22

Finalement, c’est Hendy qui, en me forçant la main, provoqua notre départ de ce Royaume de bien-être et d’oisiveté. Elle avait fait, comme chacun de nous, le serment d’atteindre le Sommet et c’est elle qui me ramena à la raison et m’obligea à tenir ma promesse.

Pour ce faire, elle choisit, le plus simplement du monde, de disparaître. Depuis notre arrivée dans ce Royaume, nous n’avions pas eu une seule défection. Pourquoi, sinon pour reprendre le Pèlerinage, quelqu’un aurait-il voulu quitter un endroit si agréable ? Mais, un matin, je constatai qu’Hendy n’était plus là. J’interrogeai plusieurs personnes – Fesild, Kath – pour savoir si quelqu’un l’avait vue, mais personne ne pouvait rien me dire.

— Elle est partie, Poilar, m’affirma Traiben, pour se faire transformer.

— Quoi ? Comment le sais-tu ?

— J’ai vu une femme hier soir, très tard, à la frontière du Royaume, qui gravissait la pente menant à l’extérieur. À la vive clarté des lunes, je l’ai vue tourner la tête et, malgré la distance, j’ai reconnu Hendy. Je l’ai appelée et elle a crié quelque chose, mais elle était trop loin pour que je puisse comprendre ce qu’elle disait. Puis elle s’est retournée, elle a poursuivi son chemin et je l’ai perdue de vue.

— Et tu l’as laissée partir comme ça ?

— Que voulais-tu que je fasse ? Elle était déjà très haut sur le sentier et devait avoir au moins une heure d’avance sur moi. Jamais je n’aurais pu la rattraper.

Je le saisis par les épaules et le secouai furieusement, avec une telle violence que sa tête se mit à aller d’avant en arrière, que ses yeux s’agrandirent démesurément et qu’il commença à changer de forme.

— Tu l’as donc vue partir et tu n’as rien fait ? Tu l’as vue et tu n’as rien fait ?

— Poilar… je t’en prie… Poilar…

Je le repoussai de toutes mes forces. Il perdit l’équilibre et tomba les quatre fers en l’air. Le regard qu’il leva vers moi exprimait plus la stupéfaction que la colère ou la douleur.

— Oh ! Poilar, fit-il tristement. Poilar, Poilar, Poilar !

Puis il se releva – je l’aidai –, épousseta ses vêtements et palpa son corps meurtri et écorché. Je me sentais parfaitement stupide.

— Me pardonnes-tu, Traiben ? demandai-je au bout de quelques instants, d’une voix très calme.

— Sais-tu que tu es devenu très bizarre depuis que nous sommes ici ?

— Oui. Oui, je sais.

Je fermai les yeux quelques secondes et pris plusieurs longues inspirations.

— Tu aurais au moins pu venir me raconter ce que tu avais vu, repris-je de la même voix calme.

— Il était déjà très tard. Et tu étais avec Alamir, non ?

— Qu’est-ce que cela a à voir avec…

Je laissai ma phrase en suspens. Je sentais la colère revenir, mais contre qui la diriger, sinon moi-même ?

— Comment peux-tu être sûr qu’elle est partie pour se faire transformer ?

— Où veux-tu qu’elle soit allée, Poilar ?

— Eh bien, elle pourrait… elle a peut-être…

— Oui ?

Je me renfrognai. Qu’était-il en train de suggérer ?

Une idée me vint. Elle était si absurde que je l’écartai, mais elle revint avec insistance.

— Crois-tu, finis-je par demander, pour me débarrasser de cette idée, qu’elle pourrait être allée au Puits de Vie pour se rajeunir ?

— Cette possibilité m’est venue à l’esprit, répondit-il.

Je ne m’attendais pas à ce qu’il m’apporte si facilement son adhésion.

— Pourquoi ferait-elle cela, Traiben ? Elle ne paraît pas vieille. Elle est encore jeune, mince et belle.

— Oui, fit Traiben. Oui, c’est bien mon avis. Mais je ne suis pas sûr qu’elle le partage.

— Elle devrait.

— Mais le fait-elle ?

Je détournai la tête, perplexe. Plus j’y réfléchissais, plus il m’était difficile d’accepter l’idée que j’avais avancée qu’Alamir pût être la cause de la disparition d’Hendy. Nous n’en avions jamais parlé, mais j’avais la conviction que cette passade laissait Hendy totalement indifférente ; elle devait savoir que cela n’avait aucune importance et avait probablement fait des bêtises du même genre avec quelque freluquet à la taille bien prise qui avait peut-être cent années, mais en paraissait dix-sept. Et cela ne m’eût fait ni chaud ni froid.

— Non, fis-je. Cette idée est absolument ridicule. Hendy n’a certainement pas éprouvé le besoin d’aller se jeter dans le Puits pour paraître plus jeune. Elle n’a pas pu s’imaginer qu’Alamir compte pour moi… qu’elle est autre chose qu’une passade, une distraction passagère…

— Je n’ai pas la moindre idée de ce que pense Hendy, dit Traiben, ni d’Alamir ni sur aucun autre sujet.

Il s’approcha de moi et prit mes mains dans les siennes.

— Pauvre Poilar, poursuivit-il d’une voix où la sympathie était étrangement absente. Pauvre Poilar, comme tu es triste ! Je suis sincèrement désolé de ce qui t’arrive, mon vieil ami.

J’étais plongé dans un abîme de perplexité. Pourquoi avait-elle disparu ? Où était-elle allée ? Je n’avais aucune réponse à ces questions.

Mais elle était partie. Cela ne faisait pas le moindre doute.

— Que puis-je faire ? murmurai-je.

— Prie pour qu’elle te revienne, répondit Traiben.


J’étais fou de chagrin et j’avais aussi très peur. Et si je m’étais entièrement mépris sur la réaction d’Hendy à ce qui s’était passé ? Et si elle avait perçu mon aventure avec Alamir non comme une peccadille sans conséquence, mais comme une trahison de notre amour ? La jalousie et la souffrance l’auraient ainsi poussée vers le Puits, non pour se rendre plus belle à mes yeux – cela me semblait inutile et probablement à elle aussi, de la pure folie, une décision futile, indigne d’elle – mais pour mettre fin à ses jours. Je lui avais raconté les circonstances de la mort de mon père. Avait-elle été tentée de connaître le même sort ? À la seule pensée du corps ratatiné d’Hendy flottant, en ce moment même, dans l’eau funeste du Puits de Vie, je sentais le dégoût m’envahir.

Non, me répétai-je, cette idée ne tient pas debout. Et je m’empressai d’énumérer les arguments de nature à me rassurer. Hendy avait compris qu’Alamir ne représentait rien pour moi. Elle avait conscience de la profondeur de mes sentiments pour elle. Comment aurait-il pu en aller autrement ? Et la terreur qu’elle avait de la mort – son rêve atroce où elle était enfermée pour l’éternité dans cette boîte à ses mesures – l’empêcherait assurément d’aller au-devant d’elle. En tout état de cause, on ne met pas fin à ses jours par jalousie : personne ne fait cela. C’était une chose indigne et véritablement stupide par surcroît. Même ceux qui sont engagés prennent de temps à autre un amant et cela ne suscite aucune difficulté. Et il allait sans dire que nous n’avions jamais été engagés, Hendy et moi.

Mais pourquoi… où pouvait-elle être partie…

C’est alors que quelque chose me revint en mémoire. Du fond de mon souvenir remonta la voix d’Hendy qui disait :

Ce que je veux, c’est aller trouver les dieux du Sommet et être purifiée par eux. Je veux qu’ils me transforment. Je ne veux plus être celle que je suis. Mes souvenirs sont trop lourds à porter, Poilar. Je veux m’en débarrasser.

Oui, c’était ça ! Le mobile que je lui avais imputé était trop dérisoire. Ce n’était pas quelque chose d’aussi simple que la jalousie qui l’avait poussée à partir, bien sûr que non, mais le désir de se débarrasser enfin du fardeau de son passé, de s’avancer dans le feu des dieux pour en ressortir propre, purifiée, une nouvelle Hendy…

Mais je ne voyais pas comment Hendy eût été en mesure d’atteindre seule le Sommet. Elle devait être perdue dans le brouillard et la neige, errant désespérément dans des régions désertes et inhospitalières, cherchant en vain l’unique chemin qui menait au Sommet.

Mon premier mouvement fut de donner l’ordre de lever le camp et de nous mettre en route sans délai afin d’essayer de la retrouver. Mais je compris que c’était impossible. Après avoir remis pendant si longtemps notre départ, faire une subite volte-face et reprendre l’ascension simplement parce que ma maîtresse s’était enfuie ? Tout le monde ferait des gorges chaudes et c’en serait fini de mon autorité sur le groupe.

Non. Ce que je devais faire, c’était me lancer seul à sa recherche, jusqu’au Puits, ou plus loin, s’il le fallait, même à la limite du Sommet proprement dit, la trouver et la ramener ici. Mais cela présentait de nombreuses difficultés. La route était un mystère pour moi, comme elle l’était pour Hendy. Peut-être réussirais-je à survivre à ce voyage solitaire, mais rien n’était moins sûr. Je m’apprêtais à risquer ma vie pour des raisons purement personnelles, mettant ainsi en péril la réussite du Pèlerinage de tout le groupe…

Et ils ne manqueraient de me rappeler que j’avais laissé partir Ais, Jekka, Jaif et tous les autres, sans même tenter d’organiser des recherches. Étais-je en droit, dans ces conditions, de marquer un intérêt particulier pour Hendy ? J’aurais dû prendre son départ avec détachement, comme pour les autres, au lieu de céder à l’affolement et de me précipiter à sa poursuite.

J’étais dans une impasse. Incapable de passer à l’action, je restai immobile pendant des heures, le regard tourné vers le chemin par lequel Hendy était partie, m’efforçant désespérément de mettre au point un plan réalisable.

Elle revint de son propre chef, tandis que j’hésitais, que je tâtonnais sans parvenir à trouver une issue.

C’était le troisième jour après son départ. Pendant tout ce temps, je n’avais ni fermé l’œil ni accepté Alamir auprès de moi. C’est à peine si je mangeais et si j’adressais la parole aux autres. J’avais les yeux levés vers le rebord de la cuvette marquant la frontière du Royaume, quand je vis apparaître comme en un rêve, tout en haut du chemin, une pâle silhouette fantomatique, baignée par la lumière dure et blanche d’Ekmelios. Elle commença à descendre lentement la pente de la cuvette et, au bout d’un certain temps, je me rendis compte que c’était Hendy.

Mais une Hendy transformée.

Je m’avançai vers elle. Elle avait les cheveux tout blancs et sa peau était de la couleur de la mort. Elle était beaucoup plus grande maintenant, les membres prodigieusement étirés, mince comme un squelette, et sa chair, ou ce qu’il en restait, était presque transparente, de sorte que je distinguais le sang qui circulait dans ses veines. Elle était si frêle, la nouvelle Hendy, que j’aurais facilement pu traverser son corps en y appuyant le doigt. Elle était privée d’épaisseur… vidée de sa substance, en quelque sorte. Elle semblait terriblement vulnérable, une femme sans défense.

— Hendy ? fis-je, en proie à une brusque incertitude.

— Oui, c’est bien moi, dit-elle.

Et je reconnus, sans que le doute fût possible, les yeux noirs d’Hendy brillant dans le visage diaphane et émacié de la squelettique apparition.

— Où étais-tu passée ? Que t’est-il donc arrivé ?

Elle indiqua le Sommet de la main.

— Jusqu’en haut ? demandai-je en fixant sur elle un regard incrédule.

— Seulement jusqu’au Royaume suivant, répondit-elle d’une voix si ténue que je l’entendais à peine.

— Ah ! bon ! Et quel genre de Royaume est-ce ?

— Un lieu où personne ne parle.

— Je vois, fis-je en hochant lentement la tête. Un Royaume peuplé de Transformés ?

— Oui.

— Qui ont perdu l’usage de la parole ?

— Qui y ont renoncé, répondit-elle. Ils sont allés jusqu’au Sommet, en sont revenus et ont choisi de vivre là, dans ce Royaume où le silence est absolu. Ils m’ont montré la route qui mène au Sommet en l’indiquant du doigt, sans prononcer un mot. Je pense qu’ils m’ont également montré la route du Puits.

— Et ils t’ont montré comment te transformer pour devenir ce que tu es devenue !

— Personne ne m’a rien montré. Cela s’est fait tout seul.

— Ah ! fis-je d’un air entendu, alors que je n’y comprenais absolument rien. Je vois. Cela s’est fait tout seul.

— J’ai senti que j’étais en train de changer. Je n’ai rien fait pour m’y opposer.

Sa voix semblait venir de très loin, au-delà de la mort.

— Hendy, murmurai-je. Hendy, Hendy…

J’avais envie de la prendre dans mes bras et de la serrer contre moi. Mais la peur m’empêchait de le faire.

Nous restâmes un long moment face à face, sans rien dire, comme deux des habitants de ce Royaume où tout le monde avait fait vœu de silence. Elle soutenait calmement mon regard.

— Pourquoi es-tu partie, Hendy ? demandai-je enfin.

Elle hésita quelques instants avant de répondre.

— Parce que nous restions ici, sans rien faire, et que le but de notre Pèlerinage est le Sommet.

— Est-ce qu’Alamir a un rapport avec…

— Non, me coupa-t-elle d’un ton qui ne laissait pas place au doute. Absolument pas.

— Ah ! répétai-je. C’était donc pour le Sommet. Et pourtant, tu n’es pas allée jusqu’au bout quand tu en as eu l’occasion.

— J’ai découvert la route qui y mène.

— Mais tu as rebroussé chemin. Pourquoi ?

— Je suis revenue pour toi, Poilar.

Ses paroles m’allèrent droit au cœur. Je faillis tomber à genoux devant elle, mais elle me tendit les mains. Je les saisis. Elles étaient froides comme la neige, cassantes comme des brindilles.

C’est bien une manière de purification qu’elle avait subie, comme l’indiquait sa nouvelle apparence. Mais j’avais le sentiment qu’une partie fragile de l’ancienne Hendy n’avait pas été détruite. Son Pèlerinage n’était pas encore achevé.

— Il faut aller jusqu’au bout, dit-elle.

— Oui, il le faut.

— Pourras-tu quitter cet endroit ?

— Oui. Oui.

— Le feras-tu ? Ce Royaume est comme un piège qui s’est refermé sur toi.

— Il fallait que je passe un certain temps ici, Hendy. Je n’étais pas prêt à repartir.

— Et maintenant, l’es-tu ?

— Oui, répondis-je.


Je donnai l’ordre du départ, nous rassemblâmes nos affaires – le peu de matériel qui nous restait, nos maigres provisions de bouche, nos sacs tout rapiécés – et nous prîmes la route. Le père de mon père sortit sous le portique de son palais et nous regarda partir, le visage grave. Quelques-uns de ses sujets vinrent également assister à notre départ, mais je ne vis Alamir nulle part.

Je portai le corps de l’Irtiman avec Galli. À cette grande altitude, il ne montrait aucun signe de décomposition. Les paupières closes, le visage apaisé, l’Irtiman semblait dormir.

Hendy marchait à mes côtés, en tête de la colonne.

Elle avançait d’un pas sûr et résolu et il émanait d’elle une impression de grande énergie et de puissance. La fragilité que j’avais imaginée de prime abord n’était qu’une illusion. Il y avait dans son attitude une sorte d’autorité suprême que tout le monde acceptait. Sa nouvelle apparence la distinguait du reste de notre groupe aussi nettement que celle de Thrance ; mais, alors que la silhouette grotesquement déformée de Thrance faisait de lui un être repoussant et inquiétant, Hendy semblait avoir acquis une majestueuse austérité qui l’ennoblissait. Je commençai même à percevoir dans le corps étrange qui était devenu le sien une sorte de beauté.

— Voici la route qui mène au Sommet, annonça-t-elle.

C’était un étroit sentier blanc qui s’élevait au cœur d’une gorge profonde, aux parois encaissées de roche noire. Dès que nous nous y engageâmes, nous fûmes arrachés à la douceur de l’air et à la tiède indolence du Royaume du père de mon père. Comment ils avaient opéré cet enchantement, jamais je ne le découvris et je suppose que je ne le saurai jamais. Nous étions donc sortis de sa sphère d’influence et avions retrouvé la glace et les vents furieux de la très haute montagne. Mais nos corps s’adaptèrent, comme ils l’avaient déjà fait si souvent et nous réussîmes, tant bien que mal, à faire face à une nature de plus en plus hostile.

Je me retournai une seule fois. Je ne vis derrière moi qu’un chaos aux contours noyés dans les brumes azurées. Nous avions marché si longtemps que j’avais perdu la notion de tout le terrain parcouru. Derrière nous, quelque part, il y avait la prairie à l’herbe bleue. Plus bas, la paroi rocheuse de l’abrupt qui marquait la frontière du Royaume du Kvuz, encore plus bas, les rochers escarpés du Sembitol et la grotte sordide du Kavnalla ; et puis, beaucoup plus loin, le plateau des Fondus et tout le reste, la falaise que j’avais escaladée avec Kilarion, l’endroit où les faucons du Mur nous avaient attaqués et Varhad, le domaine des fantômes errant dans leur suaire fongique. Encore plus bas, la borne d’Hithiat, puis celles de Denbail, de Sennt, d’Hespen, de Glay, d’Ashten et de Roshten et enfin, tout au pied de la montagne, notre village de Jespodar, tellement loin de nous qu’il aurait aussi bien pu se trouver sur une autre planète. Ma vie là-bas semblait n’avoir été qu’un rêve. Il m’était presque impossible de croire que, pendant deux pleines dizaines d’années, j’avais vécu dans cet endroit tout plat, au milieu de la foule de ces rues animées, dans ces basses terres où le feuillage des arbres luisait d’humidité et où l’air était comme un bain de vapeur. Le Mur était devenu toute ma vie, depuis si longtemps que tout ce qui s’était passé avant relevait de l’irréel. De la même manière, tout ce que nous avions vécu en chemin se fondait dans l’irréalité. Plus rien d’autre n’avait d’existence tangible que le sol blanc du sentier sous mes pieds, que les versants de pierre noire et brillante de la gorge qui se dressaient de chaque côté, que le plafond d’épais nuages noirs qui pesait sur ma tête, aussi dense et menaçant qu’un couvercle de fer.

Nous atteignîmes le Royaume où l’usage de la parole était banni. C’était un territoire peu étendu, niché entre de délicates aiguilles de pierre, un peu à l’écart du chemin. Je serais passé devant sans même le voir si Hendy n’avait tendu la main dans sa direction, précisant que ses habitants vivaient dans les fentes et les crevasses de la roche. Nous ne prîmes pas le temps de nous y arrêter. J’entraperçus au passage quelques très hautes silhouettes, minces et anguleuses, près de l’une des aiguilles de pierre, avant que des écharpes de brume poussées par le vent ne les dérobent à ma vue.

Il y avait à proximité un autre petit Royaume où le Roi était un esclave que l’on transportait partout dans une litière et à qui il était interdit de poser le pied par terre et de faire quoi que ce soit par lui-même ; dans le suivant, le pouvoir était détenu conjointement par trois rois qui ne se refusaient aucun plaisir, mais, quand l’un des trois venait à mourir, les deux autres étaient enterrés vifs avec lui. Il y avait encore beaucoup d’autres Royaumes, mais nous les évitions, car j’étais las de tant d’étrangetés. Jamais je n’aurais cru que le Mur eût retenu tant des nôtres ; il est vrai que nos Quarante prenaient tous les ans le chemin de la montagne, depuis des millénaires, qu’il en allait de même pour d’autres villages et que rares étaient ceux qui revenaient. La mort en prenait un grand nombre en route et ces Royaumes gardaient le reste.

Mon père était passé par-là en son temps. Comme l’avait fait le père de mon père et quantité de mes ancêtres.

— Voici le chemin du Puits de Vie, annonça Hendy.

Elle indiqua de la main une brèche dans le versant de la gorge, où une piste secondaire s’élevait en serpentant et contournait une dent noire qui disparaissait dans la couche impénétrable des nuages. Je ne pus m’empêcher de frissonner, et pas seulement à cause du froid qui me mordait maintenant, qui nous mordait tous, avec une implacable rigueur.

— Sommes-nous obligés de passer par-là ? demandai-je à Hendy, même si je connaissais déjà la réponse.

— Il n’y a pas d’autre chemin, répondit-elle simplement.

Devant nous, la montagne allait s’étrécissant, de sorte que j’avais l’impression que nous étions arrivés à la pointe de l’aiguille. Des rafales de vent glacial dégringolant de l’amas de nuages nous frappaient comme des coups de poing. Nous étions obligés de nous agripper les uns aux autres sur le sentier. Je me demandai si la violence de ces assauts furieux ne finirait pas par nous faire perdre l’équilibre et nous précipiter vers une mort certaine. Des éclairs zébraient le ciel, effaçant toutes les couleurs de ce paysage accidenté ; mais ils n’étaient pas accompagnés de roulements de tonnerre. Nous nous étions introduits en un lieu où seuls les plus résistants peuvent survivre et la montagne nous mettait à l’épreuve.

La nuit tomba. Mais la couche de nuages était si épaisse qu’il n’y avait guère de différence entre le jour et la nuit. Marilemma continuait pourtant de briller et dispensait une vague clarté, éclairant le bord lointain de la masse nuageuse qui laissait filtrer des lueurs écarlates. Dans cette lumière diffuse, nous nous forçâmes à poursuivre notre progression tout au long des heures nocturnes. Nous avions l’impression d’avoir pénétré dans un monde où le sommeil devenait inutile.

Quand nous nous arrêtâmes enfin pour reprendre notre souffle et échanger quelques mots d’encouragement, je dénombrai mes Pèlerins rassemblés, mais le compte n’y était pas. En quittant le Royaume du père de mon père, nous étions vingt et un, dix hommes et onze femmes, Thrance étant le vingt-deuxième. Mais il semblait que nous fussions moins nombreux. Un compte rapide m’amena seulement à dix-huit.

— Où sont les autres ? demandai-je. Qui n’est pas là ?

Avec l’air raréfié de la haute montagne, le cerveau fonctionne plus lentement. Il me fallut passer plusieurs fois la petite troupe en revue avant de déterminer l’identité des manquants : Dahain des Chanteurs, Fesild des Vignerons et Bress le Charpentier. Étaient-ils tombés en suivant le sentier ? Avaient-ils décidé de rebrousser chemin, se sentant incapables de lutter contre les éléments déchaînés ? Avaient-ils été silencieusement happés par de mystérieux tentacules jaillissant d’un trou de la roche ? Nul ne pouvait le dire. Nul ne le savait. Il restait neuf hommes et neuf femmes, sans compter Thrance. J’avais réussi à amener moins de la moitié de mes Quarante à la lisière du Sommet et j’éprouvais une profonde honte devant des pertes si élevées. Et pourtant, et pourtant combien de chefs pouvaient se targuer d’avoir conduit si loin un si grand nombre de leurs Pèlerins ?

Il était hors de question de retourner sur nos pas pour aller à la recherche des trois disparus. Nous les attendîmes pendant deux heures, mais, ne voyant aucun signe d’eux, nous décidâmes de reprendre notre route.

L’aube se leva. Il nous était impossible de distinguer le globe blanc du brûlant Ekmelios à travers le plafond de nuages, mais nous perçûmes un changement de qualité dans la pénombre environnante. Puis une autre lueur nous apparut, d’une teinte orangée qui nous était inconnue, s’élevant à l’horizon, pas très loin de nous. À un embranchement du sentier, une piste secondaire, très étroite, se dirigeait vers cette lueur.

— Je crois que nous sommes arrivés au Puits, dit Hendy.

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