Quand revint le douze d’Elgamoir, un autre groupe de Quarante se mit en route pour entreprendre l’ascension du Mur. Je les regardai partir avec un respect nouveau, car j’étais entré dans la deuxième année de ma formation et je savais tout ce qu’il leur avait fallu subir pour en arriver là.
Dans le courant de cette même année, deux nouveaux Revenants arrivèrent au village. C’était toujours un événement mémorable, qui ne se produisait que très rarement. L’un se nommait Kaitu et il avait passé neuf ans sur la montagne. L’autre était une femme du nom de Bril, partie six ans plus tôt. Je les vis au moment où ils arrivaient ensemble sur la place, la démarche titubante, crottés et déguenillés, avec, dans les prunelles, cet éclat glorieux qu’ont tous les Revenants. Les enfants se précipitaient vers eux pour les toucher, ce qui était censé porter bonheur. Les vieilles sanglotaient dans la rue. On manda quelqu’un de la Maison des Glorieux pour les conduire à la rotonde où vivent les Revenants. J’entendis dire plus tard que Bril s’était arrêtée à mi-chemin et que Kaitu avait presque réussi à atteindre le Sommet, mais je me demandai s’il fallait ajouter foi à ces rumeurs. Je les avais entendus bredouiller dans la rue et je commençais à percevoir la vérité sur les Revenants, à savoir que la plupart, sinon tous, perdaient la tête pendant l’ascension et qu’ils revenaient l’esprit vide, incapables de penser. C’était déjà miracle qu’ils puissent regagner le village, mais il était absurde d’espérer qu’ils soient en mesure d’avoir la moindre parole sensée sur ce qu’ils avaient vu et fait. Voilà pourquoi chaque nouveau groupe de Pèlerins se mettait en route avec si peu de certitudes sur ce qui les attendait.
N’importe. Ma voie était tracée et je m’y tiendrais, quoi qu’il advînt. J’étais décidé à réussir là où tous les autres avaient échoué.
Mais j’avoue que j’essayai malgré cela d’interroger Kaitu. Cela se passa trois jours après son retour ; il ne s’était pas encore installé à demeure dans la rotonde et on le voyait errer par les rues. C’est là que je le trouvai, près de la boutique de Batu Mait, le marchand de vin. Je le pris par le coude et le poussai à l’intérieur pour lui offrir deux coupes de vin doré nouveau. Cela sembla lui faire plaisir. Il se mit à rire et me fit un clin d’œil en me poussant du coude. Quand il eut terminé sa seconde coupe, je me penchai vers lui pour l’interroger à voix basse afin que le vieux Batu Mait ne puisse surprendre le péché que j’étais en train de commettre.
— Dis-moi, Kaitu, murmurai-je, qu’as-tu vu là-haut ? Comment était-ce ?
Kaitu saisit fermement mon poignet en écartant les doigts, trois dessus et trois dessous, comme le faisait parfois Traiben, et il me secoua si violemment le bras que je renversai du vin.
— Les dieux ! s’écria-t-il. Les arbres ! L’air ! Le feu !
— Oui, je sais, mais…
— Le feu ! L’air ! Les arbres ! Les dieux !
Puis, d’une voix douce et cajoleuse, il ajouta, l’œil étincelant :
— Offre-moi encore du vin et je te dirai le reste.
Je commandai une autre coupe. Mais le reste ne me fut pas plus utile que ce qu’il avait déjà dit.
Plus tard, je racontai à Traiben ce que j’avais fait. Il me réprimanda.
— La personne des Revenants est sacrée, dit-il. Nous devons les laisser en paix.
— Oui, je sais. Je voulais juste avoir une idée de ce qu’il a vécu sur le Mur.
— Eh bien, il te faudra encore attendre pour le savoir.
Nous prenions de l’âge ; en abordant les dernières années de notre deuxième dizaine, nous nous approchions du milieu de notre vie qui était la vingtième année, celle où commence le Pèlerinage. Nous étions maintenant assez âgés pour nous engager, assez mûrs pour faire des enfants au lieu de nous accoupler seulement pour le plaisir. Mais, pour moi, seul le Pèlerinage comptait. Le Pèlerinage et les mystères des Royaumes du Mur.
Quand revint le dix d’Orgulet, un nouveau Criblage eut lieu. Nous n’étions plus que dix-huit cents, un nombre encore très élevé, mais il restait moins de la moitié de ceux qui s’étaient mis sur les rangs. On nous fit aligner par colonnes de douze douzaines dans le Champ des Pèlerins et les Maîtres passèrent parmi nous en donnant, comme l’année précédente, de petites tapes sur l’épaule de ceux qu’ils écartaient. Cette fois, je n’avais pas peur. J’avais eu de bons résultats à toutes les épreuves, je maîtrisais toutes les techniques ; ce serait folie de m’exclure du Pèlerinage. De fait, le Maître passa près de moi sans s’arrêter et Traiben fut épargné lui aussi. Mais, ce jour-là, deux cents d’entre nous furent éliminés, sans la moindre explication.
Je me sentais triste pour eux. Ils n’avaient montré ni lâcheté, ni faiblesse physique, ni fléchissement de la volonté et pourtant ils avaient été éliminés. Ceux-là avaient souffert comme moi sur les contreforts du Mur pour se hisser en haut des à-pic à l’aide d’une corde ou à mains nues et pourtant ils avaient été éliminés. Oui, je me sentais triste pour eux, mais pas tant que ça. Deux cents de plus avaient disparu ; je m’étais rapproché de deux cents places de la sélection pour les Quarante.
La deuxième année de notre formation fut la pire ; comme si nous avions été plongés dans un océan de feu pour brûler toutes les impuretés qui étaient en nous. On fit de nous des êtres émaciés, couturés, résistants et chaque muscle de notre corps nous causait une douleur permanente.
Nous nous levions à l’aube pour gravir les terribles parois de roche verte du flanc oriental du Mur, entre Ashten et Glay, et nous hisser, couverts d’écorchures, sur les arêtes friables. Il nous fallait capturer à mains nues de petits animaux pour les manger crus. Creuser le sol pour trouver des racines à ronger, sans les débarrasser de toute leur terre. Viser les oiseaux avec des pierres en sachant que, si nous rations nos cibles, nous n’aurions rien à manger de la journée. Ramper dans la boue et frissonner sous la pluie battante. Nous battre en duel à coups de gourdin noueux pour apprendre à nous défendre contre les bêtes sauvages et les fantômes qui étaient censés peupler la montagne. Quand nous devenions trop crasseux pour supporter notre propre odeur, nous nous baignions dans des rivières à l’eau si glacée qu’elle nous brûlait la peau et nous passions toute la nuit sans fermer l’œil sur d’affreux replats de roche aux arêtes coupantes en faisant comme si c’était un lit épais de feuilles sèches.
Nombre d’entre nous périrent. En tombant de ces saillies mal protégées ; en se laissant entraîner par le courant d’un torrent impétueux ; en cueillant des baies vénéneuses qui causaient la mort dans d’atroces douleurs. Je fus témoin de cinq ou six de ces décès. Dont ceux de deux garçons que je connaissais depuis toujours.
D’autres ne se sentaient plus capables de supporter de telles épreuves et ils se retiraient d’eux-mêmes. « Il n’y a pas de honte à renoncer », nous répétaient chaque jour nos professeurs et ceux qui ne demandaient qu’à le croire sautaient avec joie sur l’occasion. Au début de la troisième année, nous n’étions plus que quatre cents. Il n’y eut pas cette fois de Criblage le dix d’Orgulet : il eût été trop cruel d’éliminer quiconque à ce stade. La sélection s’effectuait d’elle-même et, jour après jour, le nombre des candidats se réduisait du fait de la fatigue, de la maladie, de la peur ou simplement de la malchance.
Ma confiance en moi se fit de nouveau chancelante. J’eus à traverser une période difficile pendant laquelle j’acquis la certitude que j’allais échouer. Mes doutes devinrent si forts que je me décidai à aller voir Thissa la Sorcière pour m’acheter un charme. Thissa était elle-même candidate au Pèlerinage et tout le monde estimait qu’elle avait une bonne chance. Ce que j’espérais, c’est qu’elle souhaiterait à titre personnel que je sois choisi parmi les Quarante de son année et qu’elle me procurerait en conséquence un charme efficace.
Mais Thissa me reçut fraîchement. Elle allait et venait dans la boutique d’un air affairé, transportant des objets d’un comptoir à l’autre, comme si elle n’avait pas de temps à me consacrer.
— Il faut que je m’occupe d’un enchantement qui doit être prêt avant la tombée du jour, me dit-elle en détournant les yeux.
— Je t’en prie, Thissa, insistai-je. Je t’en prie ! Sinon, les Maîtres m’élimineront au prochain Criblage !
Je lui caressai la main et enfouis mon visage dans le creux de son épaule. Elle portait une robe fine, légère, liserée de signes ésotériques en fil doré, qui mettait en valeur la ligne de ses épaules et de ses hanches. Je lui dis à quel point j’admirais son corps mince et souple, et comme je trouvais beaux ses yeux ambrés. À l’époque, nous nous étions déjà accouplés plusieurs fois, Thissa et moi, mais elle s’était toujours montrée distante et réticente. Il y avait dans ses étreintes quelque chose d’étrange, une sensation de fourmillement qui, chaque fois, me laissait perplexe, mal à l’aise, quand j’aurais dû être pleinement satisfait. Malgré cela, elle était belle, à sa manière fragile, et je le lui dis.
Elle me demanda de lui épargner les flatteries, comme elle me l’avait si souvent demandé. Mais elle sembla se radoucir quelque peu. À force de cajoleries, je finis par arriver à mes fins et elle prépara le charme qui consistait à mêler son urine à la mienne et à projeter le mélange devant le Pavillon du Pèlerin en prononçant des paroles rituelles. Je savais que ce serait un bon charme. Je ne me trompai pas. Et elle ne voulut pas accepter d’argent en échange.
Après cela, je retrouvai mon optimisme. Tout allait bien pour moi. De ma vie, je ne m’étais jamais senti plus heureux ni plus vigoureux. Ma patte folle n’avait pas d’importance pour la sélection ; elle ne constituait pas un handicap, car, à défaut de grâce j’avais la force, à défaut de vitesse l’agilité et de la confiance pour trois. Traiben faisait encore, lui aussi, partie des candidats, ce qui ne m’étonnait plus, car il s’était énormément endurci et il n’était plus question de le qualifier de mauviette, même s’il me semblait encore assez frêle et se fatiguait rapidement. C’est la flamme brûlant en lui qui lui permettait de tenir. Nous savions tous deux que nous allions survivre et que nos efforts seraient récompensés.
Mais, comme toujours, Traiben avait des moments de bizarrerie.
— Dis-moi, Poilar, me demanda-t-il un jour à brûle-pourpoint, crois-tu vraiment que la vie ait un but ?
Comme chaque fois qu’il posait une question de ce genre, quelques phrases du catéchisme me vinrent instantanément aux lèvres.
— Le but de notre vie est d’aller à la rencontre des dieux qui vivent au Sommet et de leur rendre hommage, comme le Premier Grimpeur nous l’a enseigné. Et aussi d’apprendre des choses utiles de leur bouche, comme Il l’a fait, afin d’enrichir notre peuple à notre retour.
— Mais à quoi bon faire tout cela ?
Le catéchisme ne m’offrait pas de réponse toute prête et sa question me laissa perplexe.
— Eh bien, répondis-je, pour avoir une vie meilleure !
— Et à quoi bon avoir une vie meilleure ?
Je sentis l’irritation monter en moi. Je le repoussai du plat de la main.
— Arrête ce petit jeu ! On dirait un enfant qui ne cesse de demander le pourquoi de toutes choses quand on les lui explique. À quoi bon en effet ? Nous voulons simplement mener une vie meilleure parce que c’est mieux que de mener une vie moins bonne !
— Oui. Oui, bien sûr.
— Pourquoi perds-tu ton temps avec des questions aussi oiseuses, Traiben ?
— Rien n’a de sens, Poilar, répondit-il après un silence. Il suffit de regarder les choses avec attention. Nous disons : « C’est bien », ou « C’est mal », ou encore « Les dieux veulent ceci ou cela », mais qu’en savons-nous ? Pourquoi une chose est-elle bonne ou mauvaise ? Parce que nous l’avons décrété ? Parce que les dieux l’ont décidé ? Comment pouvons-nous le savoir ? Je ne connais personne qui ait jamais entendu leur voix.
— Suffit, Traiben !
Mais quand il était dans ces dispositions, il n’y avait pas moyen de l’arrêter. Il posait inlassablement des questions bizarres, qui ne seraient jamais venues à l’esprit de quiconque, jusqu’à ce qu’il arrive à une conclusion n’ayant en apparence aucun rapport avec ses questions.
— Même si rien n’a de sens, reprit-il, je crois que nous devons quand même continuer à en chercher un. Es-tu d’accord ?
— Oui, Traiben, soupirai-je.
— Voilà pourquoi nous devons gravir le Mur. Parce que nous pensons que telle est la volonté des dieux et que nous espérons apprendre d’eux des connaissances qui amélioreront notre existence.
— Oui, bien sûr. Tu assènes des évidences.
— Mais maintenant j’ai compris qu’il y avait une troisième raison d’entreprendre l’ascension, poursuivit-il, les yeux étincelants. C’est pour tenter de découvrir quelle sorte d’êtres sont les dieux. De quelle manière ils diffèrent de nous et où se situe leur supériorité.
— Et dans quel but veux-tu faire cela ?
— Afin de pouvoir nous-mêmes devenir des dieux.
— Tu veux devenir un dieu, Traiben ?
— Pourquoi pas ? Es-tu satisfait de ta condition ?
— Oui, répondis-je. Très satisfait.
— Et qu’es-tu donc ? Que sommes-nous ?
— Nous sommes les êtres que les dieux ont créés pour faire leur volonté. C’est ce que nous enseignent les livres sacrés. Notre destin est d’être des mortels comme le leur est d’être des dieux. Moi, cela me convient. Pourquoi est-ce que cela ne te convient pas ?
— Parce que… Le jour où je te dirai : « Cela me convient », je commencerai à mourir, Poilar. Je veux savoir ce que je suis. Après quoi, je veux savoir ce que je suis capable de devenir. Et, encore après, je veux le devenir. Je veux progresser continuellement.
Je songeai à mon rêve de l’étoile. Tandis que je me débattais en me tournant et me retournant, je tendais les mains vers le Ciel. Et je me dis que je comprenais un peu le sens des paroles de Traiben ; n’étais-je pas moi-même avide de gravir cette montagne jusqu’à son point le plus élevé, de paraître devant les déités qui en occupent la cime et de me remettre en leur pouvoir afin de devenir plus grand que ce que j’avais été ? Mais il était allé trop loin.
— Non, Traiben, fis-je en secouant la tête. Je ne crois pas que nous puissions devenir des dieux et, personnellement, je n’y tiens pas.
— Tu préfères rester un mortel ?
— Oui. Je suis un mortel, parce que les dieux ont voulu qu’il en soit ainsi.
— Tu devrais réfléchir un peu plus à ces questions, dit Traiben. Ton esprit tourne en rond. Et tes pieds feront de même, si tu n’y prends pas garde.
— Je me demande parfois si tu n’es pas un peu fou, Traiben, dis-je en secouant de nouveau la tête.
— Et moi, répliqua-t-il, je regrette parfois que tu ne le sois pas un peu plus.
Le nombre des candidats encore sur les rangs ne cessait de diminuer. Il se réduisit à cent, puis à quatre-vingt-dix, quatre-vingts et soixante-dix. Ce fut une période bizarre pour ceux d’entre nous qui restaient. Nous étions tous farouchement résolus à faire le Pèlerinage. Ceux qui étaient susceptibles de flancher et de renoncer l’avaient déjà fait, ceux qui étaient trop maladroits ou assez imprudents pour se blesser ou perdre la vie pendant la durée de notre formation avaient déjà disparu. Mais nous qui avions tenu si longtemps, nous étions décidés à aller jusqu’au bout. Une sorte d’étroite camaraderie s’était développée entre nous. Mais nous étions encore trop nombreux et c’est avec une férocité non déguisée que nous considérions chacun de nos très chers camarades, en songeant dans notre for intérieur : Fassent les dieux que tu sois anéanti dès demain, que ton âme s’écoule de ton corps comme un filet d’eau glacée, que tu tombes de la falaise en te brisant les deux jambes, que ton courage t’abandonne définitivement. N’importe quoi, pourvu que tu ne sois plus un obstacle pour moi. Puis nous nous mettions à sourire, car chacun savait que tous les autres lui souhaitaient les mêmes malheurs.
Soixante-dix était un nombre crucial : il provoquait le Criblage Final, le Criblage Silencieux, à l’issue duquel les Quarante seraient choisis. Nous nous retrouvâmes une fois de plus dans le Champ des Pèlerins, juste une poignée quand, trois ans plus tôt, nous étions plus de quatre mille, et les Maîtres passèrent parmi nous. La caractéristique la plus étrange de ce dernier Criblage était qu’il n’y avait pas de tape sur l’épaule ; trente candidats seraient éliminés, mais ils n’en seraient pas avertis. C’est pour cette raison qu’il était baptisé le Criblage Silencieux. Nous devions rester dans l’ignorance pendant encore six mois, sans savoir si nous étions éliminés ou non, mais en continuant d’endurer toutes les épreuves et les rigueurs de la formation.
— Pourquoi agissent-ils ainsi, à ton avis ? demandai-je à Traiben.
— Parce qu’il y a toujours une possibilité que l’un ou plusieurs des Quarante meurent pendant les derniers mois de la formation et ils peuvent ainsi être remplacés par certains des Trente. Mais les remplaçants, s’il y en a, ne sauront jamais qu’ils n’étaient que remplaçants. Tous ceux qui partent à l’assaut du Mur doivent être persuadés qu’ils étaient parmi les élus.
— Dans ce cas, nous pourrions tous deux être parmi les Trente ?
— Nous sommes dans les Quarante, répondit posément Traiben. La seule chose qui importe maintenant pour nous est de survivre jusqu’à la Fermeture des Portes.
Il ne s’était pas trompé. Le jour du jugement arriva, le douze de Slit, exactement une demi-année avant le départ du nouveau Pèlerinage. À l’aube de ce jour, les Maîtres vinrent nous trouver tandis que nous dormions et réveillèrent quarante d’entre nous, au nombre desquels je me trouvais avec Traiben, pour nous conduire dans le Pavillon du Pèlerin. Nous sûmes alors que nous avions été choisis. Je ne fus pourtant pas plongé dans le ravissement extatique que j’avais imaginé dans mon enfance et n’éprouvai qu’une douce satisfaction. J’avais travaillé trop longtemps et trop dur pour être capable de réagir avec une vive émotion à ma réussite. Une phase de ma vie venait de s’achever, une autre commençait. C’était tout. Dès l’instant où les deux grands vantaux d’osier se seraient refermés sur nous, nous ne verrions plus la lumière du jour ni aucun être humain extérieur à notre groupe jusqu’au dix d’Elgamoir, quand serait donné le départ de notre ascension.
Ce ne fut pas une surprise de constater que Kilarion le Constructeur figurait au nombre des élus. De loin le plus grand et le plus fort de nous tous, il avait l’esprit assez lent, sauf dans l’exercice de son métier, mais il pouvait être utile de l’avoir à ses côtés dans les situations difficiles. La sélection de Jaif le Chanteur me faisait également plaisir, car c’était une nature calme, loyale et sûre. Mais pourquoi les Maîtres avaient-ils distingué le petit Kath, sournois et fuyant, de la Maison des Avocats ? Certes, c’était un beau parleur, mais à quoi de belles phrases pourraient-elles bien servir sur les pentes du Mur ? Et que ferait quelqu’un d’aussi ardent et impulsif que Stapp, de la Maison des Juges, dans un environnement aussi dangereux ? Et Naxa le Scribe, pourquoi l’avait-on choisi ? Il était intelligent, presque autant que Traiben, mais pédant, odieux, et personne ne l’aimait. Et il y en avait quelques autres – Thuiman le Ferronnier, Dorn, de la Maison des Clowns, Navvil le Boucher – de braves garçons, mais sans qualités ni mérites particuliers – sur lesquels je n’aurais probablement pas porté mon choix, si j’avais été un Maître. Et Muurmut, de la Maison des Vignerons, un grand rougeaud têtu, aux opinions tranchées, mais trop impétueux et qui se butait trop souvent, que pourrait-il apporter à notre groupe ? Les paroles que Traiben avait prononcées plusieurs années auparavant étaient encore gravées dans mon esprit. Nous autres, les Pèlerins, n’étions pas nécessairement la fine fleur du village. Certains pouvaient avoir été choisis dans le simple but de se débarrasser d’eux. Et rien ne me permettait de dire que je n’étais pas un de ceux-là.
Pendant la durée du séjour dans le Pavillon du Pèlerin, la coutume voulait que les vingt hommes restent dans une salle et les vingt femmes dans la salle voisine. Ce fut difficile pour moi de demeurer si longtemps sans accouplement. Depuis ma quatorzième année, je n’avais jamais passé plus de quelques jours d’affilée dans la continence et, là, nous étions condamnés à passer une demi-année dans cet état. Mais, après les rigueurs de la formation, la trempe de mon âme était telle que je fus en mesure de le supporter.
Nous n’avions au début pas la moindre idée de l’identité de nos homologues de l’autre sexe. Mais Kath découvrit un trou reliant les deux salles, tout en haut du mur de la réserve obscure, au fond du Pavillon. En faisant monter trois hommes sur les épaules l’un de l’autre, Jaif sur celles de Kilarion et Kath sur celles de Jaif, nous réussîmes à communiquer avec les femmes qui se trouvaient de l’autre côté. C’est ainsi que j’appris que Galli, ma robuste amie, faisait partie de Quarante, de même que la frêle Thissa aux yeux plissés, qui se consacrait à la sorcellerie, et une femme distante et maussade du nom de Hendy, qui me fascinait, car, enlevée dans son enfance par des habitants du village voisin de Tipkeyn, elle n’était revenue qu’à l’âge de quatorze ans. Il y avait encore la douce Tenilda, de la Maison des Musiciens, Stum, de chez les Charpentiers et Min, la Scribe, toutes de vieilles amies, et d’autres, comme Grycindil la Tisserande et Marsiel, de chez les Cultivateurs, que je ne connaissais pas du tout.
Il fallut nous armer de patience. C’était comme la prison. Nous fîmes un certain nombre de choses dont il n’est pas convenable de parler, car seuls ceux qui s’apprêtent à accomplir le Pèlerinage peuvent les connaître. Mais la majeure partie du temps s’écoulait dans l’oisiveté. Telle est la nature du temps passé dans le Pavillon du Pèlerin. C’est essentiellement une période d’attente. Il y avait des agrès que nous utilisions en permanence pour faire de l’exercice. Afin de nous distraire au long des mornes et interminables heures d’attente, nous faisions des suppositions sur la composition des repas qui nous étaient servis deux fois par jour, par d’étroites ouvertures percées dans les portes, mais le menu était toujours le même : gruau, haricots et viande grillée. Il n’y avait jamais de vin pour l’accompagner ni de feuilles de gaith à mâcher.
Nous chantions. Nous tournions en rond comme des fauves en cage. Nous devenions de plus en plus impatients et de plus en plus apathiques.
— C’est la dernière épreuve, expliqua Traiben. Si l’un de nous craque pendant cette période de réclusion, il sera remplacé par l’un des Trente. C’est leur dernière chance de s’assurer que nous sommes dignes d’entreprendre l’ascension.
— Mais si quelqu’un est incorporé maintenant, objectai-je, il saura qu’il n’est qu’un remplaçant. Ce qui fera de lui une sorte de Pèlerin de deuxième classe.
— Je pense que cela ne se produit que très rarement, répondit Traiben.
De fait, tout le monde tint le coup et continua même de s’affermir dans sa résolution tandis que s’écoulaient nos dernières semaines dans le Pavillon du Pèlerin. Aussi impatient que j’aie été de commencer mon Pèlerinage, je me souviens d’avoir atteint simultanément une sorte d’imperturbable sérénité qui me permit de supporter aisément l’attente des derniers jours. Et si l’on me demande comment on peut être en même temps impatient et serein, je ne pourrai donner de réponse satisfaisante, si ce n’est peut-être que seuls ceux qui font partie des Quarante en sont capables. Je finis même par perdre la notion du temps. Tout le monde était comme moi, sauf Naxa qui tenait le compte des jours à sa manière de Scribe et qui nous annonça un matin :
— Nous sommes le onzième jour d’Elgamoir.
— Le dixième, d’après mes calculs, fit doucement Traiben.
— Ah ! ah ! Il peut même arriver au brillant Traiben de se tromper, lança Naxa d’un air triomphant. J’affirme, par la barbe de Kreshe, que c’est le onzième jour d’Elgamoir et que, demain, nous serons sur Kosa Saag.
Traiben se renfrogna et marmonna quelque chose d’inaudible. Mais, ce soir-là, quand on nous passa nos plateaux par les fentes des portes, nous découvrîmes des bols de hammon fumant, de grosses tranches de kreyl rôti et de grandes cruches du vin de cérémonie, doré et mousseux, et nous comprîmes que le compte de Naxa était juste et que, pour une fois, Traiben s’était trompé, car c’était le festin du Départ que l’on nous servait et, le lendemain matin, notre Pèlerinage commencerait enfin.