Chapitre 17

Si je n’avais qu’un seul ennemi à affronter, cette guerre serait déjà gagnée. Mais j’ai sur un front les zombies et les sorciers du Kaiser, et sur l’autre votre épouse et son moine maléfique. Peu m’importe que sa magie soit puissante ou que ses prophéties se réalisent. Cet homme est une tumeur maligne dans le sein de la mère patrie, et, si vous ne l’éliminez pas, je trouverai quelqu’un pour s’en charger. Vous savez pourtant ce que feraient les hommes aux bagues noires s’ils avaient vent de ses expériences abominables.

Général Alexeï Rybakov, correspondance personnelle avec le tsar Nicolas II, 1916.

Quelque part en Europe de l’Est

Zachary, sous son dessin, n’avait pas noté le nom de l’homme. Il avait inscrit un titre : Le Moine noir.

Faye ne savait rien de ce moine noir, rien du tout.

Sauf qu’elle était censée le tuer.

Il n’avait pas été dur à trouver. Elle ne connaissait pas la région, elle ne parlait même pas la langue, mais, heureusement pour elle, l’un des nombreux dessins qui représentaient l’événement montrait un panneau indicateur sur lequel figuraient deux noms de ville et la distance entre elles. Ça lui avait demandé beaucoup de tous petits sauts magiques, puis une nuit passée comme une clocharde à bord d’un train en route vers l’Orient, et encore d’innombrables voyages le lendemain. Elle n’avait pas demandé l’itinéraire à Jacques : franchement, elle ne voulait pas le mêler à sa vie. Jacques et le Grimnoir savaient-ils même qui était ce moine noir ? Et quelle importance ?

Sa magie tournait à plein régime. Sa carte mentale présentait un vaste territoire. Elle était toujours dans l’immeuble quand Zachary avait pénétré dans la chaudière ; elle devait donc lui avoir volé son lien avec le pouvoir. Pour la magie, ça allait, mais, physiquement et émotionnellement, elle était à bout. La faim, la fatigue, la puanteur de la Cité morte. Elle devait faire peur, avec ses cheveux ébouriffés, hérissés de brindilles et de fil de jute. Forcément, quand on dort dans un wagon de marchandises…

Elle était toute seule. Et, vu ce qu’elle avait appris, ça valait sans doute mieux. Selon Jacques, l’ensorcelée ne pouvait pas avoir d’amis ; mais il sous-estimait encore le danger qu’elle représentait. Cette mission, elle seule pouvait la remplir, et quiconque s’approchait risquait sa peau.

Faye avait passé le plus clair de sa vie entourée de monde, avec une grande famille dans une petite cabane, mais, ces années-là, elle était en fait seule dans sa tête, où elle vivait une autre vie. À l’époque, l’idée de la solitude la séduisait. Ensuite, quand elle avait rencontré son grand-père, puis vécu en Californie, et ensuite rejoint le Grimnoir, elle s’était aperçue qu’elle n’aimait pas être seule. Elle était sociable. Elle s’attachait aux gens. Mais, à présent, elle refusait de les mettre en danger de mort.

Seule. Ça valait mieux, se répétait-elle, alors même que l’idée de ne plus jamais voir Francis lui broyait le cœur.

Le panneau était exactement comme Zachary l’avait dessiné. Elle avait repéré le nom d’une ville sur un plan affiché dans la gare et, depuis, avançait dans cette direction. Elle ne savait pas combien de chemin elle avait parcouru dans ses centaines de voyages magiques. Elle ignorait même dans quel pays elle se trouvait. Après le panneau, il y avait une vallée et, en bas, un village. Elle distinguait le clocher d’une église blanche. La cloche sonnait… Impossible de tuer le moine noir devant sa congrégation. Elle s’assit par terre pour attendre un peu.

Elle tombait peut-être dans un piège raffiné. Manipuler la petite Okie naïve, lui faire avaler des couleuvres, lui glisser le portrait d’un homme dont on voulait la mort et la laisser s’en charger… Mais Faye n’y croyait pas un instant. Pour tuer quelqu’un, il y avait plus simple que pousser une voyageuse à traverser la moitié de l’Europe et lui montrer des zombies. Elle délirait.

Et puis ses tripes ne mentaient pas. L’ennemi était là, au bord du monde, et elle le sentait qui essayait d’entrer. Elle l’avait déjà senti auparavant, mais personne ne l’avait crue. À présent, il se rapprochait. C’était indéniable. Et, de l’autre côté, le pouvoir magique qu’elle détenait, ce fleuve qui semblait infini et, au-delà, la malédiction de l’ensorcelée qui la poussait… Le pouvoir voulait qu’elle accomplisse la mission alors que Sivaram n’en avait pas eu la force. Et le moine noir avait un rapport avec tout ça.

Faye, lasse d’attendre, lasse de puer le zombie, lasse de sa tête de folle, trouva un petit ruisseau où se laver. L’eau était glaciale, mais elle tenait à se débarrasser de sa crasse berlinoise. Elle frissonnait, d’accord, mais son bain lui donnait le temps de réfléchir.

Elle agissait avec précipitation dans une situation qui la dépassait. Elle ignorait pourquoi le pouvoir voulait qu’elle détruise cet homme, mais c’était important. Et ses promesses de ne rien faire de mal ? Allait-elle donner raison à Jacques ? Le pouvoir y tenait. Tous les dessins de Zachary sur le sujet montraient la même conclusion : elle tuait le moine noir.

Faye n’était pas l’esclave de la magie, quoi que veuillent raconter les devins et souhaiter les méduses de l’espace. Et elle n’était pas l’esclave des dessins d’un zombie. Elle déciderait par elle-même…

Mais non. Si elle avait voulu ruer dans les brancards, pourquoi être venue jusqu’ici ? Pourquoi vouloir rencontrer le moine noir ? Pourquoi ne pas continuer sa route sans faire étape ? C’était à Shanghai qu’on avait vraiment besoin d’elle.

Sauf que… au fond d’elle, elle savait qu’elle n’était pas encore prête à affronter l’ennemi.

Elle se sécha au soleil, enfila des vêtements propres et vérifia le .45 donné par M. Browning et le grand couteau que Lance lui avait confectionné avant d’apparaître dans le village en prenant soin que personne ne la voie. C’était facile : sa carte mentale lui apprenait que presque tout le monde était à l’église. Elle choisit une maison déserte, se matérialisa et dévora un fromage puant sur du pain à croûte épaisse. C’était une cabane plutôt qu’une maison, d’ailleurs. De son enfance misérable, elle savait la valeur que ce pain et ce fromage avaient pour de pauvres gens. Elle se sentait coupable mais laissa une grosse somme d’argent dans le garde-manger où elle s’était servie. Ce n’étaient pas des billets russes, mais ils se débrouilleraient.

Faye réfléchit en mangeant. Elle avait le cœur lourd. Elle ne voulait pas tuer les gens, sauf s’ils étaient mauvais, bien sûr. Mais elle n’avait pas le choix.

L’église se vidait. Les fidèles rentraient chez eux. C’était le moment.

Elle trouva le moine noir dans la chapelle. Il éteignait des bougies posées sous une grande statue de Jésus. Pardonne-moi, j’irais faire ça ailleurs si j’avais le temps. Pardon, Seigneur.

Zachary avait dû choisir le titre à cause de sa robe : une ample tunique noire. Il était chauve sur le sommet du crâne mais, sur les côtés et à l’arrière, il avait de longs cheveux noirs en broussaille et une barbe hirsute. Il était très grand, très maigre, mais large d’épaules. Ses bras étaient trop longs ; ses mains trop grandes. Il avait entendu les pas de Faye sur les dalles et la salua dans une langue inconnue. Elle ne répondit pas ; il se tourna vers elle. Il avait le teint pâle de qui ne voit pas beaucoup le soleil. Ses yeux étaient aussi sombres que sa robe.

Elle regardait les yeux noirs du moine ; lui-même examinait les pupilles grises de la jeune fille.

Il ne sourit pas. Ses traits n’exprimaient aucune émotion. Pas même une trace de surprise. Il parla à nouveau, cette fois d’un ton menaçant.

« Je m’appelle Sally Faye Vierra. »

Il baissa les yeux et vit la bague. « Grimnoir ?

— Oui.

— Anglaise ? » Il avait un accent rauque comme du gravier.

« Américaine. »

Le moine noir hocha la tête. Il lui fallut un moment pour passer d’une langue à l’autre dans sa tête. « Donc le Grimnoir sait que je vis toujours ?

— Je ne crois pas. Moi seule.

— Ils ont cru qu’ils m’ont tué, mais je suis trop fort. Mes compatriotes font avec le poison. Le couteau. Le pistolet. La noyade dans la rivière. M’enterrent, me brûlent. Mais je ne meurs pas facilement. L’éclaireur me montre comment fabriquer un nouveau corps, copié sur les autres. J’ai caché, très longtemps. Caché dans ce tout petit endroit. » Il balaya l’église d’un geste méprisant. Faye la trouvait plutôt jolie. Les vitraux étaient charmants, sans doute anciens. « Je me cache du Grimnoir et des autres groupes magiques. Je me cache de Staline. Je me cache de la secte, du dieu-machine, du Métamorphe et de l’Ordre et, surtout, je me cache du président. Je me cache de tous ceux qui veulent prendre cela qui est à moi, et j’attends… J’apprends, je prépare, mais, longtemps, j’attends. »

Faye ne savait même pas à qui il faisait allusion. « Qui êtes-vous ? »

Il pencha la tête de côté, intrigué. Pour sûr, ce n’était pas un simple prêtre de petit village, surtout si le Grimnoir avait effectivement tout essayé pour le tuer. « Vous ne savez pas qui je suis ?

— Le moine noir.

— On m’a donné ce nom. J’ai tellement d’ennemis, je dois changer de corps à chaque génération. Aujourd’hui je suis un petit prêtre. J’ai pris ce corps pour me cacher. Avant, j’ai pris un autre nom pour atteindre la grandeur, le nom Grigori Efimovitch Raspoutine… » Il attendit une réaction.

Faye haussa les épaules. Ça ne lui disait rien.

« Vraiment ? Oh. » Le moine noir fronça les sourcils, se demandant soudain ce que Faye venait chercher. « Avant que je prends ce corps, j’étais un des premiers sorciers au monde. »

Sans savoir ce qu’il entendait par « prendre » un corps, Faye comprit qu’il disait la vérité. Elle sentait la magie bouillonner sous la peau de ce Raspoutine. Il était puissant, peut-être presque autant que le président. Et elle brûlait d’envie de s’approprier toute cette magie. Elle secoua la tête pour chasser cette idée.

Le moine noir reprit : « Je n’étais pas le premier. C’était Okubo Tokugawa.

— Lui, je l’ai rencontré. »

Il inclina dans l’autre sens sa tête hirsute. « Oui. Je le vois dans votre âme. Connaître Tokugawa, ça change les gens. Jadis, je me bats pour lui. J’étais de l’Océan ténébreux.

— Vous étiez là quand l’éclaireur précédent est mort ?

— Oui. Mais il n’est pas vraiment mort. On a tué son corps, mais il n’est pas parti. Il est là, caché, il murmure depuis. Tokugawa ne l’a pas compris. Pendant la bataille, il m’a blessé. Il est entré dans mon esprit, il a fait son nid, caché. Il a fait la même chose à d’autres. Ceux qu’il a blessés… Il reste dans la tête, toujours un petit morceau. Il… ronge. Toujours. Je pense que je ne suis pas le seul. C’est pour ça que vous venez ? L’éclaireur ?

— Oui. Je vais affronter le nouveau.

— Ah, oui. » Il fourragea dans sa barbe. « Je savais que ce jour viendrait. Je le savais depuis bien longtemps. Je lui ai parlé en rêve. Il m’a parlé pendant des années, après la bataille. Au début, je le croyais. J’écoutais les mots dans ma tête et j’obéissais. Il voulait que j’aide à construire un empire. Il avait des plans. Au début, j’ai fait ce qu’il disait. Je l’ai aidé. Il m’a donné de la magie pour guérir l’hémophilie de notre héritier. Il a donné de la magie à mes mots pour me gagner de l’influence. Certains j’ai fait changer d’avis, certains j’ai séduits. Il m’a mis là où je pouvais exaucer ses vœux. J’ai suivi ses conseils, je les transmettais aux chefs et aux nobles qui voulaient m’écouter. Je suis devenu un grand homme, un homme important.

— Vous avez écouté l’éclaireur ? » Faye n’en revenait pas. « Mais quelle idée ! Il veut notre mort !

— Pas exactement. Il va changer la situation. Beaucoup vont mourir, oui. Mais pas tout le monde. Il chuchote des secrets. Il m’offrait beaucoup. Vous essayez de résister. Vous savez qu’il ment, mais les mensonges deviennent agréables. Bientôt, vous pliez, puis vous cassez et vous obéissez. Maintenant je vois qu’il se servait de moi, mais, avant, je ne voyais pas.

— Que voulait-il de vous ?

— Conseiller le tsar de réunir tous les sorciers. Les faire vivre au même endroit… Faciles à récolter. »

C’était horrible. Puis elle se souvint des dessins de Zachary qui représentaient des écorchés en train d’emporter des gens. « Alors, quand il passera à l’attaque, il récoltera d’un seul coup toute la magie qu’il lui faut, et personne ne pourra l’arrêter à temps !

— Oui. Avant, il est venu de front, mais Okubo a vaincu. Maintenant il se faufile lentement. » Le moine fit un petit bruit entre ses dents. « Des batailles partout… Le pouvoir doit gagner chaque fois. Il suffit que l’éclaireur en gagne une seule.

— Il vous parle encore aujourd’hui ?

— Non. » Il posa le pouce au milieu de son front. « Quand le Grimnoir m’a assassiné, le fantôme dans ma tête disparaît pour toujours… Il savait que je ne servais plus. Ma chance d’avoir un empire, finie, il est parti ailleurs… Murmurer dans les oreilles des autres, les corrompre, leur souffler les mêmes idées… Je ne sais pas qui. Quelle importance ? Regardez, enfant. Toutes les terres font la même chose. J’ai été assassiné. Mon empire est mort, mais l’empire qui l’a remplacé vise les mêmes buts, en plus grands… Staline a fait plus de mal que j’aurais pu. Cette fois, la récolte, très rapide. Je savais qu’il reviendrait. »

Faye comprenait enfin. Elle comprenait le portrait du vieux samouraï avec une ombre dans la tête. Elle comprenait l’image de l’écorché vêtu d’un costume en peau humaine et qui racontait des mensonges à Washington. Le danger qui pesait sur l’humanité était encore plus grand qu’elle ne l’avait cru.

Toutes les scènes représentant le moine noir finissaient de la même façon, mais elle refusait cette fatalité. Il l’avait aidée, lui avait apporté des informations nouvelles ; quoi qu’il ait fait autrefois, et malgré l’immense pouvoir qu’elle aurait pu lui prendre, elle ne voulait pas le tuer. « Il faut de nouveau affronter l’éclaireur. Vous apparteniez à l’Océan ténébreux. Vous nous aiderez ?

— Vous aider, petite ? Vous ne savez pas ce qu’il promet. Vous n’avez pas entendu ses murmures. » Le moine noir gloussa. « Vous me dites qu’il est revenu : je vais aller lui offrir mes services. Je vous remercie de m’avoir prévenu. »

Il tendit son long bras, écarta largement les doigts, et une onde de choc en jaillit pour faire éclater tous les vitraux de l’église.

Faye avait fait tous les calculs avant même que les bancs ne décollent, que les pierres ne s’arrachent des murs et que les statues n’explosent. Elle traversa l’espace pour éviter l’impact et réapparut derrière le moine noir. Le couteau de Lance sortit de son fourreau ; elle le lui planta entre les omoplates.

Il se tourna en montrant les dents, et l’énergie magique recommençait à s’accumuler. Faye récupéra la lame dans un flot de sang et voyagea au moment où l’autel se fracassait. Elle n’avait jamais vu pareil pouvoir. Il réduisait tout en morceaux. Elle se matérialisa devant Raspoutine pour lui enfoncer le couteau dans le bras ; il répondit d’une vague magique, mais Faye était déjà de l’autre côté, et elle lui ouvrait le poignet d’un revers de sa lame acérée.

Le moine noir recula de trois pas incertains. Faye, très calme, brandit son couteau et le suivit. L’église tombait en ruine, ses fondations détruites en quelques secondes. Elle lui avait infligé des blessures mortelles ; il n’en avait pas l’air très affecté. Ce type était coriace.

Il partit en courant. Faye voyagea mais, cette fois, il était prêt. Sa carte mentale la prévint qu’un cercle d’énergie explosait autour de lui. Elle n’avait pas touché terre qu’elle disparut à nouveau pour s’accrocher aux poutres du toit, où elle put se retenir un instant avant qu’il ne perce un grand trou dans la toiture.

Aveuglée par la poussière, elle lut sur sa carte que le moine essayait de s’enfuir. Il se précipita vers une porte au fond de l’église, farfouilla dans un trousseau de clés, ouvrit le verrou et actionna la poignée.

Faye l’attendait de l’autre côté.

Vive comme l’éclair, elle lui passa le couteau en travers de la gorge, lui ouvrant un grand sourire rouge. Il recula, stupéfait, et faillit se prendre les pieds dans sa robe trop ample. Faye, dans son autre main, tenait son .45, qui se mit à cracher des balles aussi vite qu’elle pouvait enfoncer la détente. Elle l’atteignit à l’estomac, deux fois à la poitrine, à l’épaule, rata un coup, puis dans les dents et, enfin, en plein dans l’œil droit.

Le moine noir tomba à la renverse.

L’église grogna. Les piles de briques qui soutenaient la nef étaient en miettes. Il avait un pouvoir magique vraiment bizarre. Faye voyait – pas avec ses yeux mais sur sa carte mentale – que les petits morceaux invisibles qui constituaient les objets, que Heinrich appelait molécules quand il s’estompait pour passer à travers, se ramollissaient. La statue de Jésus était à terre, et Faye en fut peinée. Ce Raspoutine se faisait passer pour un homme de Dieu alors qu’il apportait son aide à l’éclaireur venu dévorer la terre du Seigneur. Elle se réjouit de l’avoir tailladé et criblé de balles.

Elle examina la petite pièce dont il avait ouvert la porte. C’était une espèce de bureau ou de laboratoire. Fioles, bocaux, éprouvettes, mixtures en train de cuire à la flamme de bougies, sortilèges dessinés sur tous les murs, membres humains pendus à des chaînes ou posés sur des tables. Surtout des mains et des pieds, mais des têtes également, et une grande caisse pleine de torses. Il y avait des entrailles et des bouts de viande qu’elle identifiait pour avoir découpé des cochons à la ferme ; à l’intérieur, les gens et les bêtes n’étaient pas si différents. Délicatement posés dans des seaux ou bien à plat sur des établis, certains portaient des sortilèges confectionnés avec des aiguilles. La magie qui irradiait des murs empêchait la matière organique de moisir et de puer. Le moine noir menait des expériences ; il créait sur les morceaux de dépouilles de nouveaux types de magie. Sur une grande table, des abats disparates mais cousus ensemble : il essayait de fabriquer un être vivant.

C’était immonde, contre nature, et Faye sentait la rage l’envahir. Cette viande était fraîche et non sortie de vieux tombeaux. Combien d’innocents avaient donc disparu dans ces vallées tranquilles pour que Raspoutine continue son œuvre ? Mais elle se réjouissait aussi. Elle ne voulait tuer que des méchants, et elle avait sous les yeux des preuves irréfutables.

À cet instant, le moine noir se releva.

« Vous êtes très dur à tuer », gémit Faye.

C’était sans doute parce qu’il était l’un des premiers à qui le pouvoir s’était connecté : le président partageait cette caractéristique. Sa carte mentale le lui expliqua : la magie du moine ne se limitait pas à endommager les molécules, elle pouvait aussi les réunir, y compris celles qui constituaient un corps humain.

Il n’arrivait pas à parler. Quand il essayait, le sang ruisselait par le trou qu’il avait à la place des dents et de l’air crachotait par la plaie de son cou. Il leva une main, réunit sa magie dissolvante, visa Faye et tira.

Elle savait que faire.

Elle voyagea, posa les mains sur lui et le fit disparaître avec elle pour le déposer sur le trajet de la vague magique, le lâcha et s’écarta au tout dernier instant.

La dissolution engloutit le moine noir.

Ses yeux noirs se tournèrent vers Faye. Écarquillés. Surpris. Un peu perdus…

Il se désagrégea.

Faye entendait les cris de terreur qui s’élevaient dans le village ; sur sa carte mentale, elle voyait les habitants courir en tous sens. Ils ne comprenaient pas ce qui se passait. Une minute, c’était un dimanche après-midi paisible ; la suivante, leur église s’effondrait. La cloche se détacha, fracassa les poutres en tombant et s’écrasa sur la pierre dans un vacarme affreux.

Faye décocha un coup de pied au tas de tissu noir et de bouillasse rosâtre qui, vingt secondes plus tôt, était une personne. Raspoutine fondait comme les bougies de l’autel. Un œil se liquéfia et lui dégoulina le long de la joue. L’air de ses poumons suintait en mousse blanche par les plaies de sa poitrine. Même ses os fondaient. Il faudrait mettre M. Sullivan au courant ; Faye aurait parié qu’il n’avait rien dans ses dossiers sur ce pouvoir magique-là.

Le moine noir gargouilla, cracha un fluide rose et acheva de se répandre. Il était mort pour de bon. Une flaque de sang ne ressuscitait pas. Faye en eut le cœur net quand elle sentit la malédiction voler le lien puissant qui unissait le défunt au pouvoir. Elle n’avait jamais encore senti une mort individuelle, mais celle-ci était différente. La sensation était bizarre ; Faye se sentait comme grandie.

Tendue, elle examina la magie en elle. Le fleuve d’énergie était impétueux et profond. Fermant les yeux, elle s’aperçut que sa carte mentale couvrait des kilomètres. C’était trop d’un seul coup, et elle fut prise d’un vertige. Mais elle n’avait pas de temps à perdre avec ces bêtises, parce qu’elle n’était pas une petite chose fragile. Elle serra les dents, essuya son couteau sur le rideau, le rengaina, rechargea son .45, retrouva la cachette où l’attendaient ses vêtements de rechange et les dessins de Zachary, à près d’une heure de marche, et y voyagea directement.

, elle était prête à affronter l’ennemi.

« Voyageuse » (CBF)

Le sortilège de communication fut coupé. Le cercle de sel solidifié retomba sur la table et se brisa. Sullivan en contempla les fragments en s’efforçant de digérer les implications de ce qu’il venait d’apprendre. Un silence de mort planait dans la salle de briefing tandis que les derniers soupçons d’énergie magique se dissipaient lentement.

Il leva les yeux vers ses compagnons. Les sentiments se lisaient à livre ouvert : incrédulité, colère, tristesse et même résignation. Le rapport de Heinrich avait été bref, car les chevaliers redoutaient que l’Imperium ne détecte le sortilège. L’Allemand n’avait pas eu besoin de longs discours pour leur annoncer qu’ils étaient en mauvaise posture. Trois de leurs quatre planques avaient été attaquées en même temps. Les seuls survivants étaient les quatre chevaliers repêchés par la vedette volée.

Le Grimnoir était à genoux.

Sullivan ne pouvait pas manifester ses doutes. Ses camarades avaient besoin de se reposer sur sa force. Il avait cru quitter l’armée, mais c’était pareil. Quand on était le chef, on ne montrait jamais ses doutes.

Pang n’avait sans doute pas entendu parler de la bicoque où logeaient Heinrich et quelques autres. La plupart des chevaliers arrivés à bord de la Voyageuse avaient disparu ; on les présumait morts ou capturés. Le Grimnoir local était anéanti ; il ne restait plus que Zhao, Yip, grièvement blessé, et une femme qui avait servi de guide à l’équipe de Heinrich.

Au cours de deux des trois assauts, la garde fantôme avait éliminé toute résistance ; le groupe de Ian Wright, en revanche, avait réussi à franchir le barrage installé par l’Imperium. Ian avait sûrement chargé un esprit de patrouiller dans le quartier, ce qui lui avait donné un peu de temps pour réagir. Ses hommes étaient sortis de leur immeuble, et une longue bataille avait secoué la rue de Nankin. Aucun n’avait donné signe de vie depuis, mais certains avaient peut-être réussi à s’en tirer. Peu probable, jugeait Sullivan, mais, en période de crise, les soldats avaient besoin d’espoir.

Il s’appliqua à rester impassible. C’était sa faute, il le savait, il en acceptait la responsabilité. C’était lui qui avait pris la décision. L’idée du docteur Wells était leur meilleure piste, et Sullivan l’avait adoptée. S’il n’avait pas brandi Toru sous le nez de l’Imperium, les représailles auraient-elles été si brutales ? Certes, c’était un chevalier qui les avait trahis, mais il n’aurait rien pu faire si Sullivan n’avait pas lancé la mission.

Personne ne devait deviner son abattement. Même si les autres ne s’en rendaient pas encore compte, il fallait continuer.

Bob Southunder s’écarta de la table en frottant son crâne chauve. Malgré toute son expérience, il ne trouvait pas ses mots. Lady Origami et Barns, tout pâles, avaient les yeux pleins d’effroi. Buckminster Fuller et Chris Schirmer, entrés à la fin du rapport de Heinrich, en avaient assez entendu pour savoir que l’heure était grave. L’engrenage et le répareur, couverts de graisse et trimballant une puanteur de produits chimiques, venaient de quitter leur projet. Celui-ci avait envahi toute la soute.

« L’appareil est prêt ? demanda Sullivan en guise de salut.

— Il s’inspire de ma technologie d’annulation, mais multirenforcée et omnireconfigurée afin de repousser une partie des géométries récemment découvertes. Malgré l’insuffisance des matériaux de récupération quant à la complétude de la tenségrité sphérico…

— Je l’ai bidouillé, il tourne. » Schirmer, illustration parfaite de la différence entre savants et techniciens, répondait à la question. « Le problème sera d’atteindre la zone où il servira à quelque chose.

— Vous comptez le mettre où, mon dirigeable ? » demanda Southunder d’un ton méfiant.

Fuller ne tenait plus en place depuis qu’il avait un nouveau jouet. « La portée des particules chargées de magie est fonctionnellement illimitée, mais elles ne se déplacent que dans le plan. Plus on s’éloigne de la curvature du vaisseau Terre, plus grande est la surface de la zone de nullification !

— Très haut, expliqua Schirmer. Plus haut on peut monter, mieux ça vaut. Il ne faut qu’une minute pour déplacer le cône d’action ; mais plus haut on sera, plus on couvrira de terrain.

— Très haut… C’est-à-dire là où tout l’Imperium nous verra comme le nez au milieu de la figure, pile dans la ligne de tir du rayon de paix ? Super plan, lança Barns. Je suis un bon pilote, mais pas au point d’éviter un rayon de paix.

— Le plus proche des rayons basés à terre se trouve au Japon, marmonna le capitaine Southunder. Vu l’altitude maximale théorique de la Voyageuse, nous serions au-dessus de l’horizon… Ils pourraient recevoir nos coordonnées par radio et se mettre à tirer, mais leurs chances de nous atteindre sont à peu près nulles. La vraie question est celle-ci : le Kaga que nous avons vu en arrivant, où est-il ? Ça fait des jours entiers qu’on n’a pas bougé, et le téléradar n’a pas signalé la présence de ce monstre. » Bob n’allait pas le dire clairement : l’Imperium n’avait pas construit beaucoup de Kaga, et l’un avait été détruit en même temps que le Tokugawa, mais, si le président était à Shanghai, il serait forcément accompagné d’un vaisseau de guerre. « Je n’ai peur que de ça : ce titan et son rayon. Pour le reste, soit on va plus vite, soit on va plus haut, soit on a une meilleure portée. Heureusement que je contrôle le temps. Ça nous garantit une protection.

— Ça ne marchera pas ! s’écria Buckminster Fuller. La réfraction de l’humidité atmosphérique provoquera une dissolution des énergies magiques concentrées…

— Dans la pluie ou le brouillard, il ne tirera pas bien loin, expliqua Schirmer. Ça nous desservirait. La puissance maximale ne sera atteinte que par beau temps.

— Je vous engage comme interprète de monsieur Fuller, déclara Bob le Pirate. Merci, monsieur Schirmer.

— Vous voulez quand même continuer ? souffla Lady Origami à Sullivan, qui hocha la tête.

— Pas le choix. C’est notre seule chance. Maintenant qu’il croit nous avoir chassés, il viendra forcément à Shanghai.

— Il nous a effectivement chassés, releva Barns.

— Ouais. Il ne s’attend donc pas à nous revoir. Toru est mort, sans doute, mais je reste convaincu par la théorie de Wells sur l’imposteur. Il viendra à la fête, ne serait-ce que pour nous narguer.

— Le docteur Wells est-il au nombre des morts ? demanda Buckminster Fuller.

— Il était avec Ian. Ils se sont enfuis. » Sullivan haussa les épaules. « Alors, peut-être… » Sans doute.

« Dommage, dit Fuller. Intellectuellement, il était mon égal, et sa conversation était délicieuse. J’ai beaucoup apprécié sa description de mon enfance élaborée d’après mes maniérismes langagiers actuels. Une entreprise réellement fascinante. La perte prématurée d’un aussi grand esprit est une immense perte pour l’humanité, aurais-je dit s’il n’était pas terrifiant et totalement dénué de moralité.

— Ouais… » Sullivan avait fait libérer l’aliéniste pour le faire périr dans la foulée. Encore un échec à ajouter à sa liste. Il se tourna vers Southunder. « Je sais que c’est dangereux, commandant, mais je vous demande quand même d’accepter. »

Southunder y réfléchit. Il s’approcha de la carte fixée au mur et glissa le doigt de leur position jusqu’à Shanghai en suivant la côte. « Même si on n’attire par le Kaga, la moitié de la flotte impériale se lancera à nos trousses. » Le capitaine fronça les sourcils en examinant la carte de plus près, comme si des solutions s’y cachaient. « Je ne demande qu’une chose. Avant de quitter le village, on explique à l’équipage ce qui nous attend, on demande des volontaires et on débarque tous ceux qui ne sont pas absolument nécessaires à la mission. Je connais certains capitaines du cru. Je peux tirer des ficelles pour faire rapatrier mes hommes. On va essayer, d’accord, mais avec un équipage minimum. »

Southunder ne voulait pas avoir trop de sang sur les mains. Sullivan le comprenait, surtout ces temps-ci. « D’accord.

— Et le reste du plan de Wells ? demanda Schirmer. On a besoin de gens à terre, mais on a perdu presque tout le monde. Heinrich a cinq hommes à l’autre bout de la ville, et les chevaliers de Shanghai sont tous morts.

— Pas tous. » Zhao était entré sans faire de bruit. Sullivan ne savait même pas depuis combien de temps il était là. Il n’avait pas décroché un mot pendant leur fuite en bateau ni, ensuite, dans la forêt. Se voir trahi par un compatriote qu’il considérait comme un ami, puis exécuter le bourreau de ses parents, ça l’avait secoué. L’autorité était un lourd fardeau, plus lourd encore quand on était le seul survivant de son équipe. « Je vais regagner Shanghai pour voir Heinrich. Nous attaquerons quand les gangsters de Dou lanceront l’émeute.

— Si ce salopard aux grandes oreilles tient parole, dit Barns.

— Ça, je m’en charge. » La voix du jeune homme était glacée. « S’il se dédit, il le regrettera, et je me débrouillerai quand même pour occuper l’armée. Tout est de ma faute. Pang était dans mon équipe et, comme un sot, je lui ai fait confiance.

— Non. » Sullivan secoua la tête. Zhao était trop jeune pour endosser cette culpabilité. C’était à lui de s’en charger. S’il avait un don, c’était bien de résister à des poids excessifs, et, à force, il y excellait. Zhao, lui, n’en avait pas l’habitude. « C’était une vipère, et il te mentait. Tout le monde aurait fait comme toi. C’est moi qui nous ai conduits où nous en sommes. C’était mon plan. C’est moi le responsable. Pigé ? »

Zhao ne répondit rien. Il faudrait s’en contenter.

Schirmer reprit le cours de son exposé. Apparemment, les répareurs avaient besoin de régler tous les problèmes, pas seulement les dysfonctionnements mécaniques. « Tous les chevaliers repêchés sont blessés et incapables de se battre. Notre guérisseur est mort. Même si le nouveau président vaut dix fois moins que l’ancien, il vous faudra des renforts. Je peux venir.

— J’ai besoin de toi à bord pour faire en sorte que l’appareil de Fuller tourne rond. La priorité est de trouver l’éclaireur. Éliminer sa marionnette vient après. Il faut réveiller la garde de fer. C’est tout ce qui compte.

— Soit. » Schirmer était courageux, mais il savait que Sullivan avait raison. Tout n’était pas réparable. « Je braquerai la torche pour que tout le monde voie les cafards paniquer.

— Je peux venir, proposa Lady Origami. Brûler beaucoup d’impériaux.

— Vous maintiendrez ce vaisseau en l’air quand on lui tirera dessus. Je m’en occupe.

— Vous cachez votre tristesse, mais je la vois. Vous estimez que c’est de votre faute. Vous faire tuer ne les ramènera pas ! C’était trop dangereux quand vous étiez nombreux. » Ori était bouleversée. « Seul, vous allez mourir !

— Peut-être. » Il restait une issue, extrême, radicale. Il n’avait pas voulu l’envisager : franchement, ça l’effrayait. Mais il avait compris qu’on en viendrait là, avant même le rapport de Heinrich, et il avait récupéré la feuille glissée sous sa couchette. Il la sortit de sa poche. Il l’avait soigneusement recopiée dans le carnet personnel d’Anand Sivaram, trouvé dans les archives de Bradford Carr. Il la déplia et la posa entre les éclats de sel. « Peut-être pas. »

Pour la majorité des gens, ce n’étaient que des gribouillis compliqués. Sullivan, au cours de l’année écoulée, avait réussi à se marquer de plusieurs sortilèges ; un jeu d’enfant par rapport à ce dessin-ci. Les autres représentaient un défi intellectuel, magique et physique, une façon d’égaliser les chances contre un garde de fer. C’était très dangereux, oui ; chaque fois, il avait frôlé la mort avant de se forcer à revenir. Le dessin de Sivaram… C’était une monstruosité. C’était l’apocalypse. Buckminster Fuller l’examina et poussa un cri.

« À ma connaissance, deux personnes seulement ont porté ce sortilège. Guiseppe Zangara et Corbeau, le type du BCI. Zangara était un bon à rien, et il est devenu le boumeur le plus redoutable de l’histoire. Quant à Corbeau l’évoqueur, vous savez ce qu’il a lâché sur Washington. » Fuller déglutit. « Ça démultiplie le pouvoir du porteur, ça saute aux yeux, mais il y a tant de choses… Les effets secondaires doivent être terribles…

— Aucune importance. » Bien sûr qu’il y en aurait. Fricoter avec une magie aussi invraisemblable était lourd de conséquences. Bradford Carr était inconscient. Zangara était fou dès le départ. Corbeau, lui, avait basculé. Sullivan avait étudié les notes de Sivaram ; la malédiction dont les anciens du Grimnoir avaient si peur n’y figurait pas, mais ce sortilège-là, si : un prototype, sans doute. Les anciens auraient avalé leur moustache en apprenant ce qu’il comptait faire. Il s’en fichait : il ne reviendrait pas. « Ce que je veux savoir, c’est si vous pouvez me graver ça dans la viande. »

Fuller tremblait comme une feuille. Les autres ne comprenaient pas, mais lui si. Il lisait la magie comme d’autres l’alphabet. Un faux mouvement et Sullivan mourrait. L’engrenage saisissait la portée de la question et, que Dieu l’en bénisse, il se montra à la hauteur. « Oui. Oui, je pense y arriver. »

Comme l’avait dit Toru en s’embarquant pour la mission : ils vaincraient l’éclaireur ou y laisseraient leur peau.

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