16

Tous les regards étaient braqués sur nous, passant alternativement de lui à moi pour revenir se fixer sur lui. Ils voulaient voir comment j’allais réagir devant cette situation. Et je compris à l’éclat de leurs yeux et à l’expression avide de leur visage que l’étranger à la laideur répugnante les tenait sous son charme comme par magie, qu’il avait réussi à les séduire pendant ma courte absence. Il y avait en lui quelque chose de sinistre, d’effrayant et de farouche qui les attirait irrésistiblement. Ce qui est sinistre peut exercer une fascination irrésistible.

Cela me donna la chair de poule, comme si j’avais senti qu’un orage chargé d’éclairs allait s’abattre sur nous. Si cet homme était réellement Thrance et non quelque démon ayant usurpé son identité, il avait vraiment beaucoup souffert. Mais, malgré l’étendue des ravages, je sentais qu’il y avait encore en lui une grande vigueur, même s’il s’agissait peut-être d’une autre sorte de force que celle qu’il avait eue autrefois. Peut-être même sa force provenait-elle des ravages qu’il avait subis. Ce qui rendait ses réactions imprévisibles et faisait par conséquent de lui quelqu’un de dangereux.

Pendant un moment, nous nous mesurâmes du regard comme deux lutteurs se préparant à s’affronter. J’avais l’impression, en regardant au fond de ces yeux ternes et dissemblables, de plonger dans un abîme.

Je savais qu’il me fallait agir sans hésiter, faute de quoi il prendrait les devants pour s’assurer l’avantage. Je saisis donc sa main sèche, à la peau squameuse, et la serrai fermement en m’adressant à lui d’un ton cérémonieux.

— Je m’appelle Poilar, fils de Gabrian, fils de Drok. Je suis le chef de ces Quarante, partis de Jespodar pour accomplir le Pèlerinage. Que veux-tu de nous ?

— Je crois me souvenir de toi, répondit-il d’une voix traînante, comme s’il avait trouvé quelque chose de comique dans ce que j’avais dit ou dans la manière dont je l’avais dit. Mais oui, Poilar ! Un petit maigrichon qu’on voyait clopiner dans les rues du matin au soir et qui ne pensait qu’à jouer de méchants tours à tout le monde. Je ne me trompe pas ? Et te voilà devenu chef d’un groupe de Pèlerins ! Comme le temps change toutes choses !

J’entendis des rires nerveux dans les rangs de mes compagnons. Ils n’avaient pas l’habitude d’entendre quelqu’un se moquer de moi. Mais je parvins à me contenir et continuai de soutenir son regard.

— Je suis bien le Poilar dont tu parles. Mais, toi, es-tu vraiment Thrance ?

— J’ai dit que c’était mon nom. Pourquoi mets-tu ma parole en doute ?

— Je me souviens de Thrance. Je l’ai vu sortir du Pavillon des Pèlerins et s’élancer dans la rue. Il répandait une lumière, comme un soleil. Il était beau comme un dieu.

— Alors que je ne le suis pas ?

— Tu ne lui ressembles pas du tout. Non, pas le moins du monde.

— Eh bien, si tu dis vrai, je dois être devenu très laid. Il semble que j’ai subi certains changements désagréables depuis que je vis dans ces montagnes. Si je ne suis plus aussi plaisant à regarder que je le fus, je te prie de me pardonner, mon ami, si cela blesse ta vue. Vous tous, je vous demande de me pardonner, poursuivit-il en faisant aux autres une petite courbette ironique qui leur arracha des sourires gênés. Mais je suis quand même Thrance, fils de Timar, ancien Pèlerin de Jespodar.

— Peut-être. Peut-être pas.

— Si je ne suis pas Thrance, qui suis-je, je te prie ?

— Comment le saurais-je ? Tu pourrais être n’importe qui. Ou n’importe quoi. Un démon, un fantôme, un dieu sous des traits d’emprunt.

— Oui, fit-il en m’adressant de nouveau son sourire de tête de mort. C’est possible. Je pourrais être Sandu Sando ou bien Selemoy des soleils. Mais, en réalité, je suis Thrance. Le fils de Timar le Charpentier, qui était le fils de Diunedis.

— N’importe quel démon serait capable de me réciter le lignage de Thrance, ripostai-je. Ce n’est pas pour cela qu’il serait Thrance.

L’étranger parut amusé, à moins qu’il ne commençât à être agacé par mon entêtement.

— Avec ce genre d’arguments, nul ne pourra jamais convaincre personne de quoi que ce soit, déclara-t-il. Je peux donner la liste de mes ancêtres jusqu’à la dixième génération, nommer les vingt Maisons du village ou les Quarante de mon Pèlerinage, répondre à toutes tes questions, mais tu prétendrais encore que ce démon a pris tout cela dans l’esprit de Thrance dans le dessein de t’abuser. Très bien, tu n’as qu’à croire ce que tu veux. Pour moi, cela n’a aucune importance. Mais je te répète que je suis Thrance.

— D’où est venu cet homme ? demandai-je en me tournant vers Kath.

— Il est apparu d’un seul coup au milieu de nous, répondit-il. Comme s’il avait surgi du sol.

— C’est bien la manière d’un démon, fis-je en lançant un coup d’œil à l’étranger.

— Nous étions là, reprit Kath, entre nous, à attendre ton retour et, l’instant d’après, il était avec nous. « Je suis Thrance de Jespodar », annonça-t-il. Et, quand nous lui apprîmes que nous étions justement des Pèlerins de ce village, il s’est mis à rire comme un possédé, à sauter en l’air et à danser. Puis, d’un seul coup, il est devenu très grave, nous a pris par le poignet, Galli et moi, et a demandé, la mine sombre : « Alors, qui se souvient de Thrance ? Si vous êtes de Jespodar, vous devez vous souvenir de Thrance. » – « Nous n’étions que des enfants quand tu es parti, si tu es bien Thrance, a répondu Galli. Nous ne pouvons donc pas avoir des souvenirs précis de toi. » En entendant cela, il a éclaté de rire, puis il l’a attirée à lui, l’a embrassée et lui a mordu profondément la joue en disant : « Maintenant, tu te souviendras de moi. » Puis elle lui a demandé des nouvelles de son frère aîné qui était dans les Quarante de Thrance. Il connaissait le nom du frère, mais il a répondu qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il était devenu, ce qui a fait fondre Galli en larmes. Ensuite, il a demandé du vin. J’ai répondu que nous n’en avions pas à lui offrir. Cela l’a rendu furieux et il a répété qu’il était Thrance de Jespodar. Alors, Muurmut a pris la parole et lui a dit : « Thrance ou pas Thrance, nous n’avons pas de vin à te donner. » Et puis…

— Suffit, dis-je.

Pendant le discours de Kath, l’étranger s’était éloigné et il se tenait maintenant près de Tenilda, Grycindil et quelques autres femmes.

— Si c’est bien Thrance, dis-je, il a beaucoup changé par rapport à l’homme dont j’ai gardé le souvenir. Vous a-t-il parlé de ce qui lui était arrivé ?

— Non.

J’étais incapable de chasser de mon esprit l’image que j’avais conservée de Thrance, ce héros d’une beauté surnaturelle, et il m’était très difficile de la faire coïncider avec l’être décharné et hideusement transformé que j’avais devant les yeux. Malgré sa haute taille et sa carrure, rien ou presque dans ce débris humain ne pouvait justifier ses affirmations. De plus, même si je n’étais pas homme à m’effrayer facilement, ce que j’éprouvais en le regardant au milieu des femmes ressemblait fort à de la peur. Il semblait y avoir de la folie en lui et une étrange fureur rentrée qu’il avait de la peine à contenir. Si c’était bien Thrance et s’il avait passé toutes ces années sur le Mur, il pourrait nous être précieux comme guide dans le nouveau territoire où nous venions de pénétrer ; ce qui était presque sûr, en revanche, c’est qu’il serait une source d’ennuis. Je me pris à regretter vivement qu’il soit apparu parmi nous.

Je le vis revenir vers moi, le bras passé dans celui de Tenilda. À la regarder, la douce Musicienne aurait préféré se retrouver sur le plateau plutôt que de marcher aux côtés de l’être difforme qui prétendait s’appeler Thrance.

— Ils disent qu’il n’y a plus de vin, Poilar, fit-il en se penchant tout près de moi. C’est vrai ?

— Oui, nous l’avons fini depuis longtemps.

— Mais il doit bien t’en rester, insista-t-il avec un clin d’œil.

C’était le clin d’œil d’un regard mort, dépourvu de chaleur, de charme et d’enjouement.

— Du vin que tu as caché, pour ton usage personnel, hein ? Allons, mon ami… Partage ton vin avec moi, avant que nous quittions cet endroit pour commencer ensemble notre ascension. Fais cela pour le vieux Thrance. Buvons à notre réussite.

— Nous n’avons pas de vin, répétai-je.

— Bien sûr que tu en as. Je sais que tu en as. As-tu une idée du temps depuis lequel je n’ai rien eu de bon à boire ? Une idée des souffrances que j’ai endurées, seul sur cette montagne ? Sors ton vin, Poilar, et buvons ensemble.

Il avait parlé d’un ton monocorde qui ôtait à ses paroles tout caractère d’urgence. Je savais qu’il me mettait à l’épreuve, qu’il cherchait simplement à évaluer l’influence qu’il exerçait sur moi. Il n’avait vraisemblablement aucune envie de boire du vin. Il me fit un nouveau clin d’œil, aussi faux que le premier, et me poussa du coude, comme pour marquer une connivence entre nous, mais son geste manquait singulièrement de conviction.

— Rien que nous deux, reprit-il. Nous sommes frères, nous sommes tous deux boiteux. Regarde ! Regarde ma jambe ! Elle est encore plus tordue que la tienne !

— Le Thrance dont j’ai gardé le souvenir avait de bonnes jambes, répliquai-je. Et il n’y a plus de vin.

— Tu refuses toujours de croire que je suis celui que j’affirme être.

— Je n’ai rien d’autre que ta parole pour m’en convaincre.

— Et, moi, je n’ai rien d’autre que ta parole pour me convaincre qu’il n’y a plus de vin.

— Il n’y en a plus.

— Et, moi, je suis Thrance.

— Dans ce cas, tu es transformé au point d’en être devenu méconnaissable.

— C’est possible. Mais bien des transformations ont lieu sur Kosa Saag. Tu dois toujours garder cela présent à l’esprit, mon ami. Et maintenant, à propos de ce vin…

— Je vais le dire encore une fois et ce sera la dernière : il n’y a pas de vin.

Il me lança un long regard sceptique, comme s’il demeurait persuadé qu’il suffirait d’insister pour que je sorte un flacon de sa cachette. Mais il n’y avait point de cachette et je le considérai d’un regard si impassible qu’il comprit que je ne voulais pas ou, plus probablement, ne pouvais pas lui donner le vin qu’il réclamait.

— Eh bien, fit-il, si tu le dis, ce doit être vrai. Il n’y a pas de vin. Nous sommes bien d’accord. Et, moi, je suis Thrance. Nous sommes aussi d’accord là-dessus. Hein ? Bien, très bien. De quoi allons-nous parler maintenant ?


Mais j’en avais assez d’affronter cet homme devant tous les autres. Je lui indiquai du doigt un endroit dégagé, un peu à l’écart, et lui proposai de poursuivre notre conversation en privé. Il réfléchit quelques instants avant d’acquiescer de la tête et nous partîmes clopin-clopant, deux boiteux traînant la patte côte à côte, pour aller discuter entre nous. Comme il l’avait dit, sa difformité était bien plus marquée que la mienne. Il était tellement déjeté qu’il se tortillait et donnait l’impression de tituber à chaque pas, car il était obligé de pivoter à moitié sur lui-même pour lancer sa jambe en avant, à tel point qu’il me fallut réduire l’allure pour ne pas le distancer.

Nous trouvâmes un rocher couché sur le sol qui pouvait faire office de banc et nous nous installâmes face à face. J’hésitai un peu, essayant de mettre de l’ordre dans mes idées, mais il attendait que je prenne la parole. Peut-être commençais-je à lui inspirer un certain respect.

— Très bien, fis-je, je voudrais savoir ce que tu es venu faire ici et ce que tu attends de nous.

Ses yeux se mirent à briller. J’y lus pour la première fois une flamme de vie et non la seule force d’une volonté.

— Je veux me joindre à votre groupe. Je veux grimper avec vous jusqu’au Sommet.

— Comment serait-ce possible ?

— Quelle difficulté y a-t-il ? Vous me prenez avec vous ; je marche avec vous et je partage vos tâches ; nous allons ensemble jusqu’en haut.

— Mais les Quarante sont les Quarante. Nous sommes liés par un serment. Il ne nous est pas possible d’admettre un étranger dans notre groupe.

— Bien sûr que si. Il suffit de le décider. De dire : « Thrance, tu n’as qu’à te joindre à nous. Sois des nôtres. » C’est tout. Et je peux vous être très utile. Je connais bien les Royaumes qui vous restent à traverser alors que vous en ignorez tout.

— Peut-être. Cependant…

— Écoute, Poilar, je vais vous servir de guide. Vous profiterez de mon expérience. Elle n’a pas été acquise dans la facilité, mais je la mets à votre disposition. Je vous indiquerai comment contourner les obstacles ; je vous ferai éviter les fausses pistes ; je vous guiderai à l’écart des dangers. Pourquoi faudrait-il que vous souffriez autant que je l’ai fait ?

Il y avait une certaine logique dans son raisonnement. Mais jamais il n’avait été question pendant notre formation d’un précédent dont nous pourrions nous autoriser pour recruter un nouveau Pèlerin pendant l’ascension. Et la perspective d’avoir à supporter la présence quotidienne de ce grand étranger à la fois mystérieux et agité était loin de m’être agréable.

— Tu as déjà tes Quarante, lui dis-je. Pourquoi es-tu encore ici, après tant d’années passées sur le Mur ? Pourquoi n’es-tu pas avec eux, sur les cimes de la montagne ?

— Détrompe-toi, répondit-il, je n’ai plus personne.

Il ne restait plus rien de son groupe, des Quarante que j’avais vus partir avec tant de bravoure, l’année de mes douze ans.

Thrance me raconta qu’au début de l’ascension, au moment de choisir un chef, il avait été élu par acclamation. Mais – c’est du moins ce que je crus comprendre – il avait été un chef difficile, capricieux, violent et impétueux, de sorte que ses compagnons avaient rapidement commencé à s’éclipser, un par un, puis deux par deux, s’en allant à la dérobée, à la faveur de la nuit. D’autres, sans s’opposer à l’autorité de Thrance, avaient été victimes des pièges du Mur, disparaissant à jamais dans les différents Royaumes. C’est ainsi qu’il avait fini par se retrouver seul. Il avait passé toutes ces années à ce niveau du Mur et aux niveaux voisins, sans monter beaucoup plus haut ni descendre beaucoup plus bas, tournant en rond, errant sans fin dans ce paysage désolé de roche rouge déchiquetée. Une sorte de folie avait fini par lui brouiller la cervelle. Il lui arrivait d’oublier pendant de longues périodes qui il était et ce qu’il avait espéré devenir. Il lui arrivait aussi d’apercevoir d’autres groupes de Pèlerins, ceux des années suivantes, mais il restait caché, comme l’animal sauvage qu’il était devenu. Il se nourrissait de racines, de fruits à écale et des petits animaux qu’il réussissait à attraper. Il dormait à la belle étoile en toute saison.

L’extraordinaire vigueur qui avait fait de lui un athlète accompli lui avait rendu grand service. Son endurance était phénoménale, mais il passait ses journées en longues rêveries. De temps en temps, l’idée lui venait de reprendre son Pèlerinage, ou bien l’envie de redescendre dans notre village pour s’installer dans la rotonde des Revenants. Mais il ne faisait ni l’un ni l’autre. Cette région aride et dénudée du Mur était devenue sa véritable patrie. Elle constituait tout son univers. Il avait presque oublié pourquoi il vivait sur cette montagne. Mais, à ce qu’il prétendait, la mémoire lui était revenue en nous voyant déboucher de la cuvette verdoyante : le but était de grimper, d’arriver en haut. C’était apparemment la seule chose qui comptait pour lui : arriver en haut. Pas un mot sur les dieux, sur l’acquisition de la sagesse, ni sur de vieux serments à tenir. Le désir ardent d’atteindre le Sommet avait ressuscité en lui en dehors de toute autre considération. Il en avait assez de cette région du Mur et le moment était venu de reprendre sa marche en avant. Mais il se rendait compte qu’il lui serait impossible d’aller très loin en restant seul. Voilà pourquoi il venait nous faire cette proposition : accepter dans notre groupe un nouveau membre, endurci par l’expérience, connaissant la plupart des périls qui nous guettaient. Si nous l’acceptions parmi nous, il se rendrait utile en nous aidant à éviter les embûches du chemin. Mais, si nous en décidions autrement, il nous souhaiterait bonne chance et attendrait l’arrivée des Pèlerins de l’année suivante.

Il se tut et, l’air indifférent, attendit que je prenne la parole.

— Tu n’as fourni dans ce long récit, fis-je observer au bout d’un moment, aucune explication sur la manière dont se sont produits ces changements dans ton apparence. Pas plus que sur l’endroit où cela s’est passé ni sur la raison.

— Est-ce vraiment un grand mystère ? Tu n’es pas sans savoir que, sur Kosa Saag, l’imprudent court de grands risques de subir des transformations. Même celui qui est sur ses gardes en est parfois victime.

— Oui, fis-je, je le sais. Plus bas, dans le Premier Royaume, celui des Fondus, j’ai vu ce qui peut arriver. C’est là que tu…

— Non, ce n’est pas là, me coupa-t-il d’un ton dédaigneux, tandis qu’une ombre passait sur son visage défiguré. C’était plus haut. J’ai traversé le Premier Royaume sans difficulté. Qui aurait envie de vivre dans ce pays inhospitalier et d’adorer des démons qui boivent le sang de leurs fidèles. Non, Poilar, je ne suis pas un Fondu. Ils ne valent guère mieux que des animaux, comme tu as sans doute pu le constater. Moi, je fais partie des Transformés. De mon plein gré et parce que je pensais que cela me procurerait un avantage.

La différence me semblait fort subtile : Fondu, Transformé, ce n’était qu’une question de vocabulaire. Dans les deux cas, c’était une affreuse mutilation. Mais je m’abstins de tout commentaire.

— Veux-tu en parler ? lui demandai-je.

— C’est dans le Royaume du Kavnalla que j’ai subi cette transformation. Je devrais dire une transformation partielle. L’opération est restée inachevée, ce qui explique pourquoi j’ai maintenant cette apparence.

— Le Kavnalla ? répétai-je, car ce nom ne me disait rien.

— Oui, le Kavnalla. Tu découvriras bien assez tôt de quoi il s’agit, mon ami. Tu auras l’occasion de saluer le Kavnalla en personne et d’écouter son chant. Et, à moins de faire très attention, tu seras tenté de t’offrir à lui comme je l’ai fait et de rejoindre les légions des Transformés.

Je pensai à la voix silencieuse que Traiben et moi avions perçue le matin même, pendant notre reconnaissance, ce silencieux murmure enjôleur qui nous exhortait à avancer. Était-ce le chant de ce Kavnalla dont parlait Thrance ? Très probablement. Mais nous avions réussi à échapper sans difficulté à l’attrait de cette voix.

— J’en doute fort, répliquai-je. Je ne me laisse pas si facilement séduire.

— C’est vrai, Poilar ? Tu le crois réellement ?

Il sourit, de ce sourire condescendant devant lequel je me sentais comme un enfant.

— Eh bien, peut-être, reprit-il. Il est vrai que tu as l’air fait d’une autre étoffe. Mais ne t’y trompe pas, le Kavnalla en a séduit plus d’un. Je fais partie de ceux-là.

— Raconte-moi.

— Je le ferai en temps voulu, quand nous arriverons aux portes de son Royaume. Ce que je vais te dire maintenant, tu le soupçonnes déjà : ma transformation fut la plus grosse erreur de ma vie. Je croyais pouvoir entrer dans le jeu du Kavnalla et gagner la partie. En réalité, j’étais persuadé de pouvoir devenir Roi sur cette montagne. Quand j’ai pris conscience de mon erreur, j’ai réussi à m’échapper – et ils sont rares, très rares, ceux qui y parviennent, mon garçon –, mais pas avant d’avoir été transformé en ce que tu as devant les yeux, un changement de forme qui est irrémédiable.

Il fixa sur moi un regard perçant comme une vrille. Le « mon garçon » condescendant, glissé dans une phrase, ne m’avait pas échappé, mais je décidai de ne pas le relever.

— Le chant du Kavnalla exerce une puissante séduction, poursuivit-il. J’ai appris à faire ce qu’il fallait pour ne plus l’entendre, mais trop tard.

— Et ce Kavnalla, demandai-je, il est loin d’ici ?

— Son domaine est le prochain Royaume. Tu peux y arriver en très peu de temps.

C’était donc bien la voix du Kavnalla que nous avions entendue.

Si vous n’y prenez garde, expliqua Thrance, avant de comprendre ce qui vous arrive, vous vous alignerez, tes compagnons et toi, pour vous offrir à la transformation. C’est là, dans le Royaume du Kavnalla, que j’ai perdu la plupart de mes Quarante. Et, comme tu peux le constater, j’ai bien failli me perdre moi-même. Le malheur a frappé plus d’un Pèlerinage dans le Royaume du Kavnalla. Le feu du changement y est très fort ; il s’élève du sol comme un bouillonnement et assujettit tout ce qui ne lui résiste pas.

— Dans ce cas, nous l’éviterons, répondis-je aussitôt. Il n’y a pas qu’un seul chemin qui mène au Sommet.

— Non. Non, vous n’avez pas le choix, il faut passer par là. Crois-moi, je sais de quoi je parle. J’ai parcouru tous ces sentiers de long en large, mon garçon. Si tu veux vraiment atteindre le Sommet, il n’y a pas d’autre chemin que celui qui traverse le Royaume du Kavnalla. Après, c’est celui du Sembitol et ensuite le Royaume du Kvuz.

Sembitol, Kvuz… Ces noms ne m’évoquaient absolument rien. Décidément, on ne nous avait rien appris au village. Rien du tout.

— Comment puis-je avoir la certitude qu’il n’existe pas de route plus sûre ? demandai-je.

— Je suis allé partout, j’ai tout vu et je sais par où il faut passer.

— Et si tu mentais ? Si tu étais un agent du Kavnalla envoyé pour gagner notre confiance et nous conduire droit entre ses mains.

Mes paroles provoquèrent une flambée de colère. J’eus pour la première fois l’impression qu’il jetait le masque pour se montrer tel qu’il était en réalité, angoissé, violent, tourmenté. Il cracha par terre, leva les bras et bondit sur ses pieds, puis il fit quelques pas de sa démarche titubante qui faisait ressembler la mienne à un pas de danse. Quand il pivota pour se retourner vers moi, ses yeux flamboyaient de rage.

— Quel imbécile tu fais, mon pauvre garçon ! Comme tes petits soupçons mesquins sont absurdes ! Si tu me prends pour un espion, tu n’as qu’à aller voir sans moi ! Entre dans la grotte du Kavnalla, embrasse-le sur la joue et murmure-lui à l’oreille que Thrance lui transmet toute son affection ! Tu verras bien ce qui t’arrive ! Tu verras quelles merveilleuses transformations il te fera subir ! Ou plutôt non… Tu n’as qu’à suivre un autre chemin, si tu préfères éviter le territoire du Kavnalla. Libre à toi de prendre la direction de l’orient et de gravir ce versant en haut duquel t’attend un lac d’eau bouillante. Libre à toi de choisir l’occident et de t’engager dans le territoire des buveurs de ténèbres. Comme ça te chante, mon garçon ! Comme ça te chante !

Il partit d’un rire amer.

— Un agent du Kavnalla ! reprit-il. Mais oui, bien sûr ! Tu m’as démasqué ! Quel observateur perspicace tu fais ! Vois comme le Kavnalla a fait de moi un être d’une grande beauté ! Et, pour exprimer ma gratitude, je vais tous vous conduire à lui, afin qu’il vous confère la même beauté ! Comme ça te chante, mon garçon, conclut-il avec un geste méprisant de sa main déformée avant de me tourner le dos.

Après un long silence, je lui posai très doucement une seule question.

— Qu’attends-tu de nous, Thrance ?

— Tu me l’as déjà demandé. Et je t’ai déjà répondu.

— Gravir la montagne avec nous… C’est tout ?

— Je ne demande rien d’autre. J’ai vagabondé dans cette montagne pendant je ne sais combien d’années. J’ai vécu si longtemps sans la moindre compagnie que le bruit de ma propre respiration m’est devenu insupportable. Je veux reprendre ma route. Je ne saurais dire pourquoi, mais c’est ce que je veux. Emmenez-moi et je partagerai avec vous tout ce que je sais sur les Royaumes qui restent à traverser. Ou bien laissez-moi ici et poursuivez votre route sans moi, si vous y parvenez. Cela m’est bien égal. Tu comprends, mon garçon ? Plus rien ne me touche !… Quand je pense qu’il me soupçonne d’être un agent du Kavnalla ! ajouta-t-il en secouant la tête.

— Il va falloir voter, déclarai-je.


Le débat fut serré et animé. Thrance s’était retiré au bord de la falaise, hors de portée de voix, et ne lançait que de loin en loin un regard dans notre direction, tandis que nous discutions. Au début, nous étions à peu près également partagés. Naxa, Muurmut, Seppil et Kath étaient les plus véhéments pour s’opposer à l’entrée de Thrance dans notre groupe, alors que Marsiel, Traiben, Tull et Bress le Charpentier soutenaient sa candidature et que l’opinion des autres semblait fluctuer au gré des arguments du dernier qui avait pris la parole. Muurmut, parlant au nom de l’opposition, affirma que Thrance était un démon et un fou qui ne pouvait que semer la zizanie dans notre groupe et nous détourner de notre but. Traiben, s’exprimant avec son calme habituel pour l’autre camp, concéda que Thrance pouvait avoir l’esprit dérangé, mais fit observer que, contrairement à tous les membres de notre groupe, il s’était déjà aventuré plus haut sur le Mur et qu’il était de notre intérêt de tirer parti de tous les renseignements que Thrance était susceptible de nous fournir sur ces régions qui nous étaient totalement inconnues.

Pendant toute la discussion, je me bornai à tenir le rôle de président de séance, donnant la parole aux autres sans exprimer ma propre opinion. En partie parce que je demeurais dans l’incertitude : tout en reconnaissant que le point de vue de Traiben n’était pas dépourvu de bon sens, je penchais fortement pour celui de Muurmut, mais il me paraissait si singulier d’accorder la préférence à Muurmut que je ne savais que dire. D’autre part, j’avais pris le temps de consulter Thissa avant le début de la réunion, et elle m’avait avoué avec embarras que sa magie ne lui était d’aucune utilité : elle trouvait Thrance si bizarre et effrayant qu’il lui était extrêmement difficile de lire dans son âme. C’était un argument en soi pour ne pas l’accepter parmi nous, mais Thissa ne l’invoqua pas pendant le débat.

Je demandai un vote préliminaire, pas un engagement, juste pour prendre la température du groupe ; le résultat fut de huit voix contre huit, avec plus de la moitié d’abstentions.

Grycindil, qui n’avait encore rien dit, demanda la parole.

— Ce serait de la bêtise de ne pas l’emmener avec nous, déclara-t-elle. Comme Traiben l’a dit, il sait un certain nombre de choses dont nous ignorons tout. Et puis qu’avons-nous à redouter d’un homme seul face à tout notre groupe ?

— C’est vrai, dit Galli, qui, elle non plus, n’avait pas encore pris part à la discussion, s’il nous crée des ennuis, nous pourrons toujours nous débarrasser de lui.

Un éclat de rire général accueillit ses paroles. Mais je vis que l’intervention de ces deux femmes volontaires avait grandement contribué à faire pencher la balance en faveur de Thrance. Muurmut le comprit aussi ; le visage renfrogné, il se mit à marcher de long en large en lançant des regards noirs à Grycindil qui, bien qu’étant sa maîtresse du moment, avait pris le parti de Thrance.

— Et toi, Poilar, demanda alors Hendy en se tournant vers moi, qu’en penses-tu ? Tu n’as encore rien dit. Le moment n’est-il pas venu de nous faire part de ton opinion ?

Quelques-uns de mes compagnons en restèrent bouche bée, trouvant qu’elle ne manquait pas d’audace de m’interpeller de la sorte, d’autant plus que tout le monde savait que nous étions amants depuis peu. Je fus agacé de la voir me forcer la main et lui lançai un regard irrité ; mais je vis que ses yeux brillaient d’amour pour moi. Elle n’avait aucun désir de me nuire et s’était simplement adressée au chef du groupe pour l’exhorter à prendre ses responsabilités.

Tous les regards se tournèrent vers moi.

— Je suis d’accord avec Muurmut, commençai-je d’une voix lente, en m’efforçant de mettre de l’ordre dans la confusion de mes pensées, pour dire que Thrance risque de nous causer des ennuis. Mais je partage l’opinion de Traiben qui pense qu’il pourra nous être utile. Après avoir balancé le pour et le contre, j’ai tenu compte de ce que Galli a dit, à savoir que, s’il crée des problèmes, nous aurons toujours la possibilité de nous débarrasser de lui. En conséquence, je vote pour son admission.

— Moi aussi, déclara Grycindil.

— Moi aussi, fit Galli, aussitôt imitée par Malti et plusieurs de ceux qui ne s’étaient pas encore prononcés.

J’avais réussi à les faire changer d’avis. Des mains se levaient, l’une après l’autre. Muurmut s’inclina en grommelant et s’éloigna à grands pas, le visage buté, entraînant dans son sillage ses fidèles Seppil et Talbol. Tous les autres suffrages allèrent à Thrance, sauf celui de Thissa qui leva les deux mains, la paume tournée vers l’extérieur, pour indiquer qu’elle ne pouvait se prononcer. L’affaire était réglée. Je m’avançai vers Thrance qui, le dos tourné, avait le regard perdu dans les lointains obscurs, au-delà des terres qui s’étendaient en contrebas.

— Le vote a tourné en ta faveur, lui dis-je. Maintenant, tu es des nôtres.

La nouvelle ne sembla pas véritablement le transporter de joie.

— C’est vrai ? fit-il. Très bien, je suis des vôtres.

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