Chapitre 15

Si j’ai une leçon à transmettre, la voici : quelle que soit la situation dans laquelle se trouve l’aventurier – lions à l’affût dans la savane, tribus cannibales de Nouvelle-Guinée, radeau lancé vers une chute d’eau –, pour espérer survivre, il faut garder sa présence d’esprit. Il faut bien nettoyer ses armes à feu, aiguiser ses couteaux et, si on a la chance de détenir un pouvoir magique, être prêt à s’en servir. Mais aucun matériel ni aucun pouvoir magique ne remplacera jamais l’intelligence et le courage. Quand le danger menace, ne pas hésiter ; agir. Ça me rappelle un jour où j’étais en expédition au Tibet…

Lance S. Talon, Mes traversées du danger, 1923.

Cité libre de Shanghai

Ce serait la dernière fois que les commandants se rencontreraient avant l’assaut. La planque délabrée était noire de monde. Cette réunion entraînait des risques : une seule bombe japonaise suffirait à décapiter la conspiration et réduirait à néant les plans hâtivement conçus, mais elle était nécessaire. Sullivan avait une confiance aveugle en tous ses camarades, mais il ne les avait pas briefés à bord de la Voyageuse. En partie de peur que l’un d’entre eux ne tombe entre les griffes de la police secrète, et en partie parce qu’il n’avait pas encore mis tous les détails au point.

L’émeute achetée était fixée au 17, et la date approchait.

Par chance, Buckminster Fuller avait envoyé un message codé qui contenait la pièce manquante : « Ça marche. À peu près. » En dessous, des croquis et des nombres abscons. Mais Sullivan avait compris l’idée. L’appareil n’était pas parfait. Loin de là. Mais il leur assurerait un avantage.

Il avait convoqué les autres. Ils avaient mis deux jours à arriver, en évitant les patrouilles de plus en plus fréquentes et les armées de mouchards. Ça faisait du bien de les retrouver. Le Grimnoir n’avait pas encore perdu un seul chevalier. Shanghai était si grande, si agitée, si rongée par le crime que, même si l’Imperium tenait le gouvernement sous sa coupe, il ne pouvait pas tout surveiller.

Les chefs de l’expédition étaient déterminés. Une semaine passée dans les taudis de Shanghai n’avait pas refroidi leur enthousiasme. Barns représentait la Voyageuse. Sullivan avait espéré ne pas mêler le vaisseau à la tentative d’assassinat, mais ce ne serait pas possible vu le mode de fonctionnement de l’appareil conçu par Fuller. L’idée était dingue, mais Barns jurait ses grands dieux que les maraudeurs s’en sortiraient.

Ils avaient déjà réglé les points fondamentaux : répartition des rôles et des responsabilités en fonction des compétences, choix des itinéraires de repli. Pour révéler la mystification opérée par le faux président, le Grimnoir devrait réaliser son plan sans un seul accroc ; il fallait donc passer en revue toutes les éventualités avec le plus grand soin.

Lance poussa un sifflement. « Tu plaisantes. Combien de gardes de fer ?

— Non, c’est bien ça, insista Zhao. Pour une cérémonie pareille, il y en aura au moins quarante, et peut-être une centaine. La dernière fois, notre espion en a compté soixante, et il soupçonne que d’autres, vêtus en soldats ou en fonctionnaires, étaient disséminés dans l’assistance.

— Ce n’étaient pas des gardes de fer, corrigea Toru. Mes anciens frères porteraient fièrement leur uniforme. Se déguiser serait une honte et un déshonneur. En revanche, la garde fantôme… Elle a dû envoyer au moins une escouade d’estompeurs et de voyageurs, probablement incognito. »

Cinq mille soldats de l’Imperium étaient en poste autour de la « cité libre » de Shanghai, mais Sullivan ne s’inquiétait que de ceux qui assisteraient à la cérémonie. Si les Verts de Dou-les-Grandes-Oreilles faisaient leur boulot, les forces de police et les militaires seraient en majorité trop occupés pour intervenir. Vingt mille criminels qui se soulevaient, même à Shanghai, ça faisait du raffut. « Et combien de détachements de l’armée régulière seront postés dans l’enceinte du domaine ? demanda-t-il. Pas besoin d’être un gorille bardé de pouvoirs magiques pour nous loger une balle dans la tête. Alors ?

— Il y a cinq pelotons de salopards… » Zhao s’interrompit avec un regard pour Toru. Heureusement, celui-ci n’écoutait pas ; à moins que, résolu à devenir plus diplomate, il n’ait décidé de ne pas prendre la mouche. « Cinq pelotons de soldats de l’Imperium ont été retirés du front pour accompagner le président. En général, il y en a deux autres en garnison dans la section impériale de la Cité nouvelle. »

Sullivan, lentement, fit le tour de l’immense carte de Shanghai. Ils l’avaient volée dans les bureaux de la banque britannique. Il avait fallu rassembler toutes les tables disponibles pour l’étaler. Il examinait les piécettes, les capsules de bouteille, les mégots de cigarette, les cartes de baseball et les deux soldats de plomb qui représentaient ses forces, puis les cubes de bois de l’Imperium. Lui-même était un caillou, planté au milieu de la section impériale, sous le nez du président. Puisque leur force aérienne allait s’exposer, autant en profiter au mieux. Sullivan allait opérer une descente rapide.

« C’est gros comment, un peloton impérial, Toru ? demanda Lance.

— Ça dépend de la mission et du statut opérationnel. Un peloton armé au complet, c’est au maximum soixante-quatre hommes.

— Les Japs ont des unités plus grosses que l’AEF. Ça fait… quatre cent quarante-huit soldats.

— Je ne savais pas que les bestiaux connaissaient leurs tables de multiplication, déclara Toru. N’oubliez pas : ces troupes arrivent du front et ont été choisies pour leurs prouesses martiales. Beaucoup de leurs soldats ont été appelés pour recevoir des décorations. Servir d’escorte au cours d’une visite du président constitue un immense honneur. Ce seront tous des guerriers expérimentés.

— Parfait, s’écria Lance. Si des villages de Chinois sans défense expriment un soudain besoin de mourir dans d’atroces souffrances, ils sauront s’y prendre. » Beaucoup de chevaliers éclatèrent de rire, et la tension retomba d’un cran.

Toru fronça les sourcils sans répondre. Tant mieux : Lady Origami se tenait dans un angle, prête à inventer une excuse pour embraser le Japonais. « Il y a d’autres complications. Autrefois, il y avait deux gakutensoku dans le palais. Ils risquent d’y être encore.

— Des hommes mécaniques ? » demanda Diamond. Son équipe en avait affronté à Mason Island.

« Similaires à vos… robots, mais supérieurs à presque tous égards. Vitesse, résistance, initiative…

— Tu m’avais dit que leurs flingues étaient plus petits, rappela Sullivan.

— Ce n’est pas la taille qui compte. » Plusieurs Américains rirent sous cape sans que Toru ne se l’explique.

« Ils poseront sans doute problème si on arrive à entrer, mais, avant ça, j’observe des difficultés pour l’approche. » Diamond dirigeait l’une des trois troupes d’assaut. Il était bougeur et n’eut pas besoin de s’approcher de la table pour déplacer la carte de baseball qui représentait ses hommes. Elle était à l’effigie du grand Babe Ruth, qui décolla doucement pour descendre la ligne bleue du Whampoa. « Ce pont-ci est à découvert. Comment sommes-nous censés franchir le poste de garde sans être repérés ?

— Aucune chance, répondit Sullivan. Attendez que je passe à l’action, puis foncez et passez en force, en espérant que je vous donne une minute de battement. »

Diamond laissa retomber le rectangle de carton. « Tu te feras sans doute tuer pendant cette minute.

— Bah, j’en ai pas l’intention. » Sullivan se pencha pour tapoter la carte. « L’important, c’est que les deux voies permettant de sortir du quartier soient coupées. On ne peut pas laisser l’imposteur s’enfuir. »

On se gratta poliment la gorge. Sullivan leva les yeux : le docteur Wells, tout maigrelet, se frayait un chemin entre les robustes chevaliers avec une facilité qui révélait l’usage d’une touche de magie. « L’imposteur ne cherchera pas à s’enfuir. Pour lui, il sera vital de se conduire comme le vrai président pendant cette attaque. Sinon il attirerait les soupçons.

— Le président ne fuirait jamais, confirma Toru. Jamais. Dans ses mémoires, il explique que la retraite n’est acceptable que face à un ennemi supérieur et dans le but de préserver ses forces pour une contre-attaque. Fuir impliquerait qu’il n’est pas le plus fort. C’est inconcevable.

— Faye ne serait pas d’accord. » Leur bestial cherchait les ennuis ; mais sans doute avait-il la tête ailleurs : il faisait voleter un oiseau dans le quartier, en guise de sentinelle.

« De toute façon, il n’est pas le vrai président, rappela Heinrich. L’attitude présumée de Tokugawa n’a aucune pertinence.

— Bien au contraire. » Wells eut son sourire de prédateur brisé. « Il n’est pas le président, donc il se sent en position de faiblesse et doit à tout prix agir comme il sent qu’il le devrait. Toru, vous l’avez vu, a déclaré sans l’ombre d’un doute que le président ne fuirait pas. Tous les gardes de fer partageront ce sentiment. Le président, s’il était vraiment lui-même, serait bien plus libre de ses décisions que Dosan Saito. Il est prisonnier de son propre mensonge. Non, il n’ira nulle part. »

Ian Wright n’était pas convaincu. « À condition qu’il ne soit pas le vrai président, qui, lui, peut voyager pour disparaître quand ça lui chante.

— Voyager ? intervint Lance. C’est le cadet de nos soucis. S’il n’est pas un usurpateur, espérons qu’il décampe. Sinon, on est tous morts.

— Bien vu… En tout cas, il sait que nous sommes à Shanghai. Du moins, il sait que notre garde de fer est…

— Je ne suis pas votre garde de fer, gronda Toru.

— Peut-être, mais il sait que vous êtes ici : vous avez passé la semaine à zigouiller en pleine rue des agents de la police secrète ! À cause de votre petite vendetta personnelle, ce sera l’alerte rouge.

— C’est vrai, dit Zhao. La Tokubetsu Koto Keisatsu a intensifié sa campagne contre nous. Elle offre une forte récompense en échange de tout renseignement. Il a été très compliqué d’organiser cette réunion. Elle a des yeux partout. »

Ian tendit vers Toru un doigt accusateur « Vous n’avez même pas cherché à dissimuler votre identité.

— L’idée vient de moi, déclara fièrement Wells.

— Pardon ? »

Sullivan intervint avant que les chevaliers ne s’échauffent trop. « Toru est célèbre dans l’Imperium. Nous en tirons avantage.

— Le simple fait que je sois encore vivant est une insulte pour l’Imperium, énonça Toru d’une voix plate. S’incliner, pour l’État, serait un déshonneur. Ma présence oblige l’imposteur à maintenir sa visite afin de ne pas perdre la face.

— Absolument, fit Wells. S’il ne s’agissait que du Grimnoir, Saito pourrait s’inventer une excuse pour ne pas mettre les pieds en ville. Il laisserait ses séides nous régler notre compte. Toru, en revanche, est une provocation impossible à ignorer. Saito doit réagir, il n’a pas le choix. Personne ne s’étonnerait qu’il change d’avis, non, mais il est rongé par le doute ; il n’osera pas se montrer raisonnable. Il courra le risque de venir à Shanghai et respectera son programme parce que Toru s’y trouve. »

Les chevaliers réfléchissaient. Sullivan voyait les rouages tourner sous les crânes. C’étaient des malins. « Ça nous rend plus visibles et plus vulnérables. Il va essayer de nous éliminer avant la cérémonie, mais nous n’avons pas d’autre moyen de nous assurer qu’il se pointera. Il ne peut pas reculer. »

Des murmures s’élevèrent, mais la perspective, globalement, plaisait. Un assaut frontal contre des soldats d’élite supérieurs en nombre n’était pas une si mauvaise idée. Sullivan, à présent, n’avait plus qu’à exposer la partie insensée de son plan.

La réunion terminée, la majorité des chevaliers étaient retournés dans leur cachette pour préparer leurs hommes, et quelques-uns s’étaient trouvé un coin pour dormir dans les décombres. Toru reprit sa besogne sainte. Agenouillé parmi les pièces d’armure dans une chambre au papier peint en lambeaux, couverte de taches d’humidité, il s’efforçait d’accomplir l’impossible.

Le moment suprême approchait. Il mourrait sans doute en observant les dernières volontés de son père, mais il acceptait ce destin. Il l’appelait même de ses vœux. La découverte de l’armure de Nishimura était une bénédiction, un signe indéniable que son père veillait sur la mission et lui fournissait les outils nécessaires au succès.

Le travail manuel lui offrait une distraction bienvenue. Depuis sa conversation avec Xiang, le journaliste, il se sentait mal à l’aise. Il avait évoqué des souvenirs qu’il avait cru oubliés. Toru n’aimait pas gratter les vieilles cicatrices.

L’armure était en meilleur état que prévu. Elle était montée au combat, certainement même au front. Vu les bosselures laissées par les énormes balles à basse vélocité et les traces de griffes d’ours, elle venait de Sibérie. Les Cosaques étaient des adversaires valeureux mais bien inférieurs à ceux que Toru allait bientôt affronter. Nishimura, le génial engrenage, avait-il jamais imaginé qu’une de ses œuvres d’art serait retournée contre l’Imperium ? Toru ignorait la réponse. Il se remit à tester chaque kanji.

L’armure était un peu étroite pour lui. Dans l’idéal, il aurait le temps de régler le plastron. Un garde de fer doté d’une telle armure disposait normalement de plusieurs assistants pour l’enfiler, mais Toru ne demanderait pas d’aide aux chevaliers. Pour eux, ce n’était qu’un objet mêlant artisanat et magie. Ils ne comprendraient pas la spiritualité qui accompagnait la préparation au combat. Le lien entre un guerrier et son équipement leur passait au-dessus de la tête.

Il avait déjà examiné la partie inférieure. Il lui fallut presque une heure pour caparaçonner ses jambes et son bassin des éléments d’acier feuilleté, puis pour les attacher au torse. Le plus dur fut de fixer l’arrière des jambières. Le plancher grinça quand il souleva une botte, mais ne céda pas.

Toru posa les mains contre le symbole gravé sur l’épaule et libéra son pouvoir. Il sentit l’énergie s’amasser dans ses muscles, se concentra et l’envoya dans le sortilège, qui se mit à luire quand le lien s’établit. Encore un de prêt. Selon ses estimations, l’armure fonctionnait à quatre-vingts pour cent de son potentiel. Il n’était pas répareur, mais, avec quelques jours de travail, il monterait bien à quatre-vingt-dix.

Il avait entendu le bruit de pas depuis l’autre bout du couloir, mais son visiteur eut la politesse de frapper. « Entre, Sullivan. »

Le lourd franchit le seuil, jeta un regard à l’armure étalée par terre et s’assit dans un fauteuil rebondi et un peu moisi. « Tu t’en sors ?

— J’ai appris à m’en servir autrefois, même si je n’ai jamais eu le privilège d’en porter une au combat… » Il s’aperçut qu’il ne répondait pas à la question et se sentait trop préoccupé pour s’amuser à faire sa mauvaise tête. « Je m’en sors.

— Elle sera prête à temps ?

— Elle est déjà prête. » Toru glissa un bras dans le canon d’acier et introduisit ses doigts dans le gantelet avant de serrer le poing doucement. « Elle a encore besoin de quelques réglages. J’aimerais la tester plus en détail, mais je la crois prête à servir.

— Tu as besoin d’aide pour l’assembler ? » Sullivan se baissa pour ramasser le mempo.

« Non ! N’y touche pas. »

Sullivan retira sa main. « On se calme. »

L’armure grinça faiblement quand Toru activa les jambes et se mit à marcher. Le parquet gémit. Se pencher n’était pas facile tant que tous les éléments n’étaient pas fixés, il manquait d’équilibre, mais il réussit à soulever le masque. « Tu ne dois pas y toucher. »

Sullivan avait l’air plus intrigué que vexé. « Et pourquoi ?

— C’est… » Toru soupira. « C’est difficile à expliquer. Cette armure n’est destinée qu’aux plus grands parmi mes… parmi la garde de fer. La porter est une responsabilité sacrée.

— Je ne te savais pas religieux, Toru. » Sullivan se vautra dans le fauteuil en sortant son paquet de cigarettes.

« Je ne crois pas à vos superstitions, mais je sais en quoi je crois. Alors… ne touche plus jamais à cette armure. »

Sullivan alluma le clope. « Il s’agit de mérite, de dignité ? »

Toru examina la question. En temps normal, un garde de fer accomplirait un rituel afin de se préparer à revêtir l’armure, une purification mentale et physique. « Oui.

— Soit… Et mon frère, il en avait une ?

— Quand il est mort, il avait le rang de premier garde de fer. Oui. S’il avait vécu, il en aurait porté une.

— S’il en était digne, lui, alors je n’en voudrais pas, moi. » Sullivan haussa les épaules. « Je vais bientôt remonter à bord de la Voyageuse avec Barns et Lady Origami. Lance me remplacera. D’ici là, je veux te parler du plan. Tu sais mieux que quiconque ce que nous affrontons, mais tu n’as presque rien dit, ce soir.

— Tu m’as ordonné de ne pas désespérer tes hommes. » Toru se retourna pour fixer le canon d’arrière-bras à la spalière. « Tu es prêt à mentir, à te déshonorer, à couvrir ton nom d’une honte éternelle…

— Je pense que Wells a raison. Quel que soit le véritable pouvoir de Saito, l’accord qu’il a passé avec la créature, je crois qu’il représente notre seul espoir de révéler la vérité sur l’éclaireur. Une seule chose compte : le vaincre.

— Tu veux répondre à la traîtrise par la traîtrise… Ton plan est audacieux bien que peu honorable. Si tes hypothèses sont correctes, les hypothèses de ton engrenage également, et si ton aliéniste n’est pas un fou qui nous envoie à la mort pour s’amuser, nous avons une petite chance de succès.

— Ce n’est pas si mal.

— Le succès est possible. Pas la survie. Nous mourrons certainement.

— Je sais. » Sullivan tira une longue bouffée. « Toi et moi, on est foutus de toute façon. Mais j’espérais que certains des autres s’en sortiraient.

— Pour cela, toi et moi devrons mourir comme il faut.

— Je suis prêt. »

Sullivan, s’il ignorait le véritable code des guerriers, respectait celui qu’il s’était forgé. Pour un homme élevé dans une culture qui ignorait les concepts de force et d’honneur, c’était remarquable. Toru contempla le masque de Nishimura qu’il avait reposé. Cette arme avait été soigneusement modelée dans le style de ses ancêtres. C’était l’union parfaite de l’art et de la mort. Seul un vrai guerrier méritait de manier les armes sacrées de l’Imperium. Mais, si quelqu’un parmi les ennemis du président en était digne également, c’était Jake Sullivan.

Mon père était sage. Il a bien choisi son champion.

« Nous nous sommes affrontés, Sullivan, sans parvenir à décider lequel était le plus fort. J’ai juré de mener ce combat à son terme. Je ne peux revenir sur ma parole… Mais l’idée que nous allons mourir ensemble, unis contre mes frères pour restaurer l’honneur de mon père… Je me réjouis de ne pas être à même de reprendre notre duel. » Toru gratifia Sullivan d’une courbette respectueuse. « Que nos morts soient célébrées par les générations à venir. »

Les deux hommes restèrent silencieux un moment. Toru enfilait son armure, Sullivan, le cœur lourd, pensait au sort qui attendait ses volontaires.

Le major Matsuoka de la Tokubetsu Koto Keisatsu surveillait les quais aux jumelles. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres de l’immeuble abandonné signalé par leur indic. Une vague secoua la vedette de patrouille et il dut baisser les jumelles, car le mouvement lui donnait la nausée. Il ne ferait pas bon avoir le mal de mer devant son noble visiteur. « Êtes-vous certain que c’est bien leur cachette ? »

L’interprète traduisit la question à l’intention de l’infâme traître du Grimnoir – il s’appelait Pang, apparemment, et c’était une brute –, qui se lança dans une réponse alambiquée.

« Il dit que c’est bien là. Toru s’y trouve, ainsi que plusieurs chevaliers étrangers. Il dit que Toru l’a insulté, que c’est un infâme et que c’est pour ça qu’il est prêt à nous le livrer. Il dit que leur chef est très jeune et qu’il en a marre de recevoir ses ordres d’un gamin. »

Bien sûr. Aucune allusion à la fortune promise en échange d’informations. Les traîtres étaient tous les mêmes et, pris la main dans le sac, se justifiaient toujours en expliquant qu’on leur avait fait du tort, ce qui rendait leur attitude légitime. Matsuoka était officier de police depuis très longtemps ; il avait l’habitude de ces minables. « Je me fiche de ses raisons. La dernière fois, ses renseignements étaient exacts. » Il se tourna vers la mince silhouette vêtue de discrètes couleurs sombres. « Cela vous satisfait, garde fantôme ? »

Le terrifiant personnage hocha la tête. On l’avait présenté sous le nom de Hayate, un guerrier d’expérience couvert de décorations ; sa réputation le précédait. Son escouade allait s’occuper de Toru.

« Contactez les autres unités. Convoquez tous les hommes pour cerner les lieux. Respectez une marge de sécurité d’un pâté de maisons. Surtout ne vous faites pas repérer. Si quelqu’un sort, prenez-le en filature. Si possible, utilisez des esprits désincarnés. Je préfère en laisser échapper un qu’être repéré par la majorité. » Il consulta sa montre. Les instants paisibles qui précédaient l’aube étaient les meilleurs pour lancer un raid. « Nous frappons dans une heure. Nous attaquerons toutes les planques en même temps. Procédures habituelles. Tuez tous ceux qui vous résistent. Si possible, faites des prisonniers pour qu’on les interroge. »

Le message fut transmis. L’opération était lancée.

Pang se remit à bavoter en mandarin. Il réclamait le prix du sang. Matsuoka comprenait à peu près mais ne s’abaisserait pas à adresser la parole à un informateur. Il claqua des doigts ; deux soldats posèrent un coffre en bois devant Pang, qui, avide, s’agenouilla pour l’ouvrir. Les lingots d’or étaient nichés dans de la paille. Un grand sourire fendit la trogne du Chinois.

« Quel dommage, dit le garde fantôme. Ils sont en général très loyaux. C’est fort rare, un chevalier du Grimnoir qui renie son serment.

— Exact.

— Presque aussi rare que pour un guerrier de l’Imperium. Mais pas exactement sans précédent, j’en ai bien peur… Oh, Toru, quelle bêtise… Quelle honte tu attires sur toi ! Saviez-vous que je l’ai connu, major Matsuoka ?

— Non, garde fantôme, je l’ignorais.

— Nous avons servi ensemble au Mandchoukouo, et de nouveau pendant l’insurrection thaïe. Malgré son manque de discernement, c’est un combattant des plus remarquables. Il mérite de tomber sous les coups d’un égal. Est-ce bien compris ?

— Oui, garde fantôme. » Le major ne comptait pas faire de l’ombre à Hayate. Lui-même était policier ; le garde fantôme était un tueur légendaire, un assassin sans pitié qui œuvrait dans le noir, comme jailli d’un cauchemar, et ne laissait aucune trace de son passage. À part les cadavres. Matsuoka n’était pas un imbécile. « Mes troupes ne sont là que pour vous assister.

— Le Grimnoir et nous sommes différents… mais nous nous ressemblons par certains côtés. Les chevaliers aussi prêtent serment. Je les ai combattus partout sur la planète. Ils sont obstinés, courageux et peu enclins à se rendre. Ils sont les seuls que j’aime affronter. Je suis reconnaissant du défi qu’ils représentent. » Le garde fantôme glissa la main dans son ample chemise en se tournant vers Pang. « Et cet homme me déçoit beaucoup. » Il disparut.

Matsuoka fit volte-face en entendant un gargouillis. Hayate s’était matérialisé près de Pang. La poignée d’une dague dépassait sous sa mâchoire, et des flots de sang sortaient de la blessure évidemment fatale. Pang, stupéfait, ne cria pas, mais il prouva qu’il était malgré tout combatif. Puisant dans sa magie de brute, il lança son poing vers Hayate, qui voyagea pour l’éviter, revint dans le dos de sa victime et, d’un coup de pied aux fesses, l’envoya par-dessus le garde-corps, où elle se tortilla dans les eaux noires avant de couler.

« Économisez votre or. » Hayate referma soigneusement le coffre puis revint auprès de Matsuoka. « C’est le Grimnoir que nous allons affronter ; attendez-vous à des pertes. Répartissez l’or entre les familles des hommes qui périront. »

Matsuoka s’inclina. « C’est très généreux, garde fantôme. »

Hayate le dévisagea de ses yeux gris aux paupières tombantes. Ses prunelles luisaient dans le noir. « C’est que je suis un homme très généreux. »

Ils disposaient de quelques barques amarrées dans le rez-de-chaussée inondé. Les trous qui remplaçaient les fenêtres permettaient d’accéder à ce petit port secret. La créativité des chevaliers chinois impressionnait Sullivan.

C’était Zhao qui pilotait. Lui seul était visible, à l’arrière de la barque à moteur. Lady Origami, Barns et Sullivan se planquaient sous la bâche tendue qui formait une sorte de tente-cabine. Lady Origami était la plus proche de l’ouverture : si quelqu’un les accostait, autant qu’il découvre un visage japonais.

Leur barque disparaissait presque dans les ombres des énormes cargos. À cette vitesse-là, il leur faudrait une journée entière pour regagner la Voyageuse. Pas une partie de plaisir, entassés sous la bâche, surtout depuis que Barns s’était enfoncé un chapeau jusqu’aux yeux pour piquer un roupillon. D’ici quelques minutes, il se mettrait à parler dans son sommeil. Sullivan le savait pour avoir partagé la cabine du pilote. À bord de ce rafiot, ce serait encore plus agaçant.

« Je serai contente de regagner le dirigeable, dit Lady Origami. Je préfère être dans les airs.

— Pas moi. J’aime avoir les pieds sur terre.

— Vous êtes un lourd. » Elle sourit. « Pas étonnant que vous aimiez le sol. Moi, je suis une torche. Je suis de flammes et je vis dans le ciel. Mais, là, nous sommes sur l’eau. Comment tenir ? » Elle lui lança un clin d’œil et rit doucement quand il le lui rendit.

Recommençait-elle à flirter ? Il n’en avait pas l’habitude. Quelle drôle…

Une secousse. Zhao avait donné du pied sur le pont pour attirer leur attention. « Silence. »

Lady Origami colla l’oreille à la bâche et Sullivan l’imita. Un bruit naissait sur le fleuve. Des moteurs. Et des gros.

« Des patrouilles, souffla Zhao. En nombre. »

Le Grimnoir avait placé des sentinelles. Elles ne suffisaient pas.

Hayate apparut derrière la sentinelle. Un jeune autochtone. Jeune. Fort. Entraîné. Un corps de fermier ou d’ouvrier. En bandoulière, un fusil Mauser dont il n’aurait pas l’occasion de se servir. Hayate frappa si vite qu’aucune réaction n’était possible. Une main sur la bouche, l’autre pour enfoncer une lame dans la colonne vertébrale et la tourner en sectionnant les nerfs. La mort quasi instantanée. Hayate ne comptait plus le nombre de fois où il avait effectué cette manœuvre.

Le garde fantôme allongea le cadavre. Il avait agi à l’instant où la sentinelle traversait la zone la plus obscure. Examinant les toits environnants, il devina des mouvements chaque fois que ses hommes éliminaient d’autres guetteurs. Il fronça les sourcils. Il lui faudrait réprimander ses subalternes pour leur faiblesse technique. Certes, ses yeux gris lui donnaient un avantage dans l’obscurité, mais, s’ils avaient été vraiment rapides, même un voyageur n’aurait rien distingué. Il s’agissait d’un échec inacceptable pendant une mission capitale. Les réprimandes, au sein de la garde fantôme, se révélaient généralement très douloureuses.

La torture par l’eau, c’était formateur.

Hayate tira son épée courte et attendit. C’était l’arme préférée des gardes fantômes : assez petite pour les combats rapprochés, assez tranchante pour amputer un membre. Pas faite pour se battre mais pour tuer. Se battre, c’était bon pour les gardes de fer. Le domaine des fantômes, c’était la victoire.

La dernière sentinelle se découpa un instant sur les lumières de Shanghai, disparut derrière un coin de mur et ne réapparut jamais. Il n’y avait pas eu de bruit, aucun signe d’affrontement. Hayate sourit. Du beau travail.

À présent que les vigies étaient éliminées commençait l’étape difficile. Il faudrait prendre le temps nécessaire pour trouver les sortilèges d’alerte. C’était une spécialité du Grimnoir. Ensuite, la garde fantôme pénétrerait dans l’appartement pour semer la mort. Le jeu serait de compter les victimes abattues avant que quelqu’un réussisse à donner l’alarme.

Hayate s’immobilisa. En contrebas s’éleva un bruit de moteur, et un petit bateau apparut sous un surplomb rouillé, laissant un sillage blanc dans l’eau vaseuse. Dommage : des chevaliers venaient de lui filer entre les doigts.

Le major Matsuoka se chargerait de les intercepter. Cette barque n’avait d’intérêt que si elle emportait Toru. La vie de Tokugawa Toru appartenait à l’un de ses mille frères. Cette nuit, Tokugawa Hayate la lui prendrait.

Lance Talon n’arrivait pas à dormir. Pieds nus, mais toujours habillé, vautré sur une paillasse minable dans un appartement minable, tendu par l’excès de café et la tâche insurmontable qui les attendait, il n’avait pas sommeil. Était-ce parce qu’il se retrouvait dans une ville étrangère ? Après tout, il avait eu une jeunesse de globe-trotteur. Était-ce l’idée de porter un coup décisif contre l’Imperium, qui avait tué sa famille ? Était-ce parce que, tout au fond de lui, il savait que ses compagnons et lui avaient eu les yeux plus gros que le ventre et qu’ils ne sortiraient pas vivants de la fête ? Une chose était sûre : il n’arrivait pas à dormir.

Diamond non plus, apparemment. Le bougeur, assis à l’autre extrémité de la chambre, lisait un livre de poche. Ils étaient au milieu de l’immeuble et les fenêtres étaient barricadées : on pouvait donc se permettre un peu de lumière. Diamond avait entrouvert les lames d’une lampe à pétrole.

« Hé, Diamond. »

Le bougeur remonta ses lunettes sur son nez. « Je te gêne ? Je peux éteindre.

— Non. Insomnie. Tu lis quoi ? »

Diamond leva le bouquin avec un petit rire. « Crois-le ou non, c’est une de tes aventures. »

Lance reconnut la couverture : un chasseur sur le point d’être piétiné par un troupeau d’éléphants. Rien de pareil ne lui était jamais arrivé, et la scène ne figurait pas dans le livre, mais l’image avait contribué aux excellentes ventes du volume. « Tu déconnes ? Comment ça se fait ?

— Je l’ai trouvé à bord de la Voyageuse. »

Quelqu’un avait dû l’emporter en manière de plaisanterie. Ça se produisait souvent quand Lance collaborait avec des chevaliers qu’il ne connaissait pas, souvent pendant le dîner, devant plein de monde : un type faisait tout un cirque pour lui demander un autographe et l’assistance rigolait bien. Cela dit, personne n’allait jamais jusqu’à lire le bouquin. « Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je suis critique amateur. J’écrivais même des articles pour un journal local. Et ton truc est bon. » Diamond sourit. « Un peu tiré par les cheveux, bien sûr.

— Tiré par les cheveux ? » D’accord, Talon embellissait un peu sa vie – comme tous les écrivains, non ? –, mais en gros tout était vrai. Il avait toujours eu la bougeotte. Ironie du sort : c’était la rencontre d’une femme qui l’avait décidé à poser ses valises, et il avait découvert qu’elle appartenait à une société secrète de magiciens. « Tiré par les cheveux, dit le type qui va attaquer l’Imperium tout entier pour protéger la Terre d’un monstre extraterrestre qui dévore la magie ?

— Oh, pas les péripéties ni les histoires de cow-boys, ni la course de voitures, ni la boxe à mains nues, ni l’épisode du bûcheron, ni quand tu étais chercheur d’or en Alaska, ni même la chasse au lion dans la savane. Ça, je veux bien. Non, ce que je ne gobe pas, c’est le chapitre où tu vas explorer des épaves dans le Pacifique Sud.

— Eh si. Tout est vrai. » Lance sourit au bon vieux temps. Il avait appris à se servir d’un scaphandre rigide pour marcher au fond de la mer. Il avait même recouru à son pouvoir pour jouer avec les requins. « Tout est vrai, jusqu’au dernier mot.

— Et les dames sont vraiment toutes nues ?

— Quasiment. Rien qu’une petite jupette d’herbe sèche. »

Diamond fixa le livre du regard. « Ça alors ! J’ai gâché toutes ces années à bosser pour le Grimnoir aux États-Unis, moi. »

Lance se retourna sur sa couche inconfortable. « L’équipe de Pittsburgh, vous avez perdu un gars au pôle Nord, non ?

— Notre guérisseur. Sale histoire… » Diamond soupira. « Tu sais ce que c’est.

— Oh oui, marmonna Lance. Pour savoir, je sais. »

Un morceau de papier décolla du plancher pour se glisser entre deux pages, puis le livre se ferma tout seul et alla se poser à l’écart. Diamond ôta ses lunettes pour se frotter la figure. « Tu sais quoi ? Tu m’as inspiré, Lance. Quand tout ça sera fini, je m’installe dans un pays chaud peuplé de jolies filles qui dansent à moitié nues.

— Les Fidji, c’était pas mal.

— Les Fidji ? Nan… Las Vegas. On y a légalisé les casinos. Imagine le fric qu’un télékinétique peut se faire à la roulette ! Avec mes gains, je ferai construire un casino à moi, et un club privé. » Diamond agita une main devant la majesté de son projet. « Je lui donnerai mon nom.

— Une poule aux œufs d’or, concéda Lance.

— Ça vaut toujours mieux que critique littéraire. »

Lance se mit à rire. « Ça vaut mieux que ce que je fais en ce moment. »

Un ninja apparut devant lui et lui planta une épée dans la poitrine.

Загрузка...