Chapitre premier

Les premiers membres de la société du Grimnoir se sont rassemblés peu d’années après les premières manifestations magiques. Nous voulions constituer un bouclier contre l’injustice. Nous étions purs. Nous avons fondé le Grimnoir pour devenir des héros, pour sacrifier nos vies sur l’autel d’une juste cause, pour défendre les opprimés… Cela impliquait, je m’en suis aperçu, d’assister à beaucoup d’enterrements.

Toyotomi Makoto, chevalier du Grimnoir, témoignage devant le conseil des anciens, 1908.

Paris (France), 1933

Les funérailles de Murmure étaient très bien, se disait Faye. Il y avait foule malgré l’après-midi pluvieux, ce qui n’était pas surprenant : Murmure était très aimable. Bien sûr, elle avait eu beaucoup d’amis. Il y avait au moins cent personnes, toutes en noir. Faye espérait qu’elle aussi, à sa mort, aurait un bel enterrement, avec beaucoup de gens différents venus d’un peu partout pour dire des gentillesses sur son compte avant de la mettre en terre. Faye, à force d’imaginer la scène, se sentait un peu mélancolique. Ses amis devaient la croire déjà morte, réduite en poussière au beau milieu de Washington en même temps que le dieu des démons. Seul Francis savait qu’elle avait survécu, et elle comptait sur lui pour garder le secret.

Pour ce qu’elle en savait, on lui avait déjà organisé un enterrement, et elle l’avait raté. Elle espérait quand même qu’il y avait eu du monde.

Elle était trop loin pour déchiffrer les lettres gravées sur la pierre tombale, même avec sa longue-vue, mais ça devait être « Colleen Giraudoux ». Faye n’avait jamais entendu personne l’appeler Colleen. Pour tous, la Française était Murmure. Elle était morte depuis des mois, mais cela s’était produit de l’autre côté de l’Atlantique, et Washington avait été ravagée – des quartiers entiers détruits ou incendiés. Comme, malheureusement, on avait dû identifier un grand nombre de cadavres, celui de Murmure s’était retrouvé entassé parmi des milliers d’autres dans une morgue avant que Ian Wright ne parvienne à la retrouver et à faire rapatrier son corps chez elle, en France, pour des funérailles dignes de ce que Murmure aurait voulu.

Faye, la nuit où son amie était morte, lui avait fait une promesse. Elle avait donc traversé l’océan avec le cercueil pour s’assurer que cette promesse serait respectée. Le long voyage en mer lui avait donné le temps de réfléchir sur le sens du sacrifice consenti par Murmure. En donnant sa vie et sa magie pour renforcer les pouvoirs de Faye, Murmure avait sauvé la ville du monstre déchaîné.

Faye était une jeune femme hors norme, même pour une active. Elle le savait depuis un moment. Son lien avec le pouvoir semblait inépuisable au regard de celui de tous les autres. Son talent magique était, à ses yeux, le plus désirable, et aucun actif ne lui arrivait à la cheville, surtout depuis qu’elle avait réussi à tuer le président. Les autres étaient unanimes : Okubo Tokugawa était le plus fort du monde. Pourtant, elle lui avait donné une bonne leçon. Le plus grand sorcier du monde, je t’en fiche ! Faye eut un reniflement de mépris. Le président n’était plus si coriace après qu’elle lui avait arraché les mains en se dématérialisant avec elles.

Faye était unique. Le problème, avant, c’était qu’elle ignorait pourquoi, et pourquoi son pouvoir magique s’était accru si brutalement, mais Murmure lui avait révélé un secret. Autrefois, un terrible sortilège avait été créé, qui, à l’instant où mourait un actif, permettait de s’approprier son lien avec le pouvoir. L’homme qui était porteur de ce sortilège avait dévoré tant de magie qu’il avait fini par devenir fou. On l’appelait l’ensorcelé. Pour renforcer son pouvoir, il avait commis des atrocités. Le Grimnoir l’avait tué, mais l’abominable sortilège n’avait pas disparu avec son créateur : il s’était trouvé un nouvel abri.

Sans qu’elle sache pourquoi, c’était Faye qu’il avait choisie. Elle le regrettait amèrement.

Faye était la nouvelle ensorcelée. À l’époque, elle ne se doutait de rien, bien sûr, mais c’était ce sortilège qui lui avait permis de vaincre le président et de sauver le Tempête, puis d’annihiler M. Corbeau transformé en super-démon. Ça ressemblait beaucoup à un don, mais, selon Murmure, c’était une malédiction. Le créateur du sortilège, au début, était pétri de bonnes intentions, mais, plus il y avait eu recours, plus il était devenu mauvais.

Les anciens du Grimnoir redoutaient si fort l’apparition d’un nouvel ensorcelé qu’ils étaient prêts à la faire assassiner. En plus, ils avaient toujours jugé Faye à moitié folle ; dans leur esprit, elle partait donc avec un handicap. Ils avaient même chargé Murmure de la surveiller discrètement et de l’exécuter si elle tournait mal. Mais la Française avait désobéi : elle lui avait fait promettre de choisir le bien, puis s’était logé une balle dans le cœur pour sauver une ville.

Faye, pendant le voyage, avait tenu un paquet de conversations compliquées mais unilatérales avec le cercueil de Murmure. À présent, on faisait descendre ce cercueil dans le trou, et Faye s’était planquée sur le toit d’une vieille église pittoresque, entre deux gargouilles hideuses. Elle examinait l’assistance par le truchement de sa longue-vue dans l’espoir de deviner lequel des hommes en noir était censé lui servir de mentor.

Jacques Montand était spécialiste du terrible sortilège, et Murmure avait demandé à Faye de le rejoindre. C’était un ancien du Grimnoir, l’un des sept dirigeants de la société secrète. Faye était très fière d’en faire partie, car ceux qu’on nommait les chevaliers accomplissaient des actes héroïques, mais elle tiquait à l’idée d’un assassinat préventif sous prétexte qu’elle déciderait peut-être un jour de devenir maléfique. Elle était bien tentée de leur donner une leçon…

Elle reporta son attention sur la cérémonie. Ces tentations de violence, c’était justement ce qu’il lui fallait éviter. Même si elle avait du mal : après tout, tuer des gens, tel était son grand talent. Elle avait emprunté la longue-vue au vaisseau où elle avait joué les passagères clandestines. Elle examinait chaque visage autour du cercueil en se demandant qui était le sorcier-guerrier qui avait fait de Murmure un chevalier du Grimnoir, et qui étaient les amis de la jeune femme dans la vie ordinaire, et non la clandestinité. Difficile de trancher, surtout avec ces fichus parapluies. De plus, pour une bonne moitié des gens, Faye ne voyait que leur nuque. Mais elle n’osait pas descendre. Il fallait rester bien cachée. Les anciens devaient continuer à la croire morte.

Ce qui soulevait un autre problème. Si, quand elle aurait parlé à Jacques, celui-ci décidait de la dénoncer au conseil ? Elle risquait alors de devoir le tuer pour le réduire au silence. Sinon, ceux qui avaient chargé Murmure de l’éliminer apprendraient qu’une seconde tentative était nécessaire. Elle savait bien quel scénario était le plus raisonnable, mais achoppait contre sa promesse à Murmure, et elle n’avait aucune envie de se mettre à assassiner des gentils. Même en légitime défense.

La situation est compliquée.

Pour accéder au rang d’ancien du Grimnoir, on n’avait pas besoin d’être vieux, seulement sage. Jacques, pourtant, devait avoir un certain âge : il avait vaincu le dernier ensorcelé quand Faye était encore bébé. L’assistance comptait plusieurs hommes grisonnants. Faye avait rencontré d’autres anciens ; ils étaient roublards et ne se déplaçaient pas sans gardes du corps. Normal : l’Imperium, les Soviets et un paquet d’autres étaient toujours à leurs trousses. Faye cherchait donc à repérer des gardes du corps. Elle vit quelques types musclés, mais ils pouvaient être au nombre des petits amis de Murmure. Et, de toute façon, dans le Grimnoir, on n’avait pas besoin d’avoir un physique de taureau comme Jake Sullivan ou Lance Talon pour se révéler dangereux. Faye, maigriotte et passe-partout, en constituait la meilleure preuve.

L’un des avantages de son pouvoir magique était qu’elle voyait le monde bien plus clairement que les autres. Elle avait comme une carte géographique dans la tête. Sans bien sûr voir à travers les murs, elle sentait d’instinct ce qui se trouvait de l’autre côté. Ainsi, dans cette vaste église, sans doute une cathédrale, se trouvaient quinze personnes, et Faye discernait même le premier niveau des tunnels qui passaient en dessous. Surtout des rats et des ossements. Elle percevait le danger et tous les objets assez gros pour la blesser si elle se matérialisait trop près.

Faye n’avait pas rencontré beaucoup d’autres voyageurs : c’était le plus rare des pouvoirs magiques. Grand-père ne maîtrisait pas la carte mentale, aucun livre du Grimnoir n’en mentionnait l’existence ; quant aux quelques voyageurs de l’Imperium qu’elle avait rencontrés, elle était trop occupée à les zigouiller pour parler boutique.

Sa carte à elle, en tout cas, identifiait être vivants et magie. Avec un effort, elle arrivait même à remonter le lien qui unissait chaque actif au pouvoir. Elle se concentra, agrandit sa carte et la centra sur le cimetière. Naturellement, elle y repéra des pouvoirs magiques de différentes sortes. Certains actifs disposaient même de connexions très solides avec le pouvoir.

Était-ce ainsi que l’ensorcelé précédent avait basculé ? Lui aussi était un voyageur. Disposait-il d’une carte mentale qui lui indiquait les magiciens autour de lui ? La tentation de tuer pour voler de l’énergie magique était-elle née ainsi ? Faye avait beau comprendre qu’on veuille renforcer ses pouvoirs, l’idée la rendait malade.

Elle dut s’interrompre pour essuyer les gouttes d’eau sur la lentille. La longue-vue grossissait la figure des actifs, qu’elle étudiait posément. Elle identifiait aisément les membres du Grimnoir. Ils étaient tristes, comme les autres, mais dégageaient aussi une certaine résignation, comme s’ils avaient déjà assisté à trop d’enterrements. C’était assez prévisible : les chevaliers passaient leur temps à se faire tuer. Les plus déprimés appartenaient donc au Grimnoir.

L’averse de printemps gênait Faye, et trimballer un parapluie empêchait vraiment de jouer les espionnes. En plus, la pluie avait ramolli les fientes de pigeon amassées par les ans sur le toit de l’église. Ça glissait, et sa robe était fichue. Allez, Jacques… Lequel êtes-vous ?

Faye avait si bien centré sa carte sur les endeuillés qu’elle ne perçut le danger qu’au tout dernier moment. Il y avait quelqu’un d’autre sur le toit !

Elle se matérialisa sans mal sur la corniche. Elle n’avait même plus besoin d’écarter un bras pour garder l’équilibre. Elle tirait une fierté légitime de ses talents de voyageuse. Les scientifiques avaient baptisé « téléportation » la forme de magie qu’elle pratiquait, mais à ce terme compliqué elle préférait celui de « voyage ». Puisque c’était le mot qu’employait Joe le Voyageur, son grand-père adoptif, que Dieu ait son âme, elle s’en contentait bien volontiers.

L’inconnu était resté tourné vers le point de départ de Faye, qui en profita pour l’examiner. Tout voûté qu’il fût derrière son monstre de pierre, on voyait qu’il était grand, costaud, avec un début de brioche. Il avait dû perdre son chapeau au cours de l’escalade, car il était tête nue alors que les hommes portent toujours un chapeau. Il était malaisé de lui donner un âge. Il avait une tête de vieux mais se mouvait comme un jeune. Il était magicien, ça oui, mais Faye n’avait pas encore déterminé de quelle sorte. Il avait le cheveu rare et blanc, plaqué sur le crâne par la pluie. Il portait un beau costume sombre, à présent souillé de gris par ces sales pigeons. Bien fait pour lui. Il n’a qu’à pas jouer au ninja de l’Imperium.

Il se redressa, sans se rendre compte que Faye s’était déplacée, et tira de sa poche intérieure un petit pistolet noir. Faye aussi était armée : un automatique .45, beaucoup plus gros. Mais elle n’en aurait pas besoin. Consternée, elle vit l’inconnu sortir de derrière la gargouille en braquant son pistolet sur le néant.

Elle voyagea pour apparaître juste derrière lui en criant : « Bouh ! »

L’homme sursauta et, vif comme l’éclair, se tourna vers elle. Puisqu’il avait pu escalader l’église, son pouvoir magique devait être un talent physique. Faye était prête. Il la tenait déjà en joue, mais elle voyagea immédiatement. Même s’il s’agissait d’une brute puissante, sa position n’était pas enviable, tout près du bord. Elle n’eut qu’à se pencher pour pousser un bon coup.

Ses chaussures couinèrent sur les tuiles couvertes de pluie et de fiente, et il dut mouliner des bras pour garder l’équilibre. Il aurait d’ailleurs réussi, mais une tuile se fendit sous son talon. Il bascula dans le vide. « Merde ! »

Elle connaissait l’équivalent en portugais : son grand-père le prononçait souvent à propos des vaches laitières. Apparemment, ça marchait aussi en français.

Au dernier moment, Faye referma sa main droite sur la fine cravate de l’homme, et sa main gauche autour d’une aile de gargouille. Elle réussit de justesse à le retenir au lieu de dégringoler avec lui. Bien sûr, puisqu’elle pouvait voyager, même si elle lâchait prise lui seul finirait sa chute en bas.

« Voyons, voyons, monsieur ! » Elle desserra sa main une fraction de seconde, pour lui montrer qui était le chef, puis le rattrapa. Il lui agrippa le bras de toutes ses forces, à lui faire mal, mais elle sentait bien qu’il se retenait. Oui, c’était sans doute une brute. Il ne touchait plus le toit que du bout des orteils. Elle-même surplombait le vide. Elle espérait qu’il parlait anglais. « Ne faites pas de bêtise. Lâchez-moi le bras. »

Il secoua la tête en répondant avec une trace d’accent français : « Si je tombe, nous tombons tous les deux. »

Comme elle l’avait pensé, il n’était plus tout jeune. Cinquante ans bien sonnés, peut-être même soixante, difficile d’être plus précise. Les yeux écarquillés, il regardait tour à tour Faye et la rue tout en bas. Il avait beaucoup trop basculé pour espérer éviter la chute. Une brute très douée survivrait peut-être, mais ce ne serait pas une partie de plaisir. Dans l’espoir vain de s’accrocher à la gargouille, il avait laissé tomber son pistolet dans la gouttière. Il y jeta un regard navré.

« Je ne vous avais pas vue venir.

— C’est normal. »

Le vieux la dévisageait. Il avait l’air fasciné par ses drôles d’yeux gris. Tous les voyageurs avaient les yeux gris. Mais les voyageurs étaient rares. « Vous devez être Sally Faye Vierra.

— Oui. »

Il regarda autour de lui. Faye. Par terre. Flingue. Puis, prenant conscience de sa situation délicate, il se concentra sur la jeune fille. « Remontez-moi, s’il vous plaît.

— On verra. » Faye remarqua qu’il portait la bague noir et or du Grimnoir. « Pourquoi vous en prendre à moi ? »

Le vieux, d’abord secoué par sa presque-chute, avait recouvré son assurance. « Pourquoi nous espionnez-vous ? »

Question légitime, même si Faye était déçue que ses talents d’espionne ne soient pas à la hauteur. « Je cherche quelqu’un. Un ami de Murmure. »

L’homme avait l’air distingué. En tout cas, il était élégant malgré les crottes de pigeon et son habit aux coutures arrachées lors de l’escalade. Dans sa jeunesse, il avait dû être beau. Faye n’arrivait pas à lui trouver l’air impérieux d’un ancien du Grimnoir : quand la seule chose qui vous empêche de tomber d’un toit, c’est une gamine qui vous tient par la cravate, on est rarement très impérieux. Mais il était assez vieux pour avoir combattu le précédent ensorcelé.

« Êtes-vous Jacques Montand ?

— Oui. Vous êtes venue me tuer ? »

Pas vraiment. Mais qu’il continue à le croire un moment. « Je l’envisage.

— Vous savez donc qui vous êtes ?

— L’ensorcelée. Murmure me l’a dit avant de mourir.

— Je vois… » Jacques soupira. Ils le savaient tous deux : il ne pouvait rien faire pour empêcher Faye de lâcher la gargouille si l’envie lui en prenait. Son pouvoir magique la mettrait à l’abri avant qu’elle touche le sol. Lentement, il lui lâcha le bras. « Je ne sais pas ce qu’elle vous a expliqué au juste, mais je vous demande de ne pas y mêler les autres dirigeants du Grimnoir. Eux voulaient vous laisser vivre. Nos ultimes instructions à Murmure étaient de vous surveiller sans prendre aucune initiative. La majorité des anciens pensaient que, malgré la malédiction qui pèse sur vous, vous étiez innocente.

— Oh… Cette majorité, elle était de combien ?

— Cinq contre deux. »

Elle s’était crue moins populaire. « Vous, qu’avez-vous voté ? »

Il la regarda bien en face. Sa chaussure dérapa encore un peu. « Je comprends mieux que les autres la menace que représente ce sortilège. J’ai voté pour votre élimination immédiate.

— Mais je n’ai rien demandé ! » s’exclama Faye. Il aurait été facile de le lâcher. Vu la hauteur, même une brute très résistante – comme Delilah ou Toru – aurait risqué sa vie. Ensuite, Faye pourrait s’approprier le lien qui unissait Jacques au pouvoir. Mais c’était la voie de la corruption. Elle avait donné sa parole. Elle n’en avait qu’une. « Je devrais te lâcher, sale type.

— Rien de personnel ! J’ai vu les conséquences du sortilège, et je dispose d’éléments qui me font penser que tout va recommencer. Je ne regrette pas ma décision. » Il ferma les yeux et attendit qu’elle ouvre la main. « Allez-y. Je n’ai pas peur. »

Faye en fut impressionnée. Ce Français avait du cran. « Ce n’est pas pour vous tuer que j’ai fait ce long voyage, Jacques. » Elle tira fort, ramenant leur centre de gravité au-dessus du toit. Montand se retrouva sur des tuiles intactes. Mais sa cravate s’était resserrée autour de son cou : il dut l’ajuster avant de lâcher un grand soupir soulagé. Il flageolait. Brute ou non, il n’avait pas la puissance d’autres actifs connus de Faye. Le temps qu’il rouvre les yeux, elle était à cinq pas de lui, assise sur la tête d’une gargouille, au cas où il tenterait une folie. « C’est pour que vous m’instruisiez. »

Billings (Montana)

Rockville était aussi laid et désolé que dans ses souvenirs.

L’aile des prisonniers spéciaux ne communiquait pas avec le reste de la prison. De la route, on ne voyait qu’un énorme cube de béton dépourvu de fenêtres. L’affreuse forteresse était entourée d’un terrain dénudé qui paraissait trop grand, mais c’était l’espace nécessaire pour qu’un estompeur se trouve à court d’énergie magique – ou d’oxygène – avant d’arriver en lieu sûr. La cour était cernée par un mur de brique conçu pour les brutes : assez haut pour qu’elles ne puissent le franchir d’un bond, assez épais pour les empêcher de l’abattre en fonçant droit dessus, surmonté de barbelés Dannert et surveillé à chaque angle par un mirador. Les gardes qu’on y postait étaient tous tireurs d’élite. Et pas du genre à hésiter longtemps. Il n’était jamais entré dans ces tours de guet, mais on lui avait affirmé qu’outre les mitrailleuses il y avait des fusils à éléphant et même des bazookas, au cas où un prisonnier vraiment dangereux déciderait d’aller prendre l’air.

Depuis la construction de l’aile des prisonniers spéciaux, on avait compté plus de vingt tentatives d’évasion. Une seule avait réussi. Tous les autres prisonniers avaient retrouvé leur cellule, ou le crématorium.

Rockville était laid. Rockville était un monument à la gloire de la laideur. Il était conçu pour retrancher du monde les dangereux criminels actifs. Son nom même était une menace pour les actifs qui envisageaient de recourir à la magie pour enfreindre la loi. Rockville était la pire des prisons. Un homme normal qui passerait par là s’arrêterait net, horrifié par la laideur du lieu. Heureusement qu’on était au milieu de nulle part.

Et, aussi laid que ce fût de l’extérieur, la vie à l’intérieur était pire : un enfer monotone de travaux forcés.

Ça faisait longtemps. Il n’avait jamais cru revenir. Et sûrement pas en homme libre.

Mais, au moins, cette fois il n’était pas prisonnier. Il venait jouer les recruteurs.

Jake Sullivan se gara devant le poste de garde et attendit. Il se sentait observé. L’aile des prisonniers spéciaux du pénitencier d’État de Rockville ne recevait pas beaucoup de visites. Des gardiens méfiants s’approchèrent sur sa gauche et sa droite, polis mais armés de Thompson et sur le qui-vive. Dans une prison où les détenus possédaient une force surhumaine ou pouvaient vous carboniser d’un claquement de doigts, la vigilance était de mise. Sullivan le savait : l’un des vigiles au moins serait sourd, immunisé contre les pouvoirs d’un parleur capable de convaincre ses collègues de le laisser passer.

Il présenta les documents requis et attendit qu’ils vérifient trois fois chaque tampon. Cela fut rapide. Bien sûr, Sullivan était attendu. Le directeur se montrait méthodique.

Le portail blindé résistait même aux bulldozers. L’ouvrir assez grand pour laisser passer sa voiture prit cinq bonnes minutes. Le mur d’enceinte était doublé d’une clôture métallique ; il dut encore attendre qu’on la fasse coulisser. Autrefois, il y avait des molosses entre les deux, mais il avait fallu s’en débarrasser quand un bestial les avait retournés contre les gardiens. Ensuite, la grille avait été électrifiée, jusqu’au jour où un crépiteur désireux de s’évader avait absorbé l’intégralité du voltage pour faire exploser la muraille. Depuis, c’était une grille métallique, point final.

Surveiller des actifs criminels avait cette particularité : on ne savait jamais ce qu’ils allaient inventer. Rockville récoltait la lie des bas-fonds magiques, des bandits violents et dangereux dont les juges n’avaient pas réussi à justifier l’exécution.

Derrière lui, le portail commença à se refermer dans un grand fracas. Une boule d’angoisse glacée se forma dans son ventre. Il prit une longue inspiration et attendit qu’on lui fasse signe de franchir la seconde enceinte. Jake Sullivan était un dur, mais il avait passé six longues années derrière ces barreaux. Il distinguait la carrière où, chaque jour et pendant d’interminables heures, il avait cassé des cailloux. Ici, il avait tué plusieurs codétenus. Toujours en légitime défense, mais ces horreurs ne s’oubliaient pas facilement.

Le portail se ferma comme le couvercle d’un cercueil.

Le bureau du directeur, vieillot et poussiéreux, était exactement identique à ses souvenirs. Partout, des tas de livres et de paperasses, presque tous parlant de magie et provenant de la grande bibliothèque de la prison. Sullivan les avait tous lus. Puisque cette section de Rockville était réservée aux criminels actifs, on n’avait pas regardé à la dépense dans la collecte d’information sur le sujet. Le directeur était un érudit, non par curiosité intrinsèque mais par conscience professionnelle. Pour contrer chacune des tactiques qu’inventaient ses prisonniers hors du commun, il fallait un esprit affûté ; le directeur prenait sa mission très au sérieux. Il était devenu un expert dans son domaine.

La dernière fois que Jake avait pénétré dans ce bureau, on lui avait transmis une proposition de J. Edgar Hoover : sa liberté en échange de son aide pour capturer des criminels actifs recherchés par la police. Sullivan avait sauté sur l’occasion. Certains prisonniers l’avaient traité de vendu, mais c’était par jalousie. Tout valait mieux que casser des cailloux.

Le président l’accueillit chaleureusement et renvoya son escorte. Même prisonnier, Sullivan s’était montré assez civilisé pour ne pas faire de vagues ; à présent qu’il était libre, il y avait encore moins de raisons de se méfier de lui. Il s’assit dans un fauteuil conçu pour un homme normal, qui grinça sous sa masse.

« Vous avez été fort occupé depuis notre dernière rencontre », dit le directeur installé derrière son grand bureau. C’était un homme trapu avec un cou de taureau et des cheveux en bataille, qui avait toujours un bout de cigare serré au coin des lèvres. En six ans, Sullivan n’avait jamais vu ces cigares allumés.

« C’est exact, monsieur. » Il n’était plus obligé de se montrer si déférent, mais les vieilles habitudes étaient coriaces. « Je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer.

— En plus de tout ce que j’ai lu dans les journaux, j’ai eu vent de certaines rumeurs. On raconte que c’est vous qui avez révélé la conspiration du BCI et fait arrêter les salopards qui voulaient assassiner Roosevelt. »

Sullivan ne pouvait pas expliquer au directeur qu’il appartenait dorénavant à une société secrète qui avait sauvé la côte atlantique d’une arme de Tesla prête à la pulvériser. « J’ai apporté une modeste contribution à l’affaire, rien de plus. »

Le directeur se rencarra dans son fauteuil en mâchonnant son cigare. « Alors j’ai bien fait de permettre votre libération. »

C’était lui qui avait suggéré à Hoover que Sullivan aurait une utilité dans la traque des actifs. Bien sûr, Jake ne considérait pas comme un ami l’homme qui l’avait gardé en cage aux côtés de fous dangereux, mais, quand ils s’étaient un petit peu connus, ils avaient ressenti un certain respect mutuel. Et, si le directeur ne lui avait pas accordé l’accès à la bibliothèque, il serait devenu fou. « Moi, je pense que c’était une bonne idée. Je ne veux pas parler à la place des autres.

— Les avis doivent varier. Pour certains, vous êtes un héros, pour d’autres, une menace ambulante. Pendant l’épisode où vous étiez l’ennemi public numéro un, j’ai craint d’être limogé. » Le directeur eut un petit rire. « Heureusement, il faudrait être fou pour accepter de me remplacer.

— C’était exquis. » Porter le chapeau pour la tentative d’assassinat sur la personne du président des États-Unis n’avait pas été une partie de plaisir.

« Je l’imagine. Pendant quelques jours, j’ai bien cru que j’aurais de nouveau le plaisir de votre compagnie dans les murs de notre chère institution. »

Le BCI ne l’aurait certainement pas eu vivant, mais inutile de le faire remarquer. Sullivan se contenta d’un grognement.

« Je n’ai pas souvent l’occasion de discuter avec un de mes anciens détenus après sa réinsertion. Qu’est-ce qui vous amène ici, monsieur Sullivan ?

— J’ai déposé une demande auprès du Bureau.

— Oui, monsieur Hoover m’a écrit. Sa lettre, assez mystérieuse, laissait entendre que vous travaillez sur un projet important. Rien dans quoi le Bureau soit directement impliqué, mais d’une importance vitale malgré tout.

— C’est vrai. » Hoover, Sullivan l’aurait parié, ne croyait pa vraiment à l’existence de l’ennemi, mais il s’était senti obligé de lui faire une fleur. Et, naturellement, le directeur du FBI devait se frotter les mains à l’idée que Jake Sullivan, le lourd incontrôlable à la triste réputation, allait s’isoler à l’écart de tout journaliste.

« Je suis intrigué, je l’admets. De quelle nature est donc votre mystérieux projet ? »

Localiser un horrible monstre extraterrestre avant qu’il puisse contacter son papounet et détruire la planète. « Je ne peux pas en parler.

— Hoover m’en avait prévenu. » Le directeur se pencha en avant, l’air suspicieux. « Mais alors qu’attendez-vous de moi ?

— J’attends… quelqu’un. »

Sullivan sortit de son manteau les papiers signés par un juge fédéral et les tendit à son interlocuteur, qui les examina, plus incrédule à chaque ligne. « Vous n’êtes pas sérieux ! Ce prisonnier… Le libérer ? Pourquoi…

— Je forme une équipe pour entreprendre une mission capitale. J’ai besoin de gens doués, si vous voyez ce que je veux dire. Nous sommes capables d’à peu près tout. Mais ce particulier-ci dispose de compétences rares dont j’ai grand besoin.

— Il est dangereux.

— Il se sentira donc comme chez lui parmi nous.

— Vous savez que…

— J’ai entendu parler de lui. Il était déjà là quand je suis sorti.

— N’espérez pas pouvoir le contrôler, Sullivan. Il s’introduira dans votre tête.

— Ce n’est pas un liseur.

— Ça revient au même. » Le directeur fit passer son cigare de l’autre côté de sa bouche. « Il n’est pas comme vous, Sullivan. Vous relâcher, c’était une chose. N’importe quel juriste, en examinant votre dossier, comprenait que vous vous étiez fait avoir. Un héros de guerre s’en prend à un shérif pourri dans une ville pourrie, et, sous prétexte que les actifs font peur, sert d’exemple. Je regrette de ne pas m’en être aperçu plus tôt. Les autres détenus, dans leur très grande majorité, ont leur place ici. Y compris ce Wells. C’est un tueur, rien d’autre qu’un tueur enragé.

— Désolé, monsieur le directeur. Là où je vais, j’en ai bien peur, j’aurai besoin de tueurs enragés. »

Les cellules d’isolement étaient du côté des gravières. Sullivan y avait passé pas mal de temps. On s’y retrouvait automatiquement après une bagarre, qu’on l’ait déclenchée ou subie. Bagarre, zou, au trou. Et Sullivan, le plus coriace des gros durs de Rockville, était dans la ligne de mire de tous les voyous qui convoitaient son titre. Ça ne l’avait pas tant dérangé : au trou, on est tranquille pour réfléchir.

Ces trous portaient bien leur nom. Ce n’étaient que des puits de trois mètres creusés à même la roche, avec une plaque de fer de quatre cents livres en guise de toit. Un costaud comme Sullivan n’avait même pas la place de s’y allonger. On y faisait tenir un prisonnier, un seau pour y chier et des tas de caillasses. Une fois par jour on y faisait descendre un seau propre avec le rata et un peu d’eau, puis on remontait l’autre seau pour le rincer et le redescendre le lendemain avec la bouffe. Quand les gardiens le décidaient, ils déroulaient une échelle de corde. L’été, ça allait encore, mais les hivers dans le Montana étaient très rudes. L’hiver, à Rockville, on se bagarrait moins.

Le directeur avait prévenu par téléphone. Dix gars attendaient devant l’un des trous, certains munis de filets et d’autres de bâtons en Bakélite terminés par un crochet métallique.

« C’est quoi ? » demanda Sullivan en désignant les armes bizarres.

Le gardien tapota l’extrémité carré de son outil. « Un aiguillon à bétail. Électrifié. Faut bien ça. Ce type, les balles lui rebondissent dessus.

— Ce ne sera pas nécessaire. Écartez-vous pendant que je lui parle.

— Le directeur nous a dit que tu voudrais faire à ton idée. C’est ton enterrement, pas le nôtre. » Le chef haussa les épaules. « Reculez, les gars. »

Tous obéirent, bien que les regards noirs de certains aient prouvé qu’ils se souvenaient du bon vieux temps. Même tout propre, sans l’uniforme rayé, sans le boulet à la cheville, Sullivan était reconnaissable. Il n’avait jamais cherché de noises à ses geôliers. Ce n’étaient que des employés chargés d’un boulot difficile, et Sullivan ne leur en voulait pas. Mais, pour eux, on restait taulard à vie, et il aurait fallu être stupide pour se fier à un taulard.

Jake attendit que les gardes soient hors de portée de voix pour annoncer sa présence au prisonnier par des coups de pied sur la plaque en fer. « Salut.

— Qu’est-ce que vous voulez ? » Le timbre était étouffé par l’épaisseur du métal.

« Je veux discuter, docteur. »

Une longue pause. « On m’appelle docteur maintenant, alors ?

— Vous avez le diplôme, vous êtes aliéniste, alors je vous appelle docteur. Non ?

— J’ai dû m’habituer au titre de “détenu”. »

Sullivan n’avait pas oublié ses séjours au trou : une lumière très chiche filtrait seulement par les trous d’aération, et la libération s’accompagnait d’une douleur aveuglante. « Fermez les yeux. Le soleil brille. » Puis, recourant à une infime parcelle de son pouvoir magique, il dégagea le carré de fer rouillé.

Le soleil envahit le trou. « Oh. Ça fait mal.

— Je vous avais prévenu. » Sullivan laissa tomber l’échelle de corde. « Montez.

— Donnez-moi une minute pour me rendre présentable.

— Prenez votre temps. »

Le prisonnier se frotta les jambes et les bras pour rétablir la circulation, puis entreprit de grimper à l’échelle. Sullivan ne lui proposa pas de l’aider : après des jours entiers au trou, le type était d’une saleté repoussante, et il ne tenait pas à abîmer son costume. Ou, pire, à risquer une bagarre avec un massif réputé pour son agressivité.

Je suis bien placé pour dire ça. Sullivan n’était pas « réputé » pour son agressivité ; il était célèbre dans tout le pays. N’empêche, je refuse de salir mon costume neuf. Bras croisés, il laissa le prisonnier le rejoindre. Pour un type capable de modifier sa densité, et si doué que même les gardiens de Rockville le redoutaient, il n’était pas bien impressionnant : taille moyenne, mince, rien de spécial. Sullivan lui rendait une demi-tête et faisait deux fois sa carrure.

Wells cligna des yeux un moment pour s’habituer à la lumière, après quoi les deux hommes restèrent plantés face à face en se dévisageant. La crasse dissimulait l’âge réel du docteur, mais les dossiers du BCI indiquaient trente-cinq ans, à peu près comme Sullivan. Pour l’instant, il en paraissait dix de plus. Le trou produisait cet effet. Wells avait les tempes dégarnies. Il se passa une main dans les cheveux, qu’il avait déjà rares, et parut étonné de les trouver couverts de sang séché. « Veuillez excuser mon apparence. L’établissement laisse à désirer. »

Sullivan s’était attendu à un personnage nerveux : le BCI le qualifiait de « génie imprévisible ». Mais Wells était calme, presque trop serein. « Laissez-moi vous…

— Attendez. » Il leva une main couverte d’éraflures suite à l’altercation qui l’avait envoyé à l’isolement. « Ne me dites rien. Ça fait trois jours que je n’ai rien de neuf pour m’occuper le cerveau. Permettez-moi de déduire les raisons de votre présence. »

Sullivan n’était pas pressé. La Voyageuse venait d’être inaugurée, et le capitaine Southunder avait besoin de temps pour la roder et tout vérifier. Elle ne pourrait pas quitter l’aérodrome de Billings avant une heure ou deux. « Si ça vous fait plaisir.

— Je présume que vous ne travaillez pas ici ?

— Nan. »

Wells eut un regard vers les gardiens inquiets. « Vous me parlez seul, et le directeur est beaucoup trop méticuleux pour ne pas vous avoir informé de mes talents. Vous n’avez donc pas peur de moi, et vous ne semblez pas tendu.

— Je devrais ? » Sullivan le laissait s’amuser.

« Ça dépend. » Wells aperçut la plaque métallique, d’habitude déplacée par trois ou quatre gars solides. « Vous êtes une brute, de toute évidence…

— Axiome intéressante. »

Wells se remit à examiner Sullivan. « Non. Pas une brute. Vous avez la morphologie d’un lourd. Tous les lourds jamais identifiés sont grands, carrés, robustes. »

Sullivan hocha la tête. « Je préfère “pousseur de gravité”. C’est plus respectable.

— Et moi, je préfère “psychologue” à “aliéniste”. Mais la plupart des lourds n’y attacheraient aucune importance. Statistiquement, les lourds obtiennent des scores assez faibles sur l’échelle d’intelligence de Stanford-Binet. Ils sont lents. Vous êtes une anomalie. Sans doute un autodidacte… Ne me regardez pas comme ça. Votre emploi du mot “axiome” suggère que vous avez lu le mot sans beaucoup l’entendre ; vous n’avez donc pas fait d’études. C’est masculin, pas féminin. “Axiome intéressant”. »

Sullivan haussa les épaules. « Je prends note. » La fac, il n’y avait jamais mis les pieds, et, franchement, certains des pires crétins qu’il connaissait étaient bardés de diplômes prestigieux. Cela dit, Sullivan avait lu plus de livres qu’à peu près tout le monde. Ça aidait, de pouvoir s’envoyer un gros volume en moins de temps qu’il n’en fallait à un type normal pour lire le journal.

Wells parlait vite. Il raisonnait encore plus vite. « Vos vêtements sont neufs, coûteux. On pourrait en conclure que vous gagnez bien votre vie, mais vous n’avez pas l’air à l’aise dedans. Beau costume, pourtant vous n’avez pas pris la peine de vous raser. Vos cheveux sont trop longs : vous ne vous souciez guère de votre apparence. Mais je suis à l’ombre depuis un an, je ne suis pas au courant de la mode. Je vous sens trop occupé pour perdre votre temps avec des détails esthétiques. Le costume, on vous l’a acheté pour vous rendre présentable. Un employeur ?

— Pas exactement. » Francis Stuyvesant, sachant que Sullivan allait devoir recruter toute une équipe, avait chargé l’un de ses innombrables larbins de lui trouver un costard. Bien agréable, le sur-mesure, après tant de frusques d’occasion.

« Mais je chauffe. C’est un cadeau. Pas vos chaussures. Elles sont solides et confortables plutôt qu’élégantes.

— On ne sait jamais quand il faudra courir après quelqu’un.

— Courir après quelqu’un, pas prendre la fuite. Ça en dit long sur votre état d’esprit. Quoi qu’il en soit, ces souliers ne vont pas avec votre costume. » Wells l’examina un instant puis s’écarta de quelques pas. « Vous n’êtes pas armé, mais votre veste est conçue pour dissimuler une arme à feu portée à la hanche droite. Une grosse, je dirais. D’ordinaire, vous avez donc… non pas un pistolet d’homme du monde, mais un flingue de professionnel. Cette tenue est trop coûteuse pour un salaire de policier.

— J’ai peut-être un oncle fortuné ?

— Vous ne parlez pas comme un héritier. Votre élocution manque de raffinement. Vous ne me faites pas l’impression d’un nouveau riche, avec votre figure de boxeur.

— Mon nez a intercepté pas mal de mains.

— Un bagarreur. Je remarque des cicatrices sur vos phalanges. » Sullivan, machinalement, serra les poings. « Un ancien soldat. Quand ils sont mal à l’aise, les soldats adoptent une posture caractéristique…

— Je commence à comprendre pourquoi vous vous êtes autant battu dans cette baraque.

— Oui. Heureusement que je suis indestructible.

Presque indestructible. Nous sommes tous mortels, doc. Avec certains, ça demande juste un peu plus d’efforts.

— La Grande Guerre, vu votre âge… L’emploi le plus probable, pour le lourd de base, c’était le travail manuel. Les lourds, on en trouve sous les sabots d’un cheval.

— Ouais. On est nombreux. Vous, non.

— Il y a peu de chances que vous recroisiez jamais quelqu’un comme moi », dit Wells avec un soupçon de fausse modestie.

Sullivan se retint de sourire. Wells était malin, mais moins qu’il ne le croyait. Jake était l’un des seuls actifs en vie à se jouer des frontières entre différents types de magie. Manipuler sa propre masse, il savait faire. « Nan. J’ai croisé un massif, dans ma jeunesse. Pas de quoi se relever la nuit. Ça s’écrabouille comme un homme normal.

Cependant, coupa Wells, pendant la Grande Guerre, vous n’étiez pas ouvrier. Votre attitude combative me fait penser au second poste le plus probable pour les lourds : l’artillerie mobile. »

Wells était aussi clairvoyant que le dossier du BCI le laissait entendre. « Mitrailleur.

— Premier volontaire, alors. » Wells leva une main sale pour interrompre l’exclamation de surprise de Sullivan. « L’AEF n’employait pas la même terminologie. Mitrailleur, dans l’AEF, ça voudrait dire que vous faisiez partie d’une équipe de servants, mais personne ne gâcherait un lourd capable de travailler seul. Le général Roosevelt recourait à des lourds comme mitrailleurs. Je parie que vous portiez une armure.

— J’aurais dû prétendre avoir bossé comme mécano à bord d’un dirigeable, histoire de voir ce que vous auriez élaboré comme théorie.

— Les mensonges, et plus précisément le type de mensonge choisi, m’aident justement à cerner les processus mentaux des sujets. » Wells faisait les cent pas autour de lui. « Vous n’êtes pas employé ici, mais vous n’affichez pas la nervosité habituelle des visiteurs. Non… Vous connaissez Rockville, mais pour des raisons… » Wells s’interrompit un instant avant de gueuler « Détenu ! » du ton autoritaire cher aux gardiens. Sullivan haussa un sourcil.

« Hum… Une petite réaction. Soit j’ai tort, soit vous n’êtes pas homme à surréagir. Mais je n’ai jamais tort… Je sais qui vous êtes. Monsieur Jack Sullivan, lourd. »

Impressionnant. « Bien joué, doc. Vous vous produisez en public ? »

Wells s’inclina. « Ce n’est rien. Vous êtes une légende, ici.

— Tuer douze hommes à mains nues, ça crée une légende.

— Douze seulement, en six ans ? » Le sourire de Wells était dénué de toute émotion. « J’en suis à la moitié. En un an. »

Ce n’était qu’une estimation. Jake n’avait pas tenu le compte. « Euh… félicitations ?

— Alors, monsieur Sullivan, voulez-vous que je devine ce qui vous a conduit dans notre pittoresque Montana pour me rencontrer ? Je l’admets, je m’attendais à découvrir la raison de votre venue bien avant votre identité. Je ne tablais pas sur une célébrité.

— Épargnez-moi vos petits tours de magie. J’ai une mission à remplir, et je pense avoir besoin de vous dans mon équipe.

— D’un massif ? Mon pouvoir est certes fort rare.

— Ça peut servir, mais non. J’ai besoin d’un aliéniste.

— D’un psychologue.

— Tant que vous me traiterez de lourd, je vous traiterai d’aliéniste.

— Pourquoi moi, monsieur Sullivan ? Oui, je suis le meilleur, mais j’ai des collègues forts compétents qui, eux, ne vont pas passer les vingt prochaines années derrière des barreaux. Vous êtes face à un problème logistique.

— Vous croyez me connaître ? Moi aussi, j’en sais long sur votre compte. Je sais que, par ennui, vous avez arnaqué des patients trop crédules et qu’on vous a radié de l’ordre. Vous vous retrouvez à gagner un million de dollars dans la contrebande d’alcool depuis le Mexique. Ensuite, la police vous arrête. Selon les médecins de Rockville, vous êtes un sociopathe. Je sais que seul votre nombril vous intéresse. Je sais que vous tuez dès que ça vous arrange. Vous considérez la vie comme un jeu, et les gens comme des pièces sur l’échiquier. D’ordinaire, rien de tout cela n’enthousiasmerait un employeur potentiel.

» Mais vous êtes un génie capable de prédire les actes d’autrui. On m’assure que, tant que le défi vous stimule, vous êtes inégalable dans l’art de deviner les plans d’un adversaire. Sur ce point, on ne tarit pas d’éloges sur vous.

— Qui au juste ? demanda Wells d’un ton méfiant.

— Un ancien confrère qui avait sur vous un dossier épais comme le doigt. » Sullivan exagérait, mais il y avait quelques pages pertinentes dans les paperasses récupérées par Faye avant que Mason Island ne disparaisse dans le trou noir. « Le docteur Bradford Carr. »

Pour la première fois, Sullivan discerna une étincelle d’émotion dans les yeux de Wells. Pas une émotion agréable. Le détenu se reprit immédiatement et s’arracha un sourire aimable. « Et comment va ce bon docteur ?

— Il est mort. Ah, c’est vrai, vous ne recevez pas les journaux, ici. Mes amis et moi l’avons écrasé. C’est comme ça que j’ai obtenu ses archives, où j’ai appris que vous étiez l’une des seules personnes qu’il redoutait. Il s’est suicidé. Il s’est pendu avec un lacet de soulier dans sa cellule.

— Charmant. Me voici intrigué. Que proposez-vous, monsieur Sullivan ?

— J’ai sur moi un document signé par un juge fédéral qui vous confie à ma garde. Chaque semaine où vous travaillez pour moi raccourcit votre peine de six mois.

— Je vois. » Wells fit mine d’y réfléchir. Mais, Sullivan le savait, ce n’était qu’une habitude destinée à cacher sa vivacité d’esprit, histoire de ne pas paraître trop effrayant. Un cerveau comme le sien ? Wells avait déjà fait les calculs. « Et, malgré ce que vous avez lu dans les dossiers du docteur Carr, vous me feriez confiance ? »

Sullivan renifla. « Par rapport à certains de vos associés potentiels, pas vraiment, non. Écoutez, gagnons du temps en évitant les menaces oiseuses. Si vous sabotez ma mission, je vous tue, on le sait tous les deux. Moi, ou l’un de mes copains très dangereux. Vous pourriez me retourner la menace, mais on se mettrait à tourner en rond, et nous n’avons pas que ça à faire.

— Rafraîchissant. Que se passe-t-il si je tente de m’échapper ?

— Aucun risque. Vous resterez jusqu’au bout, après quoi je me fous de ce que vous déciderez.

— Vous êtes bien sûr de vous.

— Un gars qui voit la vie comme un jeu, il rêve d’un défi à sa taille. Même Rockville, vous vous y plaisez, je parie, parce qu’y survivre est difficile.

— C’est palpitant, je le reconnais. » Wells baissa le regard sur son uniforme rayé. « Mais guère épanouissant en ce qui concerne l’élégance et l’hygiène. Néanmoins, votre offre est moins alléchante que vous ne le croyez. » Un coup d’œil aux gardiens nerveux. « Quand je serai las de vivre ici, j’aurai pour défi de trouver un moyen de m’évader.

— Je ne connais qu’un seul homme qui ait réussi à se faire la belle, et c’était un sosie. »

Wells rit dans sa barbe. « Si c’était à la portée du premier venu, ce ne serait pas un défi.

— Si vous visez la difficulté, j’ai mieux. Je peux vous offrir un adversaire que même un génie de votre trempe aura du mal à analyser. » Une dose de flatterie n’a jamais fait de mal à personne.

Wells eut besoin d’un moment pour se faire à cette idée. Pour quelqu’un dont le cerveau était une vraie machine de Turing, ce n’était pas rien. « Et ce défi, ce serait… ?

— De sauver le monde. »

Encore un rire. « Vous me prenez pour un idéaliste, monsieur Sullivan. Le sort du monde, je m’en fiche. Le monde est peuplé d’imbéciles. Votre appât, ce serait une guerre, je ne sais quel conflit à faire éclater ou à prévenir ? J’en bâille d’avance. Je préfère encore jouer les gladiateurs à Rockville. Un homme d’État, un seigneur de guerre à éliminer ? Ne vous fatiguez pas. Ces vaines entreprises, Bradford Carr en chargeait Corbeau.

— Corbeau est mort, lui aussi. C’est une longue histoire.

— D’une mort honorable, j’en suis sûr… Bonne chance, monsieur Sullivan. Je n’ai pas l’intention de me soumettre aux caprices d’inconnus. Je regagne mon trou. Ce soleil était bien agréable, mais l’isolement me permet de me réciter de la poésie. »

Au trou, Sullivan, lui, réfléchissait à la gravité. Des jours bien employés. « Comme vous voudrez, doc.

— Vous trouverez un liseur ou un mentaliste capable de deviner votre adversaire, ne vous en faites pas.

— Oh, un liseur, j’en ai un, mais je ne sais pas si sa magie opérera sur la créature. Si j’attends qu’elle prenne l’initiative, il sera trop tard. Il me faut quelqu’un qui puisse comprendre son mode de pensée, afin d’avoir un coup d’avance. »

Wells se figea en haut de l’échelle. « La créature ?

— Pas de bol. Malgré toutes vos belles déductions, vous avez présumé que l’ennemi était humain. »

Voilà qui retint l’attention du docteur. « Vous m’intriguez, décidément.

— Notre adversaire n’est pas originaire de notre planète.

— Un autre démon ? Même ici, j’ai appris ce qui s’était passé à Washington.

— Non. Ma créature, c’est elle qui provoque l’existence des démons. Elle dévore l’énergie magique et laisse derrière elle des planètes mortes. C’est une entité qui poursuit le pouvoir dans tout l’univers, et le fantôme du président m’a dit qu’elle venait chez nous. Elle n’est pas encore arrivée, mais, d’un jour à l’autre… Il faut qu’on l’arrête. »

Wells siffla entre ses dents. « Et c’est moi qu’on traite de dingue…

— Votre défi, c’est de comprendre comment repérer ce monstre pour que nous puissions l’éliminer. Un dirigeable dernier cri nous attend en ville. Quand notre capitaine sera certain que nous n’allons pas exploser en vol, nous partons envahir l’Imperium. Vous venez ? »

Wells lâcha l’échelle. « Je voudrais une cabine privée.

— L’espace à bord est limité. Vous aurez une couchette, comme tout le monde.

— Celle du haut ?

— Tope là. »

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