué de Ian s’était frayé un passage, poursuivant sans doute le même but que lui.

Le chevalier s’approcha du petit démon, qui le dévisagea de ses quatre yeux rouges. « Ian, si tu m’entends à travers ces vilaines oreilles, je te dois une tournée. »

Le démon hocha la tête dans un geste très humain et entreprit de pulvériser la tête de sa victime avec ses petits poings patauds.

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