23

J’avais imaginé une fosse bouillonnante aux eaux brûlantes et agitées, effervescentes et écumantes, d’où s’élèveraient avec violence des sifflements stridents ; au lieu de quoi je découvris un lieu où régnait une étonnante tranquillité. Il n’y avait devant nous qu’une excavation grise et ovale, entourée par un étroit rebord de boue plus claire. La seule indication que nous étions en présence de quelque chose d’anormal était le doux rayonnement orange qui montait comme une brume de sa surface.

Sept petits monticules, semblables à des boursouflures à la surface du sol, étaient alignés en bordure du Puits.

En les voyant, je fus saisi d’une peur comme j’en avais rarement éprouvé de semblable de ma vie. Mon âme fut secouée comme par un séisme. Je me représentai mon père d’après la seule image dont j’avais gardé le souvenir, celle d’un homme grand et robuste, aux yeux étincelants, qui me lançait gaiement en l’air et me rattrapait dans ses bras. Puis je me retournai vers les tumulus en me demandant lequel des sept lui servait de sépulture et ne pus retenir un frisson de terreur. Il m’était presque insupportable de regarder l’endroit où il avait subi son horrible transformation. Je sentis le froid remonter le long de mes jambes, comme si elles avaient été plongées dans de l’eau glacée. Je perçus des murmures dans mon dos et me doutai de ce que les autres disaient.

Mais je m’avançai d’un pas vif. Le seul moyen de vaincre sa peur est de la repousser sans lui laisser le temps de l’emporter. Je m’agenouillai près des sept tumulus et posai délicatement la main sur le plus proche, songeant que c’était le premier et que, en conséquence, ce devait être celui de mon père. Peu importait si je me trompais. Dès l’instant où ma main toucha les pierres, un calme profond m’envahit. Il était là, quelque part. Je savais que je devais être près de lui.

Une légère chaleur provenait du tumulus. Elle semblait sans danger. Je fermai les yeux et murmurai quelques mots à voix basse. Puis je ramassai une poignée de cailloux, pris un peu de terre sablonneuse dans le creux de ma main et dispersai le tout sur le tumulus que je croyais être celui de mon père, et aussi sur les autres, en manière d’offrande. Je priai pour son repos éternel. Je priai également pour la paix de mon âme, au moment d’affronter la dernière et terrible épreuve.

Puis je me relevai et traversai le rebord boueux pour m’avancer jusqu’au bord du Puits vers lequel je penchai la tête. Je ne vis que la surface d’une eau grise, terne, qui ne reflétait rien. À cette distance, le rayonnement orange provenant du Puits était ténu, indistinct, un voile très léger.

Je fis machinalement les signes destinés à me protéger d’une influence magique ; et pourtant je savais que ce lieu n’avait rien de magique, pas plus que le feu du changement qui palpite dans les régions inférieures du Mur n’est doté d’une force magique. J’avais la conviction qu’il s’agissait d’un endroit tout à fait naturel où, de la structure interne du sol, émanait un pouvoir qui effaçait du corps le passage des ans. Dans notre petit village douillet, nous étions à l’abri de pouvoirs de ce genre, mais, sur les dernières pentes du Mur, les forces de l’univers s’exercent librement et notre corps mutable est soumis de toutes les manières à leur puissante action.

Je me sentais étrangement calme. Voici la vie, me dis-je. Voici la mort. À toi de choisir : une ou deux secondes te rendront la jeunesse, une minute et c’est la mort. Cela me semblait très bizarre et pourtant je n’éprouvais ni véritable terreur ni émerveillement particulier. Je ne désirais ni la jeunesse ni la mort que ce lieu pouvait m’apporter ; tout ce que je voulais, c’était faire ce que j’avais fait devant la sépulture de mon père et reprendre ma route. Peut-être le Pèlerinage avait-il déjà duré trop longtemps pour moi. La terreur et l’émerveillement, je le soupçonnais, étaient des sentiments que j’avais laissés en chemin.

— Alors ? fit une voix âpre dans mon dos. Allons-nous sauter là-dedans pour retrouver la beauté de la jeunesse ?

C’était Thrance. Je me retournai, le regard noir. J’aurais été capable de le tuer. Mon moment de sérénité avait volé en éclats et cela me mettait hors de moi. Mais je parvins à contenir ma fureur.

— Tu ne te trouves donc pas assez beau comme tu es ? demandai-je.

Il éclata de rire sans répondre.

— Vas-y donc ! lui cria Galli. Tu n’as qu’à plonger, Thrance ! Montre-nous ce que le Puits peut faire !

— Allons-y ensemble, belle dame, répliqua Thrance en s’inclinant devant elle.

Il y eut deux ou trois rires nerveux, d’autres qui semblaient sincères et même quelques applaudissements. Je n’en revenais pas. Chaque mot de ce badinage laissait dans mon âme une trace douloureuse ; et pourtant mes compagnons paraissaient amusés.

Je sentis de nouveau la tension et l’effroi monter en moi. Je ne parvenais pas à comprendre comment j’avais pu atteindre ici, même d’une manière fugace, à une telle tranquillité d’âme. Ce lieu était haïssable.

— Suffit, dis-je. Je trouve cette comédie de très mauvais goût. Il faut repartir.

Je levai la main vers l’endroit où la couche de nuages barrait le ciel comme une bande de métal.

— Le Sommet est là, tout près. En route.

Mais personne ne bougea. J’entendis d’autres murmures et un petit rire gêné. Kilarion fit mine d’entraîner Naxa vers le bord du Puits et Naxa, l’air faussement outragé, fit semblant de marteler la poitrine de Kilarion à coups de poing. Le sourire aux lèvres, Kath suggéra stupidement de rapporter un peu d’eau à Jespodar pour la vendre. Je les considérai avec stupéfaction. Avaient-ils tous perdu l’esprit ? Jamais je ne m’étais senti si seul qu’à cet instant où je vis tous les regards de mes compagnons tournés vers le Puits. Je lus de la fascination sur certains visages, une sorte d’avidité sur d’autres ou encore un mélange d’enjouement et d’excitation. Les sept petites sépultures ne semblaient avoir aucune signification pour eux. Traiben avait les yeux écarquillés de curiosité brûlante. Gazin, Marsiel et deux ou trois autres fixaient le Puits d’un air grave, comme s’ils avaient l’intention, dans les instants qui venaient, de s’y plonger. Hendy elle-même semblait tentée. Seule Thissa paraissait consciente des dangers que recelait le Puits, mais elle aussi avait dans les yeux une étrange lueur méditative.

Poussant, hurlant, tirant, je parvins à les écarter de là. Nous remontâmes l’étroite piste menant au sentier principal. En nous éloignant du Puits, l’enchantement sembla se dissiper : les ricanements idiots et les lourdes plaisanteries cessèrent.

Mais nous avions payé tribut au Puits en lui abandonnant deux des nôtres.

Je crus d’abord qu’il en manquait trois, car, quand je fis halte pour nous dénombrer, je m’arrêtai à quinze, sans compter Thrance. Il manquait une femme – Hilt des Charpentiers – et deux hommes. Lesquels ? Je fis l’appel. « Kath ? Naxa ? Ijo ? » Ils étaient présents. Quelqu’un dit que Gazin le Jongleur n’était pas avec nous. Puis, d’un seul coup, je me rendis compte que je ne voyais Traiben nulle part.

Par tous les dieux ! Traiben ! L’idée était insupportable. Sans m’occuper de ce que les autres pouvaient penser, je fis demi-tour et repris à toutes jambes la direction du Puits en espérant qu’il ne serait pas trop tard pour l’arracher à ses eaux mortelles.

Mais je le découvris, qui gravissait le sentier avec entrain.

— Poilar ? fit-il en me voyant foncer vers lui.

Je faillis le heurter de plein fouet et ne parvins à l’éviter qu’en faisant un écart au dernier moment et en me jetant contre un rocher qui se dressait au bord du sentier comme une grande dent acérée. Le choc me coupa le souffle et je dus m’accrocher à la roche, l’entourant de mes bras, jusqu’à ce que ma respiration redevienne normale.

— Tu as donc cru que je m’étais jeté dans le Puits, Poilar ? fit Traiben.

— À ton avis ? répondis-je en laissant éclater ma fureur.

Il me sourit. Je ne lui avais jamais vu un tel air de fausseté.

— Tu sais bien que je n’aurais jamais fait ça. Mais Gazin et Hilth l’ont fait, eux.

Je m’y attendais à moitié, mais n’en fus pas moins bouleversé.

— Quoi ? m’écriai-je. Où sont-ils ?

Je vis sur le visage de Traiben qu’ils n’étaient pas ressortis du Puits, qu’ils n’avaient pas utilisé son eau comme un bain de jouvence, mais bien pour mettre fin à leurs jours. Je compris que Traiben avait dû assister à toute la scène, observer de son air pensif et froid, regarder avec l’intérêt distant d’un bon élève un homme et une femme avec qui il était lié par un serment dissoudre leur corps devant ses yeux. À cet instant, s’ouvrit entre Traiben et moi un gouffre qui n’avait jamais existé et je sentis une tristesse infinie m’envahir ; et pourtant, au fond de moi-même, je savais qu’il avait toujours été comme cela, que je n’avais aucune raison de m’en étonner.

Nous repartîmes ensemble jusqu’au Puits. J’avais imaginé que nous pourrions repêcher les corps ratatinés et élever deux petits tumulus à côté des autres, mais il n’y avait pas la moindre trace de Gazin et de Hilth. Du bord du Puits nous remuâmes l’eau avec de longues perches trouvées à proximité, selon toute vraisemblance celles que le père de mon père avait utilisées pour en retirer les squelettes de mon père et de ses six compagnons. Mais nous ne trouvâmes absolument rien.

C’est alors que je compris que mon père et ses amis, le corps déjà réduit à la taille de celui d’un petit enfant, avaient dû changer d’avis juste avant la fin, un revirement de leur âme torturée les poussant à essayer de sortir du Puits, et avaient péri au bord en se tenant par la main. Au contraire de Gazin et Hilth qui, eux, s’étaient totalement abandonnés. Je n’essayai même pas de comprendre pourquoi. Nous élevâmes quand même des tumulus à leur mémoire, puis nous partîmes, Traiben et moi, rejoindre le reste du groupe. Je les informai de ce qui s’était passé. Un peu plus tard, tandis que nous avancions le long d’une langue rocheuse qui semblait nous mener droit dans le vide, Traiben proposa de me décrire la scène dont il avait été témoin. Le regard que je lui lançai fut si terrible qu’il s’éloigna aussitôt et ne revint me voir qu’au bout de plusieurs heures.


Nous avions pénétré dans la zone du brouillard. Il nous enveloppait comme un épais manteau ouaté et nous avions, à chaque pas, l’impression de nous enfoncer un peu plus dans un rêve.

C’était la fin de tous nos efforts, la dernière étape de notre long voyage. Nous en avions tous conscience ; et nul ne disait mot, nul ne violait le caractère sacré du moment. À vrai dire, nous étions aussi silencieux que des morts en achevant l’ascension de la dernière crête de la grande montagne.

Derrière nous tout était blanc. Rien ne ressortait sur cette surface immaculée. Nous étions sur le toit du monde, peut-être même nous étions-nous engagés dans la voûte du Ciel, et toutes ces régions de la montagne que nous avions traversées pour arriver là s’étaient évanouies, comme si elles n’avaient jamais existé.

Devant non plus nous ne voyions rien. Sur la droite comme sur la gauche la visibilité était nulle. Nous aurions aussi bien pu avancer sur une barre de pierre inclinée, pas plus large que nos deux pieds, entre deux abîmes insondables. Nous aurions même pu marcher dans l’air, sur un chemin s’étirant au milieu du néant. Cela n’avait pas d’importance. Plus rien n’avait d’importance. C’était la fin du voyage. Nous poursuivions notre route à la file, à une allure régulière. C’est Thissa qui ouvrait la marche, car, dans cette zone sommitale, où nous marchions tous comme des aveugles, nous n’étions guidés que par ses pouvoirs de santha-nilla. J’étais juste derrière elle, puis venaient Hendy et Traiben. Dans quel ordre marchaient les autres, j’aurais été incapable de le dire, car ils étaient invisibles ; mais je pense que Thrance devait fermer la marche, clopinant loin derrière les autres, comme c’était son habitude lorsqu’il ne décidait pas de marcher devant et de semer tout le monde.

Aussi étrange que cela pût paraître, il n’y avait pas de vent. Mais l’air était glacial, le froid si mordant qu’il m’est impossible de vous en donner une idée. Il piquait nos narines, nous brûlait la gorge et coulait dans nos poumons comme du métal en fusion. Nous avions fait tout ce qui était en notre pouvoir pour adapter notre corps aux conditions climatiques de cette altitude et nous n’avions plus maintenant d’autre possibilité que de supporter en silence les rigueurs qui nous étaient imposées. J’imaginai que ma peau se durcissait et se détachait par écailles, que mes globes oculaires se changeaient en pierre, que mes doigts et mes orteils se brisaient net quand je les pliais.

Je m’abandonnais au froid comme s’il eût été une chaude couverture. Je l’étreignais comme je l’eusse fait d’une maîtresse. Je m’y enfonçais de plus en plus profondément comme s’il eût été la seule chose que j’étais venu chercher si haut. Il n’y avait pas de progression : c’était le froid total, le froid absolu, le modèle achevé du froid. D’une certaine manière, c’était réconfortant. Aussi haut qu’il nous faudrait aller, il ne ferait pas plus froid, car là où nous étions, au sommet du Monde, nous avions atteint le niveau le plus bas du froid. C’est ainsi que nous poursuivîmes notre marche, calmes, presque insensibles, le long de la rampe de pierre invisible qui nous conduisait au terme de notre Pèlerinage.


Combien de temps dura cette dernière étape de l’ascension, je ne saurais le dire. Une minute, une année, cent dizaines d’années… tout cela revient au même. Aux abords du sommet de Kosa Saag, on évolue dans un temps hors du temps.

La masse immaculée des nuages continuait de s’épaissir. Je ne voyais absolument plus rien, pas même Thissa qui marchait juste devant moi. Et je m’arrêtai, non pas par peur – nous avions pénétré dans un royaume où la peur était devenue impossible – mais simplement parce qu’il me paraissait sage de m’arrêter. Je demeurai immobile pendant un temps sans mesure, de sorte qu’il s’écoula peut-être mille dizaines d’années.

Je sentis soudain une pression sur ma main droite, comme si l’air s’était refermé sur elle. Petit à petit, je compris que Thissa s’était retournée et qu’elle avait pris ma main dans la sienne ; puis, comme j’avais l’impression que c’était ce qu’il convenait de faire, je fis passer mon autre main derrière mon dos en tâtonnant dans l’air ouaté jusqu’à ce que je trouve celle d’Hendy. Chacun fit de même tout le long de la colonne jusqu’à ce que nous soyons unis comme une des chaînes formées par les hommes-insectes du Royaume du Sembitol. Thissa tira doucement et je fis un pas en avant ; elle tira derechef et je fis un autre pas. Et ainsi de suite.


Pendant tout ce temps, je ne vis autour de moi que la blancheur.

Encore un pas et tout changea. Il se fit une percée dans la blancheur qui m’entourait. Un soleil éclatant darda furieusement ses rayons, comme si les dieux venaient de jeter Ekmelios à mes pieds. Thissa me tira vers l’avant, je tirai Hendy, Hendy tira Traiben et ainsi de suite, et, l’un derrière l’autre, nous sortîmes du brouillard pour déboucher sur une portion plane de terrain que des pointes de roche grise cernaient de toutes parts.

Thissa me lâcha la main, pivota sur elle-même pour me faire face et nous nous regardâmes droit dans les yeux ; je vis ses yeux arrondis comme des lunes, je vis des traces de larmes briller sur ses joues et je ne l’avais jamais vue sourire comme elle souriait à cet instant. Elle dit quelque chose que le vent emporta avant que je l’entende, car le vent avait recommencé de souffler par rafales furieuses qui nous fouaillaient le visage. En hochant la tête pour lui indiquer que j’avais compris, je sentis les larmes qui coulaient aussi sur mes joues comme l’eau d’un barrage venant de se rompre et je répétai à Hendy ce que Thissa m’avait dit, ce que le vent m’avait empêché d’entendre, prononçant des mots, mais incapable de percevoir ma propre voix.

— Oui, dit Hendy.

Elle hocha la tête à son tour ; elle avait compris. Nous avions tous compris. Les paroles étaient superflues. Nous avions traversé tous les Royaumes du Mur et nous venions d’accéder au toit du Monde ; nous étions dans la demeure des dieux ; nous avions atteint le Sommet de Kosa Saag.

Pendant les premiers instants de cet éblouissement, nous fîmes quelques pas hésitants, tels des rêveurs venant de s’éveiller dans un autre rêve. La lumière était si éclatante qu’elle venait frapper nos paupières avec la force d’un fléau et l’air, sec, vif, limpide, inconcevablement froid, semblait presque ne pas être de l’air.

Petit à petit, je fus en mesure de percevoir avec plus de netteté ce qui m’entourait.

Le lieu dans lequel nous étions, le Sommet, était un espace plus restreint que je ne l’avais imaginé. Je suppose qu’il eût été possible de le traverser d’un bout à l’autre en un couple d’heures. Je m’étais représenté la pointe d’une aiguille rocheuse, l’extrémité aiguë d’une vrille ou d’une alêne, et, d’en bas, c’est vraiment l’impression que l’on avait ; mais pour nous qui y étions arrivés, le Sommet ressemblait plus à un plateau qu’à la pointe d’une aiguille. De forme plus ou moins circulaire, il était entouré d’une enceinte de rochers escarpés, aux arêtes tranchantes. Le ciel était plus noir que bleu ; les étoiles y brillaient au milieu du jour et il y avait même deux des lunes au firmament. À nos pieds s’étendait la vaste et dense barrière de nuages qui nous séparait de tout le reste du Monde, de sorte que nous nous trouvions totalement isolés sur ce plateau aride et glacé.

Mais nous n’étions pas seuls.

Sur notre droite, à une faible distance, s’élevait une maison luisante à l’aspect bizarre ; elle évoquait plus une sorte de machine qu’une maison, car elle était entièrement faite de métal et reposait sur d’étranges poutrelles articulées, comme s’il s’agissait de quelque insecte géant s’apprêtant à prendre la fuite. Il y avait des sortes de fenêtres sur les murs de cette maison et, derrière ces fenêtres, nous distinguions des visages aux aguets. Sur la gauche, très loin, presque au bout du plateau, il y avait une seconde maison semblable à la première ; ou plutôt les vestiges d’une autre maison, car elle était toute corrodée et déglinguée, une vieille machine disloquée, aux larges déchirures dans ses flancs de métal. Elle était aussi beaucoup plus grosse que la plus récente, celle qui se trouvait près de nous.

Se pouvait-il que ce soient les palais des dieux ?

Et, si tel était le cas, où étaient donc les dieux ? Je n’en voyais aucun alentour.

Je vis en revanche dans l’espace qui s’étendait entre les deux maisons, une bande d’une douzaine de créatures à l’aspect farouche et grossier, d’étranges animaux hurlants, qui avaient une apparence, mais seulement une apparence, humaine. Ils ressemblaient plus à des singes, des singes hideux, balourds, maladroits. Ils avaient formé un large cercle assez lâche autour de la plus récente des maisons de métal, celle qui brillait, et semblaient l’assiéger. Avec une véhémence et une férocité terrifiante, ils bondissaient autour d’elle avec des cris furieux et des grimaces effrayantes et la bombardaient de pierres tandis que ses occupants suivaient leurs évolutions d’un air apparemment consterné, mais sans prendre aucune mesure pour se défendre.

Elles avaient l’air bestial et dégénéré, ces effrayantes créatures qui vivaient au Sommet. Leurs bras étaient trop longs, leurs jambes trop courtes et toutes les proportions de leur corps manquaient cruellement d’harmonie. Elles avaient un poil épais, rêche et hirsute, mais pas assez épais pour dissimuler la myriade de cloques, d’ulcérations et de cicatrices dont leur peau était couverte. Leurs yeux étaient ternes et inexpressifs, leurs dents réduites à des chicots, leurs épaules voûtées, affaissées. Malgré le froid, elles étaient nues ou presque. Et elles semblaient toutes être dans un état de Changement, car, chez certaines, je distinguai des seins et chez d’autres pendait l’ensemble des organes du sexe masculin. L’idée me vint que ces étranges sauvages devaient être des êtres primitifs, de lointains ancêtres de notre race, vivant dans un état perpétuel d’excitation sexuelle et incapables d’adopter la forme neutre.

Mais le temps me manqua pour émettre d’autres hypothèses. En effet, les simiesques habitants du Sommet, ayant enfin remarqué qu’un groupe d’étrangers venait d’apparaître à l’horizon de leur petit domaine, dirigeaient leur attention sur nous. Et ils se lancèrent aussitôt à l’attaque. Bondissant en tous sens avec des cris perçants, ils nous montraient le poing, crachaient dans le vent et ramassaient des poignées de cailloux qu’ils nous lançaient rageusement. Et il n’y avait pas que de petits cailloux. Une pierre d’une bonne taille atteignit Malti à l’épaule et la fit tomber. Narril en reçut une sur la joue et il s’accroupit en se prenant le visage entre les mains. Je pivotai sur moi-même en voyant arriver un éclat de pierre aux arêtes tranchantes qui siffla à mes oreilles, mais ne pus éviter un second projectile qui me frappa dans le dos et me coupa le souffle.

Pendant quelques instants, je demeurai trop étourdi pour penser. Puis je perçus des cris sur ma gauche… La voix de Thrance hurlant pour couvrir le bruit du vent… Un rugissement poussé par Kilarion. En levant la tête, je les vis tous deux charger furieusement en faisant tournoyer leurs gourdins comme des épées flamboyantes. Galli, Grycindil, Talbol et d’autres encore s’élancèrent à leur tour en criant et en brandissant leurs gourdins ; il ne restait plus que Thissa, Traiben et Hendy.

Les habitants du Sommet parurent stupéfaits de voir cette phalange hurlante se ruer sur eux. La confusion gagna leurs rangs. Ils interrompirent leur bombardement et s’immobilisèrent en se regardant, en jacassant d’une voix aiguë et en poussant des cris d’alarme ; puis ils firent demi-tour et détalèrent comme une troupe de singe des rochers. Il ne leur fallut que quelques instants pour atteindre la vieille construction de métal déglinguée et disparaître dans des tanières invisibles ménagées dans les crevasses des rochers qui s’élevaient en bordure du plateau.

Nous échangeâmes des regards de surprise et de soulagement, puis nous éclatâmes de rire. Il avait été si facile de les chasser ! Qui aurait cru qu’ils s’enfuiraient à toutes jambes au premier signe de résistance ? J’adressai de chaleureux remerciements à Thrance pour sa présence d’esprit et des félicitations aux autres pour leur courage.

Traiben demeurait à mes côtés, silencieux, une expression horrifiée sur le visage.

— Que se passe-t-il ? lui demandai-je. Es-tu blessé ?

Il secoua la tête. Puis il indiqua quelque chose au loin, dans la direction des rochers où les habitants du Sommet avaient cherché refuge et je vis que sa main tremblait.

— Par Kreshe et Thig ! Vas-tu me dire ce qui se passe !

— Les dieux, répondit Traiben d’une voix éteinte. Ce sont eux, Poilar ! Kreshe et Thig, Sandu Sando et Selemoy ! Ce sont eux ! Ce sont eux ! Nous venons de les voir ! Ce sont nos dieux, Poilar ! Les habitants du Sommet !

Tout tournait frénétiquement dans ma tête. Quels propos monstrueux Traiben était-il en train de débiter ? Je dus me retenir pour ne pas le gifler en l’entendant blasphémer de la sorte. J’avais encore au plus profond de moi la certitude que Kreshe, Thig, Selemoy et les autres, les Sandu Sando, Nir-i-Sellin et les reste de nos divinités devaient nous attendre quelque part, tout près d’ici, en leur palais étincelant, celui qui m’était apparu dans la vision que j’avais eue une nuit, étendu près d’Hendy, à la clarté des étoiles. Mais je retins ma main, par amour pour lui, et m’efforçai de comprendre ce qu’il avait voulu dire.

— Te souviens-tu, poursuivit-il, des paroles de notre Irtiman ? Quand il a parlé du vaisseau venu du monde appelé Terre, qui s’est posé ici, au sommet de Kosa Saag, et de la colonie qui y a été fondée.

— Oui, répondis-je. Bien sûr que je m’en souviens.

— Que peuvent être d’autre ces animaux, reprit Traiben, que les descendants déchus des colons de jadis ?

Je réfléchis aux paroles de Traiben. Et j’en conclus qu’il devait y avoir un fond de vérité dans ce qu’il disait. Ces créatures avilies ne ressemblaient guère à des Irtimen et pourtant leur apparence physique était plus proche de celle de l’Irtiman que nous avions rencontré que de la nôtre. Il y avait au moins une similitude dans la silhouette. Notre Irtiman était loin de présenter un aspect aussi répugnant que les créatures du Sommet, mais ses proportions n’étaient vraiment pas très éloignées des leurs, avec ses longs bras, ses jambes courtes et l’étrange inclinaison de la tête sur les épaules. Et ils avaient encore autre chose en commun : je n’avais jamais vu notre Irtiman prendre une forme neutre ; il avait toujours conservé sa forme virile, comme semblaient le faire les mâles de cette tribu.

Ces animaux bondissants étaient donc plus vraisemblablement de la race de l’Irtiman que de la nôtre et je supposai qu’il s’agissait des pitoyables et hideux descendants de ces voyageurs qui, en des temps reculés, s’étaient établis au Sommet pour y fonder un village. Oui, me dis-je, il s’agit certainement d’Irtimen. Mais cela ne faisait pas d’eux des dieux. Ce n’étaient que des Irtimen décadents et sauvages, retournés à la barbarie au fil des millénaires.

Je fis part de mes réflexions à Traiben.

— Et où sont les dieux, dans ce cas ? me demanda-t-il. Nous nous trouvons au Sommet… je pense que cela ne fait aucun doute. Mais je ne vois pas de palais éclatants. Je ne vois pas de cours dorées. Je ne vois pas la salle de banquet de Kreshe. Le Premier Grimpeur a dit qu’il avait trouvé des dieux ici lorsqu’il y était enfin arrivé. Alors, où sont-ils ?

Il agita de nouveau la main dans la direction des rochers où les sauvages Irtimen étaient allés se terrer.

— Où sont-ils, Poilar ?

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