Chapitre 20

Comme beaucoup de grands visionnaires autoproclamés, Bradford Carr était un imbécile. Il a peuplé ce service de flagorneurs, de larbins et de brutes épaisses. À la minute où vous collez mon nom sur la porte, je les vire. La mission du BCI est de protéger l’Amérique de tous les problèmes liés à la magie. C’est très noble. Je peux défendre cette idée-là. Mais les actifs sont des Américains comme les autres, et ils seront traités en tant que tels. Sous ma direction, on va se mettre à respecter la loi, que Dieu m’en soit témoin. Le chef du BCI doit respecter la Constitution, comprendre la magie pour le meilleur et pour le pire, et avoir le cran de faire son boulot quoi qu’il lui en coûte. Vous voulez savoir comment je dirigerais le BCI ? L’agent idéal est un intello capable de sortir vainqueur d’une bagarre de poivrots. Bradford Carr s’est fait un ennemi de Jake Sullivan. Moi, ce type, je lui aurais proposé un poste.

William Donovan, séance à huis clos à propos du Bureau du coordinateur de l’information, 1933.

« Voyageuse » (CBF)

Le bleu du ciel avait foncé peu à peu jusqu’à la nuit noire.

« Soixante-dix mille pieds, annonça Barns en tournant doucement un bouton. Et on grimpe… »

Les hommes n’étaient pas faits pour monter si haut. Faye, appuyée à la rambarde, regardait par la vitre blindée. Elle voyait la courbe bleue de la Terre. Elle devait reconnaître que, pour une fois, elle appréciait un mode de déplacement qui n’était pas le voyage magique.

« Monsieur Black, combien de contacts ? demanda Southunder à l’homme qui s’occupait du téléradar sophistiqué.

— Je ne peux même pas les compter. Les Japs ont fait décoller toute leur flotte. »

Faye enroula ses jambes à la rambarde pour se pencher. La vitre englobait la passerelle : on pouvait voir en dessous du vaisseau. Elle était bien emmitouflée, mais hors de question de se retrouver le front collé au verre glacial. Ç’aurait été trop embarrassant.

Elle ne distinguait pas les vaisseaux impériaux, mais sa carte mentale lui indiquait leurs positions. Des moteurs, de la magie, des milliers des soldats prêts à les abattre. Ils avaient déjà essayé, d’ailleurs ; elle percevait la friction et les éclats chauds des projectiles qu’on lançait dans leur direction. Inutile d’inquiéter les maraudeurs, cependant : les risques de collision étaient de deux mille cinq cents contre un. Pour les impériaux, la Voyageuse n’était qu’un petit point dans le ciel, presque invisible. Bien sûr, les risques augmenteraient à mesure que les méchants jetteraient du lest et gagneraient de l’altitude.

Le capitaine Southunder se mordillait un doigt. « Moteurs ?

— Ils tournent toujours, répondit un pirate dont la console était couverte de voyants verts.

— Compensateurs de pression ? »

Faye tendit le cou. La console en question avait plusieurs ampoules jaunes clignotantes et une rouge. « Cinquante pour cent, capitaine. » Le pirate donna quelques coups de poing, et l’ampoule rouge devint jaune. Un mécano selon son cœur. « Soixante-dix. » Rouge à nouveau. « Merde. Cinquante. »

Elle ignorait ce qui se passait, mais il n’y avait plus d’air et on crevait de froid, il commençait à y avoir de la casse. Or, si certaines pièces essentielles se cassaient dans la machine qui pompait de l’air chaud, tout l’équipage mourrait d’asphyxie. Ou alors le sang s’évaporerait. En tout cas, il n’y aurait plus personne pour voir le vaisseau tomber. Sa carte mentale lui transmettait des informations dont même le capitaine ne disposait pas. Barns était un chanceux, et il puisait abondamment dans son pouvoir. Le tremblement de ses mains et la sueur qui lui coulait sur la figure n’étaient pas dus aux efforts fournis pour piloter mais à la tension physique causée par le recours inconscient à l’énergie magique afin d’influencer le hasard en leur faveur. Il était plus doué qu’il ne le pensait lui-même, et Faye se reprochait de l’envier autant sous prétexte qu’elle aurait fait meilleur usage que lui de ce talent. Et, dans les entrailles du dirigeable, plusieurs éléments métalliques s’étaient rompus sous l’effet du froid et de la torsion. Une étincelle avait enflammé un réservoir de carburant ; Lady Origami avait sauvé la situation en décochant un regard sévère au début d’incendie.

Faye était impressionnée. Le capitaine se rendait-il compte que ces deux actifs passaient leur temps à sauver son dirigeable ? Sans doute pas : il avait tant à faire. L’homme qui contrôlait le temps devait se sentir très mal à l’aise : pour la première fois de sa longue vie, il se trouvait quelque part où la météo n’avait plus cours. Il essayait de le cacher, mais Faye le voyait bien. L’énergie et les courants qu’il aurait pu manipuler à cette altitude lui étaient incompréhensibles. Pauvre capitaine Southunder.

Dans la cale, les engrenages déployaient leur magie pour s’assurer que la machine de Buckminster Fuller allait marcher. Elle les voyait plier et déplier des fragments du pouvoir pour se procurer des instants de génie. Cette magie-là, elle la comprenait de mieux en mieux ; elle lui était même familière, bizarrement. Non loin d’eux, M. Sullivan, tout vêtu d’acier, se rendait plus dense pour résister au froid. On aurait dit une statue de pierre. Il attendait. Il réfléchissait… À quoi, elle l’ignorait, mais que Dieu vienne en aide à quiconque se dresserait sur sa route.

Le capitaine se tourna vers elle ; elle s’arracha à sa carte mentale pour reprendre contact avec la réalité. « Faye, vous pouvez atteindre la cible, d’ici ?

— Oui, commandant. » Sa voix sonnait parfaitement assurée, alors qu’elle avait dû réfléchir longtemps, presque un huitième de seconde. Elle tomberait à pic en portant mille livres d’acier et de chair ; mais, avant d’accumuler trop de vélocité et de s’écraser au sol, elle resterait capable de voyager quarante fois pour modifier sa trajectoire et les faire atterrir au bon endroit. La question, encore une fois, n’était pas la distance mais le point de vue, et, à six cents kilomètres à l’heure, il fallait faire attention. « Sans problème.

— Soixante-dix mille cinq cents, dit Barns.

— Allez chercher monsieur Sullivan et descendez. La soute va se dépressuriser à la seconde où on ouvrira les portes, et je ne veux pas que vous soyez aspirés.

— C’est bien aimable à vous, commandant. »

Quelque chose n’allait pas. Faye inclina la tête, comme si sa carte mentale l’avait déstabilisée. Barns lui aussi se raidit : son pouvoir, rencontrant une probabilité sur quoi il n’avait aucun effet, s’était cabré. Que se passait-il ? Un bâtiment impérial, tout en bas, différait de tous ceux qui l’entouraient. Il était plus gros, plus rapide ; il avançait vite et la magie qui s’accumulait en lui était aussi mortelle que familière. « Un rayon de paix en train de se charger ! » s’écria Faye. Ce serait beaucoup plus efficace que les explosifs que l’Imperium leur balançait. Un rayon de Tesla, ça filait droit jusque dans l’espace.

« Barns, manœuvres d’évitement », ordonna Southunder.

Mais ce serait inutile. Le rayon fuserait en ligne droite aussi vite que la lumière du soleil. L’altitude à laquelle croisait la Voyageuse, qui la protégeait de toutes les autres armes, faisait d’elle une cible facile pour un rayon de paix. Même si l’Imperium la manquait une fois ou deux, il finirait par faire mouche. Faye avait déjà tout calculé. « Continuez, commandant. Je m’en occupe. » Elle n’attendit pas la réponse.

Dans la cale l’accueillit un terrifiant visage blafard percé d’yeux noirs. La voix de M. Sullivan résonnait drôlement sous l’acier trempé. « C’est le moment ? »

Elle souleva le paquet de flingues et de bombes qu’elle avait préparés. Elle était déjà bardée de pistolets. Derrière elle, les engrenages avaient allumé leur nouvelle machine, qui crépitait d’énergie magique. « Un empêchement. Rayon de paix. Faut que je l’arrête. »

Les gens avaient souvent l’impression que Sullivan était un peu lent, mais c’était absolument faux, surtout quand il s’agissait de survivre.

« Je vous rejoins. »

Faye consulta sa carte mentale, choisit une destination à vingt-cinq kilomètres de distance et partit saboter un navire de guerre à elle toute seule.

« Dragon propice » (Vaisseau de guerre impérial K3)

Elle comprit bientôt que la raison principale pour laquelle l’énorme dirigeable n’avait pas encore tiré sur la Voyageuse était que ses concepteurs n’avaient pas prévu qu’on veuille viser le zénith.

En tout cas, chapeau pour le commandant : il avait déplacé l’hydrogène vers l’avant de la carène et basculé les moteurs, pour que la proue se cabre le plus vite possible. Elle n’avait jamais mis le pied dans un aérostat orienté selon un angle si raide – bon, à part le Tempête quand il s’était écrasé, mais elle était alors dans le coma. Normalement, quand un dirigeable grimpait, il s’élevait tranquillement, en restant à l’horizontale. Cette fois-ci, au contraire, c’était brutal, et, si elle n’avait pas été Sally Faye Vierra, atterrir sur une passerelle quasiment verticale l’aurait déconcertée.

Mais elle en fut à peine déstabilisée. Sa première balle atteignit le soldat japonais à l’épaule ; là résidait toute la beauté du Suomi. Elle ne l’avait choisi que pour sa jolie crosse en bois, mais il était aussi de maniement facile. Elle corrigea donc le tir, et les balles suivantes le touchèrent en pleine poitrine. À sa décharge, l’arme était lourde, et elle la tenait d’une seule main ; de l’autre, elle trimballait le gros sac de flingues qui pesait une tonne. Elle le lâcha, insoucieuse du boucan, et empoigna le chargeur.

Bien sûr, elle attirait l’attention. Tous les hommes présents levèrent la tête. Elle ne savait pas bien à quoi servait ce compartiment, mais il y circulait d’impressionnants flots d’énergie : ça devait donc être important, et tous les bonshommes avaient des têtes de mécanos. Les liquider ne ferait pas de mal.

Faye écrasa la détente. Le compensateur limitait efficacement le recul. Le reste des trente cartouches partit en une longue rafale furieuse. Elle avait touché presque tout le monde. Certains criaient encore, d’autres rampaient, d’autres ne bougeaient déjà plus. Un tuyau crevé crachait de la vapeur. Quelques types s’étaient mis à l’abri, et deux avaient réussi à s’enfuir sans se rendre compte qu’ils étaient déjà touchés. Elle leur réglerait leur compte plus tard. Dans l’immédiat, elle sentait l’énergie s’accumuler autour du rayon de paix. Elle lâcha le Suomi pour récupérer le sac de flingues. Pendant la dernière bagarre, elle avait remarqué que prendre le temps de recharger gâchait de précieuses secondes qu’il valait mieux consacrer à cracher la mort. L’inclinaison du plancher était telle que le sac avait glissé jusqu’au mur.

Le commandant était malin, pour piloter ainsi son dirigeable : elle allait s’occuper de lui. Sa main se posa sur un semi-automatique Browning Auto-5 : un de ses préférés.

Le poste de pilotage était aisément repérable. Il débordait de matériel, de grands sièges, et l’électricité dansait entre les appareils et les écrans. Faye apparut sur une console et l’opérateur se figea, stupéfait. Elle le fit tomber d’un coup de pied dans les dents.

Il y avait foule, mais elle fit d’abord exploser la tête qui portait la plus belle casquette : c’était forcément celle du commandant.

Faye repéra un garde de fer. La magie qui palpitait dans les kanjis rituels dont il était bardé aurait suffi à le faire repérer, même s’il n’avait pas dégainé une arme de poing à la vitesse de l’éclair. Elle disparut et les balles s’enfoncèrent dans la console.

Les gardes de fer étaient dangereux ; parfois, ils réussissaient à deviner où elle choisirait de se matérialiser. Elle décida de la jouer fine. Sous le pont courait un gros tuyau de chauffage protégé par une grille. Juste sous les pieds du type. Elle n’y avait pas la place de lever son fusil de chasse, mais elle tira huit balles de .45 qui lui déchiquetèrent les jambes. Il se contenta d’une grimace et ne vacilla qu’à peine : une brute.

Les fusiliers marins de l’Imperium étaient futés. Ils comprirent vite d’où elle leur tirait dessus. Aucune importance : quand ils se mirent à canarder la grille, elle était déjà partie à l’autre bout du vaisseau, non sans leur laisser une grenade dégoupillée en souvenir. Elle n’entendit même pas l’explosion, mais elle sentit la malédiction voler la connexion magique du garde de fer et de plusieurs soldats.

Le rayon de paix tira.

Ça ne faisait pas grand bruit, ça ne se voyait presque pas. Les particules fusaient dans la discrétion. Un petit craquement, les ampoules clignotèrent, rien de plus.

Non !

Elle consulta sa carte mentale. La Voyageuse était toujours là. Le coup n’avait pas porté, sans quoi le dirigeable de Southunder aurait déjà disparu. Les Japonais allaient devoir réajuster leur arme ; leur dirigeable faisait plus de trois cents mètres de long, et il était bondé. Qui était le plus actif ?

Elle trouva un compartiment où l’on s’agitait : sûrement, les artilleurs s’y trouvaient. Elle y apparut sans qu’on la voie. Comme personne ne l’avait remarquée, elle rechargea son pistolet, le remit dans son étui et leva le fusil avant de se raviser. Un homme en bleu de travail manipulait une machine sur laquelle tournaient d’énormes rouages : l’arrêter semblait une excellente idée. Faye s’approcha de l’ouvrier, lui enfonça la crosse du fusil dans l’occiput et le poussa contre les roues dentées. Pas de chance : elles le réduisirent en bouillie mais ne ralentirent même pas. En revanche, les hurlements qu’il poussa attirèrent l’attention de ses collègues.

Elle épaula donc et se mit au boulot. Les soldats tombaient comme des mouches. L’Auto-5 avait un recul brutal, mais il était rapide. Comme elle. Ses adversaires se carapataient. Certains, courageux, foncèrent vers elle en gueulant. Ils n’étaient même pas armés. D’autres partirent chercher du renfort. En tout cas, l’Imperium les formait bien : aucun ne resta planté sans réagir. Tous tentèrent quelque chose. En vain : en dix secondes, elle avait éliminé tout le monde.

Elle s’intéressa alors de plus près aux rouages qui tournaient doucement. Il fallait les casser, ça ne faisait pas de doute. Elle enfonça l’Auto-5 vide entre les énormes dents. La machine s’arrêta dans un crissement métallique, un frisson parcourut le vaisseau tout entier. Prometteur. Un tuyau dans le mur se mit à cracher des flammes. Les lettres japonaises n’avaient aucun sens pour Faye, mais, coup de chance, un bidon dans un coin arborait une flamme stylisée. Le contenu devait être inflammable. Elle le troua d’une balle de .45 et voyagea pour se mettre à l’abri.

En fait, ce n’était pas inflammable, mais carrément explosif. Et, cette fois, la déflagration s’entendit clairement. Faye sentit même la structure vibrer, mais elle était déjà cent mètres plus loin et trois niveaux plus haut, pour sortir un nouveau jouet de son sac à malices. Deux matelots s’en étaient approchés pour le tâter d’une botte circonspecte. Une balle dans la nuque pour chacun. Le dirigeable continuait à grimper ; il fallait donc faire vite. Faye choisit le plus gros flingue. Le bazooka. Il était couvert d’éclats de cervelle. Beurk.

Lance lui avait appris que le vrai nom du machin n’était pas « bazooka » mais lance-machin anti-bidule. N’empêche, elle préférait le terme argotique, et elle comptait bien massacrer les délicates membranes qui enveloppaient les carènes gigantesques. Lance avait une grande tendresse pour cette arme. Faye lui dédia l’opération.

Elle trouva une position idéale sur la plateforme suspendue entre les carènes. Le blindage était moins costaud qu’à l’extérieur : franchement, comment une bombe aurait-elle pu se retrouver là ? Il y avait dix hommes sur place, dont un fusilier armé. Elle se matérialisa derrière lui, mais en lui tournant le dos, posa un genou à terre et épaula l’énorme tube. Lance l’avait mise en garde contre les gaz brûlants que crachait l’arme quand on tirait. Ils feraient le plus grand bien au type. Elle ne se fatigua pas à viser : tout était vulnérable, dans ce grand espace rouge. Elle enfonça la détente et obtint un BOUM réjouissant.

Tous les hommes sursautèrent ou se plaquèrent au sol, sauf le soldat qui se trouvait juste derrière elle, bien sûr. Lui avait foncé par-dessus le bastingage et tombait vers la carène inférieure. Il hurlait. Il avait pris feu, ce dont Faye s’amusa. Elle se retourna juste à temps pour voir l’impact de la roquette : une pluie d’étincelles, un nuage de fumée, et les membranes se déchiraient les unes après les autres. Le gaz s’enflamma dans un grand éclair bleu.

Les torches de l’équipe de protection n’étaient pas difficiles à repérer : c’étaient tous ceux de l’équipage qui ne se ruaient pas sur elle. Elles se concentraient sur l’explosion afin de contrôler l’incendie le temps que les alvéoles blindées se scellent. Les autres, en revanche, venaient l’intercepter, mais on ne coince pas une voyageuse. Faye lâcha le bazooka vide, disparut et laissa ses adversaires se rentrer dedans. Puis elle leva son .45, logea une balle dans le cou d’une torche, se tourna et en colla une autre entre les omoplates de son collègue. Elle retourna alors auprès de son sac de flingues : la muraille de feu qui déboulait éliminerait les autres.

Un signal d’alarme se déclencha. Ils avaient mis le temps. Mais elle s’aperçut qu’elle n’était à bord que depuis une minute quinze secondes. Elle sentait le rayon de paix en train de se recharger, mais le vaisseau commençait à gîter. Même si elle avait réussi à fausser leur système de visée, les canonniers pourraient corriger. Inacceptable. Il fallait détruire le dirigeable. Toutes les torches employées à bord s’occuperaient d’éteindre les incendies déjà allumés. Il était temps de changer de tactique et de trouver d’autres trucs à faire exploser.

Elle sortit du sac deux grosses grenades presse-purée russes qu’elle arrivait à peine à soulever. Comment était-on censé les lancer au-delà du rayon d’action ? D’après Lance, ça faisait exploser un char !

Elle atterrit en plein air, sur une étroite passerelle. L’océan bleu miroitait entre les lames d’une grille. Le hangar était plein de biplans suspendus au-dessus du vide par des chaînes et des crochets. Les aéroplanes contenaient de l’essence. Mieux encore, on pouvait y charger des bombes. Si elle était une bombe, on la rangerait où ?

Là.

Une grande porte blindée. Les bombes sortaient par une trappe automatique. Suivant le tuyau sur sa carte mentale, elle déboucha dans une réserve blindée remplie jusqu’à la gueule d’ovales d’acier mortels, par milliers, et pesant des centaines de kilos chacun. Faye eut un grand sourire. Parfait. Le blindage était prévu pour protéger l’intérieur des explosions extérieures ; il aurait du mal à circonscrire celle qui allait se produire à l’intérieur. Elle dut forcer pour arracher la grosse goupille, mais finit par réussir et lâcha la grenade avant de disparaître. Elle voulait être loin quand ça péterait.

Loin, c’était à l’autre bout du navire. Et heureusement : la partie centrale du pont inférieur fut anéantie. Faye n’avait jamais vu d’explosion si puissante, à part bien sûr les armes de Tesla. Des débris métalliques, des cadavres et même des avions entiers tombèrent en vrille dans l’océan. Sa carte mentale lui apprit qu’il s’agissait en fait de milliers de « petites » explosions successives, mais personne d’autre qu’elle ne s’en apercevrait.

L’hydrogène de la carène inférieure était en feu. L’explosion avait dû tuer plusieurs torches, car les flammes ne faisaient pas mine de céder.

Le pilote avait le bon sens de chercher à maîtriser le vaisseau. Il fallait reconnaître une qualité aux soldats impériaux : ils gardaient la tête froide. Ils essayaient de réussir un atterrissage en douceur pour éviter de s’écraser. Faye ne comptait pas les laisser faire. Sa carte mentale lui indiqua quels moteurs alimentaient les compresseurs des enveloppes encore intactes, qui permettraient aux Japonais de contrôler leur descente ; elle avait encore une grenade en réserve.

La salle était occupée par des turbines rugissantes, aussi grosses que des camions, et des pistons larges comme des troncs d’arbres. L’alarme était assourdissante. Les lumières clignotaient. Des hommes couraient en tous sens. La violence de l’explosion les avait terrifiés.

Faye tira sur la goupille… qui refusa de bouger. Elle insista, y mit toutes ses forces. C’était bloqué.

Un garde de fer, immense et menaçant, irradiant une magie brutale, bondissait entre les machines. Il s’était rendu très léger : c’était un pousseur de gravité comme M. Sullivan. Il s’échinait à lui coller au train. L’effort était louable, mais elle n’allait pas s’éterniser dans le coin.

La goupille ne frémissait même pas. Tant que le Kaga était en l’air, la Voyageuse restait en danger. Faye tirait comme une brute, et elle avait trait des vaches toute sa vie : elle était costaude. Camelote soviétique !

La gravité augmentait, elle en sentait le poids autour d’elle. Le lourd bousculait des mécanos pour l’atteindre plus vite. Il dégaina une épée. Sa carte mentale hurlait alors que la force de dix planètes pesait sur Faye.

Cette grenade débile était coincée, impossible à dégoupiller. Physiquement, Faye ne pourrait pas narguer longtemps la gravité. D’ici quelques secondes, ses organes internes allaient éclater. Elle devait trouver le moyen de résister.

Le lourd se jeta sur elle en beuglant un cri de guerre.

Elle avait approché le président. Elle l’avait vu recourir à différents types de pouvoir en se connectant à des régions différentes. Sur le moment, elle n’avait rien compris – maintenant non plus, d’ailleurs, à peine mieux –, mais ce n’était pas bien différent des animaux en papier plié de Lady Origami. Chaque magie avait une forme distincte, qui en touchait d’autres, et, toutes ensemble, elles façonnaient le monde. Le pouvoir magique de chacun déterminait simplement la partie du monde qu’on pouvait changer. Donc, en modifiant sa connexion, on pouvait la déplacer jusqu’à une autre région et puiser dans des capacités différentes.

Elle l’avait déjà fait, d’instinct, en recourant aux talents de torche de Murmure dans le ventre du dieu des démons. Elle chercha donc le pouvoir volé à la brute sur le pont, le trouva, en examina la forme compliquée…

Et, dans la demi-seconde que le lourd mit à couvrir la distance, Faye trouva le moyen de devenir forte.

Elle repoussa la gravité comme elle aurait retiré un drap de ses épaules. Elle dégoupilla la grenade. L’épée du garde de fer volait vers sa tête… mais très lentement. Elle s’écarta.

La grenade et le lourd touchèrent le pont au même instant. C’est ça que ressentait Delilah. Le géant s’en prit à ses chevilles : elle l’évita du geste d’une enfant qui saute à la corde et lui décocha un coup de pied dans les côtes, l’envoyant fracasser un pylône. Ce grand coupe-chou me serait bien utile. Elle se précipita, saisit à deux mains le bras de son adversaire – sans même serrer, d’ailleurs – et lui brisa l’humérus comme une brindille. Elle s’étonnait elle-même. Le Jap criait de douleur.

On s’amusait bien, mais la grenade russe n’allait pas tarder à péter. Faye voulut voyager, mais elle était pour le moment une brute. Elle laissa donc son pouvoir recouvrer sa forme habituelle et disparut.

Elle filait en plein ciel. L’océan Pacifique, tout bleu, était magnifique. Une belle journée.

Faye avait oublié de lâcher le lourd, qui se mit à hurler en voyant où il se trouvait. Elle ouvrit les mains, et il partit en vol plané. Sa belle épée tournoyait dans le vide. Faye calcula son coup, tendit le bras et la rattrapa par la poignée. La lame était si affûtée que la moindre maladresse lui aurait coûté des doigts.

Elle tombait. Une énorme explosion secoua le vaisseau de guerre. Sa grenade avait touché un point sensible. Tout le bâbord du Kaga était pulvérisé. Les nacelles furent dévorées par trois boules de feu, et un nuage rouge et noir engloutit le ciel entier. Le dirigeable le plus moderne du monde était annihilé. Des centaines de soldats moururent sur le coup ; des dizaines finiraient noyés.

Faye avait passé à bord exactement trois minutes et quarante-sept secondes.

« Voyageuse » (CBF)

« Le commandant dit qu’on va bientôt ouvrir la cale ! » cria Chris Schirmer à la cantonade. Les engrenages s’affairaient toujours autour de la délicate machine, avec la concentration de ceux pour qui la moindre erreur entraîne une mort certaine.

Sullivan, devant la rampe de chargement, était une statue bardée d’acier trempé. Le BAR enchanté de Browning était fixé dans son dos, et il avait des chargeurs un peu partout. Le .45 magique était sur sa hanche. Il avait aussi des grenades, des couteaux, et son poing métallique ne ferait pas que des heureux. Le poids sur ses épaules et le champ de vision étroit lui paraissaient rassurants. Avec un tas de rouille à la place de l’armure rutilante et un vieux Lewis au lieu du BAR bullpup, il aurait pu se croire pendant la Grande Guerre, à attendre le coup de sifflet pour s’élancer des tranchées.

Presque… Il s’assura que son pouvoir était prêt à l’emploi ; la magie palpitait dans sa poitrine, suffisante pour écrabouiller le monde.

Oui. Comme dans les tranchées. Gagner du terrain. Tenir bon. Tuer. Ce à quoi s’occupait Faye en ce moment même. Il s’y mettrait bientôt. La seule complication, cette fois, ce serait de parler à ses adversaires. Il ne les tuerait qu’ensuite.

Schirmer, de tous les génies présents, avait le plus de sens pratique. « Enfilez vos masques et vérifiez-en l’étanchéité. » Sans lui, certains n’y auraient pas pensé, fascinés qu’ils étaient par leurs bricolages. « Assurez-vous que l’oxygène circule bien dans les tuyaux. Ensuite, vérifiez l’équipement de votre voisin. Fuller, allez voir si celui de Sullivan est étanche. »

Il avait laissé l’engrenage travailler. L’opération dépendait du bon fonctionnement de l’appareil. Sullivan ne fournissait qu’une distraction. Il était secondaire. L’important, c’était la machine. Mais il fut soulagé que Buckminster Fuller vienne jeter un œil à son réservoir d’oxygène.

Les combinaisons pressurisées venaient de la R&D du CBF. L’engrenage portait une sphère transparente sur la tête. L’encolure de sa veste en cuir et caoutchouc avait un pas de vis où se fixait le casque. La voix de Fuller sonnait bizarrement ; elle sortait d’un boîtier en cuivre percé de trous, fixé dans son dos. « Étant donné que les mécanismes respiratoires de votre système protecteur ont été conçus en anticipant une attaque aux gaz toxiques plutôt que des opérations en haute altitude…

— Ça va aller ?

— Oui. Ça va aller… Je dois avouer, monsieur Sullivan, que je m’inquiète pour vous et la demoiselle Vierra.

— Faye s’en tirera bien », affirma-t-il. Elle avait intérêt, sinon l’équipage mourrait d’ici quelques secondes. Inutile de s’éterniser sur cette perspective.

« Bien sûr. Elle est très énergique pour une engrenage. Je dirais…

— Hein ? » L’espace d’un instant, Sullivan crut à un dysfonctionnement du boîtier de Fuller. « Faye n’est pas une engrenage. »

Fuller voulut secouer la tête, ce qui était impossible à cause du joint qui maintenait le casque. « Si. Ça saute aux yeux. Comme vous le savez, mon pouvoir me permet de voir les liens magiques. Elle est sans doute le spécimen le plus complexe et le plus doué que j’aie jamais rencontré, et je regrette que notre projet en cours m’ait accaparé, car il faut absolument que je discute avec elle. Mademoiselle Vierra est une engrenage de toute première catégorie.

— Faye est voyageuse. Vous êtes sûr que vous ne confondez pas avec la malédiction de l’ensorcelée ?

— Non, bien sûr que non. Ce sortilège-là est très net. Il est terrible et puissant ; on ne risque pas de le confondre. De naissance, c’est une engrenage. Cette connexion-là était la première. La structure magique effroyablement complexe qui est liée à elle s’est formée ultérieurement. »

Il y eut un déclic. Sullivan siffla, déclenchant de drôles d’échos sous son heaume. « Vous pouvez déterminer la spécialité d’un engrenage en regardant son pouvoir ? Browning fabrique des armes, Ira s’occupe de médecine, vous travaillez sur les… les dômes.

— En partie. J’hésite à formuler une hypothèse, mais mon remarquable instinct dans ce domaine m’incite à croire que l’adaptativité de son génie magique concerne la physique, les problèmes spatiaux et la relativité.

— Un génie quant à l’organisation des choses ? Au fonctionnement de l’univers ?

— Fondamentalement, oui… Je ne savais pas que vous l’ignoriez. J’ai supposé que tout le monde était au courant. »

Depuis tout ce temps, les chevaliers pensaient que les bizarreries de Faye étaient liées à son talent de voyageuse…

C’était pour ça que le pouvoir l’avait choisie comme ensorcelée à la mort de Sivaram ! Elle était géniale, comme tous les engrenages, et son génie particulier correspondait aux compétences les plus utiles contre l’ennemi. Elle était devenue voyageuse parce que Sivaram en était un. Elle avait récupéré son pouvoir avec sa malédiction. Bien sûr, comme voyageuse, elle était surdouée, mais ça ne venait pas de l’intensité de son pouvoir, non : de la vitesse terrifiante à laquelle tournait sa cervelle.

« Bordel de merde ! Le pouvoir est plus malin que nous ne voulons bien le croire. » Sullivan donna une tape sur l’épaule de Fuller, et son gantelet d’acier faillit le faire tomber. « Merci, doc. Retournez vous occuper de votre bidule. Le spectacle va commencer.

— On va le faire marcher, monsieur Sullivan. Quoi qu’il advienne.

— Vous commencez à parler comme un chevalier du Grimnoir, Fuller. »

La bulle de verre gigota : Fuller essayait de hocher la tête. « Avant de m’embarquer, je n’aurais pas pensé que c’était là un grand compliment. Maintenant ? Je vous remercie. » Et l’engrenage retourna s’occuper de la machine.

Schirmer examinait les instruments de mesure. « Félicitations. Nous avons atteint une altitude record. » Les employés du CBF poussèrent des hourras. « Vérifiez que votre combinaison est fixée au câble de sécurité. » Bonne remarque. Autant que les engrenages ne soient pas aspirés dans le vide à l’ouverture des portes.

Sullivan ne s’attacha pas. Il ne pouvait pas se permettre d’attendre Faye. Absorbé par la révélation sur l’active la plus puissante de l’histoire, il fixait la rampe de chargement d’un regard absent et ne l’entendit pas approcher. Il sentit un choc métallique brutal sur son avant-bras. Plus doux, il ne l’aurait pas remarqué. Il se tourna et vit Lady Origami engoncée dans une tenue du CBF, combinaison et casque sphérique. Des cordes passées dans son harnais l’assuraient. Elle glissa dans sa ceinture la clé à molette avec quoi elle venait de le frapper.

« Akane ? Qu’est-ce que tu fais là ? » Il regretta aussitôt cette question et son ton agressif. « Je suis content de te voir.

— Le commandant a dit que je pouvais venir te dire au revoir. Les incendies, je peux les éteindre de n’importe où. » Elle leva un bras pour tapoter le heaume. « Je t’embrasserais bien pour te souhaiter bonne chance, mais…

— Ouais, j’ai pas envie de t’arracher les lèvres… Je sais pas si ça s’entendait, mais j’ai dit ça en souriant. C’était une plaisanterie… Elles sont très bien, tes lèvres.

— Je sais, Sullivan. Quand tu es nerveux, tu es plus bavard. C’est drôle que parler à une femme t’inquiète plus que partir en guerre. »

Il réussit à hausser ses énormes épaules. « À la guerre, je suis bon. »

Elle ouvrit une main gantée pour révéler un joli animal en papier. Un canard, cette fois. « Pour te porter chance. » Elle le lui glissa dans une sacoche à munitions, sur sa poitrine. « Il ne reviendra pas intact, j’en ai peur. Alors il faut que tu reviennes, toi, pour que je t’en fasse un autre.

— Tope là. » Le plus délicatement possible, il posa un gantelet sur le casque en verre. Elle le recouvrit de sa main à elle.

« On y va dans soixante secondes ! cria Schirmer. Sullivan ? Pourquoi tu n’es pas attaché ? »

Jake agita la main. « Je prends un raccourci. » Après tout, c’était ça, le plan, avant qu’il n’apprenne que Faye vivait toujours. « Tu ferais mieux de reculer », dit-il à Akane.

Elle souleva son filin de sécurité pour ne pas se prendre les pieds dedans et retourna à l’abri. Quand elle atteignit l’un des pylônes qui entouraient la machine, elle y passa un autre câble, qu’elle fixa par un nœud de marin magistral.

Les ampoules rouges se mirent à clignoter, le signal d’alerte à bourdonner, les systèmes hydrauliques à tourner.

Sullivan prit une longue inspiration et tourna vers Akane la tête de mort de son casque. Elle le regardait avec un mélange de crainte, d’impatience et, surtout, de fierté provocante. « Écrase-les, Sullivan. Jusqu’au dernier !

— Jusqu’au dernier. »

La porte s’ouvrit lentement. Le vent hurla autour de lui.

Il faisait très noir. Les lignes grises et blanches, tout en bas, très loin, c’était Shanghai. Les engrenages remorquaient déjà leur machine sur les rails vers l’ouverture.

Il lança un dernier regard à Akane. « Un sourire sur cette jolie figure ? »

Elle sourit.

Sullivan sauta de la rampe. Dans le vide.

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