Chapitre 18

Chère mademoiselle Bienséance,

Mon petit ami est un bougeur. S’il ouvre la porte à une dame par l’esprit et non à la main, est-ce quand même galant ? Sinon, comment aborder le sujet sans le froisser ?

Signé : Contrariée à Cleveland.

Chère Contrariée,

Il n’est pas convenable d’user de magie, de quelque type que ce soit mais surtout la télékinésie, auprès d’une jeune fille. Les garçons ont déjà bien du mal à surveiller leurs mains ; que dire alors de mains invisibles ? S’il est un vrai gentleman, il vous ouvrira la porte avec ses mains de chair et laissera ses mains fantômes dans ses poches devant des gens comme il faut.

Mademoiselle Bienséance, chronique de journal, 1931.

Quelque part en Russie

Il lui avait fallu une éternité pour repérer l’équipe et le beau dirigeable que Francis avait eu la gentillesse de baptiser en pensant à elle, mais elle finit par réussir. Au lieu des retrouvailles réjouies qu’elle avait espérées, elle avait terrifié tout le monde. Ils étaient déjà nerveux, et, en plus, ils la croyaient morte.

Sa magie était un torrent d’énergie illimitée, mais, physiquement, elle était humaine. Après avoir affronté le moine noir, elle avait eu besoin de dormir. C’était bien beau d’être la plus grande active de l’histoire ; elle n’était pas déraisonnable pour autant. Si, par fatigue, elle commettait des erreurs, elle serait aussi morte qu’une autre. Inutile de se coincer un bourdon dans le cœur ou une branche d’arbre dans le cerveau. Voyager, c’était merveilleux. Oui, ça avait des limites, mais ça valait mieux que marcher comme une andouille.

Elle avait trouvé une cabane de trappeurs déserte. Un lit en peaux d’ours serait bien plus confortable qu’une meule de foin ou un champ. Et, après tout, elle s’apprêtait à combattre l’éclaireur : elle méritait bien un petit luxe. Elle avait mangé de vieilles patates et de la viande séchée, elle ignorait de quel animal, qu’elle remplaça par une liasse de billets. Trouvant un sac de sel destiné à conserver le gibier, elle s’en était servie pour créer des sortilèges de communication.

Faye se savait dangereuse. Pour le Grimnoir, avoir l’ensorcelée dans les pattes, c’était abriter une vipère dans le salon, et personne ne s’en était avisé. Mais l’expédition de Sullivan était cernée par les vipères, alors, une de plus… Et puis, sans elle, ils n’avaient aucune chance.

Elle maîtrisait toujours mal les sortilèges. Certes, elle avait plus de magie que personne au monde, mais ça ne lui donnait aucun talent de dessinatrice. Elle était maladroite, bien loin de Lance ou de M. Sullivan. Elle dut s’y prendre à plusieurs fois avant de réussir à connecter son œuvre. Elle commença par chercher la bague de Francis mais n’obtint pas de réponse. L’inquiétude lui noua l’estomac, même s’il était sans doute occupé, tout simplement. Elle voulait le mettre en garde, lui parler de l’écorché déguisé qui abusait le président. Elle ignorait pour qui cette horreur se faisait passer, mais les dessins de Zachary précisaient que, quand il était encore humain, il construisait de beaux immeubles.

Jane, Dan et M. Browning auraient su que faire, eux aussi, mais l’important était qu’elle atteigne Shanghai ; elle s’efforça donc de joindre Sullivan. Lui non plus ne répondait pas… Il avait sûrement des soucis. Après tout, il dirigeait une mission dangereuse au cœur du territoire impérial. Elle essaya Lance, sans résultat non plus. Non seulement sa bague ne réagit pas, mais on aurait même dit qu’il n’y avait pas de bague… À force, elle se faisait du mauvais sang. Des heures durant, elle tenta d’activer ses sortilèges en maudissant sa maladresse. Celui de Heinrich fonctionna, mais un instant seulement, comme s’il avait trop à faire pour prendre le temps de répondre.

Faye avait peur. À Shanghai, ses amis étaient dans une mauvaise passe. Elle s’efforçait de joindre M. Browning quand quelqu’un l’appela. Naguère, si un influx magique activait sa bague, elle sentait une brûlure intense. À présent, sa carte mentale améliorée identifia son interlocuteur avant même que la connexion ne soit assez forte pour lui chatouiller l’annulaire. C’était la bague de M. Sullivan, qui contenait encore un peu de Black Jack Pershing : il l’avait portée pendant des années avant de la donner à Jake. On laissait toujours un peu de soi sur tout ce qu’on touchait. Les gens normaux ne le voyaient pas, mais Faye, à présent, si.

Elle réussit à connecter le sortilège au bout du deuxième essai. Tant mieux : elle comptait le traverser pour se rendre à Shanghai, comme elle avait autrefois voyagé directement du Tennessee à la Virginie. Mais, de l’autre côté, ce n’était pas M. Sullivan, c’était la figure burinée du capitaine Bob Southunder, l’air interloqué.

« Où est monsieur Sullivan ? demanda Faye sans laisser au pirate le temps d’en placer une.

— Indisposé. J’ai senti l’appel dans sa bague. C’est… Faye ? » Il était gentil et futé, mais, comme tout le monde, tellement lent de la comprenette !

« Ça se voit, non ?

— On m’a dit que vous étiez morte.

— Alors c’est mon fantôme, c’est un piège de l’Imperium, ou c’est bien moi. » Elle concentra sa carte mentale dans le sortilège, comme on braque une torche lumineuse dans un trou d’épingle. Elle n’avait accompli ce miracle qu’une fois auparavant, mais elle estimait le risque de mourir dans d’atroces souffrances à un pour cent seulement. « Ne bougez pas. J’arrive. » La voie était libre.

Le voyage magique ne dépendait pas de la distance. Quand on choisissait deux points éloignés et qu’on écrabouillait l’espace pour les réunir, peu importait la distance sur un plan, vu qu’on ne parcourait jamais que l’intervalle d’écrabouillage. C’était ainsi qu’elle avait résolu les labyrinthes de Jacques. Pour lui, c’était de la triche ; pour Faye, c’était le principe même de l’univers. Elle n’y était pour rien si la vérité échappait aux autres. Elle n’aurait pas juré qu’elle s’expliquait en termes techniques, surtout « écrabouiller » qui ne sonnait pas très scientifique, mais tel était le principe. Le problème, pour voyager, c’était d’avoir une carte mentale assez vaste pour vous permettre de ne pas se coincer dans un objet à l’arrivée. En général, les voyageurs n’apprenaient jamais à s’en servir, et ils ne pouvaient apparaître qu’à portée de regard. Faye, elle, voyait jusque dans l’intérieur de la Voyageuse.

Elle se matérialisa juste derrière Bob le Pirate, qui sursauta. Le sortilège de communication donnait sur une cabane déserte. Elle se trouvait à présent dans une resserre, très grande pour un vaisseau, avec des caisses, des cartons et une énorme machine magique bizarre hérissée de cônes et de boules tournoyantes. Il s’agissait donc de la soute, et il y avait huit autres personnes dedans, qui s’activaient autour de la machine ou préparaient des armes.

« Salut, tout le monde. »

Ils ne s’attendaient pas à la voir ; une forêt de fusils se braquèrent soudain vers elle. Dur de leur en vouloir : qu’une inconnue apparaisse sans crier gare sur un vaisseau pirate clandestin, c’était rarement une bonne chose.

« Stop ! » cria Southunder. Il n’était pas homme à hausser le ton et, quand il s’y décidait, on l’écoutait. « Baissez vos armes. »

Faye sentit un picotement chaud lui courir sur l’épiderme. De la magie se rassemblait, hésitait à s’enflammer. Elle reconnut tout de suite le phénomène. « Hé, madame la torche pirate, je vous ai pardonné de m’avoir enflammée, la dernière fois, parce que c’était un malentendu et que vous m’aviez prise pour une ninja, mais, si vous recommencez, je me mets en rogne. »

La Japonaise s’écarta de la grosse machine derrière laquelle elle se planquait. Sans même avoir levé les mains, elle était prête à carboniser Faye. Elle était moins spectaculaire que Murmure, qui adorait faire de grands gestes ; la Française, il fallait bien l’avouer, ne cherchait pas la discrétion.

« Tout va bien, Ori », dit Bob le Pirate.

Le picotement se dissipa. « Merci. Où est monsieur Sullivan ?

— En convalescence. Attendez une seconde.

— Il faut que je…

— Attendez, j’ai dit ! » Son accent révélait que, malgré sa tête de gentil papy, il était un capitaine pirate et qu’elle ferait mieux de ne pas l’oublier. « Vous êtes à bord de mon vaisseau…

— Du vaisseau de Francis, corrigea-t-elle.

— Lui, c’est l’armateur. Le commandant, c’est moi. Mon vaisseau, donc. Vous allez m’expliquer ce qui se passe. C’est clair ? » Le capitaine Southunder savait très bien qu’elle avait tué le président, ainsi qu’une petite armée de soldats impériaux, et n’ignorait sans doute pas qu’elle avait fait exploser le dieu des démons ; il n’allait pas pour autant se laisser marcher dessus à bord de son dirigeable, superpouvoirs ou pas. « Sinon, vous débarquez illico.

— Oh, le supplice de la planche ? »

Il soupira. « C’est pas dans nos traditions. »

Lance était mort.

Faye n’arrivait pas à y croire. Bob lui avait appris la nouvelle avec force ménagements, mais ça lui faisait l’effet d’un poignard dans le cœur.

Lance Talon était l’un de ses meilleurs amis. Il l’avait formée, aidée, traitée comme une égale, il lui avait sauvé la vie. Il lui avait fait prêter le serment du Grimnoir. C’était lui qui lui avait appris à conduire, à mieux tirer, à créer des sortilèges. À leur première rencontre, elle l’avait pris pour un écureuil mal élevé. Lance était un père pour elle.

Elle ne voulait pas y croire. Lance était coriace. Il était allé partout, il avait tout fait. C’était un casse-cou bien trop malin pour mourir. Mais elle n’avait pas trouvé sa bague en cherchant à le contacter, et à présent elle savait pourquoi : le bijou, fondu et brûlé, était enfoui sous des tonnes de bois et de cendres.

Il fallait voir la vérité en face. Faye pleurait toutes les larmes de son corps.

La mort de Lance n’apparaissait dans aucun des dessins de Zachary. Elle se prenait à douter de tout. Les avenirs possibles dépassaient-ils tout ce que le devin avait pu prédire ? Quelles conséquences sur les autres événements ?

La Voyageuse, amarrée près d’un petit village sur la côte chinoise, était couverte de cordages entrelacés de feuilles, afin de se confondre avec la forêt pour qui la survolerait ou la repérerait depuis la mer. L’existence de grands filets de camouflage indiquait à Faye que ce village abritait souvent des contrebandiers et des pirates comme les maraudeurs. Dans la crique était amarrée une flottille de petits bateaux. Beaucoup des employés du CBF et certains pirates y chargeaient leurs effets personnels. Ils partaient pour l’une des autres Cités libres, d’ailleurs à peine plus libres que Shanghai, d’où ils s’embarqueraient pour l’Amérique. Le capitaine Southunder les renvoyait chez eux pour leur épargner le sort des autres. C’était un geste noble.

Il fallait retirer les filets et les fausses branches d’arbre pour préparer le décollage. Le reste de l’équipage s’activait – à part Sullivan, qui dormait depuis qu’on l’avait marqué d’un formidable sortilège, et Faye, qui n’appartenait pas vraiment à la bande et qui, triste et furieuse, n’était pas d’humeur à donner un coup de main. Les pirates travaillaient en silence dans une ambiance solennelle. Elle se promena un peu pour observer les manœuvres, mais elle ne voulait pas qu’on voie ses yeux rougis. Elle voyagea donc pour s’installer tout en haut du dirigeable, sur l’une des deux grosses enveloppes, à l’écart.

Un peu plus tard, la torche japonaise grimpa à une corde pour s’installer au même endroit. Elle portait une combinaison sale et une ceinture rouge vif. Elle tenait ses chaussures à la main pour ne rien endommager. Sur la membrane futuriste de la Voyageuse, cette précaution n’était pas nécessaire, mais la pirate avait dû en prendre l’habitude sur son vaisseau précédent.

À présent que Faye prêtait attention aux informations que la malédiction lui transmettait, elle comprenait que cette femme avait un pouvoir immense, très développé. La jeune fille se sentait coupable, comme si elle espionnait les secrets des gens. Une petite voix avide, dans sa tête, lui répétait que toute cette énergie magique serait mieux à sa place en elle, mais elle la fit taire. La torche vit Faye, comprit qu’elle avait pleuré mais s’approcha néanmoins. Elle s’assit en tailleur sur la surface élastique et garda le silence un long moment.

Faye envisagea de s’en aller, mais l’expression de la torche la retint.

« Je suis désolée pour monsieur Talon. C’était un gentleman.

— Oui, vraiment. » Faye renifla. Elle n’aurait jamais cru pleurer devant quelqu’un qui l’avait jadis incendiée, même par accident. « Il va me manquer.

— Bien sûr.

— Et je vais le venger. »

La torche lui sourit gentiment. « C’est parler en vrai chevalier. Monsieur Talon serait fier, j’en suis sûre. »

Faye éclata en sanglots incontrôlables. La torche vint la prendre dans ses bras, et Faye lui pardonna tout à fait le malentendu enflammé. « Excusez-moi, j’ai oublié votre nom.

— On m’appelle Lady Origami. » Elle avait un gentil sourire. Elle n’était pas très vieille, mais Faye lui trouvait l’air maternel. « C’est bien, parfois, de pleurer… Voilà… Regarde ce que je fais quand je ne veux pas être triste. C’est de là que vient mon nom. » Elle défit le bouton qui fermait l’une de ses innombrables poches pour en tirer une feuille de papier. Elle se mit à la plier, dans un sens, dans l’autre, et encore, bien trop vite pour que Faye s’y retrouve. Enfin elle la froissa doucement pour lui donner l’air plus naturel, plus vivant, mais ça restait une sorte de pliage.

Elle tendit à Faye un oiseau très réaliste. Faye était émerveillée. Ça, c’était magique. « Comment tu fais ?

— C’est un art. Mon père m’a appris quand j’étais petite. Le pliage change tout. Les feuilles, au départ, sont pareilles, puis tu les plies et elles deviennent autre chose. »

Faye examina le volatile. Une bête feuille de papier avait donné naissance à un oiseau. C’était chouette… Elle l’examina à travers sa carte mentale. Elle mit deux secondes à tout déplier dans sa tête. Ce n’étaient que des liens établis sur le papier, mais, en changeant les liens, en écrabouillant la feuille différemment, on changeait l’objet final. Elle comprit tout à coup. « C’est ça que je fais, moi. Je plie !

— Oui. Toutes les feuilles se ressemblent, mais chacune a sa destinée propre. L’artiste est là pour révéler cette destinée. »

L’idée l’intriguait. Faye se concentra sur sa carte tout en examinant l’oiseau niché dans le creux de sa main. Elle écrabouillait l’espace afin de se déplacer. L’art de Lady Origami écrabouillait aussi, mais laissait tout en place ensuite, et, ce faisant, créait un objet nouveau et excitant. Faye entreprit de le déplier. Lady Origami fronça les sourcils en se demandant pourquoi on abîmait son œuvre. Faye réussit tant bien que mal à ne rien déchirer. « C’est comme ça que marche la magie !

— Je ne comprends pas.

— Toute la magie, c’est pareil. Les autres parlent de formes géométriques et tout et tout, mais, au départ, tous les pouvoirs sont les mêmes, jusqu’à ce qu’ils soient pliés ! Ça crée quelque chose de nouveau ! »

Faye était stupéfaite. Sa magie prenait note de toutes les lignes à mesure qu’elle défaisait l’oiseau. Elle imagina la feuille aplatie, puis ajouta une troisième dimension et décida de créer autre chose. Elle passa en revue les connexions nécessaires et se mit à tout écrabouiller différemment.

Lady Origami, perplexe, l’observait en silence. Les mains de Faye étaient beaucoup plus lentes que sa cervelle, mais elle finit par brandir fièrement le machin qui naguère était un oiseau.

« Je ne sais pas ce…

— C’est une Holstein ! »

Lady Origami s’en saisit sans comprendre. Faye, à présent qu’elle regardait l’animal d’un œil objectif et non comme la merveille conçue d’après sa carte mentale, le trouvait vilain comme tout. Au moins avait-il la forme et le nombre de pattes qu’il fallait.

« Mais oui. Bien sûr.

— Une vache !

— Oh. » Elle hocha la tête. « Oui, je vois. Celles qui ont des taches ? Le Bouledogue en maraude s’est écrasé dans un troupeau de ces vaches-là. Très joli. » Elle évitait de blesser Faye. « Je ne savais pas que des Occidentaux connaissaient cet art.

— Un art ? Non. C’est ce que je fais quand je voyage. Je crée des liens. Je n’en reviens pas de ne pas avoir compris plus tôt ! Tu ne vois pas ? C’est comme ça que marche la magie ! Le monde entier, l’univers, c’est la feuille. Les actifs ne peuvent en plier qu’une partie pour le modifier. Parfois ils arrivent à élargir leur zone, à la modifier un peu, mais ils ne déplient jamais toute la feuille pour créer du neuf, alors que ce sont les plis qui décident ce que fait chaque zone ! C’est comme ça que le président maîtrisait différents types de magie. Il la dépliait pour en faire une autre. »

Faye parlait dans le vide, elle s’en rendait compte. Lady Origami la regardait comme si elle était folle. Pas grave, elle en avait l’habitude, mais cette découverte était fondamentale.

« Tu as d’autres feuilles ? »

Lady Origami avait beaucoup de poches.

La magie, un couteau aiguisé, de l’encre démoniaque, du whisky pour atténuer la douleur, une main sûre… Il n’en fallait pas plus pour transformer un homme en arme.

À qui voulait-il faire gober ça ? Jake Sullivan avait toujours été une arme. Il était temps d’arrêter de jouer à croire le contraire.

Tuer. Il n’avait jamais été bon à rien d’autre. Même quand il voulait apporter son aide, qu’il voulait se placer du côté des anges, il ne réussissait qu’à tuer.

Gamin, on lui avait farci le crâne d’idées sur le courage, le sacrifice et la protection des innocents. Il avait menti sur son âge pour s’engager dans la brigade des Premiers Volontaires actifs du général Roosevelt. Il avait même convaincu ses frères de venir avec lui. L’attrait de l’aventure… Conneries. La grande aventure des frères Sullivan : des années d’une guerre de tranchées où, pour donner la mort, il y avait les balles, la gravité et ses mains nues. Il avait survécu à la plus grande bataille de l’histoire militaire sans blessure physique majeure, alors qu’un de ses frères y perdait la vie et l’autre l’esprit.

Il était revenu dans un pays où on ne le comprenait pas. Tout ce que savaient ses compatriotes, c’était que les Premiers Volontaires avaient failli déchirer le monde en tuant des Allemands. Même ceux qui les qualifiaient de héros avaient peur d’eux.

Il avait quand même essayé d’apporter son aide, sa contribution à la société. Il était têtu. Sullivan aimait les énigmes : quoi de mieux que devenir détective ? Résoudre les difficultés des gens, parfois recourir à son pouvoir pour redresser des torts et régler leur compte à des voyous. Il était doué. Tombé amoureux d’une fille qui avait des cauchemars bien à elle, il avait cru, un moment, s’être construit une vie.

Qui s’était terminée en cinq minutes sanglantes, parce qu’on avait menacé un innocent et que Sullivan était trop buté pour laisser glisser. Il avait tué un salopard, mais ce salopard était flic, et la vie qu’il avait cru bâtir avec Delilah s’était effondrée.

Rockville. Six ans à casser des cailloux dans un enfer monotone, et, même les fers aux pieds, il continuait à tuer. Les plus gros durs avaient voulu faire leurs preuves en l’agressant ; il les avait tous massacrés. Il ne cherchait jamais la bagarre, mais, quand il la trouvait, il en sortait toujours vainqueur. Sa magie avait toujours été forte, dure comme sa volonté, tenace comme la gravité, mais Rockville lui avait donné du temps pour réfléchir, et rien n’était plus dangereux.

On lui avait offert une libération anticipée s’il acceptait de devenir le chien de garde de J. Edgar Hoover, et, même quand il s’efforçait de ne tuer personne, on ne lui laissait pas le choix. Delilah était revenue dans sa vie, brièvement, jusqu’à ce qu’il cause sa mort.

Depuis, c’était la guerre.

Le cerveau d’un universitaire dans la carcasse d’un gorille, avec un passé si brutal que même les gardes de fer en étaient impressionnés. En d’autres temps, en d’autres circonstances, il aurait accompli des prouesses intellectuelles ou créé de grandes choses. Mais non : il avait détruit le monde, petit bout par petit bout, comme on casse des cailloux. Il pouvait bien se cacher derrière de belles paroles – protéger les innocents, tout ça –, ça ne servait qu’à brouiller les pistes. Jake Sullivan avait une spécialité : tuer. Toujours pour une bonne raison, d’accord, mais tout de même : il était fait pour la castagne.

Le serment du Grimnoir était capital pour un homme qui tenait toujours ses promesses. Il y avait des innocents à défendre, plus que jamais ; Jake comptait bien tenir le rôle pour lequel Dieu l’avait collé sur Terre : tuer des tas de gens.

Jake Sullivan était sans doute du côté des anges, mais d’anges assoiffés de sang.

Il se réveilla à plat ventre sans bien savoir où il était. Le plancher tremblait sous un bruit de fond. Il reconnut alors le bourdonnement des turboréacteurs et se souvint qu’il était à bord de la Voyageuse, presque déserte puisque ses passagers avaient été abattus à Shanghai. Enfin, il essaya de bouger, et la douleur lui rappela pourquoi il était sur le ventre. Son dos était la seule surface de peau assez grande pour y graver le nouveau sortilège.

Les symboles sur sa poitrine chauffaient à blanc pour l’aider à guérir, à réparer les lésions subies par ses chairs. Les coupures et les brûlures qu’on lui avait infligées se couvraient déjà de tissu cicatriciel. Les autres fois, il avait cru souffrir, mais ce n’était rien. Même si la sensation commençait à s’estomper, il n’oublierait jamais le feu magique.

Madi détenait le record. Il avait survécu à treize kanjis de l’Imperium, qui l’avaient rendu à peu près invulnérable. Sullivan, à présent, en portait cinq, mais celui créé par Sivaram devait équivaloir à plusieurs autres. Il sentit le pouvoir se concentrer dans sa poitrine mais se crispa tout à coup. Ce n’était plus comme avant.

Que se passerait-il s’il activait ce nouveau sortilège ? Corbeau avait cessé d’invoquer les démons pour s’en vêtir comme d’un costume. Sullivan était déjà le maître de la gravité. Malgré toute sa curiosité, il avait peur de jouer avec des forces si terribles. Surtout à bord d’un dirigeable fragile.

Il examina la situation. Il était pieds nus. Il portait un pantalon mais pas de chemise et ne savait toujours pas où il se trouvait. Dans son dernier souvenir, il était à l’infirmerie. Il souleva sa tête de l’oreiller : un plancher métallique, un petit matelas dont il dépassait par tous les bouts. Les lieux lui étaient inconnus, alors qu’il avait parcouru la Voyageuse de fond en comble. Elle n’était pas si grande que ça.

Il comprit alors qu’il n’était pas dans une cabine, mais dans un espace entre deux cabines. Le plafond bougeait. Et ce n’était pas un plafond. C’était de la toile orangée : le dessous d’une des cellules qui contenaient l’hydrogène. La lumière filtrait par l’enveloppe et baignait l’espace d’une lueur rosée. Sullivan se redressa ; son esprit analytique se demandait comment il s’était retrouvé dans ce coin isolé et combien de temps il était resté dans les vapes.

À part le matelas, il n’y avait pas grand-chose. Une petite table soudée près de l’écoutille et entourée de coussins – elle était trop basse pour y adjoindre une chaise. Sur la table, boulonné, un vase garni de fleurs. Il tourna la tête et sentit son cou craquer. Les cloisons étaient couvertes de petits tableaux. Non pas accrochés mais vissés, sinon ils seraient tombés à la première embardée. Il se figea en découvrant des bougies allumées.

On l’engueulait quand il se grillait une cigarette, mais quelqu’un s’amusait à coller des bougies juste sous l’enveloppe ? Sullivan se mit à ramper pour aller les éteindre, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’il s’agissait d’un autel. Il y avait des fleurs qui encadraient deux photographies, ainsi que des animaux en papier plié. Sullivan sut où il se trouvait.

La première photo était celle d’un jeune Japonais musculeux au visage carré fendu d’un grand sourire. Vêtu d’un costume occidental, il brandissait fièrement un diplôme dans ses grosses pattes. Sullivan aurait parié que c’était, comme lui, un pousseur de gravité. Il avait cet air solide.

L’autre représentait un petit bébé.

Il s’écarta des bougies. Elles émettaient de la chaleur, oui, mais les flammes, comme gelées, ne vacillaient pas. Même leur lumière ne tremblait pas. Les mèches ne se consumaient pas. La cire n’était pas molle. Bien sûr, Lady Origami était une torche : le feu lui obéissait aveuglément. Elle n’allait mettre en danger ni son autel ni le vaisseau.

L’écoutille s’ouvrit. Sullivan se mit debout tant bien que mal ; Lady Origami regagnait sa cabine. Elle portait une carafe dans une main et un bol fumant dans l’autre.

« Salut », souffla Sullivan.

Elle posa la collation sur la table avant de refermer l’écoutille. « Je m’étonne de vous trouver éveillé. Vous vous sentez bien ? Ça avait l’air douloureux.

— Ça va. Qu’est-ce que je fais ici ?

— L’infirmerie est comble, avec les quatre chevaliers sortis du fleuve. Ici, c’est privé, alors j’ai proposé. Il a fallu trois hommes forts pour vous monter. Vos paroles faisaient peur aux autres.

— Mes paroles ?

— Vous parliez de tuer. Sans arrêt. »

Sullivan regarda ses mains. « Oh, oui…

— Vous leur faisiez peur. » Elle s’approcha pour lui soulever doucement le menton. Le contact physique le prit au dépourvu. Elle avait les doigts calleux et étonnamment forts. Il distinguait le feu qui dansait dans ses yeux perçants. « Vous m’avez fait peur.

— J’en suis désolé.

— Oh, Sullivan… » Elle secoua la tête en souriant et s’écarta d’un pas léger tout en dénouant l’écharpe rouge qui ornait sa combinaison de travail. Elle la posa sur les coussins. « Ne vous excusez pas. Vous êtes qui vous devez être. Vous êtes fort, et fier, et intelligent, et, au-dedans, très triste. Vous dites peu de mots, mais les mots que vous dites sont toujours vrais. Les hommes comme vous sont rares en ce monde. »

Les moteurs tournaient plus vite. La Voyageuse décollait. « Il faut que j’y aille. »

Elle s’interposa entre lui et la sortie. « Ne partez pas. »

Ça faisait longtemps, mais il reconnut le regard qu’elle lui jetait. Et il savait ce qu’elle voulait, sans comprendre pourquoi c’était lui qu’elle voulait. « Lady Origami, je ne peux…

— Lady Origami, c’est mon nom de maraudeuse. Mes camarades se sont mis à m’appeler ainsi après m’avoir fait échapper du vaisseau-prison, quand je ne voulais pas parler. Mon vrai nom, c’est Akane Yoshizawa.

— Akane. » Un joli nom pour une jolie fille. « Je…

— Vous devez me juger très mal à cause de notre rencontre. Vous avez dû me prendre pour une pute pirate !

— Non ! » Sullivan secoua vigoureusement la tête. « Jamais. J’étais surpris, c’est tout.

— Je me suis surprise moi-même. Ça ne me ressemblait pas. Beaucoup des maraudeurs l’ont désiré, mais ils m’ont respectée quand je leur ai dit non. Et je n’ai pas eu besoin d’en brûler un seul.

— On se brûle les doigts, à tripoter une torche.

— Exactement. » Elle sourit. « Vous êtes le premier qui m’ait attirée depuis… C’était… Quand vous avez raconté votre histoire aux maraudeurs, vous m’avez rappelé quelqu’un. Un homme que j’ai connu. » Ses yeux, malgré elle, se tournèrent un instant vers l’autel. « Vous lui ressemblez. Vous êtes entier mais le vide vous habite. Je vois cela en vous, et je ne l’avais vu qu’une seule fois avant. »

Il baissa le regard. « Toutes mes condoléances.

— Nous perdons tout, Sullivan. Nous perdons nos maisons, nos amours, nos familles, et parfois nous nous perdons nous-mêmes, parce que nous ne savons pas quoi perdre d’autre. » Elle s’approcha lentement, posa une petite main sur son dos couturé de cicatrices et l’y laissa. Ses doigts suivaient les lignes complexes. Enfin, elle l’attira doucement face à elle. « Je vois votre tristesse quand elle échappe aux autres, parce que je la partage. Vous ne voulez plus rien perdre. Vous pensez n’avoir plus rien à donner.

— Si vous en avez marre de perdre, je vous déconseille de me fréquenter. »

Elle effleura les muscles de sa poitrine. Cette fois, il ne recula pas.

« Alors, nous n’y penserons que demain, Jake Sullivan le Lourd. Aujourd’hui, nous allons vivre, c’est tout. » Elle leva la main pour ouvrir la fermeture de sa combinaison, du cou au nombril ; en dessous, elle ne portait rien.

« Euh… » Sullivan prit une longue inspiration. Akane. Vraiment, un nom magnifique pour une femme magnifique. « Alors, d’accord… »

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