Chapitre 19

J’estime depuis longtemps que les grandes nations ne sont que des couvertures pour des individus aux vastes ambitions qui détiennent un pouvoir effectif par leur capacité à rester invisible tout en œuvrant dans les coulisses de l’État. Mais je ne me doutais pas qu’ils étaient littéralement invisibles.

Buckminster Fuller, correspondance personnelle, 1933.

Drew Town (New Jersey)

L’appel était urgent. Les anciens contactaient tous les chevaliers du Grimnoir, dans le monde entier. Peu importait où ils se trouvaient, qui ils étaient, leur âge ou leur état de santé, s’ils étaient solitaires ou faisaient partie d’un groupe : tout le monde sur le pont. Tous n’étaient pas des combattants, mais il fallait aussi aller prévenir les autorités locales, et par tous les moyens. S’il fallait jeter des pierres sur le Kremlin, hop. Réveiller la milice. Charger les fusils. En l’absence de fusil, trouver des flambeaux et des fourches.

Francis n’avait jamais reçu de message pareil.

L’annonce était assez simple : les anciens n’avaient pas connaissance des détails. Ils pensaient que des troubles allaient éclater, surtout dans les territoires habités par des actifs. Toutes les régions où se concentrait beaucoup de magie étaient des cibles potentielles. Des cibles de quoi, on n’en savait trop rien. On ignorait la nature exacte de la menace. Un chevalier qui restait anonyme les avait prévenus que tous les magiques étaient en danger.

Francis aurait mis sa main à couper que Faye était mêlée à cette affaire…

John Browning, responsable du Grimnoir aux États-Unis, affectait ses chevaliers aux zones à risque. Il avait fait prévenir discrètement tous ses amis et alliés dans la police et l’armée. Discrètement, oui ; il fallait à tout prix éviter que le BCI se persuade que les actifs préparaient un soulèvement. Une fois par an, ça suffisait.

Dès que Francis eut reçu le message, il sut où aller. Une menace inconnue prête à fondre sur les actifs s’intéresserait forcément à la ville édifiée pour eux et décrite comme un paradis.

Dan Garrett gara la voiture dans les bois juste avant Drew Town. Jane ouvrit le coffre pour en sortir les flingues. Quand on ne savait pas à quoi s’attendre, autant apporter des armes et des amis armés. Francis prit le M1917 Enfield et une bande de munitions qu’il se mit en bandoulière. Ils étaient vêtus en chasseurs et, au fond, partaient bel et bien chasser.

« On y va en sourdine. On se promène dans les bois, on choisit un bon poste pour observer la ville. » Dan récupéra un sac à dos. « J’ai les sandwiches.

— Apporter à manger, comme c’est malin de ta part, dit Jane en attrapant un étui de guitare. Moi, je n’ai pris que ce pistolet-mitrailleur Thompson.

— La femme idéale. »

Des phares approchaient mais, au lieu de continuer en direction de la ville, ils ralentirent et s’arrêtèrent derrière eux. « On attend quelqu’un ? demanda Francis.

— Les autres sont tous occupés ailleurs.

— Si ce sont les flics, on va chasser le coyote.

— On en élève de gros dans le coin, on dirait, soupira Dan devant le gigantesque fusil automatique Browning qu’il extrayait de la voiture. Ne vous inquiétez pas. Je leur ferai avaler nos salades. »

Un claquement de portière. Une silhouette entre les arbres, qui avançait à pas de loup, sans lampe torche, mais sans non plus chercher à se cacher. « Francis ? C’est vous ? » Une voix de femme.

« Hammer ? Qu’est-ce que vous foutez ici ?

— Je vous suis !

— Merveilleux, grogna Dan. La seule personne que je sois impuissant à séduire. »

L’agent du FBI s’approcha jusqu’à ce que les chevaliers la voient nettement dans le clair de lune. « Hoover m’a ordonné de vous prendre en filature. Il dit que le Grimnoir mijote quelque chose. » Un regard vers le coffre ouvert et les armes amoncelées. « Il a raison, visiblement. Écoutez, je sais où nous sommes et, vu les circonstances, je sais ce que vous mijotez. Je pourrais ordonner à mes gars de vous arrêter sur-le-champ, mais je vous aime bien. Je vais plutôt essayer de vous dissuader.

— Nous dissuader de quoi ?

— Oh, vous débarquez à Drew Town, le bled qui symbolise tout ce contre quoi vous vous battez, pile quand le concepteur du projet vient le visiter ? Moi non plus, je ne l’aime pas, ce salopard d’engrenage. C’est un filou, un opportuniste, et je ne crois pas l’avoir entendu prononcer une seule phrase complètement honnête. Mais, à lui chercher des poux dans la tête, vous ne réussirez qu’à vous faire des ennemis. »

Francis poussa un soupir. « Hammer, allumez votre détecteur de mensonges et écoutez. Je me contrefous du petit copain de Roosevelt. Si on est là, c’est à cause d’un message évoquant une menace sur les lieux où beaucoup d’actifs sont réunis. Je n’en sais pas plus, mais ça sent très mauvais. » Une migraine atroce lui fendit le crâne. « Oh, nom de Dieu, sortez de ma tête. C’est bon ?

— Vous dites la vérité. Ouf. J’ai eu peur que vous ne preniez une initiative idiote. Ça ne me plaisait pas. »

La migraine s’évanouit quand elle désactiva son pouvoir. « Génial. Maintenant, retournez voir votre patron chéri et expliquez-lui que les gentils c’est nous. On monte la garde au cas où il se passerait… un truc.

— Un truc. » Hammer désigna un Winchester 1912 à canon court. « Vous allez vous en servir ? demanda-t-elle à Jane.

— J’ai déjà les mains prises.

— Je peux l’emprunter ? » Elle souleva le fusil à pompe, l’examina et fit monter une balle dans la chambre avant d’ouvrir une boîte de chevrotines pour en remplir ses poches. « Un “truc”, avec le Grimnoir, on sait ce que ça donne. Votre dernier “truc” a piétiné la moitié de Washington. » L’agent Pemberly Hammer, du FBI, s’enfonça entre les arbres. « Venez. J’ai visité les lieux la semaine dernière avec monsieur Hoover. Je connais une colline d’où on voit pratiquement toute la ville. »

Les trois chevaliers la suivirent des yeux. Dan souleva son BAR et le sac à dos. « J’aurais dû faire plus de sandwiches. »

Cité libre de Shanghai

Toru n’avait jamais vu ce souvenir-ci.

Okubo était dans son bureau, assis sur un tatami. Les portes ouvertes donnaient sur un jardin immaculé. Il regardait des pétales de fleur voguer sur le ruisseau. Inspiré, il demanda à ses domestiques de lui apporter son écritoire. Il posa la plume sur le parchemin dans l’espoir de fixer l’instant dans un poème.

Hatori attendait patiemment que son seigneur ait fini d’écrire. On n’interrompait pas le plus grand sorcier du monde quand il décidait de composer de la poésie. Okubo barra un vers, l’air mécontent. Parfois, même les plus grands s’agaçaient quand les mots leur échappaient.

« Les petits moments de beauté… Un guerrier peut les juger insignifiants, surtout par rapport aux événements grandioses autour de nous, mais il importe de prendre le temps de les apprécier », expliqua Okubo en se remettant à écrire. Un homme de son rang n’avait pas besoin de s’excuser ; il ne parlait que parce qu’il en avait envie. « Pour frapper avec un cœur pur, un guerrier doit comprendre ce qu’il affronte.

— Bien sûr, monseigneur, dit Hatori d’une voix trop grave.

— Pourquoi te bats-tu ? »

La question le prit au dépourvu.

« Qu’est-ce qui t’amène ici, mon fils ? »

Hatori avait disparu. Toru n’était pas témoin d’un souvenir. Il était assis devant son père. Il se figea. Son sang gela dans ses veines. Son estomac se noua. S’apercevant qu’il ne s’était même pas incliné, il colla son front au sol. « Pardonnez-moi, président !

— Redresse-toi, Toru. Cette déférence n’est pas nécessaire. Je n’occupe plus les fonctions de président : je suis mort. Je ne suis qu’un fantôme incapable de trouver le repos comme de quitter ce monde. »

Toru releva la tête. Ses yeux débordaient de larmes. « Je n’ai pas été à la hauteur.

— Si. C’est moi qui ai échoué. En contemplant l’avenir, j’ai essayé de modeler le monde à mon image. Concentré sur mes desseins, j’ai négligé les ténèbres nichées dans mon entourage. J’ai souvent dit qu’il ne fallait pas sous-estimer l’ennemi ; pourtant, je suis tombé dans le piège. Quand je me préparais à résister à sa puissance redoutable, j’oubliais qu’il était capable de ruse et de subtilité.

— Tout est donc perdu ?

— Non. Tu n’es pas mort, même si tu n’en es pas loin, et tant que son cœur bat le guerrier peut frapper. Ta tâche n’est pas accomplie. » Okubo Tokugawa se leva pour aller poser une main sur l’épaule de Toru. « Tu es mon fils. Je ne peux plus me battre, mais tu serviras à ma place. Je n’ai pas choisi de successeur avant de mourir. C’est l’hubris qui m’a poussé à commettre cette erreur. Le sort t’a placé au cœur des événements ; tu as préféré la vérité à la gloire, l’honneur à la tradition. Tu as prouvé que tu es digne d’être mon héritier. La survie de l’Imperium repose sur tes épaules. L’avenir du monde dépend de tes actes. L’avenir de notre famille est entre tes mains. »

L’émotion étranglait Toru, qui eut le plus grand mal à répondre. « Je n’échouerai pas.

— Ton dévouement est une leçon pour moi. J’ai beaucoup de regrets ; l’un est de ne pas avoir vu la grandeur de certains de mes descendants. Je suis content de toi, Toru… Quand tu m’appelleras, à l’instant suprême, je te donnerai la force.

— Je n’échouerai pas ! s’écria Toru.

— Réveille-toi. »

« Réveille-toi ! »

Une gifle. Toru entrouvrit les yeux avec un grognement.

Il était debout, maintenu par des chaînes autour des bras, des jambes et du torse. Au bout d’un moment, il s’aperçut qu’il portait toujours l’armure de Nishimura. Sauf le casque. Il voulut bouger, mais l’armure était désactivée et ses membres ne répondaient pas. Une magie inconnue le paralysait.

Le garde de fer qui l’avait frappé s’écarta. Toru se trouva de nouveau face à Okubo Tokugawa, mais celui-ci était l’imposteur. L’adversaire. Le pion de l’ennemi. Comment ses anciens compagnons pouvaient-ils se leurrer ? Il aurait craché au visage de Saito, mais sa bouche était trop sèche.

L’usurpateur portait son grand uniforme, tout couvert de médailles et de galons. « Et voici le traître, cracha-t-il. Lamentable. Tu étais la crème des gardes de fer, l’élite des guerriers de l’Imperium, et tu te retrouves au fond d’une oubliette, enchaîné comme un banal criminel.

— Je ne suis pas banal. » Toru serra les dents pour se concentrer. Il ne réussit même pas à serrer le poing. Il ne pouvait bouger que la tête. « C’est toi le traître, Dosan Saito, et je vais te tuer. »

Le geôlier n’attendit pas qu’on lui en donne l’ordre pour frapper Toru en plein sur la bouche.

L’imposteur sourit. « Économise ton souffle, Toru. Cet homme appartient à ma garde rapprochée, dont tous les membres ont déjà été… améliorés. »

Les yeux de Toru gémirent dans leurs orbites. Le garde de fer avait une apparence humaine, mais son regard était mort, insensible. Ce n’était plus qu’une marionnette de chair. Écœurant.

« Tu as essayé de semer en eux le germe du doute, comme Hatori avec toi. C’est ce que tu espérais accomplir en déboulant à Shanghai, je le sais. Tu comptais me faire peur. Tu voulais que tes élucubrations poussent mes guerriers à douter de leur président. Malheureusement, certains germes ont pris. Je ne peux le permettre. Je dois arracher le doute à la racine. C’est la seule raison pour quoi tu es encore en vie. »

Toru aurait voulu étrangler ce type, mais il était impuissant : sensation odieuse. « Pourquoi sers-tu l’éclaireur ? Tu étais l’ami d’Okubo Tokugawa !

— J’étais son ami, son confident, son conseiller. Je le connaissais bien mieux que toi. Tu es un gamin ridicule qui croit accomplir la volonté de son père, alors que c’est moi qui réalise son rêve. C’est l’Imperium que je sers, pas l’éclaireur. Et c’est l’éclaireur qui me sert.

— Alors tu es un imbécile. »

VLAN. Le garde de fer le frappa de plus belle. Ce devait être un massif pour avoir les mains si denses.

L’imposteur se tourna vers son acolyte. Ils communiquèrent sans parler, semblait-il, et le soldat s’écarta. Toru, accroché au mur, avait le nez et la bouche qui saignaient.

« Okubo haïssait l’ennemi. À raison. C’est un prédateur. Mais ton père croyait qu’il ne se laisserait pas dompter. À tort. Comme tous les animaux, comme la magie, on peut le dresser et le faire obéir. Pendant des années, j’ai gardé en secret un fragment de l’éclaireur vaincu. Je l’ai étudié, j’ai appris tout ce que je pouvais, fidèle aux ordres d’Okubo, et je me suis approprié sa force. Ce n’est qu’un être vivant, pas si différent du pouvoir. »

Toru avait cru que seule la malchance avait fait venir l’éclaireur en Asie deux fois de suite. En vérité, il n’en était jamais parti. « Tu te berces d’illusions.

— Non. L’ennemi, comme tous les êtres vivants, ne cherche que sa survie. Quand je lui ai parlé, j’ai compris ce qu’il voulait. Il est venu dévorer le pouvoir, comme autrefois sur d’autres planètes, mais uniquement parce que les intelligences auxquelles le pouvoir était connecté n’avaient pas atteint la rationalité. L’ennemi ne demande que de quoi se nourrir. En échange, il est prêt à nous donner tellement… L’accès à des capacités bien supérieures à tout ce que le pouvoir nous accorde, pour commencer.

— Qu’a dit mon père quand tu lui as exposé tout cela ? »

Saito gloussa. « Je ne suis pas si bête. Je n’en ai jamais soufflé mot à Okubo. Il croyait avoir détruit l’éclaireur. Je ne voulais pas briser ses illusions. J’ai attendu.

— L’ennemi t’a poussé à attendre. Il t’a contraint à tenir ta langue.

— Pas du tout. Okubo lui-même n’enseignait-il pas que le fort a pour devoir imprescriptible de contrôler le faible ? Je ne fais qu’observer cette philosophie. Le prédateur est fort. Le pouvoir est plus faible que lui ; il doit donc se soumettre. Le pouvoir n’est rien qu’un animal utile. Une volaille de basse-cour, à traiter en volaille. Rien n’empêche les deux entités de cohabiter sur notre planète.

— La magie, ce n’est pas une poule, et nous ne sommes pas des fermiers qui ramassent des œufs à offrir au seigneur ! Saito, l’éclaireur t’a troublé l’esprit. Il se sert de toi.

— Tu n’as pas vu ce que j’ai vu. Tu ne comprendras jamais. Quand ce maudit Grimnoir nous a privés d’Okubo, j’ai saisi ma chance. Durant des années, j’ai collecté en secret d’autres formes de magie. Je supervisais l’unité 731 et, quand l’occasion se présentait, je déconnectais un actif du pouvoir et je m’appropriais son énergie magique. Oh, la tête que tu fais… Surpris ? Tu croyais qu’Okubo en était seul capable ? Non, Toru. L’éclaireur accorde ce don à tous ses alliés. Il m’a permis de dissimuler la vérité à Okubo et, quand l’inconcevable s’est produit, j’ai pris sa place.

— Comment…

— Comment est-ce que je l’imite si parfaitement ? L’éclaireur est un artiste qui manipule la chair. Il ne s’est pas contenté de me donner un nouveau visage. Grâce à une mèche de cheveux d’Okubo, il m’a créé un corps. J’ai passé des décennies à observer ses moindres mots, ses moindres gestes, et j’ai tout enregistré. Je ne suis pas un acteur qui joue le rôle d’Okubo. Je suis Okubo. »

Toru ignorait si son rêve était vrai ou mensonger, mais il choisit d’y croire. Père, donne-moi la force de rompre ces chaînes afin de tordre le cou de ce salopard. Rien. « Sois maudit, Saito.

— Je suis Okubo Tokugawa, et tu fais obstacle à ma grande vision unificatrice. Tu te demandes peut-être pourquoi je ne t’ai pas simplement fait tuer quand mes hommes t’ont tiré des décombres, à moitié mort. Pour la même raison qui fait que tu portes encore cette magnifique armure. Ta mort doit être spectaculaire. J’ai évoqué les germes du doute ; ils doivent être détruits. Pour le bien de l’Imperium, nul ne doit douter de ma nature divine. »

Divine ? Le président ne s’était jamais prétendu un dieu ! « Quel est ce blasphème insensé ? »

Saito agita une main. « L’empereur me lasse. Il est temps de tomber les masques. Mais tu as insulté mon autorité et, pour cela, je dois t’éliminer en public. Je dois te vaincre d’une façon qui ne permette pas de douter que je suis Okubo Tokugawa. »

Le docteur Wells l’avait prédit. L’imposteur manquait de confiance en soi. Toru plissa les paupières. « Un duel ?

— Nous respecterons les traditions, la cérémonie aura lieu, et, ensuite, j’affronterai Toru, le traître, la brute surpuissante, en combat singulier. Il portera même l’une des armes magiques les plus puissantes de notre arsenal. J’en ferai un spectacle. Seul Okubo Tokugawa serait capable d’un tel exploit, bien sûr. »

Peu importaient les pouvoirs magiques absorbés par Saito, peu importait même la puissance que lui assurait l’éclaireur. Toru trouverait un moyen de l’abattre. « Je relève ton défi. »

Saito éclata de rire. « Cela va sans dire. Tu incarnes la combativité des gardes de fer. Tu feras de ton mieux pour me vaincre, j’en suis sûr. Tu serais même capable de réussir, ou, tout au moins, de m’infliger une blessure, et il serait malséant que le peuple voie son dieu saigner. »

L’autre garde de fer revint. Il portait quelque chose. Toru écarquilla les yeux en comprenant : une petite tasse en métal pleine d’un épais liquide noir qu’il avait déjà vu dans les souvenirs de Hatori à l’époque de l’Océan ténébreux. C’était le sang putride qui suintait des immondes écorchés créés par la magie noire de l’éclaireur. Le fluide se mouvait, sifflait, fumait : vivait. Cette substance répugnante avait permis à l’éclaireur de se constituer une armée en contaminant les villageois.

« Couard ! hurla Toru.

— Cela vaut mieux. Quand nous nous reverrons, tu feras ce que j’exige de toi, ni plus ni moins. J’attends notre duel avec impatience. Le spectacle sera remarquable, j’en suis sûr. »

Le garde de fer colla la coupe aux lèvres de Toru, qui crispa les mâchoires, mais l’ignominie voulait se faufiler. Remontant le filet de sang qui coulait de ses narines, elle se glissa dans son nez. Elle rampa sur sa joue pour atteindre son oreille. Il serra les paupières de toutes ses forces, mais elle coulait entre ses cils.

Elle envahirait son cerveau et corromprait son âme ; Toru n’existerait plus.

Toru, qui avait rarement connu la peur, était terrifié.

« Voyageuse » (CBF)

L’équipage avait été réduit au strict minimum. Les coursives du dirigeable, naguère bondées, semblaient désertes. Il y avait du monde dans la salle des moteurs, le poste de pilotage et la soute, et c’était tout. Fuller, Schirmer et deux courageux volontaires du CBF continuaient de travailler à l’invention de bric et de broc qui occupait presque tout l’espace. Elle ne ressemblait à rien, mais ils juraient leurs grands dieux qu’elle marcherait. Probablement.

Sullivan avait quitté la cabine d’Akane pour se mettre au boulot. Un peu plus tard, Southunder était venu surveiller l’avancée du travail. « Zhao et quelques-uns de mes maraudeurs repartent en ville. Apparemment, certains pirates ne veulent pas manquer la prochaine opération. Heinrich attendra notre signal.

— Vous avez bien fait de renvoyer le reste de vos troupes, commandant. »

Southunder rit dans sa barbe. « Ma foi, monsieur Sullivan, nous verrons ce que vous en pensez si nous nous écrasons par manque de renforts.

— Oui, mais non. C’est la bonne décision. » Sullivan ouvrit les attaches de la caisse qui contenait l’armure de pousseur de gravité conçue pour lui par John Browning. « Les petits gars de Francis ont assuré. Inutile de faire des veuves supplémentaires.

— Vous croyez que c’est pour ça ? » Southunder lui sourit. « Sachez que, si je les débarque, c’est pour ne pas avoir à gaspiller mes réserves d’oxygène. Je n’ai aucune envie de donner mon bon air pur à ces hurluberlus de savants.

— Pas bête. » Le dirigeable allait effectivement monter très haut. L’équipage enfilait déjà les vêtements chauds que les chevaliers avaient portés au pôle Nord. Il allait faire de plus en plus froid, dans un air de plus en plus raréfié. D’ici une heure, ils seraient dans la zone mortelle où, sans assistance technologique, on mourait par manque d’oxygène, et l’altitude exigée par Fuller était encore bien supérieure. « Il faut aller jusqu’où ?

— Selon le CBF, ce dirigeable est le plus moderne jamais construit. En théorie, grâce aux engrenages qui ont conçu les systèmes de compression de l’hydrogène, il n’y a pas de limites. Le pont principal sera pressurisé, mieux qu’un sous-marin à en croire Francis, mais il ne faut jamais écouter un commerçant. Enfin, on ne risque rien… en théorie. Les volontaires qui resteront dans la cale et dans la salle des moteurs porteront les tenues pressurisées et les masques à oxygène, et…

— Je peux me pressuriser tout seul.

— Oui, et heureusement. Selon monsieur Schirmer, plus on monte, mieux ça vaut pour leur bidule magicanique – c’est un terme de monsieur Fuller. L’altitude que nous atteindrons ne dépend que de l’expansion de nos gaz de sustentation, du volume dynamique et de la pression.

— Enfin, de la science que je comprends.

— Et ce fabuleux vaisseau est fait pour battre des records. Ainsi… » Le capitaine alla décrocher un téléphone et tourna la manivelle. « Le pont… Oui, monsieur Barns. Quel est le record du monde d’altitude ? Oui… Soixante-douze mille pieds ? Un vaisseau soviétique ? Dans ce cas, monsieur Barns, gardez le cap et montez-nous à soixante-quinze. » Southunder raccrocha. « Je ne peux pas accepter qu’un communiste détienne ce record… Cela convient-il, monsieur Sullivan ?

— Pour notre plan ? J’en sais rien, moi. Soit ça marche, soit ça ne marche pas, mais ça nous fera des souvenirs. Je ne sais pas ce qu’en pense Faye, mais elle devrait pouvoir nous faire descendre tous les deux sans trop de dégâts… Je suis content d’apprendre qu’elle est en vie. Elle m’étonnera toujours, cette petite.

— Je l’ai vue dans la salle de briefing. Elle a prévenu nos compatriotes, et, depuis, elle fabrique des animaux en papier. Apparemment, Lady Origami a une certaine influence sur elle. » Southunder eut un sourire tordu. « À ce qu’il paraît, Ori s’est fait des amis récemment. »

Sullivan s’absorba dans le laçage des sangles le long de ses bottes en acier. « Dites ce que vous avez à dire, commandant.

— Vous savez très bien ce que j’ai à dire. Mon équipage, c’est ma famille, et je considère Ori comme ma fille.

— Et, là, vous me collez un fusil dans le dos pour me traîner devant l’autel ?

— Pas la peine. Et puis les chevrotines menaceraient l’intégrité de mon joli vaisseau tout neuf, et un religieux pour vous marier consommerait un oxygène précieux. Vous la traiterez avec le respect qu’elle mérite.

— Bien sûr, monsieur.

— Parfait. Parce que, sinon, elle vous réduit en cendres. » Southunder lui tapota le dos. « Revenez vivant et rendez-la heureuse, cette pauvre môme. Je n’ai aucune envie qu’elle recommence à pleurer dans les coins sombres. Pigé, fiston ? »

Ils savaient tous les deux que Sullivan ne reviendrait pas. « Oui, commandant.

— Parfait. Vous êtes un homme bien, Sullivan. Ce serait un honneur de vous avoir dans mon équipage. Bonne chance à terre.

— Bonne chance en l’air. » Ils se serrèrent la main. Celle de Southunder disparut dans la moufle de Sullivan. « Le monde entier aura les yeux fixés sur vous.

— J’espère bien. Bon, j’ai un vaisseau à diriger. Je dirai à Faye que vous êtes réveillé. » Le capitaine s’éloigna sans plus de manières.

Sullivan continua à s’habiller. L’armure était beaucoup moins raffinée que celle de Toru – celle-là, il aurait aimé avoir le temps de l’étudier. La sienne s’inspirait des tenues portées par les Premiers Volontaires. Elle était faite de plaques superposées en acier trempé, qui protégeaient presque tout le corps des balles et du shrapnel ; en dessous, une épaisseur de toile ignifugée isolait des flammes lancées par les torches comme du froid des frigos. L’ensemble était peint en vert olive et beige, sans raison particulière, mais ça rappelait les couleurs des Premiers. Et ça pesait une tonne. Beaucoup mieux que le tas de rouille qu’il trimballait d’un bout à l’autre du no man’s land pendant la guerre. En outre, bien sûr, cette armure-ci, enchantée de pied en cap, portait tous les sortilèges que Browning avait pu y caser.

Sullivan sortit le casque de la caisse. « Nom de… » Il le tourna entre ses mains. Quelqu’un avait peint en blanc le masque lisse et avait ajouté les dents en de gros traits noirs. Les yeux étaient des trous, dès le départ ; à présent, ça ressemblait à une tête de mort. « Très rassurant. » Qui était venu tripoter son matériel ? Il retourna le casque. L’artiste, à l’aide d’un pinceau fin, avait inscrit sur la nuque son nom et un bref message.

Comme ça, c’est le summum de l’élégance. Création de Lance Talon, 1933.

« Le petit rigolo. »

Faye se matérialisa soudain. « Monsieur Sullivan ! » Elle se jeta dans ses bras.

La tignasse jaunâtre lui rentra dans les yeux. « Salut, Faye. » Il la serra contre lui en prenant bien garde de ne pas l’écraser, puis l’écarta pour l’observer à bout de bras. « Mais comment ça se fait que tu sois vivante ? Et qu’est-ce que tu foutais ?

— À l’instant ? Je réfléchissais au fonctionnement de la magie pour devenir plus puissante que le président ne l’a jamais été. En fait, il faut plier l’univers en petits bouts, ce qui forme des machins qui font ce qu’on veut. Avant ça, j’ai dû tuer un type qu’on surnommait le moine noir, il était tout fier de me dire qu’il s’appelait en fait Machin-Truc-Raspoutine, comme si je le connaissais forcément, mais il était maléfique alors je l’ai trucidé et j’ai récupéré sa magie. Et, encore avant, j’étais dans la Cité morte pour parler à un devin zombie qui m’a montré que j’allais sans doute détruire l’univers, et encore avant j’étais avec un des anciens pour apprendre comment ne pas détruire l’univers tout en étant l’ensorcelée. J’ai fait croire que j’avais explosé avec le dieu des démons pour m’occuper de tout ça sans que les anciens cherchent à me faire assassiner sous prétexte que j’étais maudite et tout ça. Et vous ? Quoi de neuf ?

— Pas grand-chose, finalement. » Comme d’habitude avec Faye, on avait besoin de souffler une minute pour avaler les nouvelles. « Si je suis encore en vie tout à l’heure, il faudra que tu me ré-expliques tout ça tranquillement, en phrases à la portée d’un cerveau tout ralenti.

— Oh, monsieur Sullivan, vous n’êtes pas lent du tout. Vous prenez votre temps pour parler, c’est tout.

— On t’a dit, pour Lance ? »

Faye hocha la tête. Elle avait les yeux bouffis par les larmes. La seule évocation du nom du bestial la fit battre des paupières pour retenir des pleurs.

« Je suis sûr qu’il a été magnifique. Tu connais le plan ? »

Nouveau hochement de tête. « Il ne me plaît pas, mais je vous comprends. Ils disent déjà que c’est nous les méchants. Autant leur donner raison.

— C’est le principe, oui. Le docteur Wells appelle ça des idées préconçues. Tu me déposerais à terre ? J’aurai besoin de quelques minutes pour agir avant que tu te mettes à tuer des gens.

— Promis. En règle générale, je n’aime pas laisser la vie à des gardes de fer, mais je sais ce que vous voulez tenter. » Faye, intriguée, inclina la tête. « Votre magie n’est plus pareille. Pas comme la mienne non plus, mais changée. Plus grande. »

Sullivan l’examina. Il n’avait jamais été capable de voir la magie, mais à présent il la discernait vaguement, en plissant les yeux. Faye avait tant d’énergie autour d’elle que ça formait une auréole. Elle avait toujours été puissante ; à présent, elle était terrifiante. Ils avaient tous les deux beaucoup changé depuis le jour fatal de leur rencontre, quand elle lui avait tiré dans le dos. « Petite, je pense que plus personne n’a une magie comme la tienne.

— C’est de ça que je veux vous parler avant qu’on s’y mette. » Faye lui tendit un morceau de papier.

Un dessin atroce, de mort et de carnage, avec Faye au centre, en monstre qui arrachait les âmes. « C’est quoi, ce délire ?

— Un avenir possible. Vous connaissez l’histoire de la malédiction ?

— Mal. Ce que j’en sais, je l’ai tiré du témoignage de Bradford Carr. Sur le sujet, les anciens n’étaient pas très loquaces.

— Ils tiennent à garder l’affaire secrète dans l’espoir que personne ne sera assez bête pour fourrer son nez dedans. » Faye se lança dans de longues explications. Quand elle décrivit les manigances inspirées de Sivaram, Sullivan en resta bouche bée. C’était dingue, mais ça se tenait, et il se prit à songer aux lacets volés de Fuller. L’ensorcelée ne valait pas beaucoup mieux que l’ennemi, sinon en force brute du moins en capacité de destruction.

Pauvre Faye.

« Je peux vaincre l’éclaireur, mais il risque de me transformer. Il ne faut pas que vous mouriez, monsieur Sullivan. Je vous en prie, débrouillez-vous pour survivre, parce que si ça tourne mal, si je n’ai pas la force, si je deviens mauvaise, vous seul êtes assez fort et assez intelligent pour venir à bout de moi. Promettez-le-moi : si je cesse d’être moi-même, si je perds le contrôle, vous abrégerez mes souffrances. »

Sullivan déglutit. Faye était sérieuse. « Faye… C’est…

— Je vous en prie.

— Ne t’en fais pas. Je te jure de faire le nécessaire. Mais… ceci ? » Sullivan tira de sa chemise une pochette d’allumettes, en craqua une et mit le feu au dessin. Faye voulut le lui arracher des mains, mais il la retint avec douceur. « Non, Faye. C’est du délire. Ce n’est pas toi. L’avenir n’est pas tout tracé. Ce n’est pas la réalité. C’est toi qui décides de ton avenir. Les gens, la magie, le pouvoir et l’ennemi, Dieu et le diable, ils te proposent des chemins. Toi seule choisis celui que tu empruntes. Pigé ? »

Faye croisa les bras comme pour se rassurer et réussit à hocher la tête avant de fondre en larmes.

« Les règles de sécurité interdisent l’usage du feu dans ce secteur du vaisseau », cria Buckminster Fuller de l’autre bout de la soute.

Sullivan étouffa les flammes sous sa botte d’acier. « Viens ici. » Il serra Faye contre lui et la laissa pleurer. La pauvre petite n’avait pas eu la vie facile, et ils partaient combattre la première armée du monde. S’il avait pu parler au pouvoir, il lui aurait passé un savon pour faire vivre l’enfer à une enfant si douce. « Ça va aller ?

— Oui. » Elle renifla un bon coup et s’essuya le nez d’un revers de main.

« Bien. Maintenant, va choisir ce qui te fait plaisir dans le râtelier. John nous l’a rempli de flingues. »

Faye se frottait encore les yeux quand elle ouvrit le meuble. Tout à coup, un grand sourire illumina sa figure. « Une enfant si douce », c’était sans doute exagéré. « Je peux prendre le bazooka ?

— Fais-toi plaisir, petite. »

Cité libre de Shanghai

Hayate, premier garde fantôme, ne résista pas à la tentation de voir son frère une dernière fois. La garde personnelle du président avait décrété que nul ne devait parler au traître avant le duel. Car on parlait d’un « duel », mais à tort : affronter le président, c’était une exécution.

En tant que garde fantôme, il pouvait outrepasser un ordre. Depuis longtemps, il savait qu’émettre un ordre révélait souvent un manque d’imagination. Une brute enchaînée ne représentait aucun danger physique, et les mots venimeux de Toru ne blesseraient pas un homme d’honneur et de conviction. Hayate, pour justifier sa désobéissance, se répétait que le Grimnoir rôdait. Les chevaliers lui avaient coûté deux unités de jeunes gardes fantômes. Toru lui révélerait peut-être la cachette de leurs adversaires, dans un ultime remords.

À la vérité, il était simplement curieux. Comment un fils d’Okubo Tokugawa pouvait-il tomber si bas ?

Approcher Toru sans être repéré fut un jeu d’enfant. Après tout, Hayate était le plus grand assassin de l’Imperium. La salle de torture, dans les sous-sols du palais, était protégée par une myriade de sortilèges ; il n’eut aucun mal à les circonvenir. Quant aux gardes… il pouvait, à volonté, se rendre presque invisible. D’ailleurs, les sentinelles étaient étrangement peu réactives.

Son frère était enchaîné contre un mur. Un kanji de paralysie temporaire était tracé sur son front avec du sang et de la cendre. Il avait la tête baissée, le menton contre le gorgerin de l’armure de Nishimura et les yeux clos, mais il ne dormait pas. Hayate fit quelques pas ; il remarqua les yeux qui roulaient sous les paupières baissées. Toru haletait. Parfois, il esquissait une grimace de douleur.

Quelque chose n’allait pas. Hayate en avait la chair de poule. Les gardes fantômes se fiaient à leur instinct, et le sien lui criait de s’enfuir. Mais il n’allait pas renoncer. « Toru ? »

Son frère braqua sur lui un regard halluciné. Sauvage. Le regard d’un dément.

« Il est dans ma tête. Tue-moi avant qu’il ne gagne.

— Quelle est cette torture ? » Hayate était sincèrement curieux. L’unité 731 inventait sans cesse de nouvelles méthodes.

« L’éclaireur est encore vivant ! L’usurpateur m’a contaminé. Il va s’emparer de mon corps et de mon âme. Tue-moi avant qu’il ne puisse se servir de moi. »

Hayate, songeur, se caressa le menton. Toru avait perdu l’esprit. Sa lignée maternelle devait être très déficiente, car, à part lui, aucun des mille fils n’avait l’esprit faible. « Rien ne me plairait plus que de te tuer, mais ce n’est pas mon rôle. Notre père s’est réservé ce droit.

— J’entends leurs plans. Les écoles… » Toru grinça des dents et sa figure se tordit. « Les écoles sont contaminées. Concentrés… pour pouvoir récolter les actifs. Vite, il faut que tu repères et élimines les infiltrés. Autrement, quand ils recevront le signal, ils dévoreront tout et l’ennemi viendra. »

Cet éclat pathétique attristait Hayate. Les brutes étaient fortes, mais la folie de Toru prenait le dessus, comme s’il était en guerre contre lui-même. Des veines saillaient sur son front, de grosses perles de sueur lui couraient le long des joues. Toru se battait, mais contre quoi ? Il hurla de douleur et sa tête retomba. Il avait perdu connaissance et du sang coulait de son oreille.

Ce n’était pas du sang.

Le premier garde fantôme se pencha. Il sentait le souffle de Toru sur sa peau. Ce qui sortait de l’oreille de la brute ressemblait moins à du sang qu’à de l’encre démoniaque. Étrange.

Le liquide, défiant la gravité, fit demi-tour pour disparaître dans le conduit auditif.

Hayate, jurant comme un burakumin sur son tas de fumier, recula d’un bond. Quelle horreur l’unité 731 avait-elle encore inventée ?

Sa curiosité satisfaite, mais au prix d’un malaise profond, Hayate décida qu’il en avait assez vu. Il voyagea et quitta les oubliettes.

Comme beaucoup de cérémonies militaires impériales, ç’avait commencé en fanfare. Les officiers locaux avaient rarement l’honneur de recevoir la visite du haut commandement, et, là, il s’agissait du plus éminent représentant de l’État après l’empereur en personne.

La section impériale de Shanghai, nettoyée pour l’occasion, brillait de mille feux. C’était de toute façon le quartier le plus prospère, le plus moderne : un exemple du raffinement japonais pour les autres cultures représentées dans la ville. Toujours beau, il avait pour la visite du président atteint le stade de la splendeur. Des domestiques avaient taillé les pelouses aux ciseaux. On ne voyait pas une feuille morte, pas un mégot de cigarette.

Drapeaux et bannières faseyaient entre les immeubles et à chaque lampadaire. Les bâtiments, flambant neufs, comptaient entre vingt et quarante étages. Toutes les fenêtres étincelaient ; on n’y aurait pas trouvé une trace de doigts. Si un pigeon chiait sur une corniche, un serviteur s’empressait d’aller frotter à la brosse à dents sous peine de voir sa tête voler, Hayate l’aurait parié. Au centre de la section s’élevait le palais de l’ambassadeur. Bâti quelques années plus tôt, on l’avait copié sur un vieux château. Hayate le trouvait un peu ostentatoire : il s’intégrait donc parfaitement à l’ensemble de la ville. Le défilé se terminerait dans le parc de l’ambassade.

Et ce défilé était impressionnant. Cinq cents soldats marchant au pas. Il n’y avait pas de chars, mais pour une seule et bonne raison : leurs chenilles auraient abîmé le pavé, gâché la vue, et le bruit des moteurs aurait troublé le calme. En revanche, deux gakutensoku défilaient. Leurs carcasses métalliques – et la superscience des engrenages – arrachaient à la foule des cris d’admiration. Ensuite, cent redoutables gardes de fer et, au milieu de ces uniformes impeccables, le président lui-même, monté sur un étalon blanc.

Tous les citoyens impériaux de Shanghai étaient là. Les trottoirs étaient bondés. Le petit peuple et les non-humains avaient été évacués pour la journée. Les seuls étrangers admis à contempler le président étaient les hauts diplomates chinois, français, britanniques, russes et américains. Des milliers de gens s’inclinaient profondément pour ne se redresser qu’une fois le président passé.

Hayate observait le spectacle depuis une fenêtre du centre de commandement militaire, au quatrième étage du palais. Il avait l’esprit ailleurs. Les paroles de son frère lui trottaient dans la tête. Non… Admettre cela impliquerait qu’il doutait.

Plusieurs officiers et gardes de fer, près de lui, écoutaient les rapports de subalternes et distribuaient des ordres. Le lieutenant-gouverneur de la section impériale était responsable de la cérémonie. « Tout d’abord, le président remettra les médailles. Il souhaite faire un discours. Dès qu’il aura fini, le traître et les prisonniers du Grimnoir seront conduits dans la cour pour que la foule les conspue. Les bourreaux sont-ils prêts ? Parfait. Tant pis si leurs lames sont émoussées. Plus ça criera, mieux ça vaudra… Bien, bien. Ensuite, le président affrontera le traître en duel et, quand il l’aura achevé, décapitera les prisonniers. Ensuite nous servirons le dîner. A-t-on remplacé tous les tatamis ? Parfait. »

Hayate, que les affaires de cour agaçaient vite, s’absorba dans l’examen de la foule. Ses hommes s’étaient mêlés à la plèbe, prêts à éliminer un éventuel ennemi. Personne ne prêtait grande attention au garde fantôme, qui, contrairement à un garde de fer, savait rester dans l’ombre. Discret dans l’animation du centre de commandement, on ne le remarquait pas plus qu’une chaise très dangereuse.

Mais, tout en s’appliquant à paraître sans intérêt, il réfléchissait à la substance jaillie de l’oreille de Toru.

Un soldat se précipita vers le chef de la garde de fer et salua. « Pardonnez mon interruption, maître Goto, nous avons un contact aérien sur la côte.

— Quoi donc ?

— Dirigeable non identifié. Multicoque et très rapide, en train d’atteindre une altitude élevée. À cinquante kilomètres au sud, cap sur nous. La marine s’apprête à l’intercepter. »

Le garde de fer grogna. « Elle réglera le problème. Tenez-moi au courant. »

Quelques minutes plus tard, un autre subalterne nerveux fit son apparition, alla directement trouver le chef de la police secrète et lui murmura son rapport : ce devait être si embarrassant que la Tokubetsu Koto Keisatsu risquait de perdre la face. Hayate, avec son ouïe magiquement améliorée, n’eut pas besoin de tendre l’oreille.

« Je suis désolé, mon commandant. Une émeute a éclaté.

— Vous en êtes certain ?

— Oui, mon commandant.

— Où ?

— Ça a commencé dans le vieux quartier chinois, mais ça a tout de suite gagné trois autres sections. Nous ne sommes pas sûrs de ce qui l’a déclenchée, mais les émeutiers attaquent nos officiers, et la police chinoise ne s’en sort pas mieux. On a abattu des pilleurs, ce qui n’a fait qu’aggraver la situation.

— Ah. Merde. » Le chef de la police se pinça l’arête du nez. « Envoyez toutes les unités militaires disponibles. Étouffez-moi ça. Il ne faut pas troubler la visite du président.

— Dois-je ordonner aux vaisseaux de bombarder les quartiers concernés ?

— Voulez-vous que le grondement des canons dérange le président ? Voulez-vous emplir ses narines d’une odeur de fumée ? Dehors, imbécile. »

Hayate retint un sourire. Ah, le Grimnoir. Un adversaire intelligent. Quels ennuis allait-il leur créer cette fois-ci ?

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