Chapitre 11

On dit que je suis le meilleur escroc du monde, hein ? Mais alors qu’est-ce que je fais ici ? Il paraît que les meilleurs sont les parleurs, les pièges, appelez-les comme vous voulez, parce qu’ils contrôlent les pensées des pigeons. Ensuite, les liseurs en deuxième, parce qu’ils savent ce que le pigeon pense vraiment. La vérité vraie ? Ils ne sont pas si forts que ça. La magie, ça rend le truc trop facile, ça vous ramollit. Ces gars n’ont aucune imagination… Bon. Vous m’avez eu. C’est vrai que je suis le meilleur. Mais vous savez quoi ? Pas besoin d’être sorcier pour essorer un pigeon. Le vrai secret pour monter une arnaque, vous savez ce que c’est ? Dites au pigeon ce qu’il a envie d’entendre. Les naïfs, c’est pas ça qui manque.

Joseph Lewis, dit Hungry Joe, interview à la prison d’État de Sing Sing, 1888.

« Voyageuse » (CBF)

Les vaisseaux japonais étaient juste au-dessus d’eux. Une pluie violente cognait le dirigeable dans un bruit de tambour. La foudre zébrait le ciel, presque à toucher le cockpit. C’était aveuglant, et sous les paupières de Sullivan se gravait l’image en négatif des vaisseaux de guerre de l’Imperium qui les cherchaient.

On avait éteint toutes les lumières, mais les éclairs pouvaient se refléter sur la coque. « Vous croyez qu’ils nous ont repérés ? demanda-t-il.

— Si oui, on le saura dès les premiers obus. » Le capitaine Southunder était d’un calme olympien. Ce n’était pas la première fois que le vieux pirate forçait un blocus. « On est complètement encerclés. » Il se tourna vers son équipage, concentré sur la décision à prendre : plusieurs choix possibles, et tous présentaient de gros risques, mais, parfois, il fallait écouter son instinct. « Barns, faites-nous descendre de mille pieds, tout en douceur.

— À vos ordres, commandant. » Barns tira un levier de cuivre sur la console.

La Voyageuse gîta sur tribord. L’équipage dut se retenir pour ne pas tomber. Sullivan se contenta d’imaginer qu’il était boulonné au sol jusqu’à ce que le vaisseau se stabilise, après plusieurs secondes de craquements inquiétants. Les pirates se remirent au travail sur le pont bondé. Ils tripotaient des bidules auxquels Sullivan ne comprenait rien. « C’était tout en douceur, ça ? »

Barns sourit. « On encaisse des bourrasques latérales de cinquante nœuds. Tout en douceur, ça veut dire qu’on n’est pas tombés en piqué.

— Vous avez demandé du mauvais temps, monsieur Sullivan, dit Southunder. Je le fournis bien volontiers.

— J’ai seulement demandé que vous nous fassiez atteindre Shanghai en secret.

— C’est pareil. La Voyageuse est agile, et un grain qui nous secoue autant doit faire vivre l’enfer à ces briques de dirigeables impériaux. À cause de la position côtière de Shanghai, la zone grouille de vaisseaux. De toutes les Cités libres, c’est la plus dangereuse pour nous. J’ai tiré sur mon pouvoir afin de déchaîner cette tempête hors de saison dans l’espoir que l’Imperium aurait le bon sens de ramener ses vaisseaux à quai. Mais, apparemment, les Japs ont moins de jugeote qu’un canard. Je ne m’attendais pas à croiser des patrouilles ici.

— Coup de malchance, ou ils se doutent de quelque chose ?

— On verra bien si toute la flotte japonaise nous attend à Shanghai ou pas. » Southunder se tourna vers l’opérateur du téléradar. « Monsieur Black ? »

Les yeux du pirate étaient rivés à un tube cathodique. « Ils n’ont pas changé de cap. » Sullivan ne voyait qu’un brouillard vert et des points lumineux, mais l’invention du CBF avait l’air de marcher, et l’affichage faisait plaisir à Black. « Et tant mieux. Vu le retour, il y a un énorme multicoque dans le tas. D’après la taille, peut-être un de classe Kaga.

— Position ?

— Six milles marins devant nous, deux mille pieds au-dessus. Direction nord-nord-est. »

Southunder se frotta le menton. « Comment nous sommes-nous passés si longtemps de ce merveilleux appareil, je ne le comprendrai jamais. Dieu bénisse les crânes d’œuf des engrenages du CBF. Faire rebondir des ondes radio sur les objets solides pour déterminer leur distance… c’est de la magie.

— Dans la bouche d’un type capable de créer des ouragans à la force de l’esprit… » Barns s’agrippait aux commandes. « Le gadget du CBF, c’est rien que de la science.

— Une science que l’Imperium n’a pas encore développée, et j’en suis bien content : ça nous simplifie le boulot.

— Le jour où l’Imperium se procure un de ces radars, j’arrête la piraterie pour un métier moins dangereux, souffla Barns à Sullivan. Avaleur de sabres ou dompteur de fauves.

— Un veinard comme vous ? » Lance Talon sourit. Il était venu admirer le spectacle sur le pont. « Vous vous ennuieriez. Dompteur de fauves, j’ai essayé. Plutôt décevant. »

L’étrange pouvoir de Barns lui permettait de modifier les probabilités en sa faveur. « Vous utilisez votre magie en ce moment, j’espère ?

— Détendez-vous, Sullivan. Ce moment-là est toujours un peu inquiétant ; ensuite, on boit un coup et on se moque de l’Imperium. » Mais l’air concentré du jeune homme trahissait qu’il recourait bien à son pouvoir. « De quoi bien se marrer.

— Merde. J’ai une meilleure vue de flanc, dit l’opérateur du téléradar. Il s’agit d’un Kaga, je confirme. »

Tous les cœurs se serrèrent. C’était le vaisseau le plus moderne de l’arsenal impérial, doté d’une plus grande puissance de feu que ceux de la Grande Guerre, de centaines d’hommes à bord, d’un blindage que la Voyageuse n’avait aucune chance d’abîmer et, pire encore, d’un rayon de paix capable de vaporiser tout ce qu’il touchait. « S’il nous voit, on est cuits, dit Sullivan.

— De quoi bien se marrer, je vous dis », lança Barns.

Southunder se rongeait un ongle. « Des vaisseaux de surface, monsieur Black ?

— Pas pour le moment, commandant. Difficile de savoir. La surface est très agitée.

— Gardez le cap et descendez de cinq cents pieds, Barns.

— Ça va secouer. » Mais c’était une mise en garde, non une protestation. Le pilote obéissait déjà.

« Pas autant que si on se fait carboniser par un rayon de paix. On consomme beaucoup de magie, là. Je ne veux pas passer trop près : s’ils ont un trouveur à bo… »

CRAC ! BOUM !

Cette fois, Sullivan ne put rester impassible, mais ce fut plus à cause de la lumière et du crépitement électrique que suite à un écart du vaisseau, qui avait à peine bougé ; en revanche, toutes les ampoules s’étaient éteintes ou clignotaient.

« Rayon de paix ! » cria quelqu’un.

Pauvre sot. Un rayon de paix les aurait déjà réduits en cendres.

« On a pris la foudre », annonça Southunder. Il fit pivoter son fauteuil vers sa torche. « Ori ! Statut ? »

Lady Origami, discrète, se plaçait toujours en retrait ; on oubliait facilement sa présence. Elle posa sa petite main sur une cloison et ferma les yeux. Les torches disposaient d’une image magique de l’endroit où elles se trouvaient qui signalait les flammes, comme les lourds bien entraînés avec la gravité ou Faye avec l’étonnante carte mentale dont elle parlait souvent. Sullivan, toujours avide d’en apprendre plus long sur la magie, se dit qu’il lui faudrait interroger la Japonaise, si du moins la Voyageuse n’explosait pas dans les secondes à venir. « J’ai étouffé quelques étincelles. Les enveloppes vont très bien. »

L’équipage respira plus librement. Sullivan s’aperçut que tous ses poils s’étaient dressés au garde-à-vous.

« Ainsi, nous n’allons pas exploser tout de suite. » Southunder se tourna vers l’opérateur du téléradar. « La foudre nous a-t-elle éclairés ? Des vaisseaux ennemis changent-ils de cap ?

— Le téléradar ne marche plus. Je suis aveugle. » Black se laissa glisser à terre pour ouvrir une trappe sur le côté de sa machine. De la fumée en sortit ; l’odeur de brûlé fit froncer les narines à tout l’équipage. « Merde. »

Sans le jouet du CBF, la Voyageuse risquait de se jeter droit sur un vaisseau impérial. « Schirmer, l’un de mes chevaliers, est un répareur, dit Sullivan.

— Faites-le venir, ordonna Southunder. Et le mécano du CBF. »

Un pirate décrocha un microphone et activa la manivelle de charge. « Merde. Grillé.

— Je vais les chercher. » Sullivan tourna les talons. Dans le poste de pilotage, il n’était qu’un spectateur impuissant.

« Bien. » Southunder se concentrait pour garder ses passagers en vie. « Il y a un crépiteur parmi vos hommes. Assurez-vous qu’il ne dorme pas et chargez-le de détourner les éclairs. »

Si seulement j’y avais pensé plus tôt, se dit Sullivan en sortant.

« Et vous avez une torche. Qu’elle soit prête à assister Lady Origami en cas de besoin.

— Commandant ! » Lady Origami avait l’air outrée à l’idée qu’elle puisse avoir besoin d’assistance.

Le vent s’acharnait sur la Voyageuse. Parcourir les coursives était difficile, même pour un homme qui avait les lois de la gravité dans sa poche. Barns avait raison : si bas, ça bougeait encore plus. Le vaisseau était secoué comme un prunier.

« Justement, je vous cherchais. »

Sullivan se retourna. Le docteur Wells l’avait rejoint sans bruit. Soit l’aliéniste était aussi fort que Heinrich, soit les oreilles de Sullivan sifflaient encore à cause de la foudre. Il avait déjà expédié Schirmer et le mécano à Southunder, prévenu les crépiteurs afin qu’ils veillent au grain ; il pouvait donc prendre une minute avant de retourner s’inquiéter en vain. « Qu’y a-t-il, doc ?

— Vous avez un instant à m’accorder ?

— Ça dépend. Vous voulez recommencer à vous plaindre de votre logement ?

— Ce n’est pas le Ritz, mais c’est un peu mieux que mon trou à Rockville. Tout juste. Non, j’ai quelque chose pour vous. » Wells parlait toujours trop fort, comme s’il était sur scène. Il lui tendit des papiers. « C’est un profil de notre cible. J’ai ramassé tout ce que vos espions savaient sur ce maître Saito, puis j’ai assez longuement interrogé Toru. Des observations indirectes et biaisées, ce n’est pas l’idéal, mais je crois que mes conclusions vous aideront à éliminer le faux président. »

Sullivan saisit la liasse impeccable. « Il y a une machine à écrire à bord ?

— Oui. Les employés du CBF sont bien équipés. Je ne sais pas ce qu’ils comptaient faire de toutes ces fournitures de bureau dans une zone de guerre, mais c’est une chance : vous n’auriez sans doute pas déchiffré mon écriture. Une écriture lisible révèle un esprit borné. »

Sullivan examina la première page, la deuxième, la troisième. Il n’avait jamais vu personne lire plus vite que lui. Wells avait établi une liste très détaillée de toutes les initiatives prises par le nouveau président depuis la mort d’Okubo Tokugawa, accompagnées d’hypothèses sur les implications de chacune.

L’aliéniste avait l’air très fier de lui. « Toru a trouvé mes questions agaçantes. Je ne sais vraiment pas comment vous faites pour supporter ce garde de fer arrogant. Mais nous avons de la chance d’avoir parmi nous un ancien élève de Saito.

— Ça va un peu plus loin que ça, non ?

— Si. Notre ami si obstiné essayait de faire croire que ses observations étaient personnelles, mais il m’apparaît que beaucoup avaient en fait été formulées par Hatori. Comme si Toru avait une seconde identité nichée dans le cerveau, avec les souvenirs que feu l’ambassadeur lui a transmis. Une situation fascinante ; si j’avais plus de temps, et un sujet plus conciliant ou moins violent, j’aimerais beaucoup m’y intéresser de près… Oh, si j’avais l’occasion d’absorber ainsi les expériences de quelqu’un d’autre, je crois que je choisirais John Keats… Ou bien Jack l’Éventreur.

— Du charabia.

— Mais non. Ce serait fascinant.

— Je parle de vos paperasses. Ça ne vaut rien.

— Je vous en prie, Sullivan. Nous savons l’un comme l’autre que votre numéro d’abruti n’est qu’un mécanisme de défense. Vous avez forcément croisé assez de termes latins pour déchiffrer la terminologie que j’emploie.

— Je vous ai engagé parce que Bradford Carr vous a décrit comme un pisteur. À l’entendre, vous obtenez les mêmes résultats qu’un juge. » Sullivan feuilleta son rapport. « Tout ça, ce sont des conjectures. »

Wells se tenait au mur pour ne pas tomber à chaque embardée de la Voyageuse. « Vous ne comprenez pas la science fondamentale sur laquelle on s’appuie pour prédire les comportements, j’en ai peur. Chacun n’est que la somme de ses expériences. La psychologie, ce n’est pas de l’algèbre, je ne trouverai pas x à l’aide d’une poignée de variables. C’est un art. Moi, je comprends les gens comme vous comprenez la gravité. L’information dont je dispose est lacunaire mais suffisante. C’est tout simple, au fond.

— Simple ? Ce salopard de Saito collabore avec un monstre extraterrestre afin d’éradiquer l’espèce humaine. Comment… » Une violente bourrasque secoua le vaisseau, et Wells perdit l’équilibre. Sullivan dut déplacer son centre de gravité mais ne tressaillit même pas. Agacé, il se baissa et releva le massif. Naturellement, celui-ci ne s’était pas blessé. « Comment s’y retrouver ? »

Wells s’épousseta. « Un sujet qui raisonne de travers raisonne tout de même. Tout le monde désire quelque chose et, d’ordinaire, dissimule le véritable objet de ses désirs. Une fois qu’on a compris ce qu’il veut vraiment, on a du pouvoir sur lui. C’est pour ça que même les liseurs se trompent souvent. Ils lisent les pensées de surface et ratent l’océan inconscient qui se cache en dessous. Découvrez ce qui se tapit dans les profondeurs, Sullivan, et vous connaîtrez votre proie mieux qu’elle-même. Ensuite, vous pourrez la manipuler à votre guise.

— Je comprends pourquoi vos patients vous adoraient.

— Je suis très fort. C’est encore plus facile quand quelqu’un cache ses véritables motifs derrière une histoire inventée : il suffit alors de prévoir les initiatives qu’il va prendre pour renforcer son mensonge. Stimulus. Réaction. Nous fournissons le stimulus et, puisque nous avons prévu sa réaction, nous tendons le piège. Remerciez votre bonne étoile que le docteur Carr m’ait offensé. Si j’avais continué à travailler pour lui, il aurait aisément vaincu le Grimnoir.

— Le piège qu’il nous a tendu s’est retourné contre lui… Et si le cerveau de Saito est contrôlé par l’éclaireur ? »

Wells sourit. « Ce n’est pas le cas.

— Je ne vois pas…

— Je parierais ma vie. Les actes de ce faux président sont ceux d’un homme. Il n’y a rien d’inhumain en lui. Je vois un homme qui cherche à faire ses preuves. Un homme qui croit avoir été étouffé par l’ombre d’un génie pendant trop longtemps et qui veut briller. Tout ce qu’il a dit ou fait depuis qu’il a pris le commandement de l’Imperium révèle son but ultime. Tout est là, évident comme le gros nez souvent cassé au milieu de votre figure… Dire que vous avez été détective, paraît-il… Quel détective refuse de tenir compte d’une opinion d’expert ?

— Soit. » Sullivan soupira. « Si on n’explose pas en vol, on atteindra Shanghai d’ici quelques jours. Je vais lire ça et prendre une décision avant l’atterrissage. » Il feuilleta de nouveau le rapport. « La seule chose qui m’intéresse, c’est comment tuer cette ordure.

— Je n’ai pas assez d’informations pour analyser ses capacités physiques ou magiques, mais je peux vous dire comment le manipuler. Mes recommandations se trouvent dans le résumé en dernière page. »

Sullivan le parcourut et comprit enfin comment Wells avait réussi à se tailler une position d’autorité parmi les tueurs endurcis qui peuplaient Rockville. Il devait lire en eux comme dans un livre. Jake siffla entre ses dents. « Rappelez-moi de ne jamais jouer aux cartes avec vous. Vous voulez qu’on monte une arnaque pour piéger l’homme le plus dangereux du monde ? »

Disposer d’un ex-taulard titulaire d’une thèse de doctorat avait ses avantages.

« Non. L’escroc c’est lui, et son pigeon c’est l’Imperium tout entier. Il nous a préparé le terrain. On se contente de retourner son piège contre lui.

— Vous êtes un salopard manipulateur et tordu, vous savez, doc.

— Le compliment me va droit au cœur. »

L’analyse de Wells était beaucoup plus approfondie que Sullivan ne l’avait d’abord cru. L’aliéniste prenait soin de préciser qu’il extrapolait à partir de données insuffisantes – les rapports des espions du Grimnoir et le témoignage d’un ex-garde de fer à moitié fou que Wells regardait comme deux sujets distincts coincés dans le même corps –, mais ce qu’il écrivait tenait debout.

La Voyageuse tâchait de forcer un blocus tout en survivant à une tempête magique. Sullivan ne servait à rien, ce qu’il supportait mal : il s’était calé dans sa couchette pour lire le compte rendu de Wells. Les lumières étant coupées – Bob le Pirate voulait économiser l’électricité et l’hydrogène –, il se contentait d’une lampe électrique secondée par la lueur des éclairs.

Il eut vite appris tout le dossier par cœur, mais il y réfléchit longuement et relut plusieurs fois chaque passage. D’ordinaire, pour réfléchir, il préférait se lancer dans un travail qui exigeait un effort physique – souvenir de l’époque où il cassait des cailloux au pénitencier –, mais, à bord d’un dirigeable, ce n’était pas évident.

Il avait été détective privé. La plupart du temps, ça lui rapportait juste de quoi payer son loyer, mais il était doué. Il aimait les énigmes et, une fois qu’on avait trouvé les pièces centrales d’un puzzle et compris comment elles s’emboîtaient, le reste se mettait en place tout seul. Les gens étaient des puzzles immenses mais guère différents. En lisant et relisant le profil de Dosan Saito, Sullivan retrouva cette vieille impression. Ça s’emboîtait bien.

L’éclaireur avait dû atterrir peu après la mort du président. Pas de chance : c’était en Asie, et il avait trouvé Saito. Pourquoi encore la Chine ? Malchance ou bien… ? Tous ces à-côtés restaient plongés dans le mystère, mais Saito était compréhensible. C’était un homme qui désirait le pouvoir et croyait le détenir.

Si Wells avait raison, Saito restait humain, même s’il subissait l’influence d’un extraterrestre, et il prendrait des décisions prévisibles par des humains. Il était le produit d’une culture étrangère que peu d’Américains comprenaient, mais il n’était qu’un homme, donc accessible. La question était ensuite de décider que faire de lui une fois qu’on l’aurait attrapé.

Sullivan, alors, pensa à la feuille dissimulée sous sa couchette, celle qui portait le terrible sortilège… Zangara et Corbeau en avaient tiré une puissance immense, mais à quel prix ? Peut-être. Seulement si c’était la seule solution.

« Monsieur Sullivan ? »

Il braqua sa lampe de poche vers l’écoutille. Buckminster Fuller dut se couvrir les yeux. Jake, perdu dans ses pensées, n’avait pas entendu l’engrenage arriver. Obsédé par le faux président, il n’avait même pas remarqué que la tempête s’était apaisée. Combien de temps avait-il passé à réfléchir ? La Voyageuse avançait aussi silencieusement que ses turboréacteurs le lui permettaient. Dans la coursive, les veilleuses d’urgences étaient allumées, et Sullivan éteignit sa lampe. S’extraire de la couchette lui aurait demandé trop d’efforts ; il se contenta de poser les papiers sur sa poitrine. « Salut, Fuller.

— Les nœuds ! » L’engrenage semblait nerveux, mais les engrenages avaient toujours l’air nerveux. À la connaissance de Sullivan, Browning était le seul à savoir rester calme. « J’ai défait les nœuds !

— Les nœuds ? » Il mit une seconde à comprendre. « La magie de l’écorché ?

— Ce n’est pas de la magie ! C’en était ! Mais ce n’en est plus. C’est autre chose, une perversion de la magie, une monstruosité évolutionnaire. Le spécimen biologique décédé était une brute. Et ce n’était pas un nœud, pas du tout. C’était une boucle ! Un lasso ! Ce n’est pas omnidirectionnel, c’est multiomnidirectionnel. C’est, c’est, c’est…

— Bon, du calme, du calme. » La situation méritait sans doute qu’il se lève. Cela lui prit un peu de temps, mais il réussit à ne pas se cogner la tête sur les saillies métalliques. Il tira sur la chaînette pour allumer la lumière. « Expliquez-moi ça avec des mots pour les imbéciles.

— Les dômes sont ma spécialité, mais les cordes sont fascinantes également. » Fuller, effaré, balaya la cabine du regard et, repérant une botte sous la couchette de Barns, s’empressa d’aller la ramasser pour en arracher le lacet. Après quoi, il balança la botte par terre. Il brandit le lacet. « Qu’est-ce que c’est ?

— Un lacet.

— C’est le flux omnidirectionnel d’énergie magique entre l’hôte – ici, un actif – et le symbiote parasite, ici l’entité multidimensionnelle qu’est le pouvoir.

— Nous à un bout. Le pouvoir à l’autre.

— Oui. » Fuller prit une extrémité du lacet dans chaque main et le tendit. « La façon dont il détermine les critères de sélection reste un mystère.

— Il choisit certains humains mais pas d’autres. La zone du pouvoir à laquelle nous sommes reliés détermine notre type de pouvoir magique. Pigé. » Mais Sullivan avait compris ça tout seul depuis longtemps, et il n’était pas engrenage.

« Lors de la connexion avec l’hôte humain, ce que nous appelons magie circule par ce lien, s’accumule dans l’hôte et, via un processus inconnu au long du cycle de vie, grandit, puis, avec la cessation de la fonction biologique…

— La mort.

— Oui, quand nous mourons… » Fuller lâcha un bout du lacet. « L’entité récolte l’énergie magique renforcée afin de poursuivre son propre cycle de vie. » Fuller réunit le lacet dans une seule main, en boule.

Si Sullivan avait été d’humeur à plaisanter, il aurait émis un bruit de spaghetti qu’on aspire.

« Tenez-moi ça. » Fuller lui donna son lacet. Sullivan le tendit, curieux d’apprendre ce qui bouleversait ainsi Fuller. « À présent, vous représentez la connexion entre les actifs et le symbiote. Quand j’ai employé ma magie, tout à l’heure, pour étudier la nature de la connexion concernant le spécimen collecté à Axel Heiberg, j’ai parlé de nœuds, comme si la connexion avait subi des manipulations jusqu’ici inconnues. Les géométries magiques normales semblaient chaotiques, nouées les unes sur les autres, si vous préférez, mais ce n’étaient pas des nœuds ! » Fuller alla arracher le lacet de l’autre botte.

« Barns ne va pas apprécier qu’on ait tripoté ses affaires. »

L’engrenage ne parut même pas l’entendre. « Cette seconde ficelle représente une nouvelle entité. Que, par souci de praticité, j’appellerai l’ennemi. Normalement, je préfère éviter un langage qui incite à l’antagonisme, mais j’en viens à comprendre la raison qui vous pousse à employer ce terme. » Fuller saisit le second lacet, le passa autour de celui que Sullivan maintenait tendu et le noua, formant une boucle qui coulissait. « La stratification multiomnidirectionnelle n’était pas une évolution nouvelle du lien entre l’hôte et le symbiote, pas du tout. Il n’y avait pas de nœud dans notre connexion mais des matériaux supplémentaires.

— C’était un détournement.

— Le terme est bien choisi. L’ennemi, pour employer votre dénomination brutale, s’est infiltré dans l’équation. La connexion, à présent, se prolonge dans une autre dimension. » Fuller tira sur son lacet : Sullivan sentit la tension et dut serrer fort pour ne pas lâcher le sien. « Il s’agit d’un détournement du flux magique. Et que se passe-t-il quand la fonction biologique s’interrompt ? »

Sullivan lâcha un bout. Fuller tira vers lui et se saisit du premier lacet avant qu’il se soit libéré de sa boucle : chacun en tenait une extrémité.

« Votre main représente donc le pouvoir : elle continue à fournir un effort pour tirer sur le lacet. Le symbiote doit décider. Il est lié à l’ennemi et il va être attiré vers lui. Notez bien : je ne lâche pas l’autre extrémité, celle que je vous ai volée. Pourquoi ? Le cycle de vie de l’hôte est pourtant achevé. »

Ça devait faire cet effet-là, d’aller à l’université. « Il n’est pas vraiment mort. Comme l’écorché.

— Exact. C’est à présent un outil biologique entre les mains de l’ennemi. C’est une ancre. » Fuller tira un coup sec, forçant Sullivan à résister. « Pire encore, surtout parce que je n’ai ni assez de mains ni assez de chaussures pour effectuer la démonstration, ces ancres détournées vont aller s’enrouler autour d’autres connexions hôte-pouvoir. Le processus va s’accélérer à un rythme exponentiel. Quand un nombre suffisant de ces hôtes seront devenus des ancres, que fera le symbiote ? »

Sullivan lâcha le lacet.

« Exactement. Privé d’une trop grande partie de son énergie vitale, et inexorablement halé vers son prédateur, il choisira de couper le lien pour s’enfuir. »

Fuller avait tous les lacets, et Sullivan aucune solution. « Merci pour la leçon, mais j’avais déjà pigé. Qu’est-ce qu’on peut faire pour empêcher l’ennemi de s’emparer de nous comme vous vous êtes emparé des bottes de Barns ? »

Fuller démêla son écheveau pour récupérer la boucle qu’il avait nouée. « Là.

— Je sèche, doc. » Sullivan soupira.

« C’est ce que le splendide globe du président était conçu pour repérer. L’arrivée d’un spécimen biologique qui conservait un certain lien magique m’a distrait, et j’ai négligé de comparer mes archives avec le détecteur. Ces derniers jours, j’ai enfin pris le temps d’en analyser le fonctionnement. Cette boucle, ce détournement, c’est cela qu’affiche le sublime appareil sphérique, une interruption du cycle normal de la magie. Maintenant que j’ai vu la véritable cible, et non sa représentation, je peux reproduire…

— Vous pouvez fabriquer un nouveau détecteur.

— Si vous voulez, oui, mais en mieux ! Les sortilèges auxquels les engrenages de l’Imperium ont recours sont épatants mais manquent de créativité. Ce ne sont pas des œuvres d’art. »

Sullivan avait trouvé la grosse boule plutôt jolie, mais il ne voulait pas couper Fuller dans son élan. De toute façon, l’engrenage ne voyait pas le monde comme un homme ordinaire. « Bonne nouvelle.

— Plus encore que vous ne le pensez, monsieur Sullivan. Avec votre permission, je vais réquisitionner les talents de tous les employés du CBF, les plus habiles des pirates de Southunder et, surtout, votre répareur, monsieur Schirmer. Quand nous aurons atterri, il me faudra du matériel. Je vous fournirai une liste complète. J’ai également besoin d’une section de la soute assez grande pour faire office d’atelier.

— Construisez ce machin très vite, et je vous promets des petits-déjeuners servis au lit par des danseuses de cabaret. »

Fuller sourit. « Comme vous le savez, l’idée de faire du mal à une forme de vie embarquée sur le vaisseau Terre me remplit d’une horreur profonde. Parmi l’équipage, des rumeurs circulent sur vos intentions, et je suis pleinement conscient des conséquences tragiques que vos actes auront sur la population de Shanghai. Il faudrait être stupide pour croire que mes suppliques en faveur d’une résolution pacifique seront écoutées ; et, après avoir vu le spécimen d’Axel Heiberg, j’ai parfaitement conscience qu’une telle résolution ne serait pas envisageable dans un laps de temps suffisant pour ne pas empêcher l’extinction de toute vie sur le vaisseau Terre… Néanmoins, tout acte de violence nous diminue.

— J’avais envisagé de vous planquer à bord de la Voyageuse.

— Naturellement ! Ce n’est pas là où je veux en venir. J’ai conscience que vous souhaitez révéler que le président est un imposteur, et, en atteignant ce but d’une façon efficace, éviter autant de mortitude que possible. »

Ça, ce n’est pas évident. Il y aurait sans doute beaucoup de mortitude. « J’essaierai.

— Je ne vais pas me contenter de créer un appareil qui vous servira de détectolocalisateur. Je compte concevoir les sortilèges nécessaires à un détectolocalisarévélateur. Les boucles deviendront visibles à l’œil nu. La vérité sera révélée à tous !

— Un révélateur d’ennemi ? Vous êtes un génie. »

Fuller rougit. « Je ne suis pas un génie. Rien qu’un immense amas d’expérience. »

Cette réponse rappela à Sullivan le profil de Dosan Saito établi par Wells… Et une nouvelle pièce du puzzle se mit en place.

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