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« Bonsoir, monsieur Smith », dit le policier chinois. Son anglais était correct, et son accent révélait qu’il l’avait acquis auprès d’un Britannique. Ça n’avait rien de surprenant : la ville grouillait d’Occidentaux qui, par dizaines de milliers, venaient se faire arnaquer. Plusieurs flics se tenaient à tous les check-points ; l’un parlait sûrement français et un autre allemand. Shanghai était cosmopolite. L’anglophone examina le passeport. « C’est votre première visite à Shanghai ?
— Oui », répondit Sullivan. Selon les documents officiels de la Cité libre, il était Fred Smith, riche propriétaire d’une usine d’outillage industriel à Detroit, venu s’encanailler à Shanghai l’exotique. Du moins les faux papiers disaient-ils sûrement quelque chose comme ça, mais il ne lisait pas le chinois. « Je ne suis ici que depuis deux jours.
— Oui. Je vois que vous êtes venu sur la Carpe riante, de San Francisco. » Le policier prenait son temps, se voulait rigoureux, mais les documents étaient irréprochables. Sullivan n’avait jamais vu de faux aussi convaincants, même à Detroit ou à Chicago. Cela dit, les carrés énigmatiques qui servaient d’écriture dans la région lui échappaient totalement, et il se reposait sur l’assurance du capitaine Southunder. Sullivan examina le marché, relativement paisible. Si les papiers, au bout du compte, n’étaient pas assez officiels, il lui resterait la violence ; mais assommer des flics avant d’essayer de se planquer, alors qu’il dépassait tout le monde de deux têtes, le tentait peu. « J’espère que le voyage a été agréable.
— Ah, ça oui. Toujours rêvé de faire une croisière.
— Bien sûr. » Le policier leva les papiers dans la lumière pour vérifier les filigranes. Ses trois collègues s’ennuyaient ferme. Appuyés sur leurs fusils, ils fumaient des cigarettes. « Que pensez-vous de notre ville ? »
Je pense que, si Dieu ne brûle pas Shanghai, il devra des excuses à Sodome et Gomorrhe. Mais Sullivan n’osa pas s’exprimer ouvertement et se contenta d’imiter la majorité des Occidentaux qui se retrouvaient là. « Ç’a l’air très beau. J’ai tellement entendu parler de la perle de l’Orient, et je ne suis pas du tout déçu. » Le flic hochait la tête. « Perle de l’Orient » était la formule polie. D’ordinaire, on disait plutôt « Pute de l’Orient ».
« Les casinos sont les meilleurs du monde.
— Vous avez déjà beaucoup gagné ? » demanda le policier d’un air retors.
Pourquoi ? Tu vas exiger un pot-de-vin ? Mais Sullivan secoua la tête en souriant. « Non. Je ne gagne jamais. Ma chance tournera peut-être ce soir. » Il ne pouvait pas s’éterniser. La raison pour laquelle on l’avait interpellé était évidente. L’avenue qui traversait le district abritait toutes les tentations destinées aux Occidentaux pleins aux as, mais, dans les ruelles adjacentes, il se faisait remarquer. Il constituait une anomalie, et, les anomalies, on s’y intéressait. Amérique ou terre étrangère, les policiers étaient partout les mêmes.
« Que faites-vous dans ce district ? »
Si on vous surprenait dans une situation compromettante, la meilleure façon d’avoir la paix était de confirmer les soupçons. « Je suis un peu gêné, mais je vais vous demander mon chemin. Vous voyez, j’ai entendu parler d’un établissement qui s’appelle, je crois, la Maison de la fleur d’or, mais je me suis perdu…
— Ah, bien sûr. C’est destiné à une clientèle aux goûts particuliers. » Le policier eut un sourire suffisant ; il savait depuis le début ce que ce grand yeux-ronds venait faire dans le quartier. Sullivan ne savait même pas ce qui se fricotait dans la Maison de la fleur d’or, mais, selon les maraudeurs qui lui avaient décrit la ville, il s’agissait de pratiques que les maquerelles des maisons de plaisir plus respectables n’auraient jamais tolérées. Le flic lui jeta un regard qui disait « sale pervers ».
« Je suis en vacances. »
Le flic lui rendit les faux documents. « Tournez à gauche au bout de la rue, et c’est au carrefour suivant. La maison avec les tuiles dorées.
— Merci, mon ami. Ça fait un drôle d’effet, demander à un flic où se trouve un bordel. Je n’arrive pas à me fourrer dans la tête que c’est légal, ici.
— Dans ce district, on est plus coulant. » En d’autres termes, c’était absolument illégal dans le reste de la ville, mais ici non, parce que les truands s’en mettaient plein les poches. À Shanghai, disait-on, tout était à vendre. « Bon séjour, monsieur Smith. »
Sullivan récupéra ses papiers et franchit le check-point. Se rappelant l’impression qu’il avait eue la première fois qu’il avait visité une grande ville, il adopta l’attitude convenable. Il marchait donc lentement, regardait d’un air bête tout ce qui lui paraissait bizarre ou incompréhensible. À peu près tout, au demeurant. Le district par lequel il était arrivé portait un masque occidental et, à part la foule de Chinois, aurait pu passer pour San Francisco : propre et moderne, gratte-ciel étincelants. Même les panneaux étaient en anglais ou en français. Celui-ci était un autre monde.
C’était animé, plus animé que toutes les villes que Sullivan connaissait, rempli de gens qui couraient en tous sens. Il y avait moins de voitures que dans la partie occidentale, mais celles qu’il voyait chassaient les piétons à coups de klaxon et de rugissements de moteur. Les immeubles étaient moins hauts mais grouillaient de bruit et d’activité, sauf bien sûr les coquilles noircies bombardées par les Japonais. Chaque pouce de trottoir était occupé par des vendeurs à la sauvette que les piétons devaient contourner, ce qui incitait les voitures à klaxonner de plus belle. Les étals évoquaient des ruches, les marchands lui criaient des invitations en chinois, lui collaient sous le nez des bijoux, des jouets, des bizarreries orientales – de la camelote pour eux, un joli souvenir pour les touristes. À en croire les cris, le marchandage était apprécié.
Une fois Sullivan hors de vue des policiers, Heinrich apparut près de lui, méconnaissable : il était vêtu en autochtone, il marchait comme un autochtone et portait un grand chapeau qui dissimulait ses cheveux blonds et presque tout son visage. « Très bien, mon ami. Ne t’arrête pas. »
Sullivan consulta sa montre et murmura, comme s’il se parlait à lui-même : « Ça doit être pratique de traverser les barrières pour éviter les contrôles.
— Oui. Et de ne pas être un géant. Dans ce pays, je suis grand. Toi, tu es un monstre de foire. La police secrète japonaise te fait suivre, ça ne te surprendra pas.
— Génial. » Sullivan ne se retourna pas. Il n’aurait sans doute pas réussi à repérer les types, de toute façon. D’ordinaire, il s’apercevait vite qu’on le pistait, mais c’était en terrain familier. Shanghai n’avait rien de familier. « Pile à l’heure.
— Prends à droite après la baraque à nouilles. »
Comme s’il pouvait lire l’enseigne. « Précise. »
Un soupir s’échappa du chapeau de paille. « La baraque vert et jaune, juste en face, avec des nouilles partout. » Et Heinrich s’éloigna ; en quelques secondes, il avait disparu dans la foule.
Sullivan était un peu jaloux, il devait le reconnaître. Avoir un physique qui attirait tous les regards, ça agaçait, mais, avec le temps, il s’était adapté. En Asie, c’était infiniment pire. En Amérique, il était très grand. En Chine, il devenait géant.
Cela dit, ça avait aussi ses bons côtés quand on voulait faire passer un message. Il tourna à droite à la baraque à nouilles entourée de clients affamés qui aspiraient leur pitance servie dans des bols. L’odeur était délicieuse. Southunder l’avait prévenu qu’il était normal, dans la région, de manger du chat et du chien, mais Sullivan, grandi dans la pauvreté, avait connu pire. La viande restait de la viande. Le chat, ça ne pouvait pas être pire que l’opossum ou l’écureuil, et c’était forcément meilleur que le rata servi à Rockville.
Shanghai était l’une des villes les plus peuplées du monde et, quand on arrivait sur place, on ne pouvait pas en douter. C’était plus petit que New York ou Detroit mais envahi de gratte-ciel, avec beaucoup d’autres en construction. Sullivan avait déjà traversé le district neuf, ultramoderne et immaculé, qui permettait à l’Imperium d’affirmer que Shanghai était une cité libre et non un territoire conquis bien commode pour les affaires et le blanchiment d’argent. La petite rue qu’il venait d’emprunter était encore plus vieille, plus abîmée, plus sordide, destinée aux prolos et non aux touristes : même sans parler la langue, il se sentait un peu chez lui. Les autochtones lui jetaient des regards méfiants mais, après tout, il arrivait que des Occidentaux s’aventurent dans ce marché.
Il passa devant une boucherie. Le patron, armé d’un fendoir, découpait un quartier de porc posé sur un billot. Derrière lui, des poulets piaulaient dans des cages. L’un d’entre eux cria avec la voix de Lance : « Il y a un tailleur au bout de cette allée. Entre dans sa boutique. Vite. »
Le boucher se tourna vers ses cages, interloqué. Les oiseaux caquetaient à qui mieux mieux, mais pas en anglais. Il se gratta la tête d’une main couverte de sang et reprit son découpage en marmonnant une phrase qui, Sullivan l’aurait parié, comportait des références à un excès de travail et aux bénéfices probables d’un petit verre de gnôle.
La cohue s’ouvrait devant lui. Il n’avait pas besoin de manipuler la gravité pour écarter des gens qui lui arrivaient au nombril. Derrière lui, au cœur du marché, s’éleva un vacarme soudain. Les chevaliers avaient dû semer le trouble afin de détourner l’attention des espions de l’Imperium. Les passants s’arrêtèrent par curiosité, mais Sullivan continua d’avancer tête baissée. Il vit du coin de l’œil des costumes accrochés dans une vitrine : ce devait être là. Une clochette tinta quand il ouvrit la porte. Un vendeur chinois, sans un mot, vint verrouiller la porte et tourna un petit écriteau, puis il saisit la manche de Sullivan pour l’attirer dans un angle d’où on ne voyait plus la rue.
Le vieux bonhomme leva la tête. Très haut. Sullivan inclina son chapeau. « Vous avez ma taille ? »
Le Chinois dégagea un revolver de sous sa tunique de soie. Un instant durant, Sullivan se demanda s’il allait le braquer sur lui ou le lui donner, mais c’était bien un cadeau. L’arme était la version bulldog d’un Webley britannique, avec crosse et canon courts.
Sullivan s’en saisit. « Plus efficace que des insultes. » Il l’ouvrit, s’assura que le barillet était plein et le glissa dans son manteau. Le marchand ajouta une poignée de balles .455, que le lourd fourra dans ses autres poches. Les pouvoirs magiques, surtout le sien, c’était bien joli au combat, mais, un renfort de plomb, ça ne se refusait pas. Il regrettait son automatique Browning enchanté, avec ses gros chargeurs qui faisaient mal, mais il n’avait pu l’emporter de peur d’être fouillé en chemin. « Merci. »
Le vieux lui indiqua l’arrière-boutique. Une porte en bois était à moitié dissimulée par un tas de chemises sur cintres. Sullivan l’entrouvrit : ça donnait sur une ruelle. Le type retira sa blouse de tailleur, la jeta sur le comptoir et sortit par une autre porte sans un signe d’adieu. La boutique ne lui appartenait sans doute même pas, et le propriétaire ne saurait jamais qu’on la lui avait empruntée.
Sullivan avança dans la ruelle sans savoir où il était censé aller. « Ruelle » était un bien grand mot ; il s’agissait plutôt d’un fossé jonché d’immondices creusé entre deux immeubles instables et délabrés. Il leva les yeux, s’attendant presque à ce qu’une brique lui tombe sur le nez. Le soleil disparaissait derrière le linge mis à sécher sur des cordes mal tendues. Le silence le stupéfiait, avec le vacarme qui régnait à quelques pas de là. Un peu plus loin il trouva Heinrich, Lance et un troisième homme qui l’attendaient près de bennes à ordures nauséabondes.
Lance, contrairement à Heinrich, ne visait pas l’incognito. Bien que petit, il était si large d’épaules et de biceps qu’il n’aurait jamais pu se fondre dans la populace, sans même parler de la barbe de bûcheron qu’il refusait de raser. Vêtu normalement, il avait dû passer en fraude, comme Sullivan. Bob le Pirate avait des relations partout, et faire entrer quarante chevaliers dans la ville, pour lui, c’était du gâteau. Lance avait l’air ailleurs ; il devait surveiller les hommes qui les filaient par les yeux d’un animal. « Ils ont perdu Jake, ils sont fous de rage. » Son regard reprit sa netteté quand il réintégra son corps. « Ils le cherchent, et je crois que l’un d’eux est parti appeler des renforts.
— Les liquider nous simplifierait la tâche, suggéra Heinrich.
— Dans un premier temps », dit l’inconnu. C’était un jeune Chinois vêtu d’une longue tunique de soie avec trop de boutons, de celles que Sullivan tenait pour des pyjamas. « S’ils lancent l’alerte générale, la police secrète va retourner tout le district jusqu’à trouver les coupables.
— Bien sûr. L’alerte, ce sera pour plus tard. Il va falloir en attraper quelques-uns pour les interroger. » Sous l’ombre du chapeau, on ne voyait de Heinrich que son sourire. « Pardonnez-moi… Sullivan, voici Zhao, un des rares chevaliers encore basés à Shanghai. »
Le jeune homme avait un sourire chaleureux mais les yeux durs de qui avait vu des horreurs. « Je vous servirai de guide dans Shanghai. C’est une ville très dangereuse.
— Joe, c’est bien ça ?
— Zhao », corrigea-t-il. Le sommet de son crâne arrivait à peine à la poitrine de Sullivan. Soit c’était encore un adolescent, soit il était de ces types qui auraient toute leur vie l’air d’un gosse. « Je m’appelle Zhao.
— Pardon. La prononciation n’est pas mon fort.
— Mes excuses, monsieur Sullivan. Moi aussi, j’ai du mal.
— Vous vous en sortez bien.
— Dans une ville comme Shanghai, il est vital pour les chevaliers de parler plusieurs langues. Personne ne soupçonne un factotum d’écouter les conversations privées. Je parle japonais, français, et j’ai des rudiments de russe et d’allemand. »
L’immense chapeau de Heinrich s’inclina et l’estompeur, toujours méfiant, posa une question compliquée dans sa langue maternelle. Le gosse n’hésita qu’une seconde avant de lui débiter une phrase assurée. Heinrich lui répondit d’un ton satisfait.
« Mais c’est l’anglais que je maîtrise le mieux. Ma famille a hébergé un chevalier américain en mission d’espionnage. C’est auprès de lui que j’ai d’abord appris. Ensuite, j’ai réappris quand j’ai dû travailler dans la section britannique.
— Réappris ?
— Le chevalier américain venait de l’État de Louisiane du Sud.
— Il y a quarante-huit États, et je mettrais ma main à couper que la Louisiane du Sud n’existe pas, dit Lance.
— J’ai un peu vécu à La Nouvelle Orléans, intervint Sullivan. La Louisiane du Sud, c’est un état d’esprit. Tu as quel âge ?
— Bientôt seize ans. » Zhao ne paraissait pas vexé. Il avait sans doute l’habitude. « Ne vous inquiétez pas. Je connais Shanghai comme ma poche. J’y ai vécu toute ma vie. J’étais garçon de courses pour la banque anglaise ; je peux vous faire accéder à tous les quartiers de la ville. J’ai organisé ce rendez-vous selon vos instructions, et je vous fournirai toute l’assistance nécessaire pendant votre séjour. »
Sullivan n’était pas beaucoup plus âgé quand il avait trimé dans l’enfer sanglant de la bataille d’Amiens. En temps de crise, l’enfance ne durait pas. Il fallait voir ce que Faye avait accompli avant de se faire tuer… « Tu nous seras utile, j’en suis sûr.
— Je ne sais pas ce qui vous amène à Shanghai, mais j’ai entendu parler des chevaliers de Pershing et de leurs exploits. Venir à bout de Madi, le garde de fer, affronter le président à bord de son vaisseau. Madi a tué beaucoup de mes amis. C’est un honneur de faire votre connaissance. » Zhao faillit se fendre d’une courbette, remarqua Sullivan, mais il se retint pour leur tendre la main. Il n’avait pas compris le principe de la poignée de main américaine – la sienne évoquait un poisson mouillé – mais il ne manquait pas de bonne volonté. « Nous devons faire vite.
— Passe devant », suggéra Heinrich. Bonne idée, puisque personne d’autre ne savait où on allait ; mais le véritable motif de l’Allemand résidait sans doute dans sa paranoïa. Il ne voulait pas présenter le dos à un quasi-inconnu.
« Nous allons devoir traverser des immeubles abandonnés pendant l’invasion japonaise. La seule raison pour laquelle ils n’ont pas été démolis, c’est que les receleurs des gangs en ont besoin. Ne parlez plus. Dans les pièces vides, les voix résonnent longtemps. »
Zhao les entraîna un peu plus loin ; ils franchirent une porte brisée et descendirent un long escalier qui débouchait dans un tunnel. Ils passèrent sous la rue et se retrouvèrent dans la cave d’une résidence déserte, par laquelle ils remontèrent au rez-de-chaussée. Des rats galopaient dans les recoins, mais, par les fenêtres barrées de planches, on entendait le brouhaha du marché.
Des fusillades avaient laissé des trous dans les murs. Des fragments de brique jonchaient le sol ; Sullivan reconnut le résultat d’un pilonnage intensif. La Cité libre, quelques années plus tôt, s’était soulevée contre ses hôtes japonais ; l’Imperium avait écrasé les fauteurs de troubles. Les quartiers les plus endommagés avaient été vidés de leurs habitants et laissés à l’abandon. On repérait des traces de présence humaine, mais les clandestins ne voulaient pas se manifester. Les murs pouvaient trembler sur leurs fondations, pour les plus pauvres ils offraient tout de même un abri. Il était fascinant de comparer les quartiers destinés à impressionner les visiteurs et les taudis comme celui où se trouvaient les chevaliers.
Au bout d’un quart d’heure de ruelles et de galetas, ils s’arrêtèrent dans une autre cave.
« Ici, nous pouvons parler librement. » Zhao fit coulisser une bibliothèque au bois à moitié pourri. Derrière s’ouvrait une galerie de mine. « Le point de rendez-vous n’est plus très loin. »
Sullivan passa la tête dans l’ouverture. L’air était chaud et humide. Le passage n’était pas conçu pour un homme de sa carrure. Ça n’allait pas être une partie de plaisir.
« Là où il y a une ville, il y a des contrebandiers, dit Lance, qui admirait l’ouvrage.
— Et le Whampoa coule de l’autre côté de ce mur. Dou a des pompes qui tournent en permanence. Si ces tunnels étaient découverts, la bande n’aurait qu’à les inonder pour un temps. Shanghai élève le crime au rang d’art. » Une torche électrique était accrochée au-dessus de l’entrée. Zhao dut cogner sur la batterie pour qu’elle se mette en marche. « Avec un peu de chance, la Tokubetsu Koto Keisatsu se dira simplement que les Américains suspects ont disparu dans un bordel.
— Un bordel ? Voilà qui aurait fait une bien meilleure planque pour notre conspiration !
— Désolé, monsieur Talon. Tous les bordels de Shanghai qui acceptent les étrangers sont surveillés par l’Imperium. On y prend des photographies très utiles pour faire chanter les notables.
— Je plaisantais, Zhao. Cela dit, j’aimerais beaucoup qu’on prenne une photo de moi en charmante compagnie, à condition qu’on m’en donne un tirage. Je l’encadrerais. Elle irait très bien dans ma collection de trophées. Mais à propos… » Lance tapa dans le dos de Sullivan. « Comment s’est passée ton arrivée ?
— Lentement. » Southunder avait dissimulé la Voyageuse à quelques heures au sud de la ville, dans un petit village où les maraudeurs étaient bien vus, puis avait entrepris de faire passer dans Shanghai chevaliers et matériel. Sullivan, trop facilement repérable, était parti dans les derniers, et son trajet avait compris une traversée en barque au milieu de la nuit et l’escalade d’un cargo à la corde lisse. « Bon, Zhao, c’est quoi, ce toku koko machin ?
— Une nouvelle police spéciale qui dépend de l’Imperium. Une calamité. Shanghai n’est une cité libre que de nom. Les Japonais ont conquis presque toute la Chine, mais, ici, nous sommes censés rester neutres, avec un gouvernement indépendant et des observateurs internationaux. C’est un mensonge qui permet à l’Imperium de commercer avec l’Occident. Pour la quasi-totalité des gens, Shanghai est une ville de plaisir, mais la Tokubetsu Koto Keisatsu ouvre l’œil ; elle assassine les prétendus insurgés, elle récolte de quoi faire chanter les hommes d’affaires et les naïfs. » Le ton de Zhao était résigné. « On affirme que Shanghai est libre, mais, dès que nous nous opposons à la volonté de nos maîtres, on nous écrase. Tout le monde le sait.
— Je reconnais bien là les pratiques de l’Imperium. » Pas très différentes des pratiques de Chicago, au fond.
« Ces hommes sont sans pitié. Ils laissent la bride sur le cou aux triades en échange d’informations, et, parfois, quand il le faut, se servent d’elles pour faire le sale boulot. Les gens que vous allez rencontrer soutiennent notre cause, mais ne vous fiez pas à eux. Dou-les-Grandes-Oreilles dirige la mafia de Shanghai. C’est mon cousin, et il déteste les Japonais, mais il ne nous aidera que s’il y trouve son compte.
— Ton cousin ? Vraiment ? demanda Lance.
— Oui, mais je le connais à peine. »
Sullivan était mal placé pour juger : son propre frère avait fait partie de la garde de fer.
« Dou ne pense qu’à augmenter ses bénéfices. Ici, c’est toujours pareil. Je ne sais pas ce que vous espérez obtenir par cette réunion, mes frères. »
Sullivan était plié en deux. Les murs étaient humides. De l’eau gouttait du plafond et les éclaboussait. « Okubo Tokugawa va venir à Shanghai. Nous comptons le tuer.
— Elle est bien bonne. » Zhao éclata de rire, mais pas les autres. « Attendez… » La torche se tourna vers eux. « Vous êtes sérieux ?
— Bien sûr, dit Heinrich. Et nous allons avoir besoin de tous les chevaliers de Shanghai. »
Le jeune homme eut l’air abattu. « Nous ne sommes plus très nombreux. La Tokubetsu Koto Keisatsu a fait beaucoup de mal au Grimnoir. Un espion s’est glissé parmi nous et a révélé nos identités. Presque tout le monde a été enlevé dans son lit, une nuit, pour ne jamais réapparaître. Les quelques rescapés se cachent sous de faux noms. Nous savons que Tokugawa doit venir à Shanghai, mais toutes les tentatives d’assassinats se sont conclues par des échecs, même quand nous étions très nombreux. Maintenant, il n’y a rien à espérer.
— Nous sommes accompagnés d’une bonne trentaine de chevaliers, dit Lance.
— Qui retiendront les premiers gardes de fer. Comment éliminerez-vous les quatre cents suivants ?
— Ça fait partie du plan, dit Sullivan. Nous comptons sur la présence des gardes de fer. Plus ils seront nombreux, mieux ça vaudra.
— Nous allons être massacrés ! s’exclama Zhao. Vous êtes américains, vous ne vous rendez pas…
— Écoute-moi bien, Zhao, le coupa Lance d’une voix posée. Nous ne sommes pas des touristes. Je sais que ton peuple a saigné ; crois-moi, je compatis. Nous avons l’habitude d’affronter l’Imperium, et nous avons un plan. Je te l’expliquerai dès que le danger sera écarté. On réussit, on fera trembler l’Imperium sur ses bases.
— Vous savez qu’un garde de fer est redoutable au combat, mais vous n’avez jamais vu les horreurs qu’ils commettent quand ils se lancent dans une guerre totale. Moi, si. Vous êtes sur leur territoire. Ils ne chercheront pas à rester discrets. En Amérique, ils se faufilent dans l’ombre pour vous planter un couteau dans le dos. À Shanghai, ils nous arrachent à nos foyers en plein jour et nous exécutent en public pour servir d’exemple ! » Zhao perdait son calme. « Ils massacrent leurs adversaires et s’en délectent, et le peuple comprend qu’il faut rester à genoux. Nos cadavres sont traînés dans les rues et pendus aux ponts. Les hommes, les femmes et les enfants qu’ils soupçonnent d’être nos alliés sont purgés. Les plus chanceux sont décapités, les autres expédiés dans les écoles pour servir de cobayes.
— Si je t’affirme que ce risque est acceptable, tu comprendras combien notre mission est cruciale, dit Heinrich. Et tout est préférable au sort qui nous attend si nous échouons. Nous apportons de très mauvaises nouvelles, j’en ai peur.
— Je n’en entends jamais d’autres. » Zhao se remit en marche en secouant la tête. « Repartons, ou nous serons en retard. Il ne faut pas faire attendre les criminels. Un nouvel attentat contre Okubo Tokugawa, et les quelques chevaliers restés à Shanghai seront obligés de fuir. Nous ne survivrons pas à un autre coup de filet.
— Alors il est temps de déménager. Nous ne pouvons pas renoncer.
— Déménager ? Je suis chez moi. Toute ma vie je me suis battu pour cette ville. Je continuerai, mais je veux comprendre ce que vous espérez obtenir en vous suicidant. »
Zhao, se disait Sullivan, était un jeune soldat intrépide, mais la section asiatique du Grimnoir était coupée du reste du monde. Après tout ce que ces actifs avaient souffert sous le joug impérial, il serait pratiquement impossible de les convaincre que l’ennemi constituait une menace bien plus grave. « Conduis-nous au rendez-vous, permets-moi de parler à ton chef, je lui ferai comprendre la situation. »
Les épaules de Zhao s’affaissèrent. « Shanghai est vraiment au bout du rouleau, monsieur Sullivan, vous ne vous rendez pas compte. Le chef, c’est moi. »
Sullivan n’avait pas besoin de connaître un seul mot de chinois. Les gangsters étaient les mêmes partout, et Dou-les-Grandes-Oreilles tenait Shanghai plus fermement qu’Al Capone Chicago. Ses manières, son expression, son attitude, tout faraud parce qu’il possédait quelque chose dont d’autres avaient besoin, ce qui lui donnait du pouvoir : toujours pareil. Dou était un roi, avec pour royaume les bas-fonds de Shanghai. Il dirigeait la Bande Verte, une armée criminelle de près de vingt mille hommes, et rien ne se faisait en ville sans qu’il prélève sa part.
La table du roi était le seul espace éclairé de tout le vaste entrepôt, par une puissante ampoule qui pendait du plafond. La fumée du cigare de Dou flottait dans la lumière jaune. Il était maigre, il avait la peau grasse, et bien sûr des oreilles ridicules. Il sourit : Sullivan compta trois dents en or.
Les chevaliers occupaient une extrémité de la table, le gangster et ses lieutenants l’autre. Le reste de l’entrepôt était censément désert, mais Sullivan, même sans recourir à son pouvoir, savait que des types postés le long des passerelles braquaient des fusils sur la poitrine des Occidentaux. Dou n’était pas homme à courir le moindre risque. Sullivan non plus : il puisa dans sa magie pour examiner son environnement, réduisant chaque objet à ses composants fondamentaux, masse, densité, forces…
Vingt types, tous armés de longs objets d’acier et de bois, dont six dirigés droit vers les chevaliers, appuyés contre la rambarde des passerelles. L’un des objets était plus lourd, sans doute une mitrailleuse. Même les deux jolies filles qui remplissaient les verres et servaient des amuse-bouche chinois cachaient de menus pistolets sous leurs robes légères. Sullivan ne but pas une goutte et ne croqua pas dans les petits pains. Le poison n’affectait pas la gravité. La petite armée de gardes du corps était trop loin pour entendre la conversation. Tant mieux : l’ordre du jour relevait de la haute trahison, même aux yeux d’un malfrat.
Le pauvre Zhao servait d’interprète : lourde responsabilité. Il était jeune, certes, mais n’avait sans doute jamais connu d’enfance. Sullivan le comprenait enfin. Il avait écouté le plan des Américains, obtenu tous les détails pertinents et avait pris une décision sans hésiter. Il avait choisi sa direction et s’était mis en marche. S’il ne mourait pas avant d’avoir acquis de l’expérience, il accomplirait de grandes choses. Bien sûr, vu ce que le Grimnoir mijotait, ses chances de rester en vie étaient minimes. Ou nulles.
Le chef du Grimnoir de Shanghai n’avait apparemment dit à Dou-les-Grandes-Oreilles que le nécessaire, et non le plan dans son ensemble. Il suffisait que les gangsters tiennent leur partie. « Ce que vous demandez est très dangereux, je le crains. » Zhao fronçait les sourcils pendant que le second de Dou crachait une litanie de récriminations. « Dangereux et très cher. »
Lance regarda Heinrich en hochant la tête. L’estompeur glissa une main dans sa manche et, le temps de défaire un nœud, en tira un long sac de toile fixé à son avant-bras. Il le posa sur la table. Le « troisième » s’en empara et l’ouvrit : il contenait des Grover Cleveland. Le troisième les compta puis glissa quelques mots à son chef. Zhao traduisit. « Les nouveaux certificats sur l’or américains. Ils valent mille dollars pièce.
— Oui, le président Roosevelt confisque tout notre or et le remplace par du papier, expliqua Lance. Mais ça revient au même. »
Dou, avec un petit rire, souffla une remarque à son troisième. Zhao avait l’air perplexe. « Il dit que prendre de l’argent et vous donner du papier qui n’a que la valeur que le gouvernement daigne lui accorder… Votre gouvernement et le nôtre se ressemblent, finalement.
— Ils veulent la même chose, ronchonna Lance. Contrôler les gens. »
Le troisième acheva de compter. Il semblait satisfait. Le papier, ça se dépensait très bien, et ça serait plus facile à disperser dans les salles de jeux, les bordels, les fumeries d’opium et les pistes de course que des sacs pleins d’or. Il tendit le sac à l’une des serveuses, qui le prit et disparut dans les ténèbres. Ça ne changeait rien à la fortune de Francis mais, par principe, si Dou les trahissait, Heinrich traverserait les parois de son coffre pour tout récupérer.
Durant cet échange, Sullivan sentit des picotements derrière sa tempe. Dou, avec toute son influence, comptait forcément un liseur parmi ses hommes. Il se montrait subtil, mais pas assez. Les chevaliers avaient prévu cela, et Sullivan se concentrait sur des pensées attendues afin de corroborer leur histoire. Oui, si le liseur poussait de toutes ses forces, il découvrirait le reste, mais ce serait révéler ses cartes. Et les gangsters ne révélaient jamais leurs cartes quand de grosses sommes étaient en jeu.
Le second prit la parole. « Beaucoup de remerciements creux pour l’argent. » Zhao savait que les Américains manquaient de patience. Il passa directement à la partie intéressante. « Mais… voilà, la distraction que vous demandez déclenchera des troubles en ville. Les troubles, c’est mauvais pour les affaires et ça coûte cher à l’organisation de monsieur Dou.
— La moitié d’avance. L’autre moitié le 17, une fois que la diversion sera lancée. » Sullivan attendit que Zhao ait traduit. « Si la diversion avorte, on se barre et vous ne touchez plus rien. »
Le second devait être chargé des précisions techniques. « Et si les troubles font tache d’huile, ce sera le chaos. Que se passe-t-il si les rebelles y voient une occasion de s’en prendre à l’occupant ? Shanghai pourrait sombrer dans le chaos pendant plusieurs jours. Des jours où personne ne pariera sur les chevaux ! Si ça tourne aussi mal qu’en 1931, la marine japonaise pourrait même bombarder la ville. Et, si les journaux occidentaux en parlent, les touristes ne viendront plus chercher les putes et l’opium. »
Les gangsters étaient tous les mêmes. Dou n’aurait jamais accepté de rencontrer le Grimnoir s’il n’avait pas moyen de tirer profit de leur requête. « Et, si ça tourne vraiment mal, un homme aussi intelligent que monsieur Dou n’aura pas de mal à établir une liste d’initiatives à mettre en œuvre pendant que la police et l’armée sont occupées, je n’en doute pas, dit Lance. D’ailleurs, je suis même sûr que ses rivaux connaîtront de regrettables accidents pendant les émeutes. Et tout sera de la faute des extrémistes actifs. »
Dou se lança dans une tirade passionnée, à laquelle Zhao répondit brièvement sans prendre la peine de traduire. Lance l’interrogea du regard. « Il dit que sa mère insiste pour qu’il me procure un vrai travail, maintenant que je suis orphelin, soupira le jeune homme. J’ai refusé poliment. »
Ça n’avait pas paru très poli. « Dis-lui que, nous aussi, nous respectons beaucoup les liens familiaux. Quand l’opération sera lancée, je ferai en sorte que tu puisses quitter la ville et que tu trouves un bon boulot en Amérique. Toi et tous ceux qui sont chers à ton cousin. Dis-lui aussi que le président a tué toute ma famille : je sais comment l’Imperium se venge de ceux qui lui déplaisent. Je vous exfiltrerai. C’est le moins que je puisse faire. »
L’idée ne plut pas à Zhao, mais Sullivan eut l’impression qu’il traduisait fidèlement.
Dou eut un sourire mauvais. Décidément, ses oreilles étaient beaucoup trop grandes pour sa figure étroite. Sullivan lui trouvait une tête de chauve-souris. « Il dit qu’il ne porte pas le président dans son cœur – que son ignominie aille pourrir en enfer – et vous souhaite tous les succès dans votre entreprise. Tokugawa n’est pas bon pour les affaires, et Dou est fatigué de voir les Japonais jouer les petits chefs et kidnapper les plus jolies filles pour servir leurs plaisirs. Bien sûr, le ton qu’il emploie suggère qu’il s’attend à vous voir échouer et mourir d’une mort atroce. Il dit qu’il a déjà, par le passé, aidé le Grimnoir, et la relation a toujours été saine. De tous ses associés, les chevaliers, au moins, savent garder un secret. »