8

Depuis le début de notre ascension, nous étions restés sur les flancs du Mur en suivant les ravins, les sentiers et les ressauts en saillie sur les parois colossales de la montagne. Il m’était donc facile de tracer chaque jour notre itinéraire : une voie étroite et continue qui se déroulait devant nous en serpentant sur la face du Mur. Il n’y avait pas à s’interroger sur le meilleur chemin, puisqu’il n’y en avait qu’un. Mais il ne nous était plus possible de poursuivre notre progression de cette manière, car nous venions d’arriver au pied d’une infranchissable barrière rocheuse qui se dressait devant nous et s’élevait aussi haut que la vue portait. Même après l’avoir longuement étudié, aucun de nous ne vit le moyen de franchir l’obstacle. Aucun chemin ne semblait en contourner la base et il était impensable de l’escalader.

Il nous fallut donc suivre le seul itinéraire possible qui nous faisait obliquer vers l’est pour nous engager dans une vallée intérieure de Kosa Saag. Nous y fîmes halte, dans une sorte de forêt fraîche et ombreuse qui s’étendait dans ce repli du Mur. Je dis « une sorte » de forêt, car les plantes qui y poussaient, bien qu’aussi hautes que des arbres, n’avaient absolument rien à voir avec les arbres des basses terres que nous connaissions. Dépourvues de tissu ligneux, elles évoquaient des brins d’herbe géants ou plutôt des touffes d’herbe, car chaque tronc semblait constitué d’une douzaine ou plus de tiges minces réunies à la base. Tout le long de ces tiges aux arêtes vives, à la place des feuilles, jaillissaient des dizaines de pousses cunéiformes, ressemblant à des lames de hachette.

Quand on touchait l’un de ces arbres, on ressentait une démangeaison dans la main. Si l’on prolongeait assez longtemps le contact après le début de la démangeaison, la peau commençait à brûler.

Il y avait dans ces arbres de petits oiseaux verts d’une espèce inconnue, perchés par groupes de deux ou trois sur le tranchant des lames de hachette. Ils avaient un corps rond et dodu, avec de drôles de petites pattes écarlates, à peine visibles sous le ventre, et des ailes si courtes et fluettes qu’elles ne leur permettaient que de voleter d’un fer de hache à l’autre. Il était difficile, après avoir vu les terribles faucons du Mur, d’imaginer oiseaux plus dissemblables. Il fallait pourtant se garder de prendre à la légère ces petits oiseaux à l’aspect si comique, car ils avaient des yeux ardents, d’étranges globes blancs brûlant comme des soleils en miniature. Il y avait de la haine dans ces yeux, une menace. Quand Gazin le Jongleur s’avança sous l’un de ces arbres pour appeler en riant les oiseaux dont la rondeur potelée l’amusait, ils réagirent en déversant sur lui un liquide visqueux qui lui fit pousser des hurlements de douleur et nous le vîmes s’élancer à toutes jambes dans la forêt pour aller se jeter dans le ruisseau qui la traversait.

L’eau de ce ruisseau était rouge comme le sang, vraiment très curieuse. Je tremblai pour Gazin. Mais il ressortit indemne de cette eau à la couleur étrange en se frottant les bras et la poitrine, là où il avait reçu la bave des oiseaux. Il avait le corps couvert de cloques et de marbrures. Après cela, nous restâmes à l’écart des arbres.

Cet endroit singulier m’emplissait d’inquiétude et je demandai à Thissa, de la Maison des Sorciers, une incantation pour assurer notre sécurité. Sur les versants du Mur, nous avions bivouaqué jusqu’à présent dans des espaces resserrés, écartés, faciles à défendre alors que sur ce terrain relativement plat, nous étions à la merci de n’importe quel hôte du Mur rôdant dans les parages.

— Je veux quelque chose qui appartient à Gazin, dit-elle, car il a été la première victime.

Gazin lui donna une de ses boules de jongleur. Thissa y traça du bout du doigt des signes magiques et l’enfouit dans le sol meuble, près du cours d’eau, puis elle s’étendit par terre en appuyant la joue sur la boule. Sans changer de position, elle commença de réciter l’incantation pour la sécurité des voyageurs. C’est une incantation longue et très coûteuse, qui demande beaucoup d’énergie à la Sorcière qui la récite, car il s’agit de magie de terre et elle doit projeter une parcelle de son âme dans celle de l’esprit du lieu où elle se trouve. À mesure que Thissa récitait les paroles incantatoires, je vis ses yeux couleur d’ambre perdre de leur éclat et son corps svelte se tasser de fatigue. Mais elle payait sans réserve de sa personne pour assurer la sécurité de notre groupe.

Je savais que ce charme opérerait. J’avais confiance en Thissa et en ses pouvoirs depuis cette période noire de la troisième année de ma formation où j’avais commencé à redouter de n’être pas choisi pour le Pèlerinage et où j’étais allé la trouver dans sa boutique pour lui demander un charme afin d’assurer ma réussite. Il ne faisait aucun doute que l’action magique exercée par ce charme avait joué un rôle important dans ma sélection. Il était réconfortant de savoir que nous avions parmi nous une Sorcière de sa compétence.

Nous choisîmes pour bivouaquer un endroit dégagé, loin des arbres aux fers de hache et de leurs désagréables petits oiseaux. Stum et Narril prirent la première garde pour le cas où des faucons du Mur, des singes de rocher ou autres intrus nous agresseraient pendant la nuit et je nommai Min des Scribes et Aminteer le Tisserand pour relever les sentinelles.

Dans l’air frais et limpide de cette contrée, les étoiles avaient une clarté inhabituelle, un éclat plus dur. Quelqu’un commença à les désigner par leur nom :

— Voici Ysod, celle-ci est Selinune et celle-là Myaul.

— Des étoiles de mauvais augure, lança Naxa le Scribe avec un petit rire sinistre. Ysod est l’étoile qui écrase les autres et les dévore. Myaul a avalé ses propres planètes. La lumière de Selinune est une lumière qui blesse les yeux.

— Épargne-nous ton savoir pour cette fois, Naxa, demanda une voix de femme, celle de Fesild ou bien de Grycindil. Ne nous fais pas peur avec tes histoires quand nous essayons de trouver le sommeil.

— Je vois aussi Hyle, poursuivit imperturbablement Naxa.

Il était dans sa nature de ne pas s’arrêter avant la fin quand il avait des connaissances à partager avec quelqu’un. Les Scribes sont encore pires que les Clercs quand ils font des discours. Tout le monde sait que le Clerc est cultivé alors que le Scribe, qui a acquis son savoir en copiant les manuscrits des Clercs, est avide d’impressionner l’auditoire avec tout ce qu’il a assimilé.

— Hyle est la plus maléfique de toutes les étoiles, reprit Naxa. Je peux vous raconter sur Hyle des histoires…

— Bonne nuit, Naxa.

— Les dieux marchaient au milieu des étoiles, poursuivit le Scribe. Quand ils arrivèrent sur Hyle, Kreshe tendit la main et…

— Attends un peu que je tende la main pour te casser la tête ! lança une autre voix, celle de Kilarion. Tais-toi et laisse-nous dormir, veux-tu ?

Cette fois, Naxa abandonna la partie. Nous n’entendîmes pas un mot de plus ce soir-là sur les étoiles maléfiques.

Le sommeil commença à me gagner peu après, mais, au bout d’un moment, je sentis quelqu’un s’allonger près de moi.

— Serre-moi fort, Poilar. J’ai très froid. Je n’arrête pas de grelotter.

C’était Thissa. L’incantation pour les voyageurs l’avait épuisée, peut-être plus qu’elle ne l’aurait cru, et elle tremblait comme une feuille. Je la pris dans mes bras et, comme je ne m’étais pas accouplé depuis de longs mois, je commençai aussitôt à opérer les Changements. Cela se produisit sans effort de volonté, sans même que je le désire. Je sentis l’excitation familière dans mon bas-ventre, les transformations de la chair tandis que ma virilité sortait de son engourdissement.

Thissa le sentit elle aussi.

— Pas maintenant, Poilar, s’il te plaît, dit-elle d’une voix douce. Je suis trop fatiguée.

Je compris : elle n’était pas venue me voir pour accomplir les Changements. Cette femme se suffisait étrangement à elle-même, comme la plupart des Sorcières. Je me forçai à retourner à l’état neutre, mais c’était difficile. J’avais toutes les peines du monde à me dominer ; mon corps était prêt et le montrait sans cesse. Mais je savais que Thissa était dans l’état où elle n’avait pas de seins et que, si je glissais la main entre ses cuisses, je ne trouverais pas d’orifice. Elle était entièrement neutre et avait l’intention de le rester. Je ne pouvais faire autrement que de respecter sa décision. Je m’efforçai donc de me maîtriser et finis par y parvenir. Nous restâmes calmement étendus côte à côte ; elle avait la tête posée sur ma poitrine et les jambes entortillées autour des miennes. Elle sanglotait de fatigue, avec des sanglots doux et paisibles.

— L’un de nous mourra demain, dit-elle au bout d’un moment.

— Comment ? En es-tu sûre ?

— Je l’ai vu dans le feu.

— Sais-tu de qui il s’agit ? demandai-je après quelques instants de silence.

— Non. Bien sûr que non.

— Tu ne sais pas non plus comment ?

— Non, répondit-elle. Le feu était trop faible et j’étais trop fatiguée pour faire de nouveau apparaître son image.

— Mais nous avons à peine commencé l’ascension. Il est trop tôt pour qu’il y ait déjà des morts.

— La mort arrive quand bon lui semble. Ce ne sera que le premier d’une longue série.

Je me replongeai dans le silence.

— Crois-tu que ce sera moi ? demandai-je au bout d’un long moment.

— Non. Pas toi.

— Tu en absolument certaine ?

— Il y a trop de vie en toi, Poilar.

— Ah bon !

— Mais ce sera l’un des hommes.

— Jaif ? Dorn ? Talbol ?

— Je te l’ai dit, fit-elle en posant la main sur mes lèvres, je n’ai pas pu voir. Pas assez distinctement. Mais ce sera un homme. Je veux dormir maintenant, Poilar. Serre-moi dans tes bras. Serre-moi fort, j’ai si froid.

Je la serrai fort. Je sentis son corps se détendre peu à peu tandis qu’elle s’abandonnait au sommeil. Mais je gardai les yeux grands ouverts en songeant à la mort qui se rapprochait et s’apprêtait à nous frapper. Les dieux avaient peut-être choisi Muurmut ; je ne verserais pas une larme sur lui. Mais si c’était Traiben, malgré sa soif de connaître et de comprendre ? Non, je ne pourrais pas supporter la mort de Traiben. Puis d’autres noms me vinrent à l’esprit, l’un après l’autre. Je restai allongé sans dormir pendant ce qui me sembla durer des heures. Dans le ciel, l’éclat des étoiles se faisait plus vif et plus dur. Elles me faisaient peur, ces étoiles empoisonnées, étoiles maléfiques, étoiles de mort. Ysod, Myaul, Selinune, Hyle. Je sentais mon corps se recroqueviller sous leur lumière furieuse.

Puis Thissa se réveilla.

— Vas-y, dit-elle d’une voix douce, différente de celle qu’elle avait eue avant de s’endormir. Si tu en as envie, tu peux le faire.

Elle était devenue pleinement femelle. Son corps svelte à la peau lisse et froide, à l’ossature grêle, avait maintenant la plénitude des formes d’une femme. Je sentis la douceur des globes de ses seins contre ma poitrine. Ma main descendit, trouva un orifice chaud, humide, et qui palpitait.

Pourquoi cet acte de bonté ? Thissa était complètement épuisée et je savais par expérience qu’elle n’avait jamais eu beaucoup de goût pour l’accouplement. M’avait-elle menti et étais-je celui qui allait périr le lendemain ? Était-ce la manière qu’elle avait choisie de me laisser affronter la mort, la tête emplie de tendres souvenirs encore tout frais dans ma mémoire ? L’idée était sinistre, tellement qu’elle faillit me détourner de l’accouplement. Elle faillit seulement. Le désir en moi était plus fort que la peur. Thissa s’ouvrit à moi et nos corps s’unirent. Je perçus, comme en d’autres occasions où nous avions été amants, la sensation déroutante produite par son corps – une étrange et troublante sensation de picotement qui émanait d’elle dans ces moments et qui n’était pas sans rappeler les fourmillements provoqués par le contact de certains poissons quand on les effleure en nageant dans une rivière – mais elle me conduisit rapidement, si rapidement, au plaisir.

— Ce n’est pas toi qui vas mourir, Poilar, me dit-elle un peu plus tard. J’en suis certaine.

Avait-elle lu dans mes pensées ?

Non. Même ceux de la Maison des Sorciers n’ont pas ce pouvoir. Sauf les Sorcières qui sont également santha-nillas, mais les santha-nillas sont en très petit nombre et se rencontrent peu souvent.

Je restai éveillé quelque temps, les yeux fixés sur Hyle et Selinune. Puis une des lunes – je crois que c’était Tibios – apparut dans le ciel et sa clarté atténua l’éclat aveuglant des étoiles, ce dont je me réjouis. Je fermai les yeux et trouvai d’abord un sommeil agité puis, du moins je le suppose, tombai dans un autre, beaucoup plus profond ; quand je me réveillai, la matinée était déjà bien entamée et tout le monde était sur pied. De l’autre côté du ruisseau, Thissa m’adressa un petit sourire timide. Je compris que les autres n’avaient pas voulu me réveiller ; j’acquis la certitude que j’avais été choisi pour mourir ce jour-là, que tout le monde le savait et que c’est pour cette raison que l’on m’avait laissé dormir. Il va sans dire que je me trompais.


La mort – notre première mort sur Kosa Saag – survint avec une grande soudaineté. La matinée touchait à sa fin, le lieu de notre bivouac était déjà loin derrière nous et nous traversions un étroit plateau bordé d’un côté par ce qui semblait être une nappe d’asphalte et de l’autre par un épaulement abrupt du Mur. C’était une journée très chaude. Ekmelios dardait sur nous ses rayons implacables. De-ci de-là, le sol était éventré et de petites colonnes de lumière jaune et vert rappelant le gaz des marais s’en échappaient. Il flottait dans l’air une lourde odeur huileuse. Certaines des petites lumières s’étaient détachées du sol et se déplaçaient rapidement, insaisissables comme des fantômes. Nous restâmes prudemment à l’écart.

Au moment où nous traversions un bosquet de petits arbres à l’aspect cireux, coiffés de feuilles blanches lustrées, surgit une troupe de singes de rocher. Ils apparurent si brusquement en jacassant et en criant qu’ils semblaient avoir surgi du sol, puis ils commencèrent à nous bombarder de cailloux, de pierres, de boulettes de boue, tout ce que leurs petites mains noueuses pouvaient saisir et lancer.

Ces singes du Mur étaient comme de cruelles caricatures, des êtres humains en miniature qui nous arrivaient au genou, mais rabougris, velus, hideux. Les bras courts et tordus, les jambes torses, ils avaient un énorme nez écrasé, des yeux immenses et des pieds relevés vers l’extérieur qui ressemblaient à de grosses mains. Des crocs jaunis saillaient de leur bouche. Leur petit corps trapu était couvert d’une fourrure rousse qui poussait en grosses touffes autour de leur cou, comme une barbe. Pas étonnant qu’ils nous détestent tant et ne cessent de nous tourmenter : nous étions ce qu’ils auraient voulu être, si les dieux n’avaient pas choisi de les faire si laids.

De loin, ce n’était qu’une bande d’enquiquineurs, mais, à la distance où ils se trouvaient, à vingt ou trente pas de nous, ils étaient dangereux. C’est une grêle de projectiles qui tombait sur nous. Nous étions tous atteints et contusionnés. L’incantation prononcée par Thissa dans la forêt n’opérait plus ici. Nous commençâmes à pousser des cris véhéments pour les effrayer tandis que Narril et Thuiman, qui avaient sorti des cordes de leur sac, les faisaient claquer dans leur direction comme des fouets. Cela marcha pendant un certain temps, puis les singes, voyant que les cordes ne pouvaient pas leur faire grand mal, revinrent en force, plus bruyants et agressifs que jamais.

Stapp de la Maison des Juges reçut en pleine figure un paquet de boue grasse. Je le vis, l’air hébété, secoué par des haut-le-cœur, retirer en toussant la gangue de boue de ses yeux, ses lèvres et ses narines. Il avait à peine repris sa respiration quand un autre projectile boueux, encore plus liquide que le premier, s’écrasa sur son visage et sa poitrine.

Cela sembla le mettre en rage ; Stapp avait toujours eu le sang chaud. Je le vis cracher de la boue en s’étranglant. Puis il poussa un rugissement sauvage, brandit son gourdin et fonça sur l’ennemi en frappant furieusement l’air de droite et de gauche. Surpris par cette charge impétueuse, les singes de rocher battirent en retraite. Stapp se lança à leur poursuite en faisant tournoyer son gourdin avec frénésie tandis qu’ils reculaient lentement en direction de la nappe d’asphalte. Je criai à Stapp de revenir, de ne pas trop s’éloigner de nous, mais il était impossible de lui faire entendre raison quand il s’abandonnait à sa colère.

Je vis Kilarion s’élancer vers lui. Je crus au début qu’il voulait se joindre à la bagarre, que, dans sa tête simple, il ne voulait pas que Stapp soit le seul à s’amuser. Mais il n’en était rien ; cette fois, Kilarion cherchait seulement à l’arracher au danger que lui faisait courir sa folie. Je l’entendis crier : « Reviens, reviens ! Ces sales bêtes vont te tuer ! » Il déracina au passage un des petits arbres à l’aspect cireux dont il se servit comme d’un balai pour écarter de son chemin les petits singes comme s’ils n’étaient que détritus. L’un après l’autre, ils étaient projetés en l’air et retombaient lourdement, tout étourdis, à plusieurs pas.

Mais l’aide de Kilarion arriva trop tard pour Stapp. Il se tenait près de la rive de la nappe d’asphalte, estourbissant furieusement tous les ennemis qui passaient à portée de son gourdin, quand un des singes, attaquant de côté, bondit sur ses épaules et lui ouvrit la gorge d’un coup de ses griffes acérées. Un flot de sang sombre en jaillit et, un instant plus tard, Stapp bascula en arrière, lentement, en se retournant. Il tomba à plat ventre sur la surface noire de la nappe visqueuse et commença à s’enfoncer doucement, des bulles de sang autour de la tête.

« Stapp ! » hurla Kilarion en écartant si violemment les singes du pied que l’un d’eux périssait à chaque coup. Il tendit le petit arbre qu’il n’avait pas lâché en direction du corps inerte. « Accroche-toi à l’arbre, Stapp ! Accroche-toi ! »

Stapp ne fit pas un geste. La vie avait quitté son corps avec son sang, en quelques secondes, et il demeurait immobile à la surface du liquide visqueux. Au bord de la nappe, Kilarion martela le sol du feuillage de son arbre avec une fureur contenue et poussa des hurlements de colère et de frustration.

Ce ne fut pas une mince affaire de sortir Stapp de la nappe visqueuse. L’asphalte gluant le retenait et, comme nous n’osions pas y poser le pied, il nous fallut tirer le corps à l’aide de nos grappins. Malti des Guérisseurs et Min des Scribes fouillèrent dans leurs souvenirs pour trouver quelques mots à dire à sa mémoire, des fragments tirés du Livre de la Mort, puis Jaif chanta le chant funèbre, accompagné par Tenilda à la flûte. Quant aux paroles particulières qu’il convient de prononcer à la mort d’un des membres de la Maison des Juges, nul ne s’en souvenait avec précision, car il n’y avait pas d’autre Juge parmi nous, mais nous fîmes de notre mieux pour trouver quelque chose d’approchant. Après l’avoir enseveli sous un grand amas de pierres, nous reprîmes notre route.

« De toute façon, dit Kath, il était trop impétueux pour faire un bon Juge. »

En me retournant, je vis plusieurs petites lumières jaune et vert des marais qui dansaient sur le tumulus sous lequel reposait Stapp.


Nous reprîmes la direction de la face externe du Mur, car, de ce côté-là, il y avait une sorte de rampe naturelle par laquelle nous pouvions espérer poursuivre notre ascension alors que, vers l’intérieur, se dressait une paroi verticale étincelante, à couper le souffle, qui nous emplissait de terreur. Pendant plusieurs jours, nous suivîmes le tracé sinueux de la rampe extérieure. Tantôt elle s’élevait en pente raide mais pas infranchissable, tantôt elle demeurait assez plate, mais il arrivait aussi qu’elle commence à descendre, nous donnant le sentiment démoralisant que tout ce que nous avions accompli jusqu’alors se réduisait à la découverte d’une voie permettant de descendre sur un autre versant de Kosa Saag et qui allait nous conduire dans un village hostile, au cœur d’un territoire inconnu. Mais nous recommencions bientôt à monter, toujours sur les pentes extérieures du Mur.

D’étranges créatures ailées se laissaient porter par les courants ascendants au-dessus des précipices qui longeaient notre route.

Ce n’étaient pas des faucons du Mur, car elles avaient des ailes pourvues de plumes. Elles semblaient être d’une taille colossale, beaucoup plus grosses que les faucons, grosses comme nos rotondes, pour autant que nous puissions en juger. Mais nous ne pouvions en être sûrs, car elles volaient beaucoup trop haut. Il était impossible dans l’immensité de l’espace de déterminer leur taille. Nous les voyions se découper sur le fond lumineux du ciel tandis qu’elles voguaient au gré des courants aériens. Puis l’un de ces animaux se laissait brusquement tomber comme une pierre, interrompait sa chute, reprenait de l’altitude pour repérer une proie et filait à tire-d’aile pour fondre sur quelque malheureux animal, dans une des régions supérieures de la face du Mur. C’était un spectacle effrayant, même s’ils ne descendaient jamais à l’altitude à laquelle nous avancions. Mais peut-être faudrait-il les affronter quand nous serions plus haut. Peut-être fondraient-ils sur nous comme nous les voyions s’abattre sur d’autres proies. L’idée de ne pas pouvoir trouver de refuge dans les hauteurs nous glaçait le sang. Je me dis qu’il valait peut-être mieux changer de nouveau de direction et repartir vers l’intérieur du Mur pour chercher l’abri d’un plateau où ces oiseaux terrifiants ne s’aventureraient pas. Mais nous ne pouvions aller que là où c’était possible ; pour le moment, les replis et les gorges du Mur nous étaient inaccessibles et nous ne pouvions que continuer à suivre la voie extérieure.

Au fur et à mesure de notre ascension, le Monde s’offrait plus largement à nos yeux. Il était infiniment plus vaste que je ne l’avais imaginé et se déroulait jusqu’à l’horizon, sur des lieues et des lieues. Chaque trouée dans la couche blanche de nuages me permettait d’apercevoir une quantité de cours d’eau, de collines et de prairies auxquels succédaient d’autres cours d’eau, collines et prairies, mais aussi de longues étendues boisées et, blotties au cœur de ces forêts, des taches sombres qui devaient être des villages, si isolés que, selon toute vraisemblance, aucun habitant des villages accrochés à la base du Mur n’y avait jamais mis les pieds. Peut-être avais-je devant les yeux, sans le savoir, la cité où demeurait le Roi. J’essayai de l’imaginer en son palais, rédigeant les décrets qui parviendraient dans des provinces tellement éloignées que leurs dispositions seraient déjà tombées en désuétude lorsqu’on y apprendrait qu’une nouvelle loi était entrée en vigueur.

Tout à fait au bord du Monde, je distinguais la ligne grise de l’horizon, à l’endroit où le ciel descendait pour toucher la forêt. Comme ce lieu devait être étrange, où l’on avait les pieds sur le sol et la tête dans le ciel !

Nous serait-il possible d’y arriver un jour et de voir comment c’était ? Je demeurai béant d’émerveillement, essayant d’imaginer combien de temps il faudrait à pied pour atteindre l’endroit où la terre et le ciel se rencontrent.

— Jamais tu n’y arriveras, me dit Traiben, même si tu devais marcher pendant un millier de milliers de vies.

— Et pourquoi, je te prie ? Bien sûr que cela paraît loin, mais peut-être pas si loin que ça.

— Tu pourrais marcher éternellement, répondit-il en riant. Cela n’y changerait rien.

— Explique-toi, dis-je en commençant à sentir l’irritation me gagner.

— Le Monde n’a pas de fin, dit Traiben. Tu peux en faire le tour à pied aussi longtemps que tu voudras, tu verras toujours l’horizon s’étirer devant toi à mesure que tu t’en approches.

— Non ! Comment est-ce possible ? Quand tu marches dans une direction, tu arrives tôt ou tard à l’endroit où tu vas.

— Réfléchis, Poilar. Réfléchis. Imagine-toi en train de marcher autour d’un énorme ballon rond. Un ballon n’a pas de fin.

— Mais le Monde en a une, protestai-je d’un ton revêche.

Traiben peut être exaspérant quand il demande aux autres de réfléchir. Ce qui, pour lui, est un jeu d’enfant, exige souvent un grand effort de la plupart des gens.

— Le Monde est fait comme un ballon, reprit-il. Regarde comme il s’incurve au loin.

— Je ne vois rien, dis-je en fixant l’horizon.

— Regarde mieux.

— Tu sais que parfois tu es vraiment pénible, Traiben !

— Je n’en doute pas.

— N’importe qui te dira que le Monde est plat.

— N’importe qui, oui, dit-il. Tu as entièrement raison. Mais ce n’est pas parce qu’on le dit qu’il est plat.

Je tournai derechef les yeux vers l’horizon. Peut-être la terre était-elle légèrement incurvée au loin. Peut-être légèrement. Mais ce que disait Traiben était un blasphème et je me sentais mal à l’aise. Le Monde est le Bateau de Kreshe, qui flotte à la surface de la Grande Mer. Les bateaux sont plus longs que larges et ils n’ont rien de rond. Il est vrai qu’un ballon flottera aussi sur l’eau, mais le Monde n’est pas un ballon. Et pourtant je devais avouer que je distinguais une légère courbure, très loin, près de l’horizon.

Sans doute une illusion d’optique, me dis-je. Le sol du Monde est aussi plat qu’un tapis et cette platitude se poursuit jusqu’au bord, là où la terre tombe dans la Grande Mer. Traiben est trop intelligent et cela lui jouera des tours. Il voit parfois des choses qui n’existent pas et bâtit d’étranges théories, puis il traite les autres avec condescendance quand ils ne veulent pas reconnaître que les choses sont telles qu’il le dit.

Je haussai les épaules et nous changeâmes de sujet de conversation. C’était préférable, car j’aurais pu être tenté à la longue de le pousser dans le vide, ce qui n’est pas une manière de traiter son meilleur ami.

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