Chapitre 8

La faim, la véritable faim, non la faim de qui s’est passé de goûter ou d’œufs au petit-déjeuner, peut, quand un homme est totalement désœuvré, faire d’une vie un désir las, douloureux, perpétuel. Si le désir n’est pas satisfait, ou s’il ne disparaît pas de lui-même (comme cela se produit souvent), il peut avoir des conséquences désastreuses sur l’esprit. Certains se sont mis à réfléchir sérieusement au concept de propriété, et quelques-uns en ont été déséquilibrés au point de devenir socialistes.

Geoffrey Pyke, Souvenirs d’un scientifique dans un camp de prisonniers allemand, 1918.

New York (État de New York)

« Salopards ! » Francis balança la bouteille de whiskey dans la cheminée. Voyant qu’elle ne s’était pas cassée, il recourut à son pouvoir pour la faire exploser comme il convenait. « Saletés de petits voleurs de merde ! C’est incroyable !

— Qu’est-ce qui te surprend, au juste ? Que le président des États-Unis ait volontiers accepté la bagarre quand tu l’en as défié, ou le retour de bâton après avoir envoyé pisser une meute de commères exaltées ? » Ray Chandler, directeur financier du conglomérat Blimps & Fret et confident de Francis, posa une main protectrice sur son verre de whiskey quand son patron se mit à chercher du regard autre chose à envoyer valdinguer. « Enfin, Francis, tu aurais dû le voir venir. »

Son bureau, au sommet du Chrysler Building, constituait un refuge temporaire contre l’armée de contrôleurs de gestion, d’enquêteurs, de journalistes véreux, de syndicalistes et autres pions à la solde de Roosevelt chargés de lui faire vivre l’enfer, mais ils remonteraient à l’assaut dès le lendemain, Francis n’en doutait pas. Par une température de vingt degrés, le feu n’était pas nécessaire, mais jeter des bibelots dans la cheminée le soulageait, surtout quand elle était allumée. En contrepartie, il avait dû mettre la climatisation en marche, mais à quoi bon être riche si on ne pouvait se permettre quelques caprices ?

« On m’accuse de vendre des plans de vaisseaux de guerre à l’Imperium ? Moi ?

— Ton grand-père violait bel et bien l’embargo. Pas besoin de poser la question aux engrenages pour s’apercevoir que leur classe Kaga ressemble un peu trop au supermodèle à trois enveloppes qu’on essaie de vendre à notre armée.

— Et j’ai mis un terme à ces errements dès que je suis revenu d’une mission consistant à tuer des militaires de l’Imperium. » Francis ramassa le journal du soir. « Regarde-moi ça ! Ce sont les mêmes journalistes qui avaient bavé leur propagande anti-Grimnoir après la tentative d’assassinat. Pourquoi le public continue-t-il à croire des menteurs patentés ?

— Tu veux rire ? Ça fait un an que tu te balades avec une cible peinte dans le dos. Ces articles te traitant de filou, ils étaient prêts depuis le coup monté du BCI. La presse n’a eu qu’à les dépoussiérer quand Roosevelt l’a demandé. » Chandler gloussa. « Il y aura même un Pulitzer, je te parie, en récompense de ce journalisme d’investigation percutant. »

Francis, furieux, roula en boule le quotidien et l’envoya rejoindre le reste dans la cheminée : il heurta les bûches, prit feu et roula devant l’âtre. « Merde ! » Il se précipita pour étouffer les flammes avant qu’elles ne dévorent le tapis persan.

Chandler secoua la tête, vida son verre et se resservit. « Je suis navré, Francis, mais tu es visé par une campagne de relations publiques d’une sauvagerie sans nom. »

La brûlure n’était pas trop visible. Francis employa sa magie pour renvoyer le journal dans la cheminée. « Achète-moi des organes de presse, alors. Je vais le vaincre à son propre jeu. »

Chandler éclata de rire. Il avait un peu trop bu, mais, à sa décharge, il avait passé sa journée à affronter des comptables de la National Recovery Administration, qui accusaient le CBF d’abus de position dominante. « Le vaincre ? C’est le roi des manipulateurs. Tu es comme Donald Duck qui prétendrait l’emporter sur Black Jack Pershing dans un champ de bataille. »

Le nom de Pershing arracha un soupir à Francis. Son mentor aurait su que faire. Il était enfoncé dans les ennuis jusqu’aux yeux, on s’en prenait à lui de toutes les manières possibles, à part, pour le moment, les armes à feu, et il se sentait dépassé. « On est en pleine tourmente, Ray, mais je ne leur donnerai pas les Dymaxion. Plutôt saborder ma société que laisser les appareils tomber entre les pattes de ces brutes sournoises.

— Le conseil d’administration ne sera sans doute pas d’accord pour saborder la société. Tu as fait du bon boulot, tes actionnaires ont gagné des montagnes de billets, bien plus que prévu, et ils adorent ça, mais ils détestent qu’on vienne leur chercher des poux dans la tête, et en ce moment ça n’arrête pas. Je te donne quinze jours grand maximum avant qu’ils n’exigent ta démission.

— Aucune importance », marmonna Francis. Ray était un génie de la finance, et, même si Francis perdait la direction de l’entreprise familiale, il conserverait Dymaxion, que Roosevelt convoitait. Les agents fédéraux avaient déjà saisi tous les actifs de la petite société, sous des prétextes fiscaux aussi variés qu’imaginaires, sans réussir à dégoter un seul annuleur, un seul composant d’annuleur, un seul diagramme, une seule page de notes. Francis avait expliqué à un agent des impôts que, malheureusement, tous ces documents avaient disparu lors d’un tragique accident de canoë. « Le seul vrai trésor se niche dans la cervelle de Fuller.

— Et quand Fuller “rentrera de vacances”, tu comptes le garder en otage je ne sais où pour éviter que le gouvernement ne l’embarque ?

— Si nécessaire, oui. Tu ne comprends pas, Ray. Le monde change. Ici, c’est l’un des derniers pays où les actifs ne sont pas du bétail. Je ne vais pas laisser mes pareils devenir du bétail.

— Les magiques du Canada et d’Angleterre s’en tirent plutôt bien… O.K., O.K., je pige. Qu’est-ce que tu prépares, alors ? »

Francis, appuyé au manteau de la cheminée, contemplait le verre brisé et le papier journal carbonisé. « Je devrais me porter candidat à la présidentielle.

— Il faut avoir trente-cinq ans. Dans une douzaine d’années, pourquoi pas ?

— Hein ? Vraiment ? Ils ont fait une loi dans ce sens ?

— Oh là là. » Chandler but une grande rasade. « Bel exemple de la qualité de nos écoles privées.

— C’est ce qu’on gagne à passer sa scolarité à courir les jupons. Écoute, je ne brille peut-être pas en matière de droit constitutionnel, mais j’ai une conscience morale. » Francis s’approcha de son bureau, où trônaient quelques photos encadrées. Surtout des amis, puisque personne dans sa famille ne méritait cet honneur. Il souleva le portrait de Faye avec un soupir. Il avait aimé quantité de femmes, mais une seule était chère à son cœur. Faye n’était pas comme les autres. Faye était unique. Lui seul savait qu’elle n’était pas morte. Il ignorait où elle se trouvait et aurait donné cher pour qu’elle apparaisse auprès de lui. Sans disposer des ressources et des contacts que lui tenait pour acquis, et avec une vision du monde quasiment manichéenne, elle s’en tirerait sans doute bien mieux que lui… Bien sûr, la Maison Blanche serait la proie des flammes, et la moitié du Congrès déjà mort, mais elle obtiendrait des résultats.

L’intercom bourdonna. « Monsieur Stuyvesant, monsieur et madame Garrett sont là.

— Faites-les monter.

— Affaires du Grimnoir, je présume ? demanda Chandler.

— Aucune idée.

— Je ferais mieux de filer. » Chandler vida son verre cul sec et se leva du divan. « Dan n’aime pas que je reluque sa ravissante épouse, et, même sobre, il n’est pas facile de résister. Ce soir ? Il suggérerait sans doute que je saute de la terrasse, et ça me paraîtrait une excellente idée. Je crois que je suis pompette. »

C’était un mensonge. Chandler était une éponge. Certes, il avait côtoyé des experts-comptables toute la journée et, s’il existait au monde une bonne excuse pour boire plus que de raison, c’étaient bien les experts-comptables. « Tu peux rester. Après tout, notre société secrète n’est plus vraiment secrète.

— Ah ! Tu crois que je veux en savoir davantage ? Je t’en prie. Quand Roosevelt sera parvenu à ses fins, il faudra que je trouve un moyen de citer mon poste actuel dans mon C.V. sans mentionner ton nom, monsieur Mouton-Noir… Ou alors, je détourne le capital avant que Roosevelt ne s’en charge, et je prends ma retraite sur une plage cubaine.

— Bonsoir, Ray.

— Bonsoir, Francis. »

Francis, en attendant que ses associés le rejoignent, s’occupa à inventer de nouveaux jurons. Dan et Jane entrèrent quelques minutes après le départ de Chandler. Jane, fidèle à elle-même, vint serrer Francis dans ses bras ; elle voyait bien qu’il avait passé une sale journée. Chandler avait raison : elle était magnifique. Francis trouvait qu’elle ressemblait à Marlene Dietrich. Jusqu’à la voix, d’ailleurs. En plus, elle était gentille. Une belle âme. « J’ai vu les journaux.

— Difficile à rater, la caricature en une : moi qui brandis des sacs d’argent étiquetés “Le prix du sang”, debout sur un tas de cadavres marqués des mots Égalité et Prospérité.

— La nuance, ce n’est pas leur fort, reconnut Dan.

— Je t’ai trouvé mignon sur ce dessin, dit Jane. Moi, je n’ai jamais eu l’honneur d’une caricature. Dan et toi, vous monopolisez les gazettes.

— S’ils ne se servent pas de toi, c’est pour éviter que la “menace active” ne prenne un joli visage, soupira Dan. Ils me représentent toujours en troll. Et gras, en plus.

— Pour moi, tu es agréablement rondouillard », répondit Jane en tapotant l’estomac de son mari, nettement plus petit qu’elle. À côté d’elle, il pouvait faire penser à un troll, en effet, mais presque tous les hommes étaient dans le même cas. Pour Jane, ça n’avait pas d’importance : elle était guérisseuse et, à ses yeux, chacun était un sac transparent rempli de viande, d’organes visqueux et de sang. Elle affirmait qu’on s’y habituait, à la longue. « Allez, Francis, dépêche-toi, prends ton chapeau. Il faut qu’on y aille.

— Pourquoi ? Vous m’emmenez faire la fête ?

— Hélas non. » Dan ouvrit les mains en un geste navré. « Je viens de recevoir un message de Browning. Son contact au gouvernement l’a prévenu que le projet d’enregistrement vient de franchir une nouvelle étape.

— Quoi encore ? » Francis enfila son holster puis son manteau. Le .45 posé sur son bureau disparut dans l’étui. Très occupé à tenter de sauver son patrimoine, il n’avait pas prêté grande attention aux rumeurs de décret présidentiel. « Ils ont commencé les arrestations ?

— Il y a bien un camp pour actifs, répondit Jane, mais pas d’arrestations. Apparemment, les actifs se portent volontaires.

— Hein ? C’est un mensonge. Une propagande à peine crédible.

— Il faut qu’on aille voir ce qui se passe, c’est dans le New Jersey.

— Le New Jersey ? » Francis réfléchit un instant. Il retourna prendre un autre automatique .45 et des chargeurs pleins dans un tiroir de son bureau. Jane haussa un sourcil. « Hé, ne me regarde pas comme ça. On va dans le New Jersey. »

Drey Town (New Jersey)

Ce n’était pas du tout ce à quoi il s’était attendu. Ce n’était pas un camp de prisonniers. C’était un bourg, et même un bourg plutôt charmant, niché dans la forêt au bord d’un lac serein, et facile d’accès depuis la ville. Des pancartes annonçaient la mise en service d’une ligne de bus, clamaient que l’eau était poissonneuse et la forêt sillonnée de sentiers de randonnée. Partout, les pancartes énuméraient les merveilles déjà offertes par Drew Town ou bientôt disponibles, et toutes montraient des familles épanouies plongées dans des activités familiales épanouissantes. Certains dessins étaient volés à des numéros du Saturday Evening Post.

Les maisons étaient jolies. La plupart étaient encore en chantier, mais deux cents, déjà terminées, s’alignaient proprement dans des rues planes et régulières. Des numéros pour les voies orientées nord-sud, des lettres pour les autres. Les pelouses venaient d’être semées, mais de pimpantes barrières blanches les entouraient déjà.

Pas le moindre barbelé à la périphérie. Ni projecteurs ni miradors. Oui, il y avait un poste de garde sur la route principale, dans lequel s’ennuyaient deux vigiles, mais rien de plus. Les chevaliers avaient contourné la cahute en suivant un camion à ordures sur une route secondaire. Même en pleine nuit, des ouvriers travaillaient d’arrache-pied. Ils étaient des centaines. Des pancartes, encore, proclamaient qu’ils avaient échappé au chômage grâce à la Work Project Administration.

« La WPA ? demanda Dan alors qu’ils roulaient entre des dizaines de maisons en construction.

— Du vent, répondit Francis. Une agence fondée à coups de milliards de dollars, qui prend l’argent de nos impôts pour salarier de pauvres types chargés de creuser des trous avant de les reboucher.

— Francis, je ne te savais pas militant, s’exclama Jane.

— J’ai le droit de me plaindre. Quand je me fais voler mon portefeuille, personne ne me demande de remercier le voyou. » Les carrefours étaient éclairés par des lampadaires. Par endroits, on voyait les fondations de grands bâtiments. Les pancartes annonçaient des écoles, des hôpitaux, des églises et même des usines. C’était une immense cité ouvrière. En beaucoup plus bourgeois. « Qu’est-ce qu’ils mijotent ?

— Aucun journaliste n’a pipé mot sur cet endroit, dit Jane. Selon l’informateur de Browning, c’est pour accueillir des actifs.

— Ce qui est sûr, c’est qu’ils attendent des milliers de personnes. » Dan arrêta la Packard devant une maison terminée. Les fenêtres étaient éclairées. « Attendez. Je vais nous obtenir des réponses. » Il sortit. Francis et Jane lui emboîtèrent le pas.

Leur parleur grimpa les marches du perron et sonna. Des insectes bourdonnaient sous la véranda. Jane prit le temps d’admirer les parterres de fleurs. Francis, lui, remarqua la plaque de bronze fixée sur la porte : une enclume en lévitation. « Vous avez vu ça ? »

Dan fronça les sourcils. « C’est le symbole qu’ils veulent apposer sur le brassard des lourds. » Il sonna une seconde fois.

Du bruit à l’intérieur ; la porte s’ouvrit sur un grand type au cou de taureau, qui les dominait tous d’une bonne tête. Ses mains couvertes de cals auraient pu envelopper la tête de Dan. Un physique de lourd, en effet. « Il est tard. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Vous êtes l’occupant ? » demanda Dan.

Les petits yeux du lourd se plissèrent. « Hein ? »

Il ne fallait pas oublier que les lourds étaient rarement futés. Jake Sullivan faisait exception. « Vous vivez ici ? C’est chez vous ?

— Question idiote. Bien sûr que je vis ici. Vous êtes qui ? »

Dan activa son pouvoir. « On est des amis. On vient te rendre visite.

— Oh, salut ! Content de vous voir. Entrez, entrez ! Alice, on a de la visite ! » Toute son attitude avait changé. « Vous voulez des petits gâteaux ?

— Non, ça va. » Dan sourit. Chiffe molle. « On n’a qu’une minute, on ne peut pas rester.

— Mais ça fait une éternité qu’on ne s’est pas vus !

— On se demandait, mon ami, comment tu as fait pour t’installer dans cette jolie maison dans cette jolie petite ville ?

— C’est chouette, hein ? Dieu sait que j’aurais pas pu me l’offrir avec mon salaire de métallo. C’est le gouvernement qui m’a écrit. Alice m’a aidé à lire la lettre. Comme j’avais de la magie, on pouvait vivre ici gratuitement. Et ceux qui n’avaient pas de travail, on allait leur trouver du travail. Tout le monde à Drew Town a un pouvoir magique. Monsieur Drew dit que seuls les magiques ont le droit de venir.

— L’architecte… souffla Francis, qui l’avait croisé à la Maison Blanche. Le salopard.

— Oh, il est très aimable, affirma le lourd. Il veut protéger les actifs, parce que tout le monde ne nous aime pas. Vous les connaissez, ces gens de la Ligue. »

Il parlait de la Ligue pour une Amérique libérée de la magie. Comme beaucoup de groupes d’imbéciles intolérants, ses membres aimaient les lynchages et les bombes incendiaires. Francis continuait à grincer des dents à l’idée qu’il avait reçu une balle en protégeant ces ingrats d’un attentat. « Un costaud comme toi, tu n’en ferais qu’une bouchée. »

Le lourd haussa les épaules. « Oui, je suis fort. Et alors ? J’ai une femme et des gosses. Ici, on n’a pas de souci à se faire. Personne n’emmerde mes enfants parce qu’ils sont bizarres, et ils peuvent aller à l’école, alors que moi j’ai jamais pu. Je suis pas le seul. Il y a déjà plein de gens, ici. D’après monsieur Drew, toute la ville sera bientôt peuplée d’actifs, et ils en construiront d’autres dans tout le pays.

— Merci, mon ami, dit Dan. Bonne soirée. Oublie que nous sommes venus.

— O.K. Au revoir. » Le lourd ferma la porte.

Ils s’éloignèrent. Francis tourna, traversa la pelouse, sauta la barrière et courut vers la véranda suivante. La porte était marquée du symbole des crépiteurs. De l’autre côté de la rue, les os entrecroisés d’un hérisseur. Il décolla un prospectus fixé à un lampadaire. Sous le dessin de Norman Rockwell, on rappelait que les habitants pouvaient toucher un bonus en indiquant aux administrateurs le nom d’actifs de leur connaissance, afin qu’ils soient contactés. Francis s’empressa de remonter en voiture. « Toutes les maisons sont marquées. » Dan pianotait sur le volant. Ils pensaient tous les trois la même chose, mais ce fut Jane qui parla la première. « Apparemment, le président Roosevelt estime qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, mais avec du miel.

— Ou alors avec de la merde. » Francis leur tendit le tract. « C’est le plan de Bradford Carr, mais avec un masque souriant, un garage pour deux voitures et un bassin à poissons rouges.

— Inutile d’arrêter les actifs si la plupart se portent volontaires, soupira Dan. On sait que le BCI établissait des listes. Il leur suffira d’envoyer des invitations. Quand ce bled sera tout beau et tout peuplé, il fera la couverture des journaux et des magazines, et on ne parlera que de ça dans les émissions de radio. C’est bien ainsi que je m’y prendrais, à leur place. Tous les actifs qui en ont marre d’être harcelés, ou qui sont au chômage, demanderont une place. »

Francis regarda les barrières blanches et imagina, à la place, des barbelés. Une fois de plus, les dirigeants essayaient de rassembler les magiques en troupeaux facilement contrôlables.

Mais pourquoi ?

Quelque part en France

Jacques, le lendemain matin, avait déboulé avec deux billets de train en demandant à Faye de faire ses bagages. Ç’avait été vite fait : elle voyageait léger. L’ancien s’était montré aussi énigmatique que d’habitude. Faye ne lisait pas le français, mais des cartes schématiques ornaient le dos de leurs billets. Apparemment, ils partaient pour l’Allemagne. Elle ne savait rien de ce pays, sauf que le Kaiser était dans le camp ennemi pendant la Grande Guerre et que des hommes comme monsieur Sullivan s’y étaient battus jusqu’à ce que la capitale soit détruite par un rayon de paix. Heinrich, le seul Allemand qu’elle connaisse, décrivait un pays agréable, si on faisait abstraction de la famine, de la pauvreté, de l’anarchie et des zombies.

« Voyons, Faye, pourquoi bouder ? Vous passez votre temps à regarder par la fenêtre. Vous devriez être contente : nous voyageons ! »

Faye soupira. « Vous appelez ça voyager ? » Les gens normaux ne pouvaient pas comprendre la délicieuse liberté que lui offrait son pouvoir magique. Voyager, c’était du bonheur concentré.

« Reconnaissez-le, ma chère, vous n’êtes à l’aise que quand vous vous déplacez.

— Ce n’est pas voyager, ça, Jacques. Ça, c’est le salon d’un manoir que des richards ont posé sur des rails. » Faye désigna la table entre eux. « On nous sert même des gâteaux ! Pourquoi vous aimez tant les gros trucs sucrés ?

— Parce que je suis moi-même un gros truc sucré. » Il se tapota le ventre. « Allons, si ce moyen de transport n’est pas assez rapide à votre goût, au moins permet-il de profiter du paysage. »

L’argument se tenait. L’Europe, c’était très joli. Tout ce que Faye avait vu de la France jusqu’ici était vert et soigné. Ravissant. Certes, Faye était une véritable globe-trotteuse, mais c’était tout récent. Elle avait passé le plus clair de sa vie dans deux trous. D’abord Ada, en Oklahoma – dans ses souvenirs, un désert affreux, cruel, stérile. Ensuite El Nido, en Californie, un paradis de champs de luzerne et de vaches au pré. La France lui rappelait la Californie bien plus que l’Oklahoma. Avant la Californie, elle n’avait jamais vu de gens gros. Dans l’Oklahoma, le soleil et le vent buvaient toute votre graisse pour vous laisser sec et mauvais. M. Bolander avait changé la situation : sa mort avait libéré la pluie et sauvé la région. À la radio, on disait que l’herbe commençait à repousser. L’Oklahoma de ses souvenirs était bien différent. Elle était contente de l’avoir quitté. Ça ne lui manquait pas du tout.

« C’est pas mal.

— Et puis, on a ça pour nous tout seuls. » Jacques prit un biscuit et le promena d’un geste circulaire dans la voiture luxueuse. « Être un riche retraité, ça a ses avantages.

— Mon petit ami est le propriétaire du CBF.

— C’est vrai. Où avais-je la tête ? Je ne suis qu’un pauvre clochard par rapport au jeune Francis Stuyvesant, mais j’ai réservé cette voiture parce que c’était la seule qui nous assurait une certaine intimité. Ça nous donne le temps de parler.

— Pour continuer ma leçon ?

— Je ne sais pas si on peut parler de leçon. C’était l’idée de Murmure, ça. Moi, je veux vous raconter ce que je sais de l’ensorcelé. Espérons que vous ne vous transformerez pas en machine à tuer avant que j’en aie fini. »

C’était un peu tard pour ça, mais Faye comptait bien ne tuer que des méchants. « Quel optimisme délirant, Jacques ! »

Le vieux monsieur sourit. « C’est dans ma nature, très chère.

— Bon, on va où ?

— Ne vous tracassez pas. Je vous préviendrai quand on arrivera. Sachez seulement que nous allons discuter avec un vieil ami à moi. Il m’a aidé à comprendre ce dont l’ensorcelé était capable. J’espère qu’il en sera de même pour vous. » Jacques farfouilla dans un de ses sacs. « Nous en avons encore pour plusieurs heures. »

Des heures ? Dire que, pour les gens normaux, voyager, c’était ça… « Je me demande… »

Le bruit d’une épaisse liasse de papiers lâchée sur la table l’interrompit et manqua faire tomber l’assiette de gâteaux. Jacques dénoua les ficelles qui retenaient la liasse : une masse chaotique de correspondance.

Faye prit une lettre. L’enveloppe, décolorée par le temps, avait souffert de l’humidité. L’écriture, peu soignée, était difficilement lisible. « Qu’est-ce que c’est ?

— Je vous ai dit qu’Anand Sivaram écrivait beaucoup. Mieux connaître celui qui a le premier porté le manteau d’ensorcelé vous permettra peut-être de mieux comprendre votre pouvoir. Vous devriez vous y mettre. »

Les heures et les kilomètres passèrent ; Faye découvrait Anand Sivaram.

Ce fut dans ma vingt-cinquième année, alors que je ne maîtrisais pas encore parfaitement mon lien avec le pouvoir, que j’ai reçu la première étincelle de compréhension. J’ai lu les mots d’hommes sages et admirés, de scientifiques et de philosophes, de fanatiques et d’eugénistes, mais c’est dans un hospice misérable que j’ai compris l’essentiel : tous, ils avaient tort. Ils ne comprenaient pas la magie parce qu’ils ne ressentaient pas la magie. La magie, ça se vit. Ça se respire. Ça fait partie de votre âme. Seule l’immersion dans le fleuve de la magie permet de réellement communier avec le pouvoir.

Durant une longue convalescence, rendue nécessaire par un mésemploi accidentel de mon talent, j’ai trouvé le temps de laisser errer mon esprit jusqu’à formuler précisément ma conception de la magie. Je m’étais blessé au dos en me plaçant sottement dans une situation dangereuse. Presque incapable de marcher, j’ai dû rester allongé, sans rien à faire que réfléchir pendant des jours entiers.

Tous les voyageurs, comme on s’était mis à appeler mes pareils, développent une capacité sensorielle instinctive concernant la zone où ils se préparent à apparaître. Sinon, nous mourons vite. C’est tout simple. Quoique fidèle aux méthodes que j’avais développées afin d’éviter de me blesser en pratiquant ma magie, je me suis malgré tout blessé. Le jour de mon accident, j’avais suivi mes règles et ouvert mon esprit pour repérer les corps étrangers risquant de me percuter ou de s’incruster dans ma chair – la première cause de décès chez les jeunes voyageurs ; ce sont les insectes volants – avant de voyager. Pourtant, dans un moment d’égarement, alors que je me matérialisais, j’ai posé le pied sur des pierres glissantes. En dérapant, je me suis abîmé une vertèbre au niveau des reins.

Cloué au lit pour des semaines entières, je m’étais fixé la tâche d’améliorer ma méthodologie. J’ai longuement médité sur le sujet. Peu à peu, mon esprit s’est comme dilaté au-delà de ma présence physique, et, pour la première fois de ma vie, j’ai vu le pouvoir tel qu’il est réellement.

Mes yeux s’étaient dessillés. Mon voyage commençait.


Jacques gloussa, ce qui déconcentra Faye. Elle leva les yeux. « Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— Vous lisez en remuant les lèvres. Je viens de le remarquer. Vous ne devriez pas. Très mauvaise habitude, sur le terrain. Les messages secrets ne le resteront pas longtemps si vous croisez un espion de l’Imperium capable de lire sur les lèvres.

— Je n’ai pas peur des espions de l’Imperium.

— Vous devriez. Les plus malins vous séduiront avant de disparaître en vous laissant régler la note… Mais parlons d’autre chose. Cette histoire-là est faite pour un public plus mûr. Cela dit, à propos d’espions, vous n’avez pas encore repéré tous mes agents. »

Faye lui lança un regard noir. Elle n’avait jamais très bien su lire et, sans grand-père, n’aurait jamais appris du tout. Déchiffrer la correspondance d’Anand Sivaram était difficile, fatigant et long. Mais elle ne pouvait pas s’arrêter.

« Taisez-vous et mangez vos gâteaux. » Faye prit un autre papier : un sortilège au dessin incroyablement compliqué, qu’elle reconnut d’instinct. Elle n’avait pas besoin du pouvoir de Buckminster Fuller pour savoir que ces formes géométriques superposées représentaient la section du pouvoir qui contrôlait le voyage. Sivaram, à bout d’ennui dans une chambre d’hôpital, avait fini par distinguer la créature. Faye, naguère, avait suivi l’âme mourante de M. Sullivan jusqu’au lieu où rêvent les morts, et elle avait vu le pouvoir de ses yeux. Elle préférait de loin la méthode de Sivaram, mais une question lui vint : fallait-il être voyageur pour le contempler ? Du moins sans être obligé de mourir et d’être ressuscité, comme ç’avait été le cas pour le lourd ? Le président y allait depuis des années, ce qui expliquait que la magie dont disposait l’Imperium semblait parfois tellement plus avancée que celle du Grimnoir. Mais, bien sûr, les prouesses qu’accomplissait le président n’avaient de limites que son bon plaisir.

Beaucoup des lettres de Sivaram étaient datées ; elle les remit en ordre tant bien que mal. Il y avait aussi des feuilles volantes, des griffonnages, de vieilles photographies, et même des serviettes de table couvertes de notes. La chronologie était pleine de trous ; Jacques n’avait pas tout retrouvé. Elle croisa des références à des textes disparus. Malgré ces handicaps, elle pouvait suivre ses traces, et sans peine. Sivaram, dévoré par le désir de comprendre, avait sillonné la planète.

La majorité des lettres s’adressaient à son épouse. L’amour sautait aux yeux, surtout dans les plus anciennes ; il s’estompait à mesure que Sivaram s’absorbait dans son délire. Sa dévotion se détournait des gens pour se concentrer sur la magie.

Devika chérie, je ne rentrerai pas ce mois-ci, contrairement à ce qui était prévu. J’espère seulement que tu supportes mon absence prolongée. Je ne peux abandonner si près du but. Je dois continuer mon voyage. Cette semaine, nous nous sommes enfoncés dans la jungle. Quand j’ai entendu l’ambassadeur britannique parler de celui qu’ils appellent le sorcier, j’ai su qu’il me fallait le trouver. Quel homme peut manipuler la magie en formes nouvelles ? Alors qu’il m’a fallu des années pour commencer à comprendre mon pouvoir, et je ne peux concevoir cela. Je suis un voyageur et j’entraperçois des fragments de la magie telle qu’elle est réellement. J’ai tant appris… Mais les exploits qu’on attribue à ce sorcier, même si seule une minuscule fraction en est réelle, pourraient révolutionner notre conception de la magie. On raconte qu’il a appris à dessiner la magie. À la dessiner ? Est-elle si facilement concevable ? On raconte qu’il a gravé la magie sur sa chair, ce qui lui donnerait des pouvoirs entièrement nouveaux. C’est impossible, sûrement, mais je dois m’en assurer.

Suivaient l’esquisse d’une carte représentant une région que Faye ne connaissait pas et, dans les marges, des croquis – évidemment des tentatives pour représenter le pouvoir. Avant de se démolir la cervelle et de devenir fou à lier, il paraissait déjà un peu bizarre.

Devika chérie, je sais que cette lettre te surprendra : tant de temps a passé que tu as dû me croire mort dans la jungle, mais j’ai survécu. Mon voyage dans les colonies a été un succès. J’ai trouvé l’homme que je cherchais. Les histoires sont vraies. Toutes les histoires sont vraies. C’est magnifique. Il ne s’agit pas de création, car la magie est déjà présente, nous ne faisons que puiser dans l’énergie et nous en attribuer davantage. Le pouvoir est une entité stupéfiante, constitué d’une myriade de nodules interconnectés ; chacun est capable de modifier subtilement les lois, censément immuables, de l’univers. J’ai obtenu de nouvelles formes de magie, autant que mon enveloppe charnelle en peut supporter. Avec chacune, les mystères se sont éclaircis. La réalité est plus belle et plus terrifiante que nous ne l’imaginons.

Il y avait des dizaines de lettres à sa femme, mais aucune réponse. Faye se demanda si Jacques ne les avait jamais trouvées ou si Devika n’avait jamais pris la peine de répondre. L’idée l’attrista, jusqu’à ce qu’elle se replonge dans le monde du voyageur fou.

La magie est gaspillée. Pendant notre vie, elle gagne en force, mais à notre mort elle est perdue. Si seulement il existait un moyen de la conserver, de la protéger, de l’améliorer et de la transmettre à chaque génération. Tout ce que j’ai appris, tout ce que j’ai obtenu, ne peut être maîtrisé que par immersion dans le fleuve de magie, non par l’intermédiaire de livres, de leçons, des misérables langages humains. Mais pourquoi ce précieux fleuve doit-il s’écouler ? Il faut construire un barrage. Il faut l’arrêter. Je ne mourrai pas ainsi. Inutile.

Le voyage de Faye continuait. Notes et recettes alchimiques, équations mathématiques et diagrammes de chimie qui la dépassaient, mais chaque fois plus erratique. Les représentations géométriques du pouvoir se faisaient plus sombres, plus laides, plus brutales. Les lignes, naguère élégantes, devenaient tordues, et la plume de Sivaram déchirait par endroits le papier. De longues gouttes de sang séché marquaient les pages, comme s’il avait saigné du nez sous l’intensité de la concentration réclamée par ses calculs.

Jacques revint de déjeuner. Elle ne l’avait pas vu partir, elle ne l’avait pas entendu lui demander si elle voulait se restaurer. Il posa près d’elle un plat de viande, du fromage et du pain. Elle dévora le tout sans en sentir le goût.

La lettre suivante ne s’adressait à personne. L’écriture était tremblante, pénible à déchiffrer.

Je suis à la veille d’une découverte capitale. Ici, la muraille entre notre monde et le pouvoir est mince. Mon esprit ne parvient pas à concevoir ce qu’il faut faire. Je suis faible. Les autres ne comprennent pas. Ils gaspillent leur pouvoir. Les imbéciles. Ils avancent à l’aveuglette sans comprendre ce qu’il faut faire. Je vais m’approprier leur pouvoir et l’utiliser comme il doit l’être.

Je ne crois pas aux dieux. Les dieux ne m’ont jamais aidé. Tout ce que j’ai fait, je le dois à mon intelligence. Pourtant, aujourd’hui, à l’heure où mon esprit me trahit, j’ai prié pour obtenir de l’aide.

Je crois que quelque chose a répondu.

Faye ne comprenait rien au dessin qui suivait ces lignes, un mélange de mathématiques et de formes bizarres qui lui donnait mal à la tête. Elle dut se forcer à détourner les yeux et poussa un grognement audible.

Jacques, en face d’elle, l’observait tout en sirotant un verre de vin. « Oui. Vous avez trouvé, je vois, l’esquisse du sortilège qui allait devenir votre malédiction.

— C’est ça ?

— Je le pense. Ne vous en veuillez pas ; tout le monde réagit ainsi. » On frappa à la porte. Jacques répondit en français d’une voix forte. Un employé passa la tête pour poser une question que Faye ne comprit pas. Elle comprit en revanche le « oui » que répondit Jacques.

« Que voulait-il ? demanda-t-elle quand l’homme fut reparti.

— Simplement s’assurer que nos vitres étaient bien fermées, par précaution. Ne vous en faites pas. » Jacques sortit la bouteille du seau à glace et se resservit. « Continuez, je vous en prie. »

Chère Devika, j’ai réussi là où tous les autres ont échoué. On m’a traité d’illuminé mais j’ai démontré la vérité. Le pouvoir est vivant. Ce que nous appelons magie est le moyen par lequel il se nourrit. Il accorde un peu de lui-même à certains d’entre nous et, chaque fois que nous activons ce lien en manipulant le monde physique, la magie se renforce. À notre mort, le surplus retourne au pouvoir, qui est en fait un parasite symbiotique et prospère grâce à nous. Le processus se répète, de nouveaux actifs apparaissent, le cycle continue. Le pouvoir lui-même est conscient, dans une certaine mesure. Conscient ? Oui. J’ignore encore s’il sait que je lui ai dérobé quelque chose et, si oui, comment il va réagir à mon larcin. Je compte me servir du pouvoir comme il se sert de nous. Je te demande pardon pour ce que je vais devenir.

Une vieille photographie en très mauvais état représentait une toute jeune femme. À l’époque, personne ne pouvait sourire sur les photos, parce que les muscles des joues se fatiguaient bien avant qu’on ait fini de poser, mais la dame était très jolie.

« C’est là que je me suis intéressé à l’histoire, souffla Jacques. Elle appartenait au Grimnoir. C’était… une amie… Au début, Sivaram était un vautour. Il interceptait la magie de ceux qui mouraient autour de lui. Même ceux qu’on considère comme normaux détiennent une parcelle de magie, car souvent le pouvoir les touche et, ne les jugeant pas à la hauteur, se retire. L’ensorcelé volait même ces traces-là, mais ça ne suffisait pas. Il lui en fallait davantage. Plus puissant l’actif, mieux ça valait. »

À mesure que la liasse de papiers diminuait, on trouvait moins de notes et de lettres et davantage de coupures de journaux. Faye les lut toutes. Meurtre. Meurtre. Meurtre. Mort accidentelle. Tuerie. Noyade. Accident d’avion. Incendie dans un théâtre. Navire perdu en mer. La liste s’allongeait…

« Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Se téléporter, commettre une horreur, disparaître. Beaucoup des assassinats qui ont contribué au déclenchement de la Grande Guerre sont de son fait, je le soupçonne : son amour du chaos, et l’espoir qu’une guerre moderne s’accompagnerait de morts sans nombre. C’est comme cela que nous l’avons arrêté. Je lui ai tendu un piège. Je suis allé là où se produisait le pire massacre de l’histoire humaine, et j’ai attendu. À une autre, je demanderais si elle imagine quel redoutable assassin peut faire un voyageur surdoué et motivé… Mais vous le savez fort bien, Faye. »

Faye hocha la tête. Elle s’efforçait de n’employer son pouvoir que pour faire le bien ; n’empêche qu’elle tuait comme elle respirait. Cela, pourtant… Elle feuilleta les articles de journaux. C’était inimaginable.

« Même alors, nous le sous-estimions. Sivaram n’était plus un simple mortel, à cause du sortilège dont il s’était marqué. Il a été dur à attraper, encore plus dur à tuer. Il a massacré mes hommes et tous les malheureux qui se trouvaient dans les parages. À mon sens, l’ensorcelé est la plus grande menace qui pèse sur nous.

— Avant même le président ?

— La thèse se défend. Mais mon opinion est minoritaire. Les actes d’Okubo Tokugawa, au moins, répondaient à une certaine logique froide. Oui, je sais qu’il a tué beaucoup, beaucoup plus de gens que Sivaram ne l’a même rêvé. Ce n’est pas comparable. L’Imperium du président a transformé la boucherie et l’esclavage en une mécanique sanglante impitoyable ; cela ne peut être l’œuvre que d’un gouvernement tout-puissant. Sivaram, lui, était seul ; la majorité des anciens ne voyaient en lui qu’un chien enragé qu’il fallait abattre. Mais, après avoir étudié ses agissements et l’avoir suivi pendant des années, j’ai fini par comprendre la véritable nature de la menace. Lisez sa dernière lettre. Elle n’a jamais été postée. Lisez, Faye. »

Chère Devika, beaucoup de temps s’est écoulé depuis ma dernière lettre. Mon travail m’a accaparé. Je t’écris dans un bref moment de lucidité. Je ne sais pas si j’en aurai beaucoup d’autres, car ils sont de moins en moins fréquents. Ne laisse pas mes fils prêter l’oreille aux rumeurs qui circulent sur moi. Les rumeurs sont fondées, mais ils ne doivent jamais apprendre tout le mal que j’ai causé. Mon orgueil m’a aveuglé. Voler de la magie au pouvoir se paie très cher. Il est plus intelligent que je ne l’avais supposé, et il apprend sans cesse. Il se servait de moi quand je croyais me servir de lui. Les émotions humaines s’appliquent mal à lui, mais la découverte de mes larcins ne l’a pas contrarié. Au contraire, découvrir mon ingéniosité l’a rempli d’espoir. Le pouvoir a voulu me préparer à accomplir une mission, mais je me suis révélé indigne de ses dons. J’ai échoué. À présent, il ne reste que la faim.

J’ai échoué à comprendre sa véritable nature. Quoique inintelligible pour nos esprits lamentables, il a des désirs et des aspirations. Il se sert de l’humanité pour une raison qui m’échappe. C’est dans l’espoir d’atteindre ses buts qu’il nous fait avancer.

Quand j’étais jeune et naïf, j’espérais maîtriser le pouvoir en jouant avec des formes inaccessibles à l’esprit humain. Moi qui n’étais rien, je me suis présenté devant lui en guise de sacrifice, d’expérience scientifique. Il m’a utilisé et, bien que j’aie échoué, il réessaiera, car je l’ai étonné. Je lui ai montré de quoi l’humanité est capable. Le sortilège gravé dans ma chair est trop puissant pour mourir. Le pouvoir trouvera un nouveau sujet sur lequel travailler.

Quel phénomène intéressant ! Regarde le rat de laboratoire. Quelle intelligence ! Son esprit ridicule distingue de nouvelles voies que l’observateur, malgré son intelligence supérieure, est incapable d’imaginer. Bien sûr, c’est difficile d’y voir clair quand on est perché si haut. Regarde les progrès du rat. Il meurt, le rat, mais l’expérience n’est pas finie. Nous en entraînerons d’autres. L’expérience va recommencer. Il y aura d’autres rats. Il faut nourrir les rats.

La folie que j’ai provoquée n’est rien par rapport à celle qui viendra. Je t’en supplie, pardonne-moi.


L’encre avait coulé comme si des larmes s’y étaient mêlées pendant que Sivaram écrivait. Lentement, Faye reposa la lettre sur la pile. « Je ne comprends rien. » C’était un mensonge. Ne pas tout comprendre, ce n’était pas ne rien comprendre.

« Très peu de gens du Grimnoir ont lu ce texte. Parmi ceux qui l’ont lu, beaucoup l’ont considéré comme le délire d’un fou. Pas moi. » Jacques posa ses lunettes sur la table. L’attitude affable qu’il affectionnait avait disparu, remplacée par le visage d’un enquêteur froid et lucide. « Fou ? Peut-être, mais rendu fou pour avoir compris ce qu’il avait lancé aux trousses de l’humanité. Je vois dans cette lettre les mêmes sentiments que dans les lettres de criminels qui se livrent à une ultime confession : la prise de conscience brutale que nos actes ont des conséquences.

— Ce qui vous inquiète, ce n’est pas vraiment ce que fait l’ensorcelé… C’est ce que mijote le pouvoir.

— Sivaram pensait que ses actes – tuer pour voler de la magie – satisfaisaient l’intelligence qu’est le pouvoir. Nous parlons d’un être qui se nourrit de nous, nous utilise, nous transforme, nous concède des dons et nous les reprend sans logique ni morale. Le pouvoir semble défendre la théorie de l’évolution – les plus forts survivent et les plus faibles périssent. Les magiques, c’était l’étape suivante, déclenchée par cette entité. L’ensorcelé, un actif qui se chargeait personnellement de diriger l’évolution. Apparemment, le pouvoir était d’accord. Sivaram disait qu’il ne croyait pas aux dieux. » Jacques renifla. « Ah. À ce qu’il me semble, il en a trouvé un qui croyait en lui. Et ce n’est ni un dieu de miséricorde ni un dieu vengeur, mais un dieu ambivalent qui ne s’intéresse qu’à lui-même. »

Faye n’avait jamais pensé au pouvoir en ces termes, et elle se sentit mal à l’aise. « Je vais me contenter de Jésus, merci bien.

— Je vous le demande, Faye : que deviendrons-nous si le pouvoir décide de pousser l’expérience à l’étape suivante ? Que se passera-t-il si vous, la seconde génération du sortilège, continuez d’œuvrer dans le même sens ?

— Je ne…

— Il engendrera d’autres actifs comme vous, sans doute beaucoup d’autres. Et ils voleront la magie de tous ceux qui seront plus faibles qu’eux. Le président, au moins, incarne une destruction ordonnée. Cette autre voie, c’est le chaos absolu. Contre un ennemi aux dessins compréhensibles, on peut se battre, mais contre un monstre qui ne cherche que le chaos ? Comprenez-vous, à présent, pourquoi j’ai voté votre mort ? »

Peut-être. Oui. Mais Faye n’appréciait pas l’idée pour autant. Si quelqu’un d’autre votait pour qu’on la tue, elle y mettrait son veto. Veto qui consisterait sans doute en une décharge de chevrotines calibre 12 en pleine tête. « Et si vous vous trompez, si le pouvoir a raison ? Je vous ai dit ce que le président affirmait : l’ennemi vient dévorer le pouvoir. Je le sens, parfois. Comme un poids qui pèse sur nous tous. Peut-être le pouvoir essayait-il de se protéger en même temps que nous.

— Nous devrions donc accepter de courir un risque certain pour nous protéger contre un risque peut-être imaginaire ? Le président était le roi des menteurs. Pourquoi serait-il plus honnête dans la mort que de son vivant ? Vous souhaitez courir le risque parce que c’est votre vie qui est dans la balance. Vous n’êtes pas objective. Peut-être réussiriez-vous à résister au sortilège, et peut-être que non. Cela reste à voir. Vous êtes de ce monde depuis si peu de temps. Ces lettres de Sivaram s’étalent sur trente ans. Il a fallu des décennies pour l’user et en faire le monstre qu’il est devenu.

— Moi, je ne ferai pas comme lui.

— Et pour quelle raison ? Votre force de caractère ? Votre amour du prochain ? » Jacques eut un rire amer. « Sivaram aimait sa famille et son peuple, de tout son cœur, mais la malédiction a fini par triompher. Elle l’a blessé jusqu’à l’âme pour voler son humanité, et bientôt tous ceux qui l’approchaient, surtout les actifs, furent en danger. Ils n’étaient plus que des réceptacles contenant la magie qu’il désirait… Et il l’a prise, cette magie, oh, il a pris tellement de vies…

— Je ne ferai jamais de mal à mes amis ! » À l’instant où Faye criait ces mots, elle sentit l’aiguillon du doute s’enfoncer en elle.

« L’ensorcelée n’a pas d’amis, pas de famille, pas de camarades, pas d’amants. L’ensorcelée est seule. L’ensorcelée est une force. Sivaram, au début, était un pacifiste, un érudit. Regardez comment il a fini. Nous ne vous connaissons que depuis peu de temps, et regardez combien d’actifs vous avez déjà tués.

— Et ils le méritaient tous ! cracha Faye. Trouvez-moi dangereuse si ça vous amuse, mais je suis aussi la meilleure du lot. Sans moi, le président serait toujours en vie. Sans moi, Washington aurait été réduite en bouillie par un démon. Dangereuse, moi, Jacques ? Pas plus qu’un flingue. » Elle désigna le manteau du Français d’un geste vulgaire. Elle n’avait pas vérifié, mais elle supposait qu’il était armé, en gentleman prévoyant. « Être dangereux, c’est leur boulot, aux flingues. Ça ne servirait à rien si ce n’était pas dangereux. Si ? »

Jacques plongea ses yeux dans les siens. « Regardez par la fenêtre. »

Faye obtempéra et en eut le souffle coupé. La campagne riante avait disparu ; jusqu’à l’horizon, on ne voyait plus qu’une étendue de terre morte et grisâtre. Une sensation désagréable lui noua l’estomac. « Où sommes-nous ?

— C’est ce qui reste du territoire où s’est déroulée la seconde bataille de la Somme, juste après la bataille d’Amiens. Le nom est inexact, mais c’est celui que l’histoire a retenu. »

Faye avait bien sûr entendu parler de cette bataille. Elle l’avait même aperçue : c’était là que M. Sullivan s’était expédié quand elle lui avait mis une balle dans le cœur. « C’est mort.

— Pire que l’Oklahoma de votre enfance ?

— Oui. Là-bas, c’était dû à la sécheresse. Causée par la magie, d’accord, mais, ceci, c’est différent. » Elle frémit. Dans cet enfer gris, il n’y avait même pas une brise pour faire voler un pissenlit. D’ailleurs, aucun pissenlit ne pouvait pousser.

« Cela date d’une génération déjà, mais regardez. La magie a détruit cette terre. La moitié orientale de mon pays était une friche boueuse de tranchées et de barbelés, à perte de vue, mais, à part l’obus qu’un pauvre fermier découvre parfois sous sa charrue, la nature a repris ses droits. Ici, non, et pour toujours. On y a concentré trop d’énergie magique, fait couler trop de sang actif. La terre n’est plus la même. »

Faye sentait ses os se geler. Il n’y avait même pas de rapaces, et les seules plantes étaient des souches pétrifiées qui étaient mortes quand elle était bébé. « Tout est mort, c’est ça ?

— Pas exactement. Des horreurs parcourent ce désert. Quelques êtres vivants ont été métamorphosés. Un usage trop intense de la magie a toujours des effets secondaires. Ça transforme les tissus physiologiques. Même respirer cette poussière, ça va vous rendre malade. Ici, il ne faut pas s’attarder. »

Faye, jusque-là, croyait connaître la laideur. Le cercle noirci de Mar Pacifica était laid, mais c’était une blessure récente. Ceci, c’était une vieille cicatrice, une cicatrice jamais bien refermée.

« Vous n’avez pas vu la guerre, Faye. Vous n’avez vu que des escarmouches. Voici ce qui arrive quand la magie affronte la magie. Vous n’avez pas vu la sauvagerie absolue qui accompagne des violences de grande ampleur. La bataille d’Amiens, l’une des plus terribles de l’histoire, a provoqué la mort d’un nombre jamais égalé d’actifs. Jour après jour, ils s’entretuaient sous des déferlements de magie inimaginables. Les lois de la physique étaient suspendues. Les hommes devenaient surhumains, parfois inhumains, et, après coup, la terre avait tant souffert qu’on n’a pas pu enterrer les morts sans tomber malade. On a fait ce qu’on a pu, mais la plupart des cadavres ont été abandonnés à la boue.

— J’ai entendu dire que c’était horrible.

— Si le général Roosevelt n’avait pas sacrifié ses Volontaires américains, mon pays aurait été conquis par les hordes zombies du Kaiser. Le front n’a tenu que grâce à un mélange de chance, de courage et de ténacité. Oh, comme le pouvoir a dû s’engraisser sur notre dos ! » Jacques avait l’air fatigué. Amer et fatigué. « Un véritable festin. »

Au loin, Faye distinguait des collines couvertes de végétation vivante ; par bonheur, le champ de bataille ne s’étendait pas à l’infini. La cicatrice était circonscrite. « Vous étiez ici ? »

Jacques regardait par la fenêtre. « Au début ; mais je suis parti quand j’ai su où se trouvait l’ensorcelé. J’ai manqué l’offensive finale : je me trouvais aux trousses de Sivaram, à quelques kilomètres de là. Pendant la guerre, j’avais du mal à le localiser. Avec tant de morts où puiser, il n’avait pas eu grand besoin de frapper lui-même. L’occasion ne se représenterait pas. Je n’étais pas seul. Des chevaliers des deux camps ont déserté pour me porter assistance. Nous avons mis la guerre entre parenthèses afin d’éliminer un danger plus terrible. Je suis le seul survivant ; d’un point de vue bien triste, Sivaram m’a sauvé la vie.

— Parce que vous avez manqué la bataille.

— Oui. On l’a rattrapé quelques minutes après qu’il a assassiné toute la famille de Murmure. Elle était seule au monde. Je l’ai élevée comme ma fille. » Jacques s’essuya les yeux. « Je l’aimais énormément.

— Je ne savais rien de tout ça, souffla Faye.

— La seule chose à retenir, c’est ceci : sans Murmure, vous seriez morte. Vous comprenez, Faye ? Si vous vous trompez, si le pouvoir décide que l’ensorcelée représente la prochaine étape dans sa relation avec l’humanité, il y aura la mort et le pillage, la guerre entre les actifs, comme des animaux. Nous deviendrons prédateurs et proies. » Jacques ne quittait pas des yeux la plaine massacrée. « Si vous vous trompez, notre avenir, c’est ceci. »

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