Épilogue

Mais dans ces rues sordides doit s’avancer un homme qui n’est pas sordide lui-même, qui n’est ni véreux ni apeuré. Dans ce genre de roman, le détective doit être un homme de cette trempe. Il est le héros, il est tout. Il doit être un homme complet, à la fois banal et exceptionnel. Il doit être, pour employer une formule un peu usée, un homme d’honneur – par instinct, par fatalité, sans même y penser et surtout sans le dire. […] Je le crois capable de séduire une duchesse et incapable de souiller une pucelle : s’il est homme d’honneur dans un domaine, il l’est dans tous.

Mon héros est relativement pauvre, sinon il ne serait pas détective. C’est un homme ordinaire, sinon il ne pourrait pas fréquenter les gens ordinaires. En matière de psychologie, il est perspicace, sinon il ne connaîtrait pas son boulot. Il se refuse à gagner de l’argent malhonnêtement et ne se laisse insulter par personne sans réagir comme il se doit, en gardant cependant la tête froide. C’est un solitaire ; sa fierté, c’est que vous le traitiez en homme fier – sinon, vous regretterez de l’avoir rencontré. Il parle comme un homme de son époque, c’est-à-dire avec un humour caustique, un sens aiguisé du ridicule, un profond dégoût pour le factice et un grand mépris pour la mesquinerie.

Le roman tel que je le conçois, c’est l’aventure de cet homme cherchant une vérité cachée, et ce n’en serait pas une si elle n’arrivait pas à un homme taillé pour l’aventure. […] S’il y avait assez d’hommes comme lui, le monde serait, je crois, un endroit où l’on vivrait en toute sécurité, mais pas trop ennuyeux cependant pour qu’on ait envie d’y vivre.

Raymond Chandler, Simple comme le crime, tr. Jean Bailhache.

Un an plus tard

Il s’était réveillé bien avant l’aube. Un baiser sur la joue de sa femme endormie, un regard dans le berceau de leur fils nouveau-né, puis il était sorti sur la pointe des pieds. Il avait entendu l’appel. L’heure était venue de regagner le monde : ils allaient avoir une journée chargée. Mais, d’abord, il avait besoin de réfléchir.

La maison n’était pas loin de la mer. Il marchait tranquillement. Il boitait un peu, à présent, sans doute pour le reste de ses jours. Les sortilèges de guérison lui avaient permis de survivre et avaient réparé le plus gros des dégâts. Le reste était entre les mains du temps.

La brume matinale était fraîche. Parfois, la nuit, on entendait les vagues. À part l’eau et le vent, le coin était calme. Parfait pour guérir, apprendre, se préparer. Un foyer rassurant, une région isolée. Ça lui plaisait.

Pas assez isolée, apparemment.

Toru Tokugawa l’attendait sur la plage, une épée à la main. Il donnait l’impression d’être installé depuis un bon moment.

« Je ne peux pas dire que ta présence m’étonne. » Sullivan s’arrêta à dix pas de lui, les mains dans les poches. « Je savais bien que le jour viendrait. »

Toru avait pris un coup de vieux ; à en croire les rumeurs, il n’avait pas chômé. Il portait des vêtements traditionnels, kimono et hakama foncés, avec un daisho passé dans l’obi et un long no-dashi à la main. Sullivan, à présent, connaissait tous ces termes : il avait beaucoup pratiqué le japonais ces derniers mois. Sa femme et lui voulaient que leur fils parle les deux langues.

Toru s’inclina pour le saluer. L’un dans l’autre, une attitude plutôt respectueuse. « Tu es difficile à trouver quand tu te caches, Sullivan.

— J’ai dit à l’Imperium tout entier que j’étais le diable… » Sullivan haussa les épaules. « Tes compatriotes sont partis en croisade contre tous ceux que ce diable aurait pu frôler un jour. Il n’aurait pas été malin de clamer sur tous les toits que j’avais survécu.

— Je suis intrigué. Comment as-tu fait pour survivre ? Le dernier sortilège de Saito a détruit le palais.

— Heinrich. Il s’est pointé, m’a attrapé, et on s’est estompés dans les fondations quand ça a pété. » Les jours suivants avaient été riches en émotions. Troué de partout, à peine capable de marcher, couvert de contusions, cherchant à quitter Shanghai alors que la ville s’effondrait autour de lui… « Et toi ?

— Un de mes frères, Hayate – un frère de sang, donc –, m’a fait voyager juste avant que le sortilège ne s’active… Mais tu savais que j’étais en vie.

— Je me suis fait discret, ce qui n’empêche pas de se tenir au courant. Ton histoire a fait le tour du monde. L’Imperium a appris qu’il s’était laissé berner, et tu as fait le ménage dans le nid de vipères. On t’a même promu au rang de premier garde de fer.

— J’ai proposé de me faire seppuku. L’empereur a refusé.

— Ça fait quel effet, passer de traître à héros national ?

— Je ne sais pas. Je n’ai jamais été un traître. » Toru rit doucement.

Sullivan secoua la tête en souriant.

Les deux hommes se turent un long moment. Toru se retourna pour regarder la mer. « La guerre a été courte mais coûteuse. Les derniers infiltrés se sont cachés dans les égouts, en haute montagne ou dans des marécages perdus. À présent, ce ne sont que des carnivores dangereux. On m’a laissé entendre que c’est la même chose dans d’autres pays. Là où la garde de fer n’a pas accès, le Grimnoir s’est chargé de les éliminer.

— On raconte que tu vas être nommé président.

— Non. Ce poste a été supprimé. Je servirai comme humble conseiller de l’empereur pour les questions stratégiques. Une fonction mineure. »

C’était un mensonge éhonté ou alors de la fausse modestie. « Tu parles ! Et quels conseils vas-tu donner ?

— La grande vision d’Okubo Tokugawa doit s’adapter. Maintenant que l’ennemi est prisonnier, l’avenir est moins sombre. Les écoles de l’Imperium n’existent plus. L’unité 731 a été dissoute. J’ai ordonné qu’on mette un terme aux expérimentations, et, pour l’instant, nous allons stabiliser et renforcer nos frontières plutôt que chercher l’expansion. Mais j’en ai déjà trop dit… Tu savais que l’Imperium a décidé de se retirer de Shanghai ?

— Je l’ai entendu dire.

— Pendant que l’armée s’occupait des infiltrés, un jeune Chinois charismatique a réussi à unifier les factions rivales en une résistance organisée. La section impériale est en ruine et le conseil a estimé que, d’un point de vue économique, il n’était plus rentable de s’impliquer dans la gestion de la ville.

— Shanghai mérite enfin son nom de cité libre. » Sullivan retenait un sourire. Bien joué, Zhao.

« Il a de la chance de m’avoir rendu mon cendrier… » Toru secoua la tête. « Et tu sais que Dou-les-Grandes-Oreilles a été assassiné ? Une affreuse guerre des gangs a éclaté après notre départ. Le nouveau chef des Verts est un homme de l’ombre qui se fait appeler l’Aliéniste. »

Ça, c’était une nouvelle. Personne n’avait vu Wells depuis la bataille. « Je l’ignorais. Il n’a pas dû vouloir retourner à Rockville… Même si Rockville n’existe plus.

— Et toi, Sullivan ? À quoi t’es-tu consacré ?

— Tu me connais. Lu des livres, joué avec des sortilèges. Rien d’important.

— Mais bien sûr… monsieur l’ancien. »

Le réseau d’espionnage impérial était meilleur que Sullivan ne le pensait. Lui-même avait reçu la proposition très peu de temps auparavant. « Je n’ai jamais aimé les titres ronflants.

— Et quels conseils vas-tu donner ?

— Je suis avant tout un homme de terrain, mais, si les écoles de torture de l’Imperium sont fermées et si les délires eugénistes ont pris fin, je conseillerai… la retenue. »

Toru hocha la tête. « Une position pleine de sagesse. »

Deux anciens étaient morts pendant la guerre contre les infiltrés. Browning en avait remplacé un, et qui était plus indiqué pour occuper le septième siège que l’homme qu’ils auraient dû écouter dès le début ? Montand avait voté pour lui avant de démissionner. Churchill également l’avait soutenu. Le vote décisif était venu de l’Américain déjà en poste, et Sullivan avait découvert, à sa grande surprise, qu’il s’agissait de William Donovan, le nouveau directeur du BCI. Avec un chevalier à ce poste clé, le Grimnoir avait réussi à saboter le plan de Roosevelt visant à enregistrer et contrôler les actifs. Le gouvernement ne s’était aperçu de rien. Sullivan devait le reconnaître : le Grimnoir voyait loin.

« Je dois savoir une chose avant d’en finir. Qu’est devenue l’ensorcelée ? »

Bien sûr, elle intéressait les espions impériaux. Après tout, elle avait sauvé le monde. « Elle n’est plus l’ensorcelée.

— J’ai entendu des rumeurs.

— Elles sont fondées. Faye n’est plus une voyageuse. Ce pouvoir était lié à sa malédiction, et elle l’a perdu en emprisonnant l’ennemi.

— Plus une voyageuse… Je l’ignorais. Un jour, peut-être, l’ennemi réussira à s’échapper, mais l’humanité entière a une dette envers cette jeune femme.

— Elle va bien. »

Faye n’était plus la première active du monde, mais elle restait sans doute la plus maligne. L’Imperium n’avait pas besoin d’apprendre qu’elle était une engrenage et qu’elle développait la magie dans des directions révolutionnaires. Surtout depuis qu’elle avait appris à se connecter à différentes régions du pouvoir, ce qu’elle appelait plier la magie. La dernière fois que Sullivan avait parlé avec Francis, celui-ci lui avait dit que la petite était déterminée à voyager de nouveau. Elle réussirait, il n’en doutait pas. Elle avait perdu une partie de son talent, d’accord, mais elle n’avait pas fini d’épater son entourage. Après avoir sauvé le monde, elle comptait l’améliorer.

Toru, étonnamment, paraissait ému par le sacrifice qu’elle avait consenti. Certains actifs tenaient à leur magie plus qu’à leur vie. « Comment supporte-t-elle cette perte ?

— Elle est plus forte que nous… Mais passons. Toru, tu n’es pas venu évoquer le souvenir de vieux amis. D’ailleurs, elle n’a jamais pu te blairer.

— Ça, c’est vrai… » Toru contemplait les vagues qui se fracassaient sur les rochers. « Je suis venu finir ce que nous avions commencé. Il faut décider une fois pour toutes qui de nous deux est le plus grand guerrier. »

Sullivan sortit les mains de ses poches. Son pouvoir était prêt. « Ce n’est pas obligé de se terminer comme ça. »

Toru brandit la longue épée toujours dans son fourreau. « Sais-tu comment j’ai appris que tu n’étais pas mort, Sullivan ? Non ? » Il leva la lame à deux mains comme pour en trouver le point d’équilibre. « Ceci est le no-dashi de Sasaki Kojiro, et il a appartenu à mon père. À l’époque où je l’ai trouvé sur Mason Island, j’ai cru à un signe de l’approbation de mon père. Cette découverte, à ce moment-là, était très importante pour moi.

— Je ne l’avais pas reconnu. » Sullivan n’avait retenu qu’une chose quant à cette arme : Toru allait s’en servir pour essayer de le tuer.

« Quand j’ai été fait prisonnier, à Shanghai, elle était toujours à bord de la Voyageuse. Tout comme ceci… » Toru posa une main sur le katana et le dégaina lentement. Un mètre d’acier mortel. « À l’époque, il était en deux morceaux. Depuis, on m’a réhabilité, je l’ai fait réparer. Ces deux lames auraient dû être perdues à jamais. Comment se sont-elles retrouvées en ma possession ? »

Southunder avait posé la Voyageuse sans trop de casse et l’avait planquée jusqu’à ce que le chaos s’apaise en Chine. Heureusement, l’Imperium avait d’autres soucis ; Sullivan et ses compagnons avaient pu rejoindre les pirates et décamper. « Quand nous sommes rentrés chez nous, j’ai appris que tu avais réintégré la garde de fer. J’ai tiré quelques sonnettes, et un diplomate s’est chargé de te rapporter ton matos.

— Pourquoi ?

— J’étais là quand tu as brisé ton épée. Tu as dit que tu la réparerais le jour où tu retrouverais ton honneur… » Sullivan haussa les épaules. « Pourquoi empêcherais-je un homme de reconstruire sa vie ?

— Quand je les ai reçus, j’ai su que c’était ton œuvre, et donc que tu n’étais pas mort. »

Toru lança à Sullivan la plus grande des deux armes.

Jake la saisit d’une seule main. Elle était beaucoup plus légère qu’elle ne le paraissait. « Sans vouloir manquer de respect à tes traditions à la noix, je ne tiens pas à me battre en duel. La dernière fois que j’ai manié l’épée, je me suis couvert de ridicule. Si on se bat, je t’écrabouille à coups de gravité, point à la ligne.

— C’est un cadeau. » Toru rengaina son katana. « Garde-la en souvenir de notre bataille contre l’ennemi.

— Je ne risquais pas de l’oublier.

— Je voulais savoir qui était le plus fort… Je crois que nous connaissons la réponse. » Toru s’inclina profondément.

Sullivan lui rendit son salut.

« Un jour, nos deux nations entreront en guerre, ou bien le Grimnoir et la garde de fer s’affronteront à nouveau. Ce jour-là, si nous nous battons l’un contre l’autre, nous réexaminerons la question… D’ici là, bonne chance, Sullivan. »

Toru Tokugawa, premier garde de fer, tourna les talons et s’en fut.

Jake Sullivan, ancien de la société du Grimnoir, regarda le soleil se lever, l’épée à la main.

Un jour, il la donnerait à son fils.


FIN
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