Chapitre 4

Wyatt Earp était l’un des rares hommes que j’aie personnellement connus et que je considérais comme inaccessibles à la peur physique. J’ai souvent observé, et je ne suis pas le seul à le penser, que ce qu’on prend pour du courage est souvent la peur de l’opinion des gens. En d’autres termes, la bravoure est un mélange de respect de soi, d’égoïsme et de crainte du qu’en-dira-t-on. L’apparente témérité de Wyatt Earp dans les moments de danger est caractéristique. La peur n’entre pas dans l’équation, et, au bout du compte, je pense qu’il accorde plus de valeur à ses opinions qu’à celles de son entourage. C’est l’image qu’il a de lui-même qu’il cherche à préserver… Jamais dans sa carrière il n’a tiré si ce n’était pas absolument nécessaire, par exemple contre des adversaires doués de la magie des sorciers… Wyatt savait se battre à mains nues, et il a souvent réglé leur compte à des méchants, comme on disait, sans recourir à d’autres armes que celles fournies par la nature. Oui, vous connaissez les histoires qu’on raconte à son sujet, mais ce n’est pas la moitié de la vérité. Une fois, en 1908, on a aidé Jack Pershing et ses chevaliers de New York dans une histoire d’arme de Tesla volée, il y avait un salopard de Jap couvert de cicatrices magiques… Si vous aviez vu… Non. Oubliez. Je dis n’importe quoi. Pardonnez les divagations d’un vieillard.

Bat Masterson,

interview dans le Baltimore Mercurium, 1921.

« Voyageuse » (CBF)

Quelques heures plus tard, Heinrich traversa le plafond pour réveiller Sullivan. « C’est le moment. » L’estompeur tira sur la chaînette qui allumait la seule ampoule de la cabine. Jake était installé dans les quartiers des officiers, et pourtant il y avait cinq autres couchettes en plus de la sienne, presque toutes occupées. Ses voisins, gênés par la lumière, se mirent à grommeler.

Sullivan réussit à s’extraire du renfoncement où se trouvait sa couchette sans se cogner la tête. Il avait obtenu la plus grande, bien trop courte néanmoins pour un type de sa taille. Celle du dessous, au niveau du plancher, était occupée par du matériel et non par un collègue : personne n’avait le courage de dormir sous un lourd qui, grâce à la magie, frôlait les deux cents kilos. Sullivan récupéra sa montre et son .45. « Une heure du mat’. Ça n’a pas pris longtemps… » Il s’en était douté et n’avait pas retiré ses bottes en se couchant. « C’est qui ?

— Skaggs, un employé du CBF. »

Sullivan ne lui avait parlé qu’une seule fois. Un mécano de Francis, figure toute ronde, voix rocailleuse.

« Où ça ?

— Soute à cordages arrière », répondit Heinrich, guilleret. Il tirait trop de plaisir de ces situations. « Lance le tient à l’œil.

— Je suis content que vous ne l’ayez pas zigouillé.

— La tentation était grande. »

Leur conversation réveillait les autres occupants du quartier des officiers. « Qu’est-ce… Hein ? » gémit Barns, qui, en se redressant, tendit machinalement le bras vers le holster pendu à la cloison. « Qu’est-ce qui se passe ?

— Rendors-toi », lança Sullivan au pilote avant qu’il ait dégainé. Les pirates étaient du genre nerveux. « Je te raconterai demain.

— Éteins la lumière alors, bordel. »

Sullivan tira la chaînette et suivit Heinrich dans la coursive. Contrairement à la majorité des navires du CBF, la Voyageuse n’était pas conçue pour le confort des passagers, et les couloirs n’étaient que des passages mal éclairés entre des cloisons métalliques. Les soutes à cordages se trouvaient tout en bas ; il allait falloir faire vite pour prendre le type la main dans le sac.

Le garder en vie permettrait de l’interroger, et, tant qu’à faire, autant s’assurer la présence d’un détecteur de mensonge vivant. « Vous êtes allés chercher un liseur ?

— Lance a envoyé une souris.

— Se faire réveiller par une bestiole qui vous grimpe sur le nez… Charmant. Il nous faut un parleur, tant qu’on y est, si notre espion n’est pas d’humeur bavarde.

— On ne t’a pas attendu, Jake. Tu oublies que j’ai beaucoup plus d’expérience que toi avec les mouchards. » Heinrich, tout à coup, ouvrit de grands yeux. « L’espion est mécano.

— Et alors ?

— Skaggs connaît le vaisseau par cœur. S’il reçoit l’ordre de nous saboter, qui sait les dégâts qu’il causera ?

— Je n’ai aucune envie de détruire un second super-dirigeable de Francis. » Sullivan ralentissait Heinrich, avec sa manie de contourner les obstacles au lieu de les traverser. « File. Je te rattrape. »

Heinrich hocha la tête et, au même instant, devint flou et grisâtre ; il s’enfonça dans le plancher et disparut. Cela avait l’avantage d’épargner à Sullivan l’humiliation qu’on le voie se frayer maladroitement un chemin dans les étroites écoutilles. Les marches étaient plus courtes que ses pieds. « Les concepteurs de ce rafiot le destinaient à des Pygmées », ronchonna-t-il.

Il pénétra dans la soute à cordages quelques minutes plus tard. Skaggs gisait dans un coin, la figure sanguinolente, et Heinrich brandissait une clé à molette. Jake aurait pu prendre son temps.

Il enfonça la pointe de sa botte dans les côtes du mécano renégat, pour s’assurer qu’il vivait toujours. Skaggs poussa un grognement. « Il a fait sa mauvaise tête ?

— Rien qui ne s’arrange avec le bon outil, répondit Heinrich. En pleine tête, une clé à molette, ça motive son employé.

— Regarde. » La voix grave de Lance s’élevait d’un angle qui semblait désert. « Par terre. » Sullivan enjamba les rouleaux de cordages et repéra une petite souris brune qui courait en rond. Des éclats de verre étincelaient.

Il s’agenouilla pour ramasser le plus gros éclat. C’était un morceau de miroir sur lequel on avait gravé quelque chose. « Un sortilège de communication ?

— Ouais », répondit la souris d’une voix beaucoup trop forte. Lance Talon était un bestial : son pouvoir lui permettait de contrôler les animaux. Prévoyants, les chevaliers s’étaient assurés que la Voyageuse serait infestée de vermine. Ça finirait par causer des problèmes, mais il suffirait de se procurer un chat… Et Lance pourrait sûrement ordonner à toutes les souris de sauter par-dessus le bastingage. Les bestiaux n’avaient jamais besoin d’appeler le dératiseur. « Le détecteur de sortilèges que Fuller a fabriqué est devenu fou. J’ai trouvé notre ami en train d’expliquer à je ne sais qui que nous faisions cap vers la Sibérie. »

Heinrich avait relevé un Skaggs presque inconscient et le fouillait pour vérifier qu’il n’était pas armé. Ç’aurait été inutile s’il avait disposé d’un pouvoir magique offensif. « C’est un actif ? demanda Sullivan.

— Pas que je sache. » Heinrich prit le temps de gifler le mécano, déclenchant une série de vaguelettes dans la graisse de sa joue et jusque dans ses doubles mentons. « Hé, hé, on se réveille, Scheisskopf. Tu bouges une oreille, je sens la moindre goutte de magie, et je t’enfourne dans un turboréacteur. » Une seconde gifle, encore plus brutale, pour bien se faire comprendre. « Entendu ? »

Aux grimaces que Skaggs faisait sous les coups, on voyait bien qu’il n’était pas habitué à la violence. « D’accord, d’accord ! Arrêtez, arrêtez ! » Peu à peu, en secouant la tête et en clignant des yeux, il reprenait ses esprits… et comprenait qu’il s’était fourré dans une situation très inconfortable. Les supplications commencèrent. « Oh, non. Oh, non ! Je n’ai rien fait ! Ne me faites pas de mal. Je vous en prie ! »

Il était mort de peur, ou alors très bon comédien. Ça ne changerait rien. « On va te débarquer. La seule question, c’est si tu empruntes la voie aérienne ou la passerelle.

— Vous faites erreur ! »

Sullivan brandit le morceau de miroir. « L’erreur, c’était de croire que tu pourrais nous vendre sans qu’on s’en aperçoive. » Les yeux de l’espion passaient de la main de Sullivan aux éclats restés à terre. Il était coincé et le savait. « Pour qui tu travailles ? »

Skaggs était plus coriace qu’il n’en donnait l’impression. Ou, simplement, aux abois. « Va te faire foutre.

— Tu préfères la manière dure ? » Sullivan jeta le bout de verre. « À ta guise. » Des mouvements dehors : Sullivan vit des chevaliers derrière l’écoutille, le liseur et le parleur qu’il avait réclamés. Heinrich s’était chargé de les recruter, et Sullivan ne les connaissait pas vraiment.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda un grand jeune homme.

— Tu es lequel ?

— Mike Willis. Liseur.

— On a un espion. Préviens-moi dès qu’il ment. » Sullivan se retourna vers Skaggs. « Ce monsieur est un liseur. Je vais donc t’arracher la vérité, même s’il faut l’aspirer directement dans ton cerveau.

— Va te faire foutre », répéta Skaggs entre ses dents.

Heinrich apporta une longueur de corde épaisse – ils étaient dans la soute à cordages, après tout – et leva à l’intention de Jake un sourcil interrogateur. Le lourd haussa les épaules, et Heinrich entreprit de fouetter l’espion sur la tête et le cou. Skaggs se roula en boule pour essayer de se protéger le visage.

« Moi, je suis un parleur ! dit l’autre chevalier, un gringalet aux cheveux bruns. Je peux le convaincre de passer aux aveux, ce que vous faites là n’est pas nécessaire.

— Ça te choque ?

— Ça dépend de qui est son employeur. » Le parleur fronça les sourcils. « S’il bosse pour l’Imperium, je veux cogner moi aussi.

— Comment tu t’appelles ?

— Genesse.

— Tu me plais, Genesse. » Sullivan laissa une minute à Heinrich avant de lever la main pour interrompre le passage à tabac. « Mon ami teuton supporte difficilement qu’on lui fasse perdre son temps. Il te reste à choisir si on te fait très mal ou pas. Alors ? Avec qui parlais-tu ? »

Skaggs se releva en tâchant de recouvrer un peu dignité, puis cracha un rire. « Je leur ai dit que vous arriviez. Je vous conseille de me relâcher : les Japs vont vous réduire en bouillie. »

Sullivan se tourna vers le liseur, qui hocha la tête. Skaggs travaillait pour l’Imperium. C’était effarant, le nombre de crétins recrutés en Amérique par leur adversaire. Jake aurait pu lui demander ses motivations, mais ça n’aurait servi à rien. Les raisons variaient, mais on en revenait toujours à la soif de pouvoir, à l’appât du gain ou, pire encore, au fanatisme de ceux qui s’étaient laissé contaminer par les délires du président. Les raisons n’avaient pas d’intérêt.

« Tu travailles seul ? »

Skaggs cracha du sang sur le plancher métallique. « À ce que j’en sais. »

Willis hocha la tête.

« Quelle était ta mission ?

— Surveiller Toru, le traître. Apprendre ce que vous mijotiez. Faire des rapports.

— C’est tout ?

— C’est tout. On ne m’en dit pas beaucoup, tu piges ? »

Le liseur semblait confirmer. « Je capte beaucoup de pensées selon lesquelles, sur le moment, ça semblait une bonne idée. »

Sullivan ne s’était pas attendu à cela.

« Rien de personnel. Je ne suis pas amoureux de l’Imperium. J’ai des dettes. J’ai des ennuis. Un de leurs gars, un des gros méchants couverts de cicatrices magiques, est venu me faire une proposition. Qu’est-ce que j’étais censé répondre ? Ils payaient bien.

— Tu trouves que c’est une bonne excuse ? aboya Heinrich.

— J’ai droit à une dernière déclaration ?

— Si tu arrives à parler très vite, dit la souris contrôlée par Lance. Heinrich, à toi l’honneur ?

— La sortie rapide ?

— Ça me va.

— Attendez ! » hurla Skaggs.

Mais Heinrich l’avait déjà saisi à l’épaule. Tous deux virèrent au gris, s’enfoncèrent dans le plancher et disparurent. Entre eux et le sommet des montagnes, un vide immense.

« Seigneur, murmura Willis.

— C’est ce qu’on gagne à frayer avec l’Imperium », déclara Genesse d’une voix tranquille.

Cet homme-là savait comment traiter l’ennemi.

Willis, lui, était horrifié. « Comme ça, là ?

— Comme ça, là. Un espion, en temps de guerre, ça n’a pas droit à un procès. On l’exécute et on passe à la suite. » Sullivan secoua la tête. « S’il avait réussi sa mission, on serait tous morts. Lui aussi, d’ailleurs. Quel imbécile !

— Pour sûr, les Japs n’auraient pas cessé le feu le temps de le faire descendre, renchérit Lance. Les taupes ne leur inspirent aucune loyauté. » Il appartenait au Grimnoir depuis très longtemps, et la mort d’un larbin de l’Imperium ne le bouleversait pas.

Genesse contemplait le miroir fracassé. « On aura droit à un sacré comité de réception après ça, en Sibérie.

— Heureusement que ça n’a jamais été notre destination », rétorqua Sullivan.

Un téléphone de cuivre était fixé à la paroi opposée. Jake s’en approcha, tourna la manivelle pour le charger et contacta la passerelle. « Commandant ? Ici Sullivan. C’est réglé. Vous savez quoi faire.

— Pendant le briefing, je me suis demandé pourquoi vous nous mentiez, dit Willis. On ne va pas me reprocher de recourir à mon pouvoir de temps à autre, quand même ? Je n’ai pas fouillé, promis. Mais, pendant tout votre discours, l’idée que c’était du flan se baladait un peu partout.

— Pas mal. » Sullivan n’avait pas senti l’intrusion. À l’avenir, il lui faudrait mieux se protéger : le gosse était doué.

« Fuller n’a jamais construit de machine capable de repérer l’éclaireur, expliqua la souris de Lance. Fuller est un génie. Il voit l’énergie magique et peut bidouiller à peu près n’importe quoi, mais il n’a même pas essayé de toucher à un sortilège pareil. Une fois qu’il aura vu à quoi ressemble le pouvoir de la créature, peut-être, mais, d’ici là, il est coincé.

— Selon Toru, les engrenages du président ont déjà conçu un engin qui détecte l’ennemi, précisa Sullivan. C’est là qu’on se rend. »

Heinrich remonta dans la cabine, seul. Il reprit consistance et frappa dans ses mains comme pour se nettoyer. « Vous, je ne sais pas, mais moi je suis curieux de savoir combien d’autres salopards l’Imperium a glissés à bord. »

La souris de Lance gloussa. « Quoi qu’il en soit, le prochain sera beaucoup plus prudent, je vous le parie. »

La Voyageuse grinça et tangua : elle changeait de cap.

Le liseur était intrigué, mais la réputation de ses confrères l’effrayait trop pour qu’il essaie de fouiller dans leurs pensées. La curiosité, c’était bien beau, mais pas quand on fricotait avec les gens qui avaient combattu le président… et survécu. « On va où, alors ?

— À l’atelier du père Noël », répondit Lance.

Le pauvre liseur était de plus en plus perdu.

Sullivan secoua la tête. Il n’aimait pas les cachotteries. « Au pôle Nord. »

PARIS (FRANCE)

Faye, assise dans un petit café parisien en face de l’ancien qui avait voté sa mort, trépignait tandis qu’il sirotait un expresso en regardant les gens marcher sous la pluie.

« Vous avez bientôt fini ? lui demanda-t-elle.

— Cela fait cinq fois que vous me posez la question, répondit Jacques en souriant.

— Six. Parce qu’on est là depuis une éternité. » Des clients l’avaient entendue, mais personne ne s’étonnait d’entendre parler anglais. Selon Jacques, ce quartier était très fréquenté par les touristes et les expatriotes – Faye ne connaissait pas le mot. Les serveurs avaient l’air de le connaître, il devait être un habitué. « Vous restez assis à boire du café en regardant des trucs.

— Regarder des trucs et boire du café, c’est ce que j’aime faire de mon temps, très chère. Je suis à la retraite. »

Faye gémit. La retraite, c’était une toquade européenne : une fois vieux, on arrêtait de travailler. Drôle d’idée ! Grand-père était plus vieux que Jacques, et il avait trait les vaches jusqu’à son dernier jour. Et, si Madi ne l’avait pas assassiné, il serait encore en train de traire les vaches, Faye en était certaine. « La retraite… En France, les gens sont bizarres. Vous êtes un chevalier du Grimnoir, quand même. » Elle désigna la bague noir et or qu’il portait. Elle avait la même. « Un chevalier, ça ne prend pas sa retraite.

— Ce n’est pas mon métier, c’est ma vie. Vous voyez la différence ?

— Allez ! Vous m’avez promis de m’aider à être l’ensorcelée. »

Jacques avala une nouvelle gorgée de café. « Vous me faites dire ce que je n’ai pas dit. Je ne vous ai rien promis. Vous avez failli me tuer, et j’ai eu la gentillesse de vous proposer mon aide si vous aspiriez à mieux comprendre la situation. Je vous ai donné ma parole de cacher votre présence à mes confrères et de vous apporter l’assistance nécessaire. C’est ce que je suis en train de faire. Ou d’essayer. Je suis un vieux monsieur plein de bienveillance, et vous êtes une gamine autoritaire.

— Autoritaire ? » Selon ses critères, Faye ne s’était même pas montrée menaçante. Jacques était toujours en un seul morceau. « Vous passez pour le spécialiste de la question.

— Oui. C’est vrai… » Il se tut mais, sous le regard impatient de Faye, il finit par céder. « Je vais vous dire tout ce que je sais sur l’ensorcelé. Puisque les anciens ont décidé de n’intervenir que si vous tourniez mal, le moins que je puisse faire est de vous fournir les clés pour apprécier ce qui vous arrive. Cela dit, je pense que les effets du sortilège sont directement liés à la personnalité du magicien qui s’en sert. Pour que vous puissiez comprendre l’ensorcellement, il faut d’abord que, moi, je vous comprenne. »

Faye attendit sans répondre. Jacques but encore un peu et prit le temps d’examiner un jeune couple qui passait sous des parapluies colorés. La charmante serveuse s’approcha : elle reçut un sourire. Jacques jouait les jolis cœurs. Puis il se replongea dans sa contemplation arrosée de café.

« Alors ?

— Quelle petite impatiente vous faites ! »

Faye gémit. « C’est parce que vous êtes si lents, tous ! »

Il hocha la tête. « Intéressant.

— Quoi ?

— Vous dites souvent cela. À vos yeux, tout le monde est lent. Vous ne trouvez pas cela bizarre ?

— C’est pas de ma faute si les cerveaux des gens tournent moins vite que le mien. » Même les gens les plus intelligents de son entourage, comme M. Browning ou M. Sullivan, lui donnaient l’impression d’avoir le crâne plein de mélasse. « Le prenez pas pour vous.

— C’est fascinant. Vous n’avez pourtant pas fréquenté des gens obtus. Je connais un peu les chevaliers américains de Pershing. Ils sont intelligents, déterminés, presque trop résolus. Or tout en vous laisse penser que vous les trouvez apathiques. Tous les rapports le mentionnent. Les plus fins observateurs évoquent la vitesse de votre cervelle, quand la plupart se contentent de vous juger bizarre.

— Les rapports ? Quels rapports ?

— Quand vous avez attiré notre attention, nous nous sommes renseignés à votre sujet. Les voyageurs qui parviennent à l’âge adulte sont rares, mais, si en plus ils survivent au Tokugawa et à un rayon de paix, ils deviennent exceptionnels. Depuis longtemps je réfléchis à ce qui se passerait si l’ensorcelé revenait parmi nous. Naturellement, j’ai demandé à consulter votre dossier. Croyez-vous que j’aurais voté sans apprendre tout ce que je pouvais ? Je ne suis pas un barbare. » Jacques grignota un gâteau sec et le fit descendre avec une gorgée de café.

« Si vous n’accélérez pas, je vous jure que je me téléporte en embarquant votre tête. »

Il haussa un sourcil. « Comme avec les mains du président ? Un exploit remarquable. »

Faye s’empourpra. Ça faisait du bien, un compliment de temps en temps. « Ouais. C’était bien joué.

— Étiez-vous sûre que ça allait marcher ? »

Elle haussa les épaules. « Ça semblait logique. J’ai supposé que oui. De toute façon, personne d’autre n’avait l’air bien parti.

— Et pourtant vous n’aviez encore jamais téléporté un morceau de corps étranger. Qu’est-ce qui vous disait que vous en étiez capable, surtout contre un adversaire de l’envergure du président ?

— C’est difficile à expliquer. J’ai examiné la situation, réfléchi à tout ce que j’avais entendu dire là-dessus, et j’en ai vite tiré une conclusion.

— “Vite”, c’est combien de temps ?

— Une seconde, je dirais. » Ça devait être ça. Le temps ralentissait quand elle se concentrait. « Je ne sais pas au juste.

— Ce sont des éléments de ce genre, dans les rapports, qui m’ont fait envisager que vous soyez l’ensorcelée. C’était tiré par les cheveux, et beaucoup de mes confrères refusaient même d’admettre que vous ayez accompli cet exploit.

— Mais si ! J’ai vaincu le président ! » Lors de sa dernière rencontre avec les anciens, leur incrédulité l’avait beaucoup agacée.

« Oui. Comprenez pourtant qu’ils doutent. Sans formation digne de ce nom, sans expérience, vous avez réussi à éliminer le plus grand sorcier de tous les temps. Un homme qui avait survécu à tout, échappé à des dizaines de tentatives d’assassinat ourdies par les actifs les plus talentueux ; et vous improvisez un stratagème qui lui dame le pion. Ensuite vous téléportez le Tempête tout entier de l’autre côté du Pacifique. Combien de temps avez-vous mis à décider que vous y arriveriez ?

— La menace d’un incendie, ça fait réfléchir vite. » Faye s’aperçut que Jacques la regardait fixement. Il était beaucoup plus malin qu’il ne voulait le paraître. S’en apercevoir la mit mal à l’aise. « Bon… J’ai vu le bidule de Tesla détruire le Tokugawa ; il fallait prendre en compte le poids du Tempête, de son équipage, pour ne pas faire fusionner les gens, et puis notre position, notre vélocité. J’ai même dû vérifier le vent et les moteurs, puis la vitesse à laquelle le pilier de lumière nous fonçait dessus. J’ai compris qu’il fallait réapparaître bien au-delà des limites de ma carte mentale. J’ai réfléchi à toute allure et j’ai agi avant que le rayon de Tesla ne nous atteigne. Mais, comme je n’avais qu’une seconde, j’ai un peu raté mon coup et j’ai poussé trop fort. J’ai eu de la chance de ne pas tuer tout le monde. »

Jacques ne l’avait pas lâchée du regard. Il avait la bouche entrouverte, l’air vaguement surpris. Il se reprit immédiatement.

« Ça va, Jacques ?

— Tout ça avant que le pilier de lumière ne vous atteigne ?

— Ouais. »

Le Français vida sa tasse cul sec, fouilla ses poches et posa un billet sur la table. « Ainsi se termine la leçon du jour.

— La leçon ? C’était une leçon, ça ? »

Il enfonça son chapeau sur ses cheveux blancs. « Oui. C’était votre première leçon dans l’art de maîtriser le sortilège le plus dangereux que le monde ait jamais connu.

— Je ne connais pas grand-chose à l’école, mais vous n’êtes sûrement pas un très bon professeur.

— Je ne prétends pas le contraire. Retrouvez-moi demain à dix heures. » Jacques s’en fut à grands pas. Malgré le déluge, il n’avait pas de parapluie. Il ne se retourna pas.

Faye fit un sort aux gâteaux secs avec de grands soupirs.

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