3

Cette nuit-là, je fis pour la première fois ce rêve que j’appelle le rêve de l’étoile.

C’était une nuit baignée par la clarté de plusieurs lunes, où des paillettes de lumière dansaient sur les murs de notre maison. Certains ont du mal à trouver le sommeil avec tout cet éclat, mais les événements de la journée m’avaient épuisé et je sombrai dans un profond sommeil. C’est au cœur de la nuit que je me mis à rêver des mondes au-delà du Monde.

Dans mon rêve, je gravissais Kosa Saag sans faire plus d’efforts que s’il m’avait fallu monter sur le toit d’une grange. Je montais infatigablement, traversant chacun des Royaumes du Mur en un rien de temps. Traiben m’accompagnait, il me suivait de près avec quelques autres amis, mais je ne leur prêtais aucune attention. Je continuais de grimper avec une aisance et une rapidité stupéfiantes, jusqu’à ce que j’atteigne le Sommet. Et là, je me tins sous les mondes du Ciel, qui sont les étoiles. Je vis ces planètes lointaines grouillant au firmament comme des esprits flamboyants. En un lieu élevé, je dansai sous leur froide lumière. J’eus le sentiment de leur puissance et de leur étrangeté. Je mêlai ma voix à celle des dieux et j’eus un aperçu de cette sagesse qu’ils doivent nous transmettre. Mon grand ancêtre, le Premier Grimpeur, Celui Qui Grimpa, le plus saint de tous les hommes, m’apparut et se dressa devant moi, et mon esprit fusionna avec Son esprit. Quand je redescendis du Mur, mon visage était radieux et je tendis les mains à ceux qui me saluaient et s’agenouillaient devant moi en versant des larmes de joie.

Tel fut mon rêve. Je devais encore le faire à maintes reprises pendant les années qui suivirent, tandis que je dormais à la clarté factice du ciel des esprits. Et ceux qui étaient étendus près de moi pendant que je rêvais me disaient au réveil que je me tournais et me retournais, que je murmurais dans mon sommeil et que je levais les bras comme si j’avais voulu saisir le Ciel à pleines mains.

Oui, un rêve étrange. Mais le plus étrange était bien, la première fois où je le fis, que tous les habitants du village semblaient également l’avoir fait.

« J’ai rêvé cette nuit que tu avais escaladé le Mur et dansé au Sommet », me dit Urillin, le frère de ma mère, quand je sortis le lendemain matin de ma chambre. Sur ce, il éclata de rire, comme pour me faire comprendre qu’il était stupide de faire fond sur les rêves. Mais, en l’espace d’une heure, trois autres personnes me confièrent qu’elles avaient rêvé la même chose. Traiben aussi avait fait ce rêve. Un peu plus tard, en me promenant dans les rues jonchées des détritus de la fête, je vis que tout le monde me regardait en écarquillant les yeux, et me montrait du doigt en chuchotant, comme s’ils disaient : « C’est lui qui a dansé au Sommet. La marque des dieux est sur lui, la vois-tu ? » Et la certitude ne fit que croître en moi, même si je n’avais jamais eu aucun doute là-dessus, que j’étais destiné à devenir un Pèlerin et à accomplir de grandes choses.

Depuis ce jour, il s’écoula rarement plus d’une heure sans que je songe au moment où j’entreprendrais l’ascension vers le Sommet. Tous les ans, le douzième jour d’Elgamoir, je regardais les Quarante nouveaux sortir du Pavillon du Pèlerin et s’élancer sur les premiers contreforts de Kosa Saag jusqu’à l’instant affreux et merveilleux à la fois où je les perdais de vue. Et je n’avais qu’une seule pensée en tête : une autre année s’était écoulée, une année de moins me séparait du jour où je m’engagerais à mon tour sur cette route.


Mais je ne voudrais pas que vous vous imaginiez que l’ascension à entreprendre fut mon unique préoccupation pendant ces années-là, aussi importante que fût en mon âme la perspective de cette grande aventure. Je pensais souvent au Pèlerinage ; j’en rêvais fréquemment ainsi que des mystères qui m’attendaient au faîte du Mur ; mais il ne m’en fallait pas moins poursuivre mon apprentissage de la vie.

C’est ainsi que je fus initié à l’amour à l’âge de treize ans. Elle s’appelait Lilim et, comme le voulait la coutume, c’était une femme de la famille de ma mère, d’environ vingt-cinq ans. Elle avait un visage rond, aux joues roses, et une poitrine forte et rassurante. Les rides de son visage accusaient son âge, mais je la trouvais très belle. C’est ma mère qui avait dû lui dire que j’étais prêt. À l’occasion d’une réunion de famille, elle vint à moi et me chanta la petite chanson que chante une femme quand elle choisit un homme. Je fus d’abord très surpris et même un peu effrayé, mais je me ressaisis rapidement et chantai la chanson qu’un homme est censé chanter en retour.

C’est donc Lilim qui m’enseigna les Changements et me guida le long du fleuve des voluptés, et j’aurai toujours pour elle de tendres pensées. Elle me montra comment amener ma virilité à son entier développement et je me délectai de sa taille et de sa dureté. Puis, avec émerveillement, je portai la main sur son corps dont les parties propres à la femme, brûlantes, se gonflaient. Elle m’attira ensuite à elle pour me guider vers cet endroit moite et chaud que je n’avais fait qu’imaginer jusqu’alors, et ce fut encore plus merveilleux que je ne l’avais rêvé. Pendant tout le temps que nos corps demeurèrent enlacés – quelques minutes qui me semblèrent durer une éternité – j’eus l’impression d’être devenu un autre que moi-même. Mais c’est en cela que consistent les Changements : s’écarter des limites imposées au moi quotidien et pénétrer dans ce nouveau moi partagé avec l’autre.

Quand ce fut terminé et que nous eûmes repris notre forme neutre, nous restâmes étendus, dans les bras l’un de l’autre, et nous prîmes le temps de parler. Elle me demanda si je comptais vraiment devenir un Pèlerin et je lui répondis que oui, que cela ne faisait aucun doute.

« C’était donc la signification de ce rêve », dit-elle. Et je sus à quel rêve elle faisait allusion. Elle m’avoua avoir été une candidate malheureuse et m’apprit que Gortain, son amant, avait été choisi parmi les Quarante, l’année où ils s’étaient tous deux présentés. Gortain avait donc entrepris l’ascension du Mur, mais, comme pour la plupart des Pèlerins, elle n’avait plus jamais entendu parler de lui.

« Si tu le vois quand tu seras là-haut, me dit Lilim, transmets-lui tout mon amour, car je ne l’ai jamais oublié. »

Je lui promis de ne pas y manquer et de lui rapporter à mon retour l’affection de Gortain, si jamais je le trouvais sur le Mur. Elle éclata de rire, amusée par mon impertinence, mais d’un rire sans méchanceté, car c’était ma première expérience sexuelle.

J’en eus beaucoup d’autres après celle-là, plus que la moyenne des garçons de mon âge, plus que je n’aurais pu raisonnablement l’espérer. L’acte perdit l’attrait de la nouveauté, mais jamais sa magie ni son pouvoir. Chaque fois que j’accomplissais les Changements, j’avais le sentiment de pénétrer dans l’univers des dieux, de devenir moi-même une sorte de dieu. Et rien n’était pire que de redescendre de ce lieu où les Changements m’avaient entraîné ; mais il est, à l’évidence, hors de question d’y demeurer quand le grand moment est passé.

Je me souviens des noms de la plupart de mes partenaires : Sambaral, Bys, Galli, Saiget, Mesheloun et une autre Sambaral furent parmi les premières. Je me serais aussi volontiers uni avec Thissa, de la Maison des Sorciers, dont la beauté étrange et insaisissable me plaisait infiniment, mais elle était timide et farouche, et il me fallut attendre deux années de plus pour parvenir à mes fins.

Il m’était facile de parler avec des filles et tout aussi aisé de m’unir avec elles. Je sais bien ce qu’on murmurait derrière mon dos : qu’elles étaient attirées par mon infirmité, la perversité naturelle des filles les entraînant souvent vers des imperfections de ce genre. Peut-être était-ce vrai pour certaines d’entre elles, mais je pense qu’il y avait d’autres raisons. Les succès galants du pauvre Traiben étaient beaucoup plus rares et il m’arrivait de loin en loin de le prendre en pitié et de lui envoyer une de mes conquêtes. Je me souviens de lui avoir ainsi envoyé Galli et une des Sambaral. Il y en eut peut-être d’autres.

J’allais sur mes quinze ans et le moment de ma candidature approchait quand je tombais profondément amoureux de Turimel, une fille de la Maison des Glorieux. J’achetai à une vieille Sorcière du nom de Kres un charme destiné à inspirer l’amour et j’appris par la suite que, par une étrange coïncidence, Turimel s’était également adressée à Kres pour se procurer un charme afin de me séduire. Nous étions donc prédestinés à nous unir, même si cela ne devait pas nous apporter grand-chose de bon.

Turimel était une superbe brune aux longs cheveux brillants qui tombaient en cascade sur ses épaules et, quand nous accomplissions les Changements ensemble, elle m’entraînait avec une telle impétuosité que je manquais de perdre la tête, d’oublier jusqu’à mon nom, de tout oublier qui n’était pas Turimel. Au moment où ses seins gonflaient, c’était comme l’apparition de Kosa Saag à travers les nuages, et, quand je m’introduisais dans la douce et chaude fente que les Changements avaient ouverte pour moi, j’avais le sentiment d’évoluer parmi les dieux.

Notre amour était pourtant condamné dès sa naissance, car il est interdit à ceux de la Maison des Glorieux d’entreprendre le Pèlerinage. Ils doivent rester en bas, pour garder les objets sacrés, alors qu’il revient à d’autres de gagner le Sommet où vivent les dieux. Il est également impossible aux Glorieux de renoncer à leur Maison d’origine pour entrer dans une autre. Si je décidais de m’engager avec Turimel, je la perdrais nécessairement en entreprenant le Pèlerinage. Si, d’autre part, je choisissais de rester à ses côtés, je me verrais contraint de renoncer au Pèlerinage et la perspective était aussi terrible.

— Je vais être obligé de la quitter, dis-je à Traiben un triste matin. Si je reste avec elle, cela ne peut plus maintenant nous conduire qu’à un engagement. Et il n’est pas question de faire cela avec une femme de la Maison des Glorieux.

— Tu ne peux t’engager avec personne, Poilar. Ne l’as-tu pas encore compris ?

— Je ne vois pas ce que tu veux dire.

— Tu es destiné à faire le Pèlerinage. Tout le monde le sait. La marque des dieux est sur toi.

— Oui, répondis-je, c’est vrai.

J’aimais entendre Traiben me dire ce genre de choses, car, malgré mon rêve et mon hérédité, je commençais à l’époque à ne plus être aussi convaincu d’être choisi et il me fallait jour après jour surmonter les doutes de plus en plus nombreux qui m’assaillaient. Cela s’explique simplement par mon âge, car j’avais atteint la période de la vie où un jeune homme doute de tout, plus particulièrement de tout ce qui le concerne.

— Très bien, poursuivit Traiben. Mais si tu t’engages avec une femme et qu’elle n’est pas choisie pour le Pèlerinage, que deviendra votre engagement ?

— Ah ! fis-je. Je vois… Mais si nous sommes engagés, cela ne pourrait-il pas inciter les Maîtres à la choisir, elle aussi ?

— Il n’y a aucune raison. Les Maîtres ne tiennent absolument aucun compte de cela.

— Ah ! répétai-je.

Je pensai à Lilim dont l’amant était parti à l’assaut du Mur et n’était jamais revenu.

— Si tu tiens absolument à t’engager avec quelqu’un, dit Traiben, fais-le donc. Mais il te faudra te résigner à la probabilité de la perdre quand tu entreprendras l’ascension du Mur. Si tu veux le faire avec Turimel, cette probabilité devient certitude, mais tu l’as déjà compris. Même si tu choisis une fille d’une autre Maison, la situation est presque aussi mauvaise. Il n’y a pas plus d’une chance sur cent qu’elle soit, elle aussi, sélectionnée parmi les Quarante. Une chance infime, quand on y réfléchit. As-tu envie, de toute façon, de laisser derrière toi un enfant sans père, comme tu l’as été ? Il vaut mieux ne pas penser à t’engager, Poilar. Pense au Mur. Ne pense qu’au Mur.

Comme d’habitude, je fus incapable de trouver une faille dans le raisonnement de Traiben. Et je me résignai à demeurer à jamais sans engagement. Mais cela me faisait mal, terriblement mal.

Je passai une dernière nuit avec Turimel, une nuit où toutes les lunes étaient visibles, deux dans la plénitude de leur disque argenté, trois en forme de croissant éclatant, et l’air était pur comme le cristal des verres du Roi. Nous étions étendus sur un lit de mousse, étroitement enlacés, dans la dépression nord du Versant du Messager, quand je lui dis d’une voix douce que j’étais destiné à faire le Pèlerinage et que je n’envisageais pas l’éventualité d’un échec. Elle me regarda en souriant et hocha la tête, les yeux brillants de larmes. Je crois qu’elle l’avait toujours su, mais avait espéré que cela ne se ferait jamais. Puis nous accomplîmes tous les Changements, l’un après l’autre, jusqu’à ce que le feu de notre passion se soit éteint. Ce fut une nuit triste et merveilleuse, et c’est à regret que je la vis s’achever. L’aube venue, une pluie légère se mit à tomber et, la main dans la main, nus dans la lumière nacrée du petit matin, nous redescendîmes vers le village. Trois jours plus tard, elle annonça son engagement avec un jeune homme de la Maison des Chanteurs, qu’elle avait dû tenir en réserve, sachant que, tôt ou tard, je la sacrifierais à Kosa Saag.

Après Turimel, il y en eut plusieurs autres, mais jamais il ne fut question de m’engager avec aucune et je ne restai jamais assez longtemps avec elles pour que l’idée leur en vienne. De toute façon, elles savaient vraisemblablement que le Mur était mon destin. Il existe dans chaque groupe d’âge certains individus dont la vocation est connue de tous. Thrance était de ceux-là, l’année de mes douze ans. Et j’en étais un autre. Les gens disaient qu’ils pouvaient voir sur moi la marque du Mur. C’est le rêve de l’étoile qui la leur avait montrée, ce rêve que tout le village avait fait la même nuit. Je cherchai cette marque sur l’image que me renvoyait le miroir de ma mère, mais je ne réussis pas à la trouver. Et pourtant je savais qu’elle était là. Cela ne faisait aucun doute dans mon esprit.

Le commencement de ma seizième année arriva. Le dix d’Orgulet, un messager de la Maison du Mur m’apporta le parchemin traditionnel aux caractères élégants, qui me donnait l’ordre de me présenter ainsi que tous les autres membres de mon groupe d’âge au lieu de réunion connu sous le nom de Champ des Pèlerins. Le moment de me porter candidat était enfin arrivé.

Je me souviens fort bien de cette journée. Comment pourrait-il en aller autrement ? Nous étions quatre mille deux cent cinquante-six ; ce n’était pas le groupe d’âge le plus nombreux que l’on eût jamais vu rassemblé, mais pas le plus petit non plus. Ekmelios était si ardent ce jour-là que le ciel en grésillait. Nous étions disposés en quarante-deux colonnes de cent candidats sur l’herbe rouge et veloutée du Champ des Pèlerins, ceux qui restaient formant une autre colonne de cinquante-six. Je me trouvais dans cette colonne incomplète, ce que je pris comme un mauvais présage. Mais Traiben, qui se tenait pas très loin de moi, dans une autre colonne, me fit un clin d’œil accompagné d’un sourire, comme pour me persuader que tout irait bien.

L’instant terrifiant du Premier Criblage était arrivé, cet instant que je redoutais plus que la mort.

Des quatre années que je passai comme candidat, il n’y eut de pire moment que le Premier Criblage. Je tremblai comme une feuille au vent pendant que les Maîtres de la Maison du Mur circulaient silencieusement parmi nous, s’arrêtant de loin en loin dans les rangs pour donner une tape sur l’épaule d’un candidat afin de lui signifier qu’il était exclu de la compétition.

Nul n’est à l’abri du Criblage, pas plus qu’on ne l’est de la foudre, et la décision est sans appel. Les Maîtres seuls savent pour quelles raisons ils décident de refuser une candidature et rien ne les oblige à les révéler.

C’est précisément pour cela que je redoutais tant ce moment. Comme j’étais jeune et ignorant, je m’imaginais que le Premier Criblage était un processus uniquement gouverné par des caprices, des coups de tête, ou même des rancunes personnelles, et qui ne tiendrait en conséquence aucun compte du mérite que j’étais persuadé d’avoir. Avais-je fait, des années auparavant, quelque chose qui aurait pu contrarier ou offenser un Maître, qui serait resté dans sa mémoire comme une escarbille dans un œil ? Si tel était le cas, il me taperait sur l’épaule et tout s’achèverait pour moi avec ce petit geste : plus de Pèlerinage pour Poilar, plus d’ascension du Mur, plus d’initiation aux mystères du Sommet. Si quelqu’un avait décidé de m’éliminer, même le présage de mon rêve de l’étoile n’y ferait rien. Même le fait d’avoir pour ancêtre le Premier Grimpeur n’y changerait rien. Très rares sont les membres de la Maison du Mur qui ne prétendent pas descendre de lui et, même si la moitié d’entre eux sont des menteurs, il en reste une multitude dans les veines desquels coule Son sang. Être du sang du Grimpeur ne saurait donc constituer un sauf-conduit pour le Pèlerinage. Me tenais-je mal, une épaule plus haute que l’autre, et quelqu’un trouverait-il à y redire ? Une tape. Une lueur dans mon regard déplairait-elle ou trouverait-on ma mâchoire trop arrogante ? Le fait d’avoir une patte folle jouerait-il contre moi malgré tout ce que j’avais fait pour compenser mon infirmité de naissance ? Une tape. Une tape. Une douleur au genou rendrait-elle ce matin-là un des Maîtres d’humeur irascible ? Une tape. Et Poilar serait éliminé.

J’étais, comme je l’ai dit, encore jeune et ignorant. Je n’avais aucune idée du véritable objet du Criblage.

Je me tenais raide comme un piquet, m’efforçant de ne pas trembler, pendant que les Maîtres allaient et venaient parmi nous. Une tape et fini pour le grand et gracieux Moklinn, le meilleur athlète qu’il y ait eu dans le village depuis la grande époque de Thrance ! Une tape et cette oie d’Ellitt était éliminée ! Une tape et on ne parlait plus de Baligan, le fils cadet du chef de la Maison des Chanteurs ! Une tape ! Une tape ! Une tape !

Quels étaient donc les critères ? Pour Ellitt, je comprenais, car elle n’avait pas plus de jugement qu’un enfant et elle n’aurait pas survécu longtemps sur le Mur, mais pourquoi éliminer le beau Moklinn ? Et pourquoi écarter Baligan, à l’âme aussi pure qu’un torrent de montagne ? Et les tapes se succédaient, condamnant des candidats qui, à l’évidence, n’avaient jamais eu aucune chance et certains des plus valeureux jeunes gens du village. Je regardais les exclus s’éloigner lentement, l’air hébété. Et j’attendais, transi de peur, cependant que le Maître chargé de notre colonne, se rapprochait sans hâte. C’était Bertoll, le frère aîné de ma mère. Tous les Maîtres étaient des hommes de ma famille ; c’était inévitable, j’appartenais au clan du Mur. Ils étaient tous au courant de mon obsession du Mur. Avec l’inconséquence et la légèreté de l’enfance, j’avais dit et répété sur tous les tons que j’étais résolu à voir le Sommet. On m’avait écouté en souriant. Les avais-je indisposés avec mes fanfaronnades ? Avaient-ils décidé de me donner une leçon ?

Je souffris mille morts pendant quelques minutes. Je regrettai un million de fois de ne pas appartenir à une autre Maison, de ne pas être un Charpentier, un Musicien ou même un Balayeur afin qu’aucun des Maîtres ne pût savoir ce qu’il y avait au plus profond de mon âme. Bertoll allait me taper sur l’épaule, pour me punir de mon effronterie. Je savais qu’il allait le faire. J’en avais la certitude. Et je fis le serment, si cela se produisait, de le tuer d’abord et de me tuer ensuite, le jour même, avant que les lunes se soient levées.

Je demeurai immobile comme la pierre, les yeux fixes, regardant droit devant moi.

Bertoll passa sans même m’adresser un regard et continua de longer la file.

Des larmes de soulagement coulèrent sur mes joues. Toutes mes appréhensions et mes angoisses avaient été vaines. Mais je pensai aussitôt à Traiben. J’avais été tellement préoccupé de mon propre sort que je n’avais pas pris le temps de songer à lui. Je me retournai pour lancer un coup d’œil derrière moi, en direction de la colonne voisine, juste à temps pour voir le Maître de cette file passer devant le petit Traiben malingre comme s’il n’avait pas existé et tendre le bras pour taper sur l’épaule du grand garçon bien découplé qui se tenait derrière lui.

— Cela ne rime à rien, dis-je à Traiben après le Criblage, au cours duquel cent quatre-vingts candidats avaient été éliminés, laissant les autres libres de continuer. J’ai une patte folle et j’irrite tout le monde en paraissant si sûr de moi. Toi, tu es incapable de faire cent pas en courant sans que la tête te tourne et tu fais peur aux gens, tellement tu es perspicace. Et pourtant, ils nous ont épargnés tous les deux alors que Moklinn, qui, de nous trois, est le mieux armé pour escalader le Mur, a été éliminé. Tout comme Baligan, l’être le plus doux, le plus attentionné que je connaisse. Selon quels critères jugent-ils ?

— C’est un mystère, répondit Traiben. Mais il y a une chose que je sais : le Criblage n’est pas destiné à punir, mais à récompenser.

Je le regardai, interdit.

— Que veux-tu dire ?

— Que certains d’entre nous sont jugés trop bons pour être envoyés sur la montagne.

— Je ne comprends toujours pas.

Traiben poussa un soupir, un de ses terribles soupirs résignés.

— Écoute, dit-il. Nous envoyons tous les ans nos Quarante vers le Mur en sachant que la plupart d’entre eux ne survivront pas à l’ascension et que les quelques individus qui rentreront seront transformés comme le sont toujours les Revenants, et qu’ils passeront le reste de leur vie à errer en méditant, en priant et en évitant autant que possible tous les contacts. C’est un pari dans lequel nous sommes toujours perdants. Nous les envoyons dans l’espoir d’apprendre quelque chose des dieux et, pour une raison ou pour une autre, cela ne réussit jamais. Aucun de ceux qui entreprennent le Pèlerinage ne joue jamais un rôle important dans la vie du village. Il en est presque toujours allé ainsi depuis le Premier Grimpeur. Tu es d’accord, j’espère ?

— Bien sûr.

Nous avions déjà longuement parlé de tout cela.

— Si nous offrons chaque année les quarante meilleurs d’entre nous à la montagne, que deviendra le village ? Qui nous dirigera ? Qui nous inspirera de nouvelles idées ? Nous continuerons, année après année, à sacrifier les plus doués. Leurs qualités seront perdues pour notre race et il ne subsistera qu’une tribu de crétins et de mauviettes. Il importe donc d’écarter certains candidats. Il convient de les épargner afin de satisfaire les besoins futurs du village.

Je crus enfin avoir compris où il voulait en venir et cela me déplaisait.

— Accomplir le Pèlerinage est l’acte le plus important que nous puissions faire, répliquai-je. Les Pèlerins sont nos plus grands héros. Même s’ils ne parviennent pas à apprendre là-haut ce que tu penses qu’ils sont censés apprendre. En les envoyant affronter le Mur, nous payons notre tribut aux dieux, comme Celui Qui Grimpa nous l’a enseigné, pour qu’ils continuent à nous accorder leur bénédiction.

Comme vous pouvez le constater, je me référais encore au catéchisme.

— Précisément, acquiesça Traiben. Les Pèlerins sont des héros, nul n’en doute, mais ce sont aussi des sacrifiés.

J’écarquillai les yeux. Jamais je n’avais vu les choses de cette manière. Mais il avait raison, on ne pouvait le nier.

— Voilà pourquoi les Maîtres choisissent des gens comme toi, robustes et résolus, poursuivit Traiben, ou des gens comme moi, ingénieux et pleins de ressources. Voilà à quoi ressemblent les héros. Mais, d’une certaine manière, nous sommes gênants. Peut-être avons-nous l’étoffe des héros, mais nous sommes, toi et moi, trop bizarres et ombrageux pour faire de bons chefs au village. T’imagines-tu à la tête de notre Maison ? Ou bien moi ? Dans ces conditions, on peut nous sacrifier. On peut nous destiner au Pèlerinage. Contrairement à Baligan qui, à l’évidence, dirigera un jour sa Maison. Et à Moklinn dont le corps parfait ne doit pas être détruit sur le Mur.

— Thrance aussi avait un corps parfait, objectai-je. Mais il a été choisi.

— Et il n’est pas revenu, n’est-ce pas ? Thrance était égoïste et arrogant. Peut-être les Maîtres ont-ils estimé qu’il valait mieux que le village soit débarrassé de lui.

— Je vois, fis-je, sans être bien sûr de ce que je voyais.

J’étais secoué par ce que Traiben avait dit. En quelques minutes, il venait de mettre mon univers sens dessus dessous. Moi qui étais tellement content d’avoir survécu à l’épreuve du Premier Criblage. Je me posais maintenant une question : devais-je vraiment être fier de cette réussite ou bien était-elle seulement le signe que le village était disposé à se passer de moi ?

Mais je repris tout aussi rapidement mes esprits. Il n’avait jamais été dans mes intentions de devenir le chef de ma Maison. Mon but était le Pèlerinage. Je venais de surmonter la première des nombreuses épreuves qui m’attendaient et cela seul importait.

C’est ainsi que commença ma période de formation.

Les premiers jours virent l’instauration progressive de la discipline rigoureuse du processus de sélection. On nous répartit en quarante groupes d’une centaine de candidats – nous n’étions pas dans le même, Traiben et moi – et, à compter de ce moment, c’est en groupe que nous passâmes d’une Maison à l’autre pour recevoir notre instruction et passer nos examens. Mais, au début, tout donna l’illusion d’être facile.

On commença par nous demander de présenter dans une courte rédaction les raisons pour lesquelles nous désirions devenir des Pèlerins. Je me souviens presque mot pour mot de celles que je donnai.

1. Parce que je suis convaincu qu’entreprendre le pèlerinage est la plus belle chose que l’on puisse faire. Il est de notre devoir de monter nous présenter devant les dieux, de les adorer et d’apprendre de leur bouche ce qu’ils ont à nous enseigner. De toutes les traditions de notre peuple, c’est la plus noble, la plus sacrée et j’ai toujours eu le désir d’observer nos grandes traditions.

2. Parce que mon père, en son temps, fut aussi un pèlerin et que je crois et espère qu’il vit encore et demeure dans l’un des Royaumes de Kosa Saag. Je ne l’ai pas revu depuis ma petite enfance et je rêve de le retrouver quand je ferai l’ascension du Mur.

3. Parce que, toute ma vie, j’ai gardé les yeux levés vers Kosa Saag, émerveillé par sa majesté, et que je désire maintenant éprouver mon courage contre la montagne et voir si je serai à la hauteur de ce qu’elle exigera de moi.

C’était une bonne rédaction. Elle me permit au moins de passer avec succès le Deuxième Criblage qui élimina quatre-vingt-dix autres candidats. Était-ce à cause de la pauvreté de leur exercice ou pour toute autre raison, je l’ignore, mais je soupçonne que le contenu de la narration n’avait pas une grande importance. La tâche des Maîtres consistait à éliminer progressivement les candidats dans le cours de nos quatre années de préparation pour n’en conserver que quarante et il leur était loisible de saisir n’importe quel prétexte, voire de s’en passer, pour nous rayer de la liste.

Puis vint l’instruction religieuse. On nous fit lire le Livre du Premier Grimpeur, que nous avions naturellement déjà lu mille fois, et raconter l’histoire de sa vie, de son conflit avec les Anciens et de son exil du village, de sa décision d’escalader le Mur, ce qui, à l’époque, n’était pas autorisé, et de ce qu’il avait appris pendant son Pèlerinage sur les sommets. On nous ressassa également les noms des dieux, avec leur apparence et tous leurs attributs, comme si nous devions nécessairement tomber sur eux au détour d’un sentier et être en mesure de les reconnaître et de les saluer dans les formes appropriées. On nous faisait asseoir dans la petite hutte réservée à l’instruction religieuse, comme de petits enfants, tandis qu’un représentant de la Maison des Glorieux levait l’un après l’autre les portraits sacrés et nous scandions les noms : « Kreshe ! Thig ! Sandu Sando ! Selemoy ! » C’était drôle, cette impression de retourner à l’école, car, comme pour tout le monde ou presque, mon éducation s’était achevée avec ma première dizaine d’années. Mais, autant que nous sachions, nous allions réellement rencontrer Thig, Selemoy et Sandu Sando sur les pentes du Mur, et nous écoutions les vieilles histoires si souvent rabâchées. Kreshe avait créé le Monde et l’avait mis à flot sur la Grande Mer ; Thig le Formateur avait plongé la main dans les matières en fusion du Monde nouvellement créé et en avait sorti le Mur, l’étirant aussi haut que possible afin de nous donner un lieu où nous pourrions vivre près des étoiles ; mais, après le péché de nos Premiers Pères, nous avions été précipités du Sommet vers les basses terres par Sandu Sando le Vengeur et on nous avait interdit de remonter avant d’en être dignes. Et tous les autres récits de notre enfance.

Pendant ces premiers jours, il nous fallut encore suivre des cours où on nous enseigna la nature du Mur. Le fait le plus marquant de ces leçons était que l’on semblait en savoir véritablement très peu sur Kosa Saag sur les flancs duquel nous avions pourtant envoyé nos Pèlerins depuis des milliers d’années.

Nos professeurs n’étaient naturellement jamais montés très haut sur les pentes du Mur. Ils s’étaient contentés d’excursions banales dans les zones de villégiature autorisées dominant le village, sans jamais s’aventurer au-delà. Je présume qu’il n’y avait pas à s’en étonner, nos professeurs n’ayant jamais été des Pèlerins. Seuls les Revenants avaient des connaissances de première main sur l’endroit extraordinaire où nous devions nous rendre, mais on ne pouvait attendre d’eux qu’ils fassent quelque chose d’aussi simple, évident et utile que de venir dans nos classes pour nous faire profiter de leur expérience. Ce n’était pas leur genre. J’avais espéré qu’ils feraient une entorse à leur règle de retrait hautain et mystique des choses de ce monde pour nous aider à comprendre ce qui nous attendait, mais mes espoirs furent déçus. Les Revenants ne partageaient rien avec nous, rigoureusement rien. Et nos professeurs, des besogneux de la Maison des Clercs, nous servaient en ânonnant un galimatias où se mêlaient rumeurs, légendes et conjectures, dont l’utilité était nulle ou presque.

« On dit que le Mur est un lieu où la réalité est altérée », déclaraient nos professeurs avec componction. Comment étions-nous censés interpréter cela ? Ils n’avaient pas de réponse. « Sur le Mur, affirmaient-ils doctement, le ciel se trouve parfois au-dessous et le sol au-dessus. Bon, pourquoi pas, mais que fallait-il comprendre ? Ils parlaient gravement de monstres, de démons et de demi-dieux qui nous attendaient au-dessus de la ligne des nuages, dans les innombrables Royaumes du Mur. Ils nous mettaient en garde contre des lacs de feu et des arbres de métal. Ils évoquaient des morts qui marchaient les pieds sens devant derrière et dont les yeux brillaient comme des charbons ardents sur l’arrière de leur crâne. Ils nous permirent de lire le Livre Secret de Maylat Gakkerel, censé être le témoignage trois fois millénaire du seul Revenant autre que le Premier Grimpeur qui eût jamais fait des révélations sur ce qu’il avait vécu pendant l’ascension du Mur. Mais, contrairement au Livre du Premier Grimpeur qui est le récit simple et dépouillé de Son séjour dans la demeure des dieux et le compte rendu de ce qu’ils Lui avaient enseigné, le Livre Secret de Maylat Gakkerel n’était que paraboles poétiques et tarabiscotées, un fatras de détails extravagants écrits dans un style si obscur et si éloigné des langues modernes que le texte était alourdi par des notes et des remarques dix fois plus longues que lui. Rares étaient ceux qui avaient réussi à dépasser une douzaine de pages. J’en ai gardé le souvenir d’une sorte d’accumulation fébrile de descriptions nébuleuses, inintelligibles, des récits à dormir debout de pics se transformant en abîmes, de gouttes de pluie se muant en couteaux, de rochers se mettant à danser et à chanter, de démons projetant furieusement tous leurs membres sur des Pèlerins en train d’accomplir l’ascension, jusqu’à ce qu’il ne reste d’eux que des crânes bondissants, de vieux sages rencontrés en chemin, qui offraient des conseils en s’exprimant uniquement à l’envers. Le Livre Secret tout entier aurait aussi bien pu être écrit à l’envers, pour l’aide qu’il m’apporta.

J’en conclus que ces leçons faisaient simplement partie du Criblage. Elles étaient destinées à nous terrifier en nous montrant qu’aucun des habitants des villages des basses terres n’avait la moindre idée de ce qui attendait ceux qui s’aventuraient sur le Mur. Ce qu’on nous apprenait n’était en réalité qu’un ramassis de fables dépourvues de toute utilité pratique, de sorte qu’au bout de quelques semaines, je cessai d’y prêter attention. D’autres, persuadés que leur vie pouvait dépendre de la manière dont ils s’y retrouveraient dans ce tissu d’inepties, prenaient inlassablement des notes et, au fil des jours, à mesure que contradictions et mystères s’accumulaient, commencèrent à montrer une expression ahurie et hébétée.

Une douzaine des membres de mon groupe abandonnèrent pendant cette période. La plupart des preneurs de notes acharnés se trouvaient parmi eux. J’eus la conviction que toutes les bêtises dont on leur avait farci la tête avaient fini par les effrayer au point de renoncer.

Mais nous avions d’autres leçons infiniment plus utiles ; je parle des leçons de survie au cours desquelles on nous enseignait les techniques de l’escalade, la manière d’affronter les conditions particulières que l’on croyait être celles de la zone sommitale du Mur, des trucs pour chasser et pourvoir à notre subsistance, qui nous seraient bien utiles quand nous aurions épuisé les provisions transportées dans nos sacs depuis le village. Là encore, les instructeurs étaient contraints de recourir à toutes sortes de mythes et de suppositions en raison du tabou dont les Revenants entouraient leur expérience. Mais aucun tabou ne s’applique aux premières pentes du Mur, du moins jusqu’à la borne d’Hithiat, ce qui nous permettait d’avoir un avant-goût de ce qui nous attendait.

Il allait de soi que j’étais déjà monté jusqu’à Hithiat. Tous les jeunes gens se lancent à la dérobée à l’assaut des premiers contreforts du Mur. La plupart n’y restent que quelques heures, mais les plus hardis n’hésitent pas à y passer une nuit. C’est ce que j’avais fait à l’âge de quatorze ans. Je m’étais fait accompagner de Galli. Amants de fraîche date, nous aimions à nous mettre mutuellement au défi de faire toutes sortes de choses choquantes ; nous glisser dans la salle où étaient conservés les objets sacrés et en manipuler quelques-uns, dérober une bouteille de vin des songes dans le trésor du clan du Mur, nous baigner par une nuit sans lune dans le Bassin des mères de la Maison.

— Je veux escalader le Mur, lui dis-je un beau jour. Et toi ?

— Kreshe ! s’écria-t-elle en riant. Crois-tu que cela me fasse peur ?

Galli était grande et vigoureuse, aussi solide qu’un homme, avec une voix grave et un rire qui s’entendait à une distance de trois Maisons. Nous prîmes la route de bon matin en racontant aux gardiens de la porte l’histoire habituelle selon laquelle nous allions faire un sacrifice au Sanctuaire de Roshten. Arrivés aux abords de Roshten, nous nous enfonçâmes dans la végétation touffue pour poursuivre l’ascension sur le premier forestier escarpé, parallèle à la grand-route. L’air était limpide et, à la hauteur de la borne de Glay, nous fûmes étonnés de distinguer si nettement une grande partie du village en contrebas. À Hespen, nous fîmes une longue halte devant le parapet pour contempler la vue dans un silence émerveillé. Un paysage en miniature s’étalait à nos pieds. On eût dit un modèle réduit du village. J’avais l’impression qu’il m’aurait suffi de tendre le bras pour le prendre tout entier dans le creux de ma main. Juste au-dessous de nous, se trouvait la Maison du Mur, au centre de laquelle le szambar aux feuilles écarlates ne paraissait pas plus gros qu’une allumette. Elle était flanquée d’un côté par la Maison des Glorieux, de l’autre par celle des chanteurs ; puis toutes les autres Maisons, des Guérisseurs et des Charpentiers, des Musiciens, des Clowns et des Bouchers s’écartaient vers l’est et vers l’ouest, petits cercles sombres sur le fond vert de la forêt, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de Maison, plus rien qu’une masse verte. Peut-être même pouvait-on percevoir à l’horizon l’emplacement des villages étrangers, ceux qui se trouvent au-delà des limites du nôtre.

Nous poursuivîmes notre route, Galli et moi, jusqu’à la borne d’Hithiat, où le terrain devenait beaucoup plus accidenté et où notre résolution commença à fléchir. À cet endroit, le sol est meuble et le flanc du Mur présente des affaissements. Des cailloux roulaient de toutes parts avec des chuintements. Il y avait aussi des pierres plus grosses et, de loin en loin, quelques énormes rochers qui s’éboulaient et dévalaient la pente en passant dangereusement près de nous. Ces rochers nous inquiétaient beaucoup. De plus, le soir commençait à tomber. Et tout le monde savait que c’était folie de dépasser Hithiat. Je n’ignorais pas que Galli n’avait peur de rien ou presque et elle savait que j’étais comme elle. L’idée me vint que l’un de nous pourrait essayer de bluffer l’autre en le mettant au défi de dépasser Hithiat et que, si nous commencions à en parler, nous le ferions probablement, n’ayant ni l’un ni l’autre le courage de confesser nos craintes ou nos faiblesses. Mais il n’en fut rien. Le bon sens ne nous fit pas totalement défaut. Nous décidâmes de quitter le sentier caillouteux pour gagner un endroit plat et couvert de mousse d’où nous regardâmes Ekmelios se coucher en buvant un peu de vin pour accompagner les petites portions de viande et de fromage que nous avions emportées. Après quoi, une fois déshabillés, nous nous chantâmes les chants des Changements et quittâmes notre forme neutre. Je m’étendis sur le grand corps de Galli, souple comme un lit ; elle me prit dans ses bras, me fit pénétrer en elle et nous accomplîmes plusieurs Changements véritablement merveilleux.

La nuit était venue. Trop effrayés pour dormir, nous restâmes assis côte à côte, en attendant l’aube et nous interrogeant sur les sons stridents qui descendaient jusqu’à nous depuis des cimes invisibles, car tout le monde connaissait les sinistres histoires qui couraient sur les faucons du Mur, plus gros qu’un homme, qui s’abattaient sur les Pèlerins et les emportaient en les prenant dans leur bec. Mais les faucons, si c’étaient bien des faucons, nous laissèrent tranquilles et, l’aube venue, nous reprîmes la route du village. Personne ne trouva rien à redire à notre absence. Le père de Galli était un ivrogne et le mien avait disparu sur le Mur depuis très longtemps. Le doux Urillin, le frère de ma mère, à la garde de qui j’étais confié depuis ma petite enfance, n’avait jamais pu se résoudre à me punir pour quoi que ce fût. En conséquence, personne ne parla de notre absence. Voilà ce que fut ma grande aventure avec Galli dans les hautes terres.

Mais les séances d’entraînement effectuées sur le Mur étaient autrement plus pénibles que mon excursion avec Galli. Au lieu de suivre la grand-route ou un des sentiers parallèles, il nous fallait nous tailler un chemin dans la forêt, franchir de gigantesques rochers et des racines d’arbres noueuses, parfois même escalader des parois abruptes en utilisant habilement nos cordes et nos ventouses afin de pas être précipités dans le vide. Nous n’avions ni viande, ni fromage, ni vin et il n’était assurément pas question d’accomplir les Changements quand nous atteignions enfin la borne d’Hithiat. Nous faisions au moins une ascension par semaine et c’était un effort violent, épuisant. Je m’inquiétais pour Traiben, car il se trouvait dans un autre groupe et je ne pouvais être près de lui pour lui donner un coup de main. Mais il se débrouillait. Je le retrouvais parfois après les cours pour lui donner des leçons particulières, lui montrer les différentes manières de franchir les passages difficiles, comment caler ses pieds dans les fissures ou prendre appui sur les saillies de la roche pour changer de position. Ces ascensions n’étaient pas seulement ardues, mais périlleuses. Lors de notre cinquième escalade, un garçon du nom de Steill, de la Maison des Corroyeurs, se perdit dans les bois. Nous passâmes la moitié de la nuit à le chercher et nous le découvrîmes enfin au clair de lune, au fond d’un ravin, les membres brisés. Il avait dû basculer dans le vide à la tombée de la nuit, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, mais quelqu’un murmura qu’un pataud s’était jeté sur lui pour le pousser dans le ravin. Tout le monde se mit à trembler ; on raconte que le pataud est aussi gros qu’une rotonde, mais qu’il ne fait aucun bruit en se déplaçant dans la forêt et ne laisse pas d’empreintes. Quoi qu’il en soit, Steill était mort, le premier de notre groupe à périr pendant la période de formation. Le premier, mais pas le dernier.

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