Chapitre 10

L’Allemagne possède l’armée la plus puissante du monde, et les Allemands n’aiment pas qu’on se moque d’eux. Ils cherchent quelqu’un sur qui passer leur colère et déclencher leur force. Cela fait trente-huit ans que l’Allemagne est sortie de sa dernière guerre ; elle est forte, et elle est nerveuse, comme un homme chaussé de bottes trop petites. Avec la formation de cette grande légion, une heure historique a sonné. La Neuvième Armée est l’union indestructible de la technologie et de la magie. Tous les soldats sont de grands sorciers. Rien ne nous arrive à la cheville. Rien. Nos rivaux nous envient et nous forcent à nous défendre. L’Allemagne triomphera. Soyez les Huns d’Attila ! Que, pendant mille ans, les Français tremblent à l’approche d’un Allemand !

Guillaume II, discours au quartier général des services magiques, 1914.

Cité morte (Allemagne)

La Cité morte était abominable.

Faye n’aimait pas du tout les zombies. À dire vrai, elle en avait une peur bleue, alors qu’elle n’était pas du genre froussarde. Elle s’était interdit la peur depuis le jour où Madi avait assassiné son grand-père. Et, si peur elle ressentait, c’était souvent pour ses amis et non pour sa peau à elle. Elle ne craignait pas grand-chose tant qu’elle restait calme et méthodique ; la peur lui mettait des bâtons dans les roues. Les zombies, pourtant… C’était contre nature. Des horreurs répugnantes qui lui filaient la chair de poule, lui donnaient la nausée, la rendaient malade ; et, dans cette ville affreuse, les zombies, ils étaient partout.

Elle essayait d’avancer vite, de ne s’attarder nulle part. Heureusement, Berlin était un amas de murs effondrés. Il restait très peu d’immeubles intacts. Certains avaient été réparés, à l’époque où des habitants s’efforçaient de rendre leur vie supportable : des vivants, comme Heinrich, avant que les millions de soldats morts-vivants du Kaiser n’aient complètement perdu la tête sous l’effet de la faim.

Elle se matérialisa sur un rebord de fenêtre, au quatrième étage de ce qui avait dû être jadis une banque. Ça y ressemblait, en tout cas : la façade arborait de grosses colonnes en pierre. Il n’en restait plus qu’une, en fait, et les autres gisaient brisées en travers de la rue. Comme elles étaient plus blanches que l’asphalte, elles évoquaient des ossements pâlis par le temps. Des ossements, d’ailleurs, des vrais, il y en avait partout.

Faye se pencha pour voir si des dangers l’attendaient derrière l’angle du bâtiment. La poussière crissa sous ses semelles mais, au moins, la maçonnerie tint bon ; à son atterrissage précédent, elle n’avait pas eu cette chance. La ville tombait en morceaux. Bon, la voie était libre. Les pauvres zombies affamés qui lui avaient couru après au rez-de-chaussée y étaient restés. Ils hurlaient de rage. Sans doute l’oublieraient-ils très vite pour se remettre à errer sans but.

Jacques lui avait donné un plan où il avait marqué les adresses possibles de Zachary. C’était une feuille épaisse, encombrante, dure à replier : Faye avait consacré trois secondes à la mémoriser et se fiait depuis à sa carte mentale, bien supérieure. Par malheur, celle de Jacques datait d’avant la guerre, d’avant que la ville ne soit devenue folle. Certaines rues étaient à présent des canaux. D’autres étaient obstruées par des immeubles effondrés. Et, de toute façon, il y avait beaucoup d’endroits à inspecter. En vain, pour l’instant.

Si le zombie qu’elle cherchait était devenu fou, comme la majorité des morts-vivants, sa quête n’aurait rimé à rien. Ceux qui marchaient en traînant les pieds, ils ne la dérangeaient pas trop, parce qu’ils apparaissaient sur sa carte mentale, et elle les évitait sans peine. Les moulins à paroles, ça allait aussi : elle les entendait arriver. Ceux qui ne bougeaient pas, en revanche, l’inquiétaient. Elle avait déjà failli se matérialiser dans deux monstres de ce genre. Les êtres vivants apparaissaient nettement sur sa carte mentale. Les objets en mouvement aussi. Mais mort et immobile ? Gros problème.

Les fenêtres autour d’elle n’avaient plus de vitres. D’ailleurs, elle ne se rappelait pas avoir vu un seul morceau de verre depuis son entrée dans la Cité morte. Le rayon de paix les avait-il fait exploser ? Ou bien les morts-vivants les détruisaient-ils pour ne pas apercevoir leurs sales têtes ? En tout cas, elle voyait parfaitement l’intérieur de la pièce. Ni ses yeux gris ni sa carte mentale ne lui signalaient de danger.

Selon Jacques, Zachary aurait choisi de « vivre » en hauteur. De son vivant, il avait un tempérament d’artiste et avait même travaillé comme dessinateur de magazines pulps : cow-boys et Indiens, cosmonautes, pirates et gangsters. Les artistes appréciaient sûrement les chambres avec vue. Jacques lui avait également donné un paquet pour Zachary, si elle le trouvait. Elle en ignorait le contenu, mais la sacoche était lourde. Sans doute des livres. Peut-être un cadeau ; ou alors Jacques calculait-il que, plus elle était lourde, plus voyager lui consommait d’énergie magique, et il voulait qu’on l’attrape et qu’on la mange. Il pouvait toujours courir ; Faye était la reine des voyageuses. Elle allait lui faire voir.

« Zachary ? Vous êtes là ? » Elle passa la tête par la fenêtre béante. « Youhou ? Il y a quelqu’un ? »

Elle n’avait pas vu la morte, immobile depuis si longtemps qu’elle semblait collée au plancher. La zombie se redressa en poussant un cri strident qui lui fit cracher un nuage de poussière grise. Faye sursauta, mais, avant tout, elle avait de la peine pour ces pauvres morts. Si seulement elle avait pu les tuer, tous autant qu’ils étaient, mais, les zombies, c’était coriace. Même si on les coupait en morceaux, les morceaux continuaient de gueuler. Apparemment, ils avaient de plus en plus faim et rien ne les rassasiait jamais. Ils ne bougeaient encore qu’à cause de la magie qui avait collé leur âme à leur corps comme une glue immonde. Être blessée, mais ne jamais cicatriser, souffrir sans cesse dans une agonie qui ne vous achevait pas ? Delilah – Faye ne connaissait personne de plus déterminé – avait tenu le coup un moment, mais, pour finir, il fallait remercier le rayon de paix qui l’avait réduite en cendres.

La zombie espérait se saisir de Faye, mais, avec le temps, ses jambes s’étaient effectivement collées au parquet, et il lui fallut un moment pour se libérer. Comme presque tous ses congénères, cette femme était burinée par les éléments, la peau desséchée, fripée. Ses vêtements avaient pourri depuis longtemps, et la folie ou la douleur l’empêchaient de se vêtir à nouveau. Le cadavre réussit à se lever, laissant à terre un bout de jambe et de fesse tannée, et fit un pas vers Faye.

Mais la jeune fille avait déjà choisi sa prochaine étape. « Pardon de vous avoir réveillée, madame. » Elle disparut.

En cette seconde, elle se félicitait du pouvoir magique qui lui était échu. Il n’y avait rien de mieux. Quand elle avait commencé à rencontrer d’autres actifs, au sein du Grimnoir, elle avait envié leurs dons, qu’elle jugeait plus utiles : force surhumaine, guérison des blessures et des maladies, contrôle des animaux… Mais, à présent, elle avait conscience d’être une veinarde. Personne d’autre n’aurait survécu longtemps dans la Cité morte… Bien sûr, personne d’autre n’aurait voulu essayer.

Les murs effondrés formaient un labyrinthe à la place des rues et, par endroits, on ne faisait plus guère la distinction entre la chaussée et les égouts qui circulaient en dessous. Rien n’était d’équerre. Des amoncellements de briques donnaient l’impression que les immeubles avaient vomi tripes et boyaux avant de rendre l’âme.

Les murs des rez-de-chaussée étaient couverts de graffiti. Sans doute des slogans furieux, mais tous en allemand, qu’elle ne comprenait pas. Aucun n’était récent. Les morts avaient dû vouloir passer le temps, au début, puis s’étaient lassés. Ou bien la peinture avait manqué.

Dans un tunnel ouvert par la chute d’un mur, on répondit enfin à ses appels. Elle sentit l’espoir renaître, mais ce n’était qu’un zombie dans une bouffée de cohérence. Elle avait l’impression qu’il lui demandait si elle était sa fille. Mais il redevint fou sans attendre la réponse, et essaya de la manger.

Le soleil montait dans le ciel. Elle cherchait depuis des heures. Elle commençait à fatiguer. Elle mourait de faim et de soif. La Cité morte était immense. Jamais, au cours des ans, quand elle entendait parler de la destruction de Berlin, elle n’avait compris que c’était une mégapole. Depuis son arrivée, Faye avait voyagé deux cent quatre-vingt-sept fois. Et ce n’était qu’un début. Son pouvoir restait vif, mais la lassitude gagnait ses muscles.

Elle s’installa pour déjeuner dans ce qui avait dû être un parc : bancs de guingois, arbres réduits à l’état de souches stériles qui hérissaient la terre, ruisseau à sec, pont transformé en tas de caillasses. Au moins, c’était en plein air, et la vue était dégagée autour d’elle. Suffisamment pour lui laisser le temps d’avaler son sandwich au poulet.

Berlin avait dû compter de nombreux lacs, supposait Faye, et, quand tout était tombé en ruine, l’eau avait envahi la ville. Il y en avait partout, souvent pleine de gadoue, et elle avait vu des zombies qui flottaient, tout gonflés et ramollis, ainsi que des membres épars mêlés à la vase. Hors de question de boire l’eau morte. Heureusement, elle avait apporté une gourde.

Contente de pouvoir se détendre un instant, elle remarqua soudain une tête coupée dans les branches d’un arbre proche. Comme toutes les plantes de la ville, il était noirci, tordu et mort ; pour une fois, le tronçon d’être humain ne bougeait pas davantage. « Comment tu t’es retrouvée là-haut ? » demanda-t-elle à la tête, qui ouvrit les yeux en sifflant de rage. Le bruit attira l’attention des zombies alentour : en trente secondes, le parc s’emplit de cris et de gémissements. Faye allait avoir de la compagnie. « Merci beaucoup, saleté. » Faye engloutit le reste de son sandwich et le fit descendre avec un peu d’eau – histoire de ne pas s’étrangler, ç’aurait été une fin ridicule au cœur de la Cité morte – avant de voyager jusqu’à sa destination suivante.

Comment Heinrich a-t-il survécu si longtemps ici ? Faye, progressant sur les toits démolis, se découvrait un respect neuf pour son ami. De loin en loin, elle repérait les traces d’autres mortels qui s’étaient risqués dans Berlin ; des morceaux, le plus souvent. Jacques lui avait parlé des chasseurs de trésor ; le type à moitié dévoré avec une pelle, un Mauser et un sac de jute plein de bijoux et d’objets d’art était sans doute au nombre de ces inconscients. Le C96 avait besoin d’un bon nettoyage, mais elle l’emporta. Même si elle avait son Browning .45 sous sa chemise, un pistolet de réserve ne pouvait pas faire de mal.

Une heure et quarante voyages plus tard, la chance lui sourit enfin. Le mort en face d’elle était sain d’esprit, poli, serviable et même bien habillé.

« Bonjour ! » Faye traversait d’un pas prudent le sol aux dalles fissurées. Des rayons de soleil filtraient entre les planches clouées en travers des fenêtres. Dans l’appartement précédent, elle avait appris à ses dépens que, parfois, les zombies se cachaient dans les plafonds. La rencontre lui avait coûté quelques mèches de cheveux. « Il y a quelqu’un ?

Hallo. Wer ist da ?

— Je m’excuse de vous déranger. » Faye coula un regard derrière l’avancée du mur. Une grande silhouette maigre se tenait au fond de la pièce, dans une attitude circonspecte, mais non voûtée comme les autres. « Je m’appelle Faye. Vous parlez anglais ? »

Un long silence. « Oui… Pardonnez-moi. Les visiteurs sont rares. Entrez. »

Quelle chance ! Il ne commençait pas par lui sauter à la gorge, et il parlait anglais !

Dedans, il faisait sombre, mais ses yeux gris y voyaient bien. L’homme était mort, pour sûr, les yeux exorbités, la peau toute sèche et fendillée ; pourtant, il arborait un uniforme militaire très chic constellé de médailles, de décorations et de galons reliés à des machins dorés sur ses épaules, façon brosse à cirer les bottes. Il en portait, d’ailleurs, des bottes, qui lui montaient aux genoux, si brillantes qu’elles auraient ébloui en plein soleil. Il avait même une épée, et c’était la première fois de la journée que Faye voyait un objet métallique qui n’était pas rouillé. Sur la table près de lui, une bouteille déjà vide quand Faye était gamine, et un drôle de casque allemand surmonté d’une pointe. Il brillait presque autant que les bottes. « Je m’apprêtais pour le défilé. »

La folie, chez les zombies, prenait donc différentes formes.

« Je m’appelle Faye. Et vous ?

— Maréchal… » Sa voix n’était qu’un sifflement. Il inclina la tête. « Je ne me souviens pas… Que faites-vous dans mon bureau ? Américaine ? M’apportez-vous la nouvelle version du traité d’armistice ? Appartenez-vous à l’unité expéditionnaire de Pershing ? »

Dans un sens, oui. M. Black Jack et elle se connaissaient bien. Mais inutile de tout compliquer. « Je ne suis pas militaire. Je cherche quelqu’un. Pourriez-vous m’aider ? »

Le général zombie la gratifia d’une courbette. Ses os craquèrent. « Naturellement, mademoiselle. Que puis-je faire pour vous ?

— Je cherche un homme qui vit par ici. Un certain Zachary.

— Zachary, dites-vous ? Je ne le connais pas, il me semble… Vous voyez mes médailles ? Comme elles brillent ?

— Elles sont belles. L’homme que je cherche voit l’avenir.

— Ah, le diseur de bonne aventure. Oui. J’ai entendu parler de lui. Il s’est installé au dernier étage de l’immeuble Fenstermacher, au bout de la rue.

— Vraiment ? C’est lequel, exactement ?

— Tout près d’ici. Là où le Kaiser a fait ériger une antenne radio. J’y suis allé, jadis. Comme tous les notables berlinois. Un véritable diseur de bonne aventure. Merveilleux, me disais-je. Je souhaitais savoir si les forces du Kaiser avaient une chance de surmonter la malchance qui les accablait. Hélas, la réponse était non.

— Merci, maréchal. Votre aide m’a été précieuse. »

Le zombie avait l’air très abattu. « Plus grand monde ne va voir le diseur de bonne aventure.

— Pourquoi donc ?

— Pour moi, c’est un charlatan. Tout le monde avait le même avenir. Le mien, je ne me le rappelle pas exactement… » Sa figure toute sèche se fripa sous le poids de l’incertitude. « Il était très… déprimant. » Il contourna la table pour saisir la bouteille vide. « S’il vous plaît, restez encore un peu. Restez boire un verre. » Il versa l’alcool imaginaire dans un verre poussiéreux. « Il me serait agréable d’avoir un peu de compagnie. »

Faye avait hâte de continuer, mais le vieux soldat mort lui faisait de la peine. Elle accepta le verre vide. « D’accord, mais un seul. »

Des verres imaginaires, elle en but cinq, dix, et le maréchal lui raconta l’histoire de chacune de ses médailles puis évoqua sa chère épouse, les jumeaux nouveau-nés qui devaient avoir l’âge de Faye à présent, mais le temps était une notion floue pour le mort-vivant. La situation était inattendue, mais, après tout, l’alcool imaginaire ne risquait pas de lui monter à la tête ni la bouteille de se vider davantage ; Faye buvait donc de petites gorgées d’air poussiéreux pendant qu’un vieux zombie lui faisait la conversation.

Elle lui devait bien ça en échange du renseignement fourni ; l’heure ainsi gaspillée lui en avait économisé dix à fouiller les décombres. Si l’adresse indiquée était exacte, bien sûr. Enfin, elle s’excusa, évoquant d’autres engagements, et disparut.

Elle dut éviter deux groupes de morts-vivants particulièrement agressifs, lancés dans une guerre de gangs sur l’avenue principale, et faillit avoir la cervelle éclatée : un type brandissait un fusil encore en état de marche. En plus, il visait bien. Le quartier était dangereux. Il y avait des snipers sur les toits, au point qu’elle préféra passer par l’intérieur des immeubles et les chaussées plus abritées. Un type lui avait gratté la botte de ses doigts osseux et, un peu plus tard, un autre avait arraché un lambeau de son chemisier, ce qui l’avait mise en rogne : elle avait lui avait tiré dessus avec son vieux Mauser, histoire de marquer le coup, mais ça n’avait servi qu’à attirer l’attention sur elle. Elle s’était dépêchée de voyager.

Elle atteignit enfin le bâtiment Fenstermacher, sans doute une grosse usine du temps de sa splendeur. La tour radio mentionnée par le maréchal avait rouillé et penchait dangereusement. À la prochaine forte bourrasque, elle s’écraserait dans la rue, et si un zombie se trouvait dessous il passerait l’éternité à pester sous les gravats.

Faye choisit un point d’atterrissage dans une grande pièce vide. Éviter les angles de mur était apparemment la stratégie la plus sûre. Elle se matérialisa, toucha terre doucement et chercha des yeux tous les machins poussiéreux qui pouvaient être des morts en colère. La voie est libre. Et, pour une fois, le soleil brillait. Elle remarqua alors que son apparition n’avait soulevé aucun nuage de poussière. Quelqu’un avait balayé.

« Bonjour ? Zachary ? » Mais elle savait déjà qu’elle se trouvait au bon endroit : au mur était punaisée une feuille de papier avec un dessin à l’encre comme ceux qu’on voyait dans les revues.

Il y avait un titre : Ensorcelée.

Le dessin était un portrait d’elle.

C’était ressemblant. Pas comme son reflet dans le miroir, mais parfaitement reconnaissable. Faye en ressentit du plaisir. Personne n’avait jamais fait son portrait.

D’autres dessins étaient accrochés. Beaucoup d’autres. Surtout des gens, mais aussi des paysages, des objets, des machines, des batailles, des démons et même des formes qu’elle n’identifiait pas. Des centaines. Elle fit quelques pas : les autres murs, du sol au plafond, disparaissaient sous le papier.

Elle poussa un sifflement. « Impressionnant. »

Elle était souvent représentée, sans doute plus que les autres, mais elle vit ses amis : Francis, M. Sullivan, M. Garrett, Lance, Delilah, Black Jack Pershing. Heinrich abattant une pioche sur un démon ; M. Browning avec un nouveau fusil. Ses ennemis, aussi : le président, fou de rage, exigeait qu’elle lui rende ses mains, Isaiah Rawls et M. Harkeness complotaient, Corbeau en homme et en démon, M. Madi en plein combat à bord du Tokugawa. Et des gens qui étaient un peu amis et un peu ennemis : Toru faisait éclater un crâne de sa massue à pointes, J. Edgar Hoover et son air de petit chef.

Tous ces visages… Toutes ces scènes qu’elle avait vécues. Certaines feuilles étaient jaunies par le temps, sûrement dessinées des années plus tôt, mais représentaient des événements récents : M. Bolander faisant tomber la foudre dans l’Oklahoma, ou Faye et Toshiko, la ninja, en train de se battre, ou Murmure juste avant sa mort à Washington.

Elle se figea en découvrant celle où Madi, devant grand-père allongé, pointait sur lui un énorme revolver pour l’achever ; sur une autre, une gamine terrifiée se planquait sous un abreuvoir et tentait d’extirper un scarabée incrusté dans son talon.

Ensuite, des myriades de gens qu’elle ne connaissait pas, des lieux qu’elle n’avait jamais vus. Par milliers. Et sans la moindre organisation. Un ami à elle se retrouvait sur un mur entouré de dizaines d’anonymes. Si elle absorbait tout si vite, c’était parce que ses yeux gris enregistraient les images que sa carte mentale triait instantanément. Elle vit un inconnu faire apparaître un néant noir qui absorbait le monde, comme celui qui avait englouti Mason Island, et un homme mécanique qu’on aurait cru vivant, et un vieux samouraï avec une ombre dans la tête.

Tout cela s’était-il réellement produit ? Non… Il y avait Francis et elle, main dans la main sur un pont, mais ça ne lui disait rien. Un magnifique dirigeable du CBF en proie aux flammes au-dessus d’une ville étrangère, avec le capitaine Southunder toujours aux commandes, courageux. Un rayon de paix qui tirait sur une ville – New York – et la réduisait en cendres. Jake Sullivan et Toru prêts à se battre à mort sur une plage de galets. Un petit garçon en larmes qu’un monstre sans peau emportait, avec à l’arrière-plan une cité entière dont les habitants étaient cueillis un par un.

Tous les détails n’étaient pas conformes. Comme si le dessinateur n’avait vu qu’une partie de l’image avant de deviner le reste, ou bien ne l’avait aperçue qu’un instant et l’avait reconstituée de mémoire. Mais c’était assez exact pour prouver que le pouvoir de Zachary fonctionnait.

« Bonjour, Faye. »

Il était rare qu’on réussisse à la surprendre. Cela dit, elle était préoccupée. « Zachary ?

— Ce qu’il reste de moi. » Il entra. Mort, mais en bien meilleur état que les autres. Logique, sans doute : il était mort depuis moins longtemps. Dans la pénombre, elle aurait pu le croire vivant. Il évitait sans doute de trop s’exposer aux éléments. « Je vous attendais. »

Faye hocha la tête. « Prendre au dépourvu un homme qui voit l’avenir, c’est impossible.

— Oh non. Je ne vois pas tout. » La peau de sa figure pendouillait, grisâtre. On voyait ses dents blanches par des trous dans ses joues. Si, vivant, il avait eu des cheveux, aujourd’hui la peau de son crâne avait disparu, ne laissant que le dôme de la boîte crânienne. Ses vêtements étaient déchirés, mais bien plus propres que ceux des autres zombies à l’exception du maréchal. Ses yeux, toujours intelligents, balayèrent la pièce. « Mais je vous ai vue venir. Depuis longtemps. Que pensez-vous de l’exposition ?

— C’est chouette. »

Zachary boitait bas. « Ça n’a pas toujours été ainsi. » Il avait la voix rauque et l’accent américain. « Avant ma mort, mon pouvoir était faible. Des images sporadiques d’un avenir possible. Je ne distinguais que des fragments. Je ne lisais pas l’avenir. Vous connaissez la sensation de déjà-vu ? »

Francis avait lu un article là-dessus dans un magazine et, trouvant amusantes les explications fournies, lui en avait parlé.

« Ma magie y ressemblait, en un peu mieux. Quand j’étais gosse, ça m’arrivait quand même souvent, alors je me suis mis à dessiner les images qui me venaient. Comme ça, on ne pouvait pas m’accuser de tout inventer a posteriori. Même après des années d’entraînement, je tombais parfois juste, souvent faux. À peine mieux que deviner. Naturellement, le Grimnoir ne m’écoutait guère. Autant tirer à pile ou face. À l’époque, voyez-vous, je ne comprenais pas que le pouvoir ne voie pas le monde comme nous. Parfois, il me montrait des événements possibles.

— J’ai parlé à la créature. Elle est bizarre, oui.

— Je n’ai eu le déclic qu’après avoir passé l’arme à gauche. Croyez-le ou non, la mort a de bons côtés. Quand on a le choix entre penser à la douleur et penser à son pouvoir, on devient très fort en magie. » Il émit un petit bruit triste, mais Faye comprit qu’il riait. Elle rit avec lui. « Maintenant, je ne peux plus arrêter ces images. Elles sont là, elles s’imposent tout le temps, venues du monde entier, peut-être d’autres mondes qui n’existent pas encore vraiment. Des événements présents, futurs, possibles, en vrac, le pouvoir me les fourre dans la tête et je les couche sur le papier.

— Vous dessinez bien.

— Merci. » Il balaya les murs d’un geste machinal : il portait des gants. Il remarqua l’étonnement de Faye. « Ça ? Oui. Je n’aime pas laisser des bouts de moi-même sur la feuille. À force, la chair s’use. Je n’arrive presque plus à tenir un stylo. Ça fait mal.

— Mais vous dessinez quand même ?

— Comme vous avec le voyage. Vous n’arrivez même pas à imaginer ce que ce serait de vivre sans voyager, je me trompe ?

— Non. » Ce serait horrible. Horrible et lent. « Ça fait partie de moi.

— Pareil pour moi. Vous avez déjà eu une rage de dents, Faye ?

— Bien sûr. »

Zachary hocha la tête. « Être mort, c’est ça. Mais de la tête aux pieds. Pour toujours. Vous avez déjà eu vraiment faim, au point d’être capable de manger n’importe quoi ? » Faye avait vu le dessin de la cahute dans l’Oklahoma : il connaissait la réponse. « Être mort, c’est pire, et la faim ne s’apaise jamais. Ça vous ronge. Ça vous ronge l’âme. » Machinalement, il se frotta le crâne, et un lambeau de peau se détacha. « Il faut que je dessine. Que j’écoute. Sinon, la rage de dents va me ronger jusqu’à l’os et je ne serai plus moi-même. Je ne serai plus que faim. Comme tout le monde dans cette ville.

— À propos, Jacques m’a confié un paquet pour vous. » Elle ouvrit la sacoche : elle était pleine de rames de papier, de stylos et de bouteilles d’encre. Normal que ce soit lourd.

« Gentil de sa part, mais je n’en ai plus besoin… Mon œuvre est achevée. Je devais seulement tenir jusqu’à ce que je vous rencontre. C’était pour vous, tout ça, Faye.

— Pour moi ?

— C’est la volonté du pouvoir. Je sais pourquoi Jacques vous a envoyée ici. La dernière fois que je lui ai parlé, je ne comprenais pas encore bien les messages du pouvoir. Je pense que mon humanité m’empêchait de bien écouter, de voir les possibilités offertes. Dans l’esprit de Jacques, je vais vous annoncer que vous détruirez le monde, parce que c’est ce que je lui ai dit autrefois.

— C’est vrai ? Je détruis le monde, vraiment ?

— Le plus souvent. Il y a beaucoup de mondes et beaucoup de Faye ; il s’agissait de l’issue la plus probable. Mais pas de la seule. »

Faye n’y comprenait plus rien.

Le pied de Zachary fit un bruit désagréable en frottant sur les dalles. Elle remarqua du papier roulé en boule un peu partout. Elle n’y avait pas prêté attention jusque-là. Elle en défroissa une. L’image la représentait, mais plus âgée, plus effrayante, les traits déformés. Elle massacrait une foule de gens à l’aide de différents pouvoirs, du feu, de la glace, de la foudre, et ses victimes n’étaient pas des méchants mais des innocents, même des femmes et des enfants…

« Vous voyez ce que je veux dire ? Et celui-ci n’est pas le pire. Loin s’en faut. »

Elle refroissa la page et la laissa tomber. « Vous cachez les mauvaises nouvelles.

— Parfois. Certaines m’ont fait si peur que je les ai balancées par la fenêtre pour les regarder voltiger. J’en ai vu beaucoup de positives, Faye, je connais votre cœur. Je préfère penser aux images d’espoir, pas aux scénarios catastrophe. Jacques, lui, doit se préparer au pire. Le pauvre. De mon vivant, je n’avais jamais vu votre figure. Je crois que le pouvoir me la dissimulait délibérément. Vous n’avez pas idée du nombre d’images que j’ai de Jacques en train de se torturer sur une décision difficile à prendre, le regard dans le vide.

— Quatorze, dit Faye sans hésiter.

— C’est le cas en ce moment même, je parie. » Zachary gloussa horriblement à cause de l’air qui sortait par les trous de ses joues.

Faye alla voir le plus proche des portraits représentant son instructeur. « Qu’est-ce qu’il trafique avec cette fiole ?

— Il se demande s’il va ou non vous empoisonner, je crois. »

Faye n’apprécia pas, mais elle se sentait plus triste que furieuse.

« Ne lui en veuillez pas. Il porte de lourdes responsabilités. C’est ma faute sans doute, vous savez. J’ai mis tout le monde en garde contre vous. Je leur ai montré… Je leur ai annoncé la venue d’un nouvel ensorcelé. Jacques a consacré des années de sa vie à pourchasser le précédent, et sa petite amie y a laissé la vie. Qu’attendre d’autre ?

— Si je meurs, un autre prendra ma place ?

— Vous n’avez pas encore compris, ma petite. Maintenant que vous vous êtes manifestée, si vous mourez, après vous il n’y a rien. Le pouvoir fonctionne bizarrement. Il est plus malin que le Grimnoir ne le croit. C’est vous qu’il a choisie, Faye, et il a ses raisons. Avec Sivaram, il a vu une issue, un moyen de briser le cercle vicieux. Il a visité beaucoup de planètes, rencontré beaucoup d’espèces intelligentes, mais, avant les humains, personne ne l’avait étonné. Nous avons un talent dont les autres ne disposent pas : la créativité. Le pouvoir nous a d’abord sous-estimés, et, pour la première fois en un million d’années, il ressent de l’espoir. Il a essayé… mais Sivaram n’était pas assez bon. Ensuite, il vous a choisie, vous. Depuis le début, il vous guide, il vous a fait rencontrer des compagnons choisis eux aussi. Je les ai dessinés. » Zachary désigna le mur. « Tous, nous avons une mission à accomplir, mais vous seule pouvez unir l’ensemble. Le pouvoir n’a que vous pour battre l’ennemi une fois pour toutes.

— L’ennemi est donc réel. J’en étais sûre. Comment ça se fait qu’il ne soit représenté nulle part ? Vous avez illustré ses sbires et les gens qu’il a déformés ou dépecés, mais vous n’avez pas dessiné le grand méchant ennemi.

— C’est l’inconvénient de la puissance que j’ai atteinte en mourant. Avant, je ne le voyais pas. Je ne voyais pas les entités désincarnées. Maintenant ? J’ai essayé de le dessiner. Prendre un stylo, le planter dans la feuille, l’enfoncer dans la table, le plus fort possible, et tracer un cercle. Il faut appuyer à fond. Déchirer le papier. Ça donne de l’encre qui fuit en un cercle de plus en plus large. Quand j’essaie de le voir, il faut que j’appuie très fort, au point que le sang imbibe mes gants. Si je continue, mon cerveau se met à saigner à son tour, ça me ressort par les yeux. Le sang et l’encre, c’est la seule façon de dessiner l’être qui vient. »

Le sang et l’encre… Faye examina l’un des portraits de M. Sullivan, sa chemise déchirée, les cicatrices sur son torse qui brillaient tandis qu’il démembrait un garde de fer. « C’est moi que le pouvoir a choisie pour combattre l’ennemi ? Je sais ce qui arrive si on perd : le pouvoir se tarit et on partage le sort des évoqués. Mais si on gagne ? »

Zachary inclina sa tête pelée. « Ça dépend de vous. Jusqu’où serez-vous prête à aller, et quels sacrifices accepterez-vous ? »

Faye s’agenouilla devant une autre feuille roulée en boule.

« Non, dit le zombie. Pas celle-là. »

Faye l’ouvrit malgré tout. Elle regarda l’image pendant un long moment. C’était insoutenable. « Je ne ferais jamais ça. Je ne deviendrais jamais comme ça.

— La décision vous revient. Vous pensez que c’est impossible, mais vous vous trompez. Je distingue les avenirs possibles, et vous sentez la vérité. Vous savez l’effet que ça fait. Il vous est déjà arrivé de voler la magie d’un autre actif pour vous l’approprier. Vous obtenez la force nécessaire, et ça vous transforme. » Zachary tourna les talons et s’éloigna. « Tous ces dessins sont pour vous, Faye. Je voulais vous les transmettre afin que vous sachiez qui peut vous aider et qui veut votre perte. Apprenez. Apprenez d’où vous venez, ce qui aurait pu se passer, ce qui peut encore advenir. Ça ne vous prendra pas longtemps, je le sais. Rien ne vous prend longtemps.

— Où allez-vous ?

— C’était ce que le pouvoir attendait de moi. J’ai fini. Maintenant, il est temps de mettre un terme à la douleur. En bas, il y a une chaudière. Je l’ai déjà remplie de charbon. Je vais l’allumer, entrer dedans et brûler. Mon âme n’aura plus de corps à quoi s’accrocher. Au revoir. »

Faye baissa les yeux. Entre ses mains, l’horrible dessin. Je ne deviendrai pas le diable. « Merci, Zachary.

— Bonne chance, Faye. »

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