19

Thrance nous informa que nous venions de pénétrer dans le Royaume du Kvuz. Il n’avait pas poussé ses explorations plus haut que ce Royaume qui, selon lui, était de loin le plus sinistre de tous.

— Pourquoi le plus sinistre ? lui demandai-je en songeant à l’existence sordide des prisonniers attachés par leur longue queue dans la caverne du Kavnalla et à l’apparente inhumanité des êtres à la peau grise et aux membres filiformes, soumis au Sembitol, qui arpentaient inlassablement les sentiers de haute montagne.

— Ici, répondit Thrance avec un haussement d’épaules, chaque homme est en guerre contre tous ses semblables. C’est le pire endroit que l’on puisse imaginer, mon garçon. Tu verras si je n’ai pas raison.

La beauté était assurément absente de ce Royaume. C’était un pays desséché, tout ridé, rappelant le morne plateau qu’il nous avait fallu si longtemps pour traverser, mais à l’aspect encore plus rude. Après avoir longé de petites montagnes en cône qui crachaient du feu, de la fumée et d’où s’échappaient des gaz à l’odeur pestilentielle, il nous fallut traverser une plaine noire, une sorte de mer de cendres où le sol craquait sous nos pas. De tous côtés nous voyions des lacs taris et des cours d’eau à sec dont il ne subsistait qu’un lit de rocaille. Chaque rafale de vent soulevait des nuages de poussière fine. De loin en loin, quelques gouttes d’eau sortaient de terre en formant des bulles et autour poussaient de pauvres bouquets d’arbustes au tronc noueux et aux ternes feuilles noires. Les seuls êtres vivants, qui s’enfuyaient à notre approche, étaient des animaux livides, dépourvus de pattes, ressemblant à des vers, mais longs comme le bras d’un homme et au corps entièrement couvert de courts piquants. Ils s’éloignaient avec une étonnante rapidité en se tortillant sur le sol sablonneux et disparaissaient précipitamment dans des nids souterrains.

J’avais du mal à imaginer comment une colonie aurait pu prospérer dans ce morne désert. En fait, j’avais la conviction que c’était un Royaume sans habitants et je fis part à Thrance de mes réflexions.

— Regarde là-bas, dit-il en montrant, sur notre gauche, une rangée de monticules érodés. Tu vois ces buttes ? C’est le Royaume.

— Quel Royaume ? Où donc ?

— Tu vois des trous, tout près du sol ? C’est là, à l’intérieur, qu’il se trouve.

En plissant les yeux pour me protéger de l’éclat du soleil, je parvins à distinguer, réparties de-ci de-là au pied des collines, de petites ouvertures à peine assez larges pour laisser le passage à un homme. On eût dit des terriers creusés par des animaux fouisseurs. Thrance me fit signe d’avancer et nous nous rapprochâmes. Je vis devant chacun des trous de petits faisceaux de pieux pointus fichés en terre pour former une sorte de palissade. Dans chaque ouverture des yeux brillants et soupçonneux étaient braqués sur moi.

— Ce sont leurs maisons, déclara Thrance d’une voix chargée de mépris. Ils restent terrés dans l’obscurité, chacun chez soi, tapis du matin au soir dans leur trou. Personne ne fait confiance à personne. Ils sont prêts à se battre contre tous les autres. Chacun dispose d’un moment pour sortir et se procurer de la nourriture. Si par hasard ils sont deux à sortir en même temps et qu’ils se rencontrent, l’un des deux périra. Ils sont persuadés que la population du Royaume est trop importante pour qu’il y ait à manger pour tout le monde et qu’il leur faut éliminer les autres pour espérer survivre.

— À quelle espèce appartiennent-ils ? demandai-je, stupéfait de ce que j’entendais.

— Ce sont des Transformés, répondit Thrance de sa voix éraillée, avec un petit rire. Des Pèlerins qui se sont égarés. Ils sont venus jusqu’ici, ont décidé de ne pas aller plus loin et se sont terrés dans ces trous.

Un éclair de fureur passa dans ses yeux.

— Sais-tu ce que je ferais, mon garçon, si nous avions le temps ? reprit-il. J’allumerais des feux, je les enfumerais, l’un après l’autre, et je les tuerais à coups de gourdin quand ils sortiraient de leur trou. Ce serait la chose la plus charitable à faire. Ils mènent une existence de morts vivants.

Pendant toute cette conversation, nous avions continué à marcher d’un bon pas. Les autres aussi avaient remarqué les trous et les yeux mystérieux au regard soupçonneux. Je vis Galli faire précipitamment les signes sacrés, Traiben tourner la tête avec une profonde curiosité et Kilarion, un sourire stupide sur les lèvres, pousser le petit Kath du coude pour l’inviter à regarder.

Hendy vint à ma hauteur et me saisit par le bras.

— Les as-tu vus, Poilar ? As-tu vu ces yeux ?

— Ce sont les habitants de ce Royaume, répondis-je en hochant la tête.

— Dans ces petits trous ?

— Ce sont leurs maisons. Leurs palais.

— Des humains ? s’écria-t-elle. Qui vivent là-dedans ?

Et ses doigts s’enfoncèrent si profondément dans ma chair que je grimaçai.

Juste à ce moment-là, à un coude du sentier, nous nous trouvâmes nez à nez avec un des habitants de ce Royaume. Il fut encore plus surpris que nous de cette rencontre. Ce devait être l’heure de son repas, car il était éloigné d’une douzaine de pas de son terrier et se dirigeait vers une source suintant au pied d’une déclivité, à une cinquantaine de pas de là. Il s’arrêta en nous voyant, pétrifié d’horreur, les yeux exorbités ; puis il découvrit de longs crocs jaunis et commença de faire claquer rapidement sa langue en émettant des sons si aigus et si forts que s’ils avaient été des couteaux, nous eussions tous été percés d’outre en outre.

Cet habitant du Royaume du Kvuz était un être répugnant, chez qui je ne percevais pas la plus petite trace d’humanité. Il était aplati sur le sol, un peu comme un serpent, mais un serpent pourvu de membres ; ses jambes étaient minuscules, atrophiées, mais ses bras, bien que courts, étaient fort développés et à l’évidence très musclés, et ils se terminaient par des griffes hideusement recourbées. Il était nu et glabre, avec une peau incolore qui pendait autour de son corps décharné et son visage, boursouflé, déformé par la peur et la haine, était tout en yeux et en bouche, avec des fentes à peine visibles en guise de narines, mais pas la moindre trace d’oreilles.

On avait envie de pleurer devant tant de laideur, mais aussi à cause de cette vie misérable et de la terrible transformation qu’il avait subie, car, si Thrance avait dit vrai, c’était, ou cela avait un jour été quelqu’un de notre espèce.

— Vermine ! hurla Thrance. Monstre !

Il ramassa une grosse pierre et s’apprêta à la lancer, mais je la lui arrachai de la main. L’être hideux leva les yeux vers moi et me considéra avec une telle stupéfaction qu’il interrompit fugitivement ses claquements de langue. Puis il saisit la pierre à son tour et la lança sur moi d’un revers de la main presque négligent. J’eus à peine le temps de baisser la tête. La pierre qui siffla à mes oreilles avait été lancée avec assez de force pour me fracasser le crâne.

— Tu vois ? s’écria Thrance. Tu vois comment ton geste charitable est récompensé ?

Il se baissa pour prendre une autre pierre et je crois que cette fois je l’aurais laissé faire. Mais la créature monstrueuse avait déjà fait demi-tour et filait vers son terrier à une vitesse stupéfiante, le ventre au sol, comme les animaux hérissés de piquants et dépourvus de pattes que nous avions vus s’enfuir en se tortillant. En quelques instants, elle fut hors de portée. Nous la vîmes qui nous observait avec des yeux haineux, dans l’obscurité de son trou. Elle lança à intervalles son cri sinistre, jusqu’à ce que le dernier d’entre nous eût disparu.

En passant devant l’endroit où l’eau suintait, nous vîmes le corps d’un de ses congénères, couché sur le flanc et déjà en décomposition. Une rencontre avait eu lieu récemment et une vie avait été prise. Ce n’était pas la seule : de petits tas d’ossements blanchis, disséminés autour du point d’eau, tombaient lentement en poussière sous le soleil implacable. Je poussai du pied un de ces squelettes et vis que la transformation s’était effectuée jusqu’aux os ; les jambes, bien que réduites à de simples appendices rabougris, avaient conservé leur structure osseuse.

Nous bûmes un peu d’eau – saumâtre, mais il fallut nous en contenter – avant de reprendre notre route.

Tel était le Royaume du Kvuz. Nous le traversâmes aussi vite que possible, car Thrance n’avait pas menti : l’endroit était véritablement sinistre. Chacun des Royaumes que nous avions traversés proposait une transformation différente aux Pèlerins incapables de résister à cette tentation. Le Kavnalla leur offrait une existence faite de pitoyable impuissance, le Sembitol un austère renoncement à toute individualité et le Kvuz l’isolement total, lugubre. Je me demandai quel attrait avaient pu y trouver ceux qui avaient choisi de vivre en ce Royaume ; ou plutôt quelle faiblesse de caractère avait pu pousser certains Pèlerins à en faire leur nouvelle patrie. Je constatai, et ce n’était pas la première fois, que le Mur était un révélateur, mais la nature de l’épreuve et l’essence de la réaction du Pèlerin demeuraient un mystère pour moi. Je savais seulement qu’au milieu des épreuves redoutables de l’ascension, le Mur offrait de mystérieuses tentations et que les éléments les plus faibles de chacun des Quarante étaient révélés par la force de l’invisible et secret feu du changement, agissant sous une forme différente selon les régions du Mur où l’on se trouvait.

De loin en loin, à mesure que nous avancions, nous remarquions des yeux fixes et brillants à l’entrée d’un trou creusé à flanc de colline, et, à chaque point d’eau, nous tombions sur des cadavres ou des ossements pulvérulents. Il nous fut même donné d’assister de loin à un combat entre deux des hommes-serpents qui s’étreignaient avec fureur en se tortillant désespérément.

Le sentiment de peur était tel dans ce Royaume que nous restions très près les uns des autres, marchant côte à côte chaque fois que c’était possible. Je demandai à Traiben s’il comprenait ce qui pouvait inciter un Pèlerin à faire défection pour s’installer ici ; il répondit en haussant les épaules que ceux qui y vivaient devaient avoir perdu la faculté de raisonner devant les difficultés de l’ascension et qu’ils avaient choisi de devenir des troglodytes, car ils ne se sentaient pas capables de surmonter de nouvelles épreuves. La réponse ne me parut gère satisfaisante, mais je dus m’en contenter.

Après quoi, je surveillai attentivement tous les membres du groupe, pour le cas où l’envie aurait pris l’un d’eux de suivre leur exemple. Mais aucun ne fut tenté de le faire.


Le pays était décidément inhospitalier dans tous les domaines. Nous entendîmes de nouveau des coups de tonnerre et nous vîmes des éclairs bleus, ce qui peut paraître bizarre quand rien n’indique qu’il va pleuvoir. Mais c’étaient des oiseaux qui les provoquaient, des oiseaux-foudre volant en rase-mottes et projetant de leur croupion des décharges de feu qui laissaient des traces noires sur le sol. Ijo le Clerc fut atteint au bras, mais la brûlure était sans gravité. Nous chassions les oiseaux-foudre en lançant une grêle de pierres, mais l’un d’eux revenait parfois à l’assaut et perforait le sol de ses projections ardentes. Un jour, nous vîmes rouler vers nous quelque chose qui ressemblait à une énorme roue de pierre aux bords tranchants ; mais il s’agissait d’une sorte d’animal dont c’était la manière de chasser. Il passa si près de Malti la Guérisseuse que je crus qu’elle allait avoir la jambe arrachée, mais elle s’écarta d’un bond au dernier moment. Talbol et Thuiman renversèrent l’animal à l’aide de leur gourdin ; dans cette position, il lui était impossible de se redresser et nous l’achevâmes à grands coups de gourdin.

Nous rencontrâmes d’autres animaux, tous aussi repoussants, mais nous réussîmes à les éviter et il n’y eut pas de blessé.

En chemin, Thrance nous divertissait en racontant des histoires sur ce qu’il avait vu pendant ses années d’errance en altitude. Il nous parlait d’autres crêtes habitées, de tel ou tel étrange Royaume, du faux Sommet qui n’aboutissait nulle part et avait coûté la vie à tant de Pèlerins qui avaient perdu des mois, voire des années, à parcourir vainement ses pentes. Il nous parla des Buveurs d’Étoiles qui vivaient sur une pointe de relief élevé et tiraient du ciel une énergie leur permettant de vagabonder librement toute la nuit, comme des dieux, mais qui devaient regagner leur corps avant l’aube pour ne pas périr. Il nous parla de ces endroits où les mirages devenaient réels et où la réalité se transformait en mirage ; des violentes tempêtes de la haute montagne où les nuages se coloraient de cinquante teintes et où de gigantesques baleines des vents aux couleurs de l’arc-en-ciel voguaient placidement dans le ciel. Il nous parla aussi, comme Naxa l’avait fait un jour, du Pays des Doubles, renversé au-dessus du Sommet et où vit notre autre moi dans une vie au-delà de la vie, qui nous observe avec une bienveillance amusée et glousse de plaisir quand nous commettons des erreurs ou quand on nous cause du tort, car lui est un être parfait.

— Quand nous serons plus haut, dit Thrance, nous verrons la cime du Pays des Doubles pointée vers le bas, touchant presque le Sommet. Et il paraît que vivent là-haut des Sorcières qui sont en contact avec le Double Monde et qui pourront nous projeter dans des rêves où il nous sera possible de consulter notre autre moi et de profiter de ses conseils.

Je demandai à Thissa ce qu’elle en pensait. Elle haussa les épaules et me répondit que Thrance parlait de choses dont il ne savait rien, qu’il inventait des histoires à dormir debout.

Cela me parut très vraisemblable. Thrance reconnaissait lui-même ne jamais avoir dépassé le Royaume du Kvuz et, même s’il avait passé des années à cette altitude où il avait probablement entendu nombre de récits de voyageurs, rien ne prouvait que ni ce qu’on lui avait raconté ni ce qu’il nous disait ne reposait sur un fond de vérité. Cela me rappelait les pompeuses leçons de nos années de formation à Jespodar, les histoires de rochers dansants, de démons arrachant leurs membres pour les lancer sur les Pèlerins, de morts qui marchaient avec des yeux derrière la tête. Les récits de Thrance me rappelaient par trop les histoires racontées aux jeunes et crédules aspirants Pèlerins par ces instructeurs qui n’ont jamais quitté leur village et ignorent tout de ce qu’ils sont censés enseigner. Nous avions vu d’étranges choses sur Kosa Saag, mais rien de ce genre, du moins pas encore. Et je me répétai encore une fois que le Mur est un monde en soi et que la vérité de sa nature ne peut être connue que de ceux qui vont la chercher eux-mêmes.

Les histoires de Thrance, même si elles n’étaient pas vraies, avaient le mérite de nous distraire et c’est ce dont nous avions le plus besoin pendant la traversée de cette contrée sinistre. Nous osions à peine dormir la nuit, de crainte de découvrir à notre réveil un des habitants du Royaume du Kvuz rampant parmi nous et découvrant ses crocs jaunis pour nous sauter à la gorge. Mais les oiseaux-foudre pouvaient aussi nous attaquer à la faveur de l’obscurité ou bien une roue énorme foncer au milieu de notre campement. Rien de tout cela ne se produisit, mais nous ne pouvions chasser ces dangers de notre esprit.

Nous atteignîmes enfin les abords de la frontière du Royaume du Kvuz. Mais cela n’avait rien de très rassurant, car, depuis plusieurs jours, une grande masse sombre avait commencé à apparaître au loin, juste devant nous. En nous approchant, il nous fallut nous rendre à l’évidence cruelle : une large et imposante paroi verticale se dressait devant nous, une haute barrière fermait le morne plateau et nous nous trouvions une fois de plus devant un mur à l’intérieur du Mur. Il nous faudrait assurément l’escalader si nous voulions poursuivre notre Pèlerinage, mais elle paraissait si abrupte que la chose était inimaginable.

Nous avions déjà eu à affronter ce genre d’obstacle et les difficultés du Mur nous avaient aguerris. Nous étions farouchement résolus à atteindre le Sommet et, après être arrivés aussi loin, aucun obstacle ne pourrait nous en dissuader. Mais, quand je demandai à Thrance s’il connaissait un chemin qui nous permettrait de franchir la terrifiante paroi, il eut d’abord son haussement d’épaules devenu familier et me répondit avec son détachement habituel :

— Je n’ai jamais réussi à aller plus loin. Il n’y a pas, à ma connaissance, de moyen de l’escalader.

— Mais le Sommet…

— Oui, fit-il, comme si j’avais proféré des sons dénués de sens. Le Sommet, le Sommet, le Sommet.

Sur ce, il me planta là et s’éloigna en riant tout seul.

Arrivés juste au pied de l’à-pic impressionnant, nous découvrîmes, comme c’est souvent le cas, que des fissures et des saillies, des crevasses et des cheminées nous permettraient probablement de l’escalader. Mais l’entreprise s’annonçait extrêmement périlleuse et nous avions perdu la majeure partie de nos cordes et de notre équipement dans l’éboulement de rochers qui avait failli nous ensevelir sur les pentes dominant le Royaume des Fondus.

J’étais au pied de l’obstacle, la tête levée, songeant à la terrible épreuve qui nous attendait, en compagnie de Kilarion, Traiben, Galli et Jaif quand ce dernier me tapota le coude et me demanda doucement de me retourner. Je pivotai rapidement sur moi-même.

Une étrange silhouette encapuchonnée venait de sortir de l’ombre comme une apparition et s’avançait vers nous d’une démarche lente et malaisée.

Quand il fut devant nous, l’inconnu repoussa le capuchon de sa robe, découvrant un visage comme je n’en avais jamais vu. Son corps aussi était d’aspect étrange, plus encore que celui de Thrance. Mince, grand, raide, il avait un port très curieux, comme si son corps était soutenu par une ossature très différente de la nôtre. Il avait des jambes trop courtes pour son torse, les épaules de guingois, des yeux anormalement enfoncés ; son nez, ses oreilles et ses lèvres, bien qu’aisément reconnaissables, ne ressemblaient guère aux nôtres. Il y avait aussi quelque chose qui n’allait pas dans ses mains. D’où je me tenais, je ne pouvais en être sûr, mais j’avais l’impression qu’en comptant ses doigts, je ne trouverais pas le nombre habituel, qu’il n’y en aurait que quatre à chaque main, cinq au plus. Et je ne voyais pas de ventouses. La peau de l’inconnu était très pâle, comme si elle était morte depuis longtemps, et ses cheveux, souples et touffus, ressemblaient à de l’étoupe noire. Sa respiration était sifflante et saccadée. Je me dis que je devais être en présence d’un autre Transformé, encore un de ces grotesques dont sont abondamment peuplés les Royaumes du Mur. Surpris et alarmé, j’eus un mouvement instinctif de recul, mais je me retins en voyant que le nouveau venu était à l’évidence très las et affaibli, comme si, après avoir longtemps erré dans la montagne, il était presque arrivé au bout de ses forces.

Il tenait à la main un petit instrument, une boîte qui avait le brillant du métal. Il la leva et des phrases sortirent de la boîte. Mais un accent marqué, très bizarre, les rendait inintelligibles, à tel point que je ne me rendis même pas compte de prime abord que l’inconnu s’exprimait dans notre langue. Il toucha ensuite quelque chose sur le dessus de sa petite boîte et répéta ce qu’il avait dit, mais, cette fois, curieusement, ses paroles articulées d’une voix douce, presque faible, étaient plus faciles à comprendre.

— S’il vous plaît… amis… Je ne vous veux pas de mal, amis…

Je le regardai, les yeux écarquillés, incapable de parler. Cet être dépassait en étrangeté tout ce que j’avais jamais vu. Et la voix sortant de la boîte semblait venir d’outre-tombe.

— Me comprenez-vous ? demanda-t-il.

Je hochai la tête en silence.

— Bien, poursuivit l’inconnu. Et avez-vous l’intention d’escalader cette paroi ?

— Oui, répondis-je, ne voyant aucun mal à cela.

— Bien. Si vous le faites, je vous demanderai de m’emmener avec vous. Il y a des amis qui m’attendent en haut et je n’arriverai jamais à grimper tout seul.

Je regardai mes compagnons et ils me rendirent mon regard. Nous étions tous bien incapables de dire quel genre de créature pouvait être ce voyageur épuisé ; même s’il nous ressemblait au premier aspect avec deux bras, deux jambes, une tête et la station verticale, les différences semblaient presque aussi grandes que les similitudes, peut-être encore plus.

Je songeai que, même pour un Transformé, il était décidément très étrange. À moins que ce ne fût pas un Transformé, mais encore autre chose, un dieu, un démon ou bien un personnage sorti d’un rêve, qui se serait mué en être de chair et de sang. Mais, dans ce cas, pourquoi aurait-il eu l’air si fatigué ? Un être surnaturel était-il sensible à la fatigue ? Ou bien cette apparence de profonde lassitude et de fragilité n’était-elle qu’une manière d’illusion destinée à nous abuser ?

Il tendit la main vers moi. Comme pour m’implorer, me supplier…

— Ce serait vraiment très aimable. Mes amis m’attendent, répéta-t-il. Mais je ne peux pas… il m’est impossible de…

— À quelle espèce appartenez-vous ? demandai-je en faisant dans sa direction quelques-uns des signes sacrés. Si vous êtes un démon ou un dieu, je vous conjure par tout ce qui est saint de dire la vérité. Répondez-moi : êtes-vous un démon ? Un dieu ?

— Non, dit-il.

Et son visage se retroussa sur un côté en une expression qui pouvait passer pour un sourire.

— Je ne suis pas un démon. Pas un dieu non plus. Je suis un Terrien.

Ce mot n’avait aucun sens pour moi. Je lançai un regard interrogateur à Traiben qui secoua la tête en signe d’ignorance.

— Un Irtiman ? demandai-je.

— Oui, un Irtiman.

— S’agit-il d’une variété de Transformés ?

— Non.

— Ni d’un démon, ni d’un dieu… Vous me le jurez ?

— Pas un démon, absolument pas. Je le jure. Et, si j’étais un dieu, je n’aurais pas besoin de votre aide pour remonter en haut de la montagne. N’est-ce pas ?

— C’est vrai, répondis-je en songeant que les dieux peuvent toujours mentir, si tel est leur bon plaisir. Mais je préférais ne pas y penser.

— Et ces amis dont vous parlez, poursuivis-je, ceux qui vous attendent en haut, ce sont aussi des Irtimen ?

— Oui. Ils sont comme moi. Ils sont de ma race. En tout, nous sommes quatre.

— Tous des Irtimen ?

— Oui.

— Et que sont les Irtimen ? demandai-je.

— Nous venons de… d’un endroit qui est très loin d’ici.

Ce devait être vrai. Un endroit très lointain et très différent. J’essayai d’imaginer tout un village peuplé de gens qui lui ressemblaient. Je me demandai comment étaient leurs Maisons, leurs rites, leurs coutumes.

— À quelle distance ? demandai-je.

— Très loin. Nous sommes venus en visiteurs. En explorateurs.

— Ah ! des explorateurs ! Venus de très loin.

Je hochai longuement la tête comme si je comprenais. D’ailleurs, j’avais peut-être compris. Ces Irtimen devaient appartenir à l’un des peuples inconnus qui, à ce que l’on racontait, vivaient de l’autre côté du Mur, au-delà des terres placées sous la domination du Roi, dans des contrées lointaines où personne de notre village ne s’était jamais aventuré. Ce devait être pourquoi son aspect était si étrange. Mais je me trompais. Il venait de beaucoup plus loin que l’autre côté du Mur, plus loin qu’aucun de nous ne pouvait l’imaginer.

— C’est la haute montagne que nous voulions explorer, reprit-il, juste les sommets. Mais j’ai pris la décision de descendre un peu, afin de me faire une idée des conditions de vie à cette altitude et maintenant je suis incapable de remonter, car cette paroi est trop difficile pour moi. Et mes amis m’ont informé qu’ils ne peuvent pas descendre pour venir à mon secours. Ils disent qu’ils ont leurs propres problèmes. Qu’il ne leur est pas possible pour l’instant de me prêter assistance.

Il s’interrompit un moment, comme si ce discours lui avait demandé un grand effort et l’obligeait à reprendre son souffle.

— Vous êtes des Pèlerins, n’est-ce pas ? Vous venez des basses terres ?

— Oui, c’est bien cela.

Une nouvelle question me vint à l’esprit, mais j’eus une hésitation ; j’avais presque peur de la poser.

— Vous dites que vous êtes allé tout en haut, fis-je au bout de quelques instants. Que vous avez atteint le Sommet ?

— Oui.

— Avez-vous vu les dieux ? Les avez-vous vus de vos propres yeux ?

Ce fut au tour de l’inconnu d’hésiter, ce qui m’étonna. Pendant quelques secondes, je n’entendis que le bruit de sa respiration sifflante, comme un soufflet de forge.

— Oui, répondit-il très doucement. Oui, j’ai vu les dieux.

— Vraiment ?

— Vraiment.

— Au Sommet ? Dans leur palais ?

— Oui, au Sommet, dit l’Irtiman.

— Il ment, lança sèchement Thrance.

Sa voix rauque me surprit. Il s’était approché discrètement pendant que nous parlions et je ne l’avais pas vu arriver.

Agacé, je lui fis signe de se taire.

— À quoi ressemblent-ils, les dieux du Sommet ? demandai-je à l’Irtiman. Dites-moi. Dites-moi à quoi ils ressemblent.

L’inconnu devint nerveux et mal à l’aise. Il fit quelques pas, il fouilla de la pointe de sa botte dans le sable, il fit passer dans son autre main la petite boîte de métal. Puis il tourna vers moi ses yeux étrangement enfoncés.

— Il vous faudra aller le découvrir par vous-mêmes, déclara-t-il enfin.

— Tu vois ? s’écria Thrance. Il ne sait rien ! Rien du tout !

— Si vous êtes des Pèlerins, poursuivit calmement l’Irtiman sans prêter attention aux exclamations de Thrance, il vous incombe de découvrir seuls les vérités profondes, sinon votre Pèlerinage n’aura plus de sens. Vous le savez bien. Qu’est-ce que cela vous apportera si c’est moi qui vous dis à quoi ressemblent les dieux ? Dans ce cas, vous auriez mieux fait de rester dans votre village et de lire des livres.

— Vous avez raison, acquiesçai-je en hochant lentement la tête.

— Bien. Ne parlons pas des dieux tant que nous sommes ici. Vous êtes d’accord ? Terminez votre Pèlerinage, mes amis. Vous découvrirez à quoi ressemblent les dieux quand vous serez arrivés tout en haut et que vous paraîtrez enfin devant eux.

— D’accord, fis-je, car je savais qu’il disait vrai. Nous devons terminer notre Pèlerinage. Aller jusqu’au Sommet… jusqu’à la demeure des dieux…

— Alors, vous m’emmenez avec vous ? demanda l’Irtiman.

De nouveau, je fus long à répondre. L’emmener avec nous ? Pour quoi faire ? Que représentait-il pour moi ? Il n’avait pas sa place dans les Quarante. Et il n’était même pas de notre race. Nous avons le devoir d’aider les nôtres, mais ce devoir ne s’étend pas aux habitants des autres villages et encore moins à ceux qui appartiennent à une race étrangère. De plus, cet Irtiman avait l’air à moitié mort, plus qu’à moitié, même. À quoi bon s’imposer une telle charge ? Il serait déjà bien assez difficile d’aider les plus faibles de nos Pèlerins, Bilair, Ijo, Chaliza et quelques autres, à se hisser jusqu’au sommet de l’abrupt.

Et puis il y avait Thrance, tel un ange noir, qui sifflait dans mon oreille les arguments qui se bousculaient déjà dans mon esprit.

— Laisse-le ! Laisse-le ! Il n’a plus de forces ! Ce sera un fardeau. Il n’est rien pour nous, rien du tout !

Je crois que ce furent les exhortations venimeuses de Thrance et l’éclat haineux de son regard qui firent pencher la balance en faveur de l’Irtiman. Cela et le sentiment que, si je l’abandonnais au pied de l’obstacle dans l’état d’épuisement extrême où il se trouvait, il n’y avait guère de chances qu’il puisse survivre très longtemps. Ce qui signifiait que j’aurais sa mort sur la conscience. Et de quel droit Thrance me dicterait-il la conduite à suivre, lui qui ne faisait même pas partie de nos Quarante ? Ne nous avait-il pas demandé lui aussi de le prendre avec nous et n’avions-nous pas accepté ? Comment pouvait-il maintenant refuser à autrui le même geste de bienveillance ? Je fis rapidement du regard le tour des visages qui m’entouraient, ceux de Traiben, Galli, Jaif, tous gens de bonne volonté, à l’âme pure, à l’esprit exempt du venin qui avait infecté Thrance. Et sur ces visages je lus un assentiment unanime.

— D’accord, dis-je à l’Irtiman. Nous allons vous emmener.

L’homme est parfois tenu de faire un geste de ce genre par pure charité, sans se préoccuper de savoir s’il suit la voie de la sagesse. Thrance, qui n’avait guère la compréhension de ces choses, poussa un grognement de dépit et s’éloigna en grommelant. Je suivis avec un regard de mépris et de colère mêlés son large dos déformé, asymétrique. Mais je sentis un peu de pitié qui venait tempérer mon mépris.


Avant d’entreprendre l’ascension de l’à-pic, je sortis la statuette de Sandu Sando le Vengeur que m’avait remise contre mon gré cette folle de Streltsa devant la borne de Denbail et que j’avais conservée dans mon sac depuis notre départ. J’eus l’impression que ce jour où nous avions atteint les limites supérieures du village remontait à mille dizaines d’années et je n’avais que rarement eu l’occasion d’y repenser. Mais je tenais à avoir la protection des dieux dans la terrible épreuve qui allait nous être imposée et même si le Vengeur n’était pas la divinité la plus appropriée à invoquer en la circonstance, la petite idole était le seul objet de piété dont je disposais. Je fis donc passer un bout de cordelette entre ses jambes, le nouai sur son petit pénis en érection et l’attachai autour de mon cou. Je demandai ensuite à Thissa d’exercer un charme pour l’escalade et ordonnai à tout le monde de s’agenouiller pour prier. Thrance se laissa, lui aussi, tomber à genoux mais je préférais ne pas savoir quel genre de prière il faisait ni à qui elle était adressée. Seul l’Irtiman resta debout, mais je crus voir ses lèvres remuer silencieusement. Puis nous commençâmes l’ascension.

Cela faisait bien longtemps que nous n’avions pas eu à effectuer une escalade de ce genre, sur une paroi rocheuse à pic et, même si notre longue marche d’un palier à l’autre de Kosa Saag nous avait extrêmement endurcis, notre résistance était quelque peu entamée. De plus, comme je l’ai déjà dit, nous avions perdu la plupart de nos cordes et de nos crampons, la majeure partie de notre matériel.

Nous allions donc devoir compter sur notre adresse, sur notre agilité, bien sûr, et aussi sur la chance, mais, par-dessus tout, sur la bienveillance des dieux. Il nous faudrait calculer avec la plus grande précision chacun de nos gestes sur cette paroi terrifiante. L’angle auquel nous pencher pour prendre appui sur la roche inclinée, l’équilibre à conserver entre la poussée d’un pied et la recherche d’appui de l’autre, le déplacement du poids du corps à chaque prise nouvelle, le placement des doigts dans les fissures dont notre vie dépendrait. Le cas de l’Irtiman exigeait certaines mesures particulières qu’il fallait prendre sur-le-champ ; avec une partie de la corde qui nous restait, nous confectionnâmes une sorte de panier ; je fis passer une extrémité de la corde autour de ma taille, laissant l’autre au solide Kilarion qui l’accepta avec sa bonne volonté coutumière, tandis que l’Irtiman était solidement attaché au milieu. Cela signifiait qu’il nous faudrait, à Kilarion et à moi, grimper en suivant une progression parallèle quelles que soient les différences de surface de la paroi que nous pourrions rencontrer chacun de notre côté. Mais je ne voyais pas d’autre solution. Kilarion aurait transporté l’Irtiman sur son dos, si je le lui avais demandé, mais il n’en était pas question. C’est moi qui étais responsable de la présence de l’étranger parmi nous et il m’incombait donc de partager les risques et les efforts pour le hisser jusqu’au sommet de l’abrupt.

Nous laissâmes le reste de corde aux grimpeurs les moins habiles, des femmes pour la plupart, auxquelles furent ajoutés Naxa et Traiben. Naxa ne cacha pas sa satisfaction, mais Traiben refusa de s’encorder, probablement parce qu’il en avait assez de toutes les faveurs de ce genre que je lui avais faites depuis notre départ, ou bien parce qu’il trouvait la situation gênante. Il fut d’ailleurs l’un des premiers à attaquer l’ascension, avec une célérité et un air de défi tels que mes craintes furent encore plus vives qu’à l’accoutumée.

Mais, dès le pied de l’à-pic, nous grimpâmes avec une précision et une maîtrise extraordinaires, dignes d’un groupe de fourmis, progressant verticalement sur la paroi rocheuse comme si nous marchions tranquillement sur une surface horizontale. Ce n’était évidemment pas si simple que cela. En nombre d’endroits, la pente, bien que raide, était pourtant tout à fait à notre portée et il nous suffisait pour avancer rapidement de nous pencher légèrement et de nous aider des mains pour assurer notre prise sur la saillie suivante. Là où la roche était lisse, nous avions toujours de quoi prendre un point d’appui. Je me trouvai à un moment dans une situation difficile où la seule voie à suivre consistait à franchir une étroite cheminée où il me fallait m’arc-bouter des pieds d’un côté en prenant appui sur le dos de l’autre, mais Kilarion m’attendit et m’aida même à franchir l’obstacle en tirant la corde avec laquelle nous étions attachés, ce qui me permit de soulager ma jambe torse.

Tout le monde progressait donc régulièrement. Je risquais de temps en temps un coup d’œil vers les autres et constatais que personne ne musardait. Galli s’était encordée avec Bilair, Traiben se trouvait plus haut que moi, Jekka et Malti grimpaient côte à côte, il y avait aussi Grycindil, Fesild et, plus loin, Naxa et Dorn. Nous étions éparpillés sur toute la paroi. Sur ma gauche, à une certaine distance, Thrance effectuait l’ascension tout seul, pivotant, se tortillant, se tordant en tous sens tel un animal rampant qui doit former une boucle de son corps à chaque mouvement sur le sol de la forêt. Quand son regard croisa le mien, il m’adressa un sourire féroce, comme pour me dire : Tu espères que je vais tomber, hein ? Il n’y a aucune chance, mon garçon, absolument aucune chance ! Mais il se trompait sur mes sentiments : je ne lui voulais aucun mal.

Puis je détournai les yeux pour m’absorber entièrement dans l’effort exigé par ma propre ascension. Je ne prêtai plus d’attention à rien d’autre qu’à la nécessité de trouver la prise suivante, puis la suivante et encore celle d’après.

Une pensée affreuse commença à me tarauder : et si la facilité inattendue de l’ascension endormait notre vigilance pour causer notre perte quand nous serions arrivés assez haut ? J’eus brusquement la vision de la montagne se secouant furieusement pour se débarrasser de nous comme on chasse des insectes et précipitant dans le vide tous mes compagnons de voyage, ceux qui étaient si chers à mon cœur, Traiben, Galli, Hendy, Jaif. Tous projetés l’un après l’autre dans l’abîme insondable où ils disparaîtraient à jamais.

Pendant quelques instants, je frémis de peur et faillis lâcher ma prise. Mais ce n’était qu’une idée noire qui me passait par l’esprit. Je tournai la tête de côté et d’autre et vis qu’ils étaient tous là, autour de moi, poursuivant l’escalade à une allure régulière.

Je retrouvai donc mon calme, momentanément, du moins. Mais, ce jour-là, mon âme avait dû être troublée pour une raison ou pour une autre. Peut-être était-ce la statuette du Vengeur de Streltsa qui exerçait sur moi un charme maléfique. Car une nouvelle et étrange sensation était en train de s’emparer de moi : j’avais l’impression d’avoir déjà fait tout cela. Je ne veux pas dire que j’avais déjà escaladé d’autres parois rocheuses très semblables, mais que j’avais escaladé celle-ci, que je l’avais escaladée à maintes reprises et que je l’escaladerais encore de nombreuses fois, que j’étais condamné pour l’éternité à escalader sans fin le même à-pic. Quand j’atteindrais le sommet, je me retrouverais en bas et il me faudrait recommencer. Et je sentis couler sur mes joues des larmes amères et brûlantes en songeant qu’il n’y avait pour moi aucun moyen d’aller de l’avant ni de retourner en arrière, qu’il n’y aurait que cet abrupt se déroulant éternellement devant moi comme un parchemin qui s’étend d’un côté cependant qu’il s’enroule de l’autre. Je vivrais sur cette paroi, je mourrais sur elle et, quand je reviendrais à la vie, je serais toujours en train de l’escalader et cela n’aurait pas de fin.

Saisi par l’angoisse et le désespoir, en proie sans doute à une sorte de folie, je continuai de grimper, cinglé par des coups de vents secs et chauds. D’un seul coup, il n’y eut plus rien au-dessus de moi. Mon rythme était devenu tellement machinal que je ne compris pas tout de suite où j’étais ni ce qui se passait. Je tendis une main tâtonnante vers la prise suivante, mais il n’y en avait pas ; je pris appui du pied gauche un peu plus haut sur la roche et levai de nouveau la main, mais, cette fois encore, je ne trouvai rien. J’eus l’impression d’être précipité dans un rêve à l’intérieur d’un autre rêve. Un grondement m’emplissait les oreilles et mon cerveau tournoyait dans mon crâne. J’entendis la voix de Kilarion, venant de très loin, et j’eus l’impression qu’il riait en parlant, mais ses paroles étaient indistinctes, comme des sons perçus sous l’eau.

C’est alors que je compris que j’avais dû arriver au sommet de la paroi, qu’il était impossible d’aller plus haut et je me hissai par-dessus le bord de l’à-pic. Ce faisant, je frottai le côté de mon cou contre quelque chose de dur et de tranchant, la cordelette qui retenait ma statuette se rompit et l’amulette tomba, rebondissant de rocher en rocher avant de disparaître. J’éprouvai un pincement au cœur de la perdre après l’avoir gardée si longtemps, mais j’étais en train d’achever le rétablissement qui allait me permettre de prendre pied au faîte de l’abrupt et je devais me concentrer sur ce qu’il y avait devant moi et non sur ce que je laissais derrière.

Je me hissai par-dessus le bord. Sur ma droite, Kilarion se rétablit au même moment et nous tirâmes l’Irtiman dans son panier de cordes.

Je fis deux pas devant moi, les jambes flageolantes, comme elles le sont souvent après une escalade aussi pénible, et il me fallut quelques instants avant que mes yeux soient en mesure d’embrasser le paysage dans toute son étendue. Ce que je découvris me laissa pantois, abasourdi jusqu’au tréfonds ; de tous côtés se dressaient des montagnes, une incroyable quantité de montagnes, une ceinture de pics de toutes formes et toutes dimensions s’étendant aussi loin que portait le regard. Il m’était déjà souvent arrivé d’avoir le sentiment que ce que nous appelions Kosa Saag était un empilement de chaînes de montagnes, un monde sans fin, s’élevant interminablement vers le ciel, et qu’il nous faudrait éternellement passer d’un niveau à l’autre, d’un royaume à l’autre. C’est encore une fois l’impression que j’eus, du moins à première vue.

C’est alors que je découvris une montagne qui dominait toutes les autres au centre de cette enceinte, une colossale montagne dentelée. Ses cimes sur lesquelles couraient des coulées de neige immaculées étincelaient au soleil et la pointe, enveloppée dans d’épais nuages, en était invisible. Le regard tourné vers ces hauteurs vertigineuses, je fus pris d’un tremblement, car il m’apparut avec une évidence aveuglante que je contemplais le dernier des pics, la montagne des montagnes, le seul et unique Sommet de Kosa Saag.

Загрузка...