12

Nous observâmes à la nuit tombante les Fondus qui erraient de-ci de-là sur le sol poussiéreux, à la recherche de nourriture. Ils semblaient manger tout ce qui leur tombait sous la main – des brindilles, de la terre, jusqu’à leurs propres excréments –, et nous les regardions avec une profonde répulsion, ayant toutes les peines du monde à imaginer qu’ils puissent être autre chose que des animaux. Mais le comble de l’horreur fut atteint à la tombée de la nuit. Les démons aériens revinrent, jaillissant de l’obscurité qui enveloppait la base du Mur pour se mettre à tournoyer au-dessus de nous, à grands coups lents et réguliers de leurs ailes puissantes, leurs yeux verts flamboyant furieusement comme d’étranges disques de feu.

Ils étaient venus manger, mais nous n’étions pas les proies.

Ce fut un spectacle atroce. Les Fondus se tenaient immobiles, souriant d’un air absent, comme perdus dans un rêve, la tête levée, les bras ouverts, pour ceux qui en avaient. Et les démons fondaient sur eux avec des cris affreux pour boire leur sang. Pétrifiés, nous vîmes les êtres volants se poser sur leurs victimes, planter leurs serres dans leur chair, les envelopper dans leurs grandes ailes velues et plonger leurs crocs jaunis dans les gorges offertes. Ceux qu’ils choisissaient ne faisaient pas un geste pour fuir ni pour se défendre. Ils s’abandonnaient sans hésiter, presque avec ravissement, à leurs prédateurs.

Le repas monstrueux semblait ne jamais devoir s’achever. Pendant plusieurs minutes d’affilée, les démons restaient cramponnés à leur proie sans cesser de se nourrir, puis les ailes s’ouvraient en frémissant et les créatures volantes prenaient leur essor, tandis que les Fondus – exsangues, livides, des filets de sang coulant de leur gorge labourée et dégoulinant sur leur poitrine – demeuraient droits comme des statues pendant quelques instants avant de s’effondrer. Quand l’un d’eux tombait, il ne se relevait pas. Mais le démon qui avait bu sa vie, après avoir décrit avec une énergie farouche quelques cercles dans le ciel, lançait rapidement un nouvel assaut contre une autre victime et encore une autre…

Paralysés par l’horreur et le dégoût, nous restions quand même sur nos gardes, le gourdin à la main. Mais les démons ne s’aventurèrent pas dans notre campement. Ils avaient largement assez de proies consentantes à proximité.

Au bout d’un certain temps, je me tournai vers Traiben et vis qu’il regardait en l’air, plus fasciné qu’horrifié, semblait-il. Ses lèvres remuaient et je l’entendis compter à mi-voix.

— Sept… huit… neuf. Un… deux… trois…

— Qu’est-ce que tu fais, Traiben ?

— À ton avis, Poilar, combien de démons y a-t-il ?

— Je dirais une douzaine. Mais je ne vois pas quelle importance cela peut…

— Compte-les.

— Pourquoi ?

— Compte-les, Poilar.

Je me pliai à son caprice. Mais il était difficile de faire le compte des démons qui étaient constamment en mouvement, se posaient, se nourrissaient et reprenaient sans trêve leur vol. Il semblait en permanence y en avoir quatre ou cinq en train de se nourrir et autant qui tournoyaient dans le ciel nocturne, mais, pendant que je les dénombrais, l’un s’abattait sur une proie et un autre prenait son essor, de sorte que j’avais de la peine à savoir où j’en étais.

— J’en ai compté à peu près neuf ou dix, fis-je avec agacement.

— Je dirais neuf.

— Va pour neuf. Leur nombre exact ne me semble vraiment pas avoir d’importance.

— Et s’il s’agissait des Neuf Grands, Poilar, suggéra doucement Traiben.

— Quoi ?

J’ouvris de grands yeux. L’idée de Traiben m’avait totalement pris par surprise.

— Imaginons que ce soient les rois des Fondus, poursuivit-il. Peut-être créés par la force inconnue qui a donné la vie à leurs sujets. Et qui règnent sur eux par la force de leur volonté ou bien par un pouvoir magique quelconque. Qui les élèvent peut-être même pour leur servir de nourriture.

Je réprimai un frisson. Je refis le compte des démons, plus soigneusement cette fois, suivant attentivement du regard les formes ailées dans l’obscurité. Il semblait effectivement y en avoir neuf. Oui, neuf. Qui évoluaient à leur gré parmi ces misérables créatures et s’en nourrissaient à leur guise. Les Neuf Grands ? Ces répugnants suceurs de sang ? Oui. Oui. Traiben avait sûrement raison. Les oiseaux-démons étaient les maîtres de ce Royaume.

— Et c’est à eux que nous sommes censés demander l’autorisation de traverser ce territoire ?

— Ils sont neuf, répondit Traiben avec un petit haussement d’épaules. Qui pourraient-ils être d’autre que les Neuf Grands qui règnent sur ces terres ?


Je dormis très peu cette nuit-là. Les démons volants restèrent bien après minuit, poursuivant inlassablement leur festin, et je demeurai éveillé, la main serrée sur mon gourdin, redoutant qu’ils ne nous attaquent quand ils se seraient lassés du sang des Fondus. Mais ils se contentèrent de leurs sujets. Ils s’éloignèrent enfin vers l’orient dans un grand bruit d’ailes et les lunes disparurent peu après derrière la masse gigantesque du Mur, de sorte que nous fûmes plongés dans l’obscurité. Ce n’est qu’à ce moment-là que je m’endormis, mais mon sommeil fut court et agité, et je rêvai d’ailes velues enroulées autour de mon corps et de crocs luisants s’approchant de ma gorge.

Ce sommeil, aussi médiocre fût-il, fut interrompu par un cri angoissé. Je m’éveillai instantanément et reconnus la voix gémissante de Thissa.

— Thissa ? Que se passe-t-il ?

— La mort ! lança-t-elle d’une voix rauque. Je sens la mort !

— Où ? demandai-je en allant vers elle. Qui ?

— La mort, Poilar.

Elle tremblait de tout son corps. Des mots prononcés dans une langue inconnue jaillissaient de ses lèvres. Une langue inconnaissable qui devait être celle des santha-nillas ; paroles magiques, voix qui monte du puits des mystères. Je la serrai contre moi et elle s’endormit dans mes bras en articulant dans un dernier murmure :

— La mort… La mort…

Je ne pouvais rien faire dans l’obscurité. Je restai assis en la tenant jusqu’à ce qu’Ekmelios franchisse la ligne de l’horizon et que la lumière éclatante du matin baigne le plateau.

Des Fondus vidés de leur sang étaient étendus par dizaines sur le sol, éparpillés comme des branches brisées après le passage du vent furieux dans la forêt dévastée. Ils semblaient morts ; ils l’étaient très probablement. Les autres, le reste de la horde immense, étaient assis en groupes compacts et nous regardaient d’un air morne. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il fallait faire. Les Fondus nous avaient permis d’avancer jusqu’où nous étions, mais il paraissait évident qu’ils ne nous laisseraient pas aller plus loin si nous n’entrions pas en contact avec eux – mais de quelles manières ? –, et, si nous tentions de poursuivre notre marche sans avoir reçu la bénédiction des Neuf Grands, ils s’y opposeraient, du moins je le supposais, et nous succomberions sous le nombre. Je ne voyais aucun autre moyen d’atteindre le Mur que de traverser leur Royaume. Mais comment parlementer avec ces suceurs de sang ailés ? Nous étions dans une impasse. C’était la première épreuve d’importance depuis que j’avais pris le commandement de notre groupe, et elle risquait de se solder par un échec.

Tandis que je flottais dans l’indécision, je vis Grycindil s’approcher en courant et l’entendis crier que Min et Stum avaient disparu.

Elle expliqua qu’un petit groupe de femmes s’étaient rendues à l’aube au bord de la rivière pour prendre un bain. Min et Stum n’en faisaient pas partie, ce que Grycindil avait trouvé bizarre, car Min était assurément la plus difficile de toutes en matière d’hygiène et son amie Stum ne la quittait jamais d’une semelle. Après le bain, les femmes avaient rempli une bouteille et, croyant qu’elles dormaient encore, étaient parties voir Min et Stum pour leur faire une farce et les asperger d’eau froide. Mais Grycindil nous affirma que personne ne les avait trouvées. Elle avait cherché dans tout le campement avec l’aide de Marsiel, de Tenilda et de Tull.

— Elles sont peut-être parties se promener toutes les deux, dis-je, mais mon idée était si stupide que les mots s’étouffèrent dans ma gorge au moment même où je les prononçais.

Je rassemblai tout le monde pour leur annoncer la double disparition. La nouvelle jeta la consternation dans notre groupe. J’allai voir Thissa qui restait hébétée, tremblante, et lui demandai de jeter un charme pour les retrouver.

— Oui, murmura-t-elle. Oui, je vais le faire.

Elle ramassa quelques brindilles, prononça les formules magiques et lança les brindilles. Elle le fit à plusieurs reprises, mais, chaque fois, elle secouait la tête et ramassait ses brindilles en disant que cela ne servait à rien, qu’il y avait trop de bruit et de mouvement autour d’elle. Même en traçant sur le sol des lignes magiques, en s’agenouillant pour murmurer les noms divins et en laissant tomber les brindilles à l’intérieur de ces lignes, elle n’apprit rien d’utile. La tension était terrible : ses yeux s’agrandissaient et devenaient très brillants, les muscles de son visage se contractaient.

— Sont-elles encore en vie ? demandai-je. Peux-tu au moins nous le dire ?

— Je t’en prie, fit-elle, laisse-moi me reposer. Je ne comprends rien à tout cela, Poilar.

Elle éclata en sanglots et se mit à trembler comme si elle avait la fièvre. Je demandai à Kreod le Guérisseur de s’occuper d’elle.

Nous nous divisâmes en six groupes qui partirent dans toutes les directions ; l’un d’eux, sous la conduite de Kilarion, traversa la rivière pour refaire en sens inverse le chemin que nous avions déjà parcouru. Accompagné de Seppil, Dorn et Thuiman, je me dirigeai vers la masse des Fondus, fouillant du regard la multitude pour essayer d’y apercevoir Min et Stum. Mais je ne vis rien. Aucun de nous ne vit rien. Personne ne recueillit le plus petit indice. Le sol boueux était couvert de traces, mais comment savoir ce qu’elles signifiaient ?

Tous les regards convergeaient sur moi. J’étais censé leur dire comment nous allions dénouer la situation. Mais je n’avais pas la moindre solution à apporter.

Je me tournai vers Traiben, puis vers Jaif, Naxa et Kath. Ils ne pouvaient m’être d’aucun secours.

C’est à ce moment-là que je perçus une agitation dans les rangs des Fondus. Je vis Talbol ouvrir de grands yeux en montrant quelque chose du doigt et Muurmut poussa un grognement, comme s’il venait de recevoir un coup. Je suivis la direction de leurs regards et fus aussi ahuri qu’eux en découvrant la terrible apparition qui s’avançait vers nous.

Un des Fondus qui aurait presque pu être Min – dont le visage et le corps lui ressemblaient étrangement, mais affreusement déformés et distordus, comme l’étaient ceux de leur race – venait de sortir de la masse hideuse et se dirigeait vers nous d’un pas mal assuré. Ma première idée fut que les créatures qui avaient capturé Min avaient fait d’elle une copie grossière d’après nature. Mais quand elle fut plus près de nous, je retrouvai la vivacité familière du regard de Min, je reconnus le châle vert effrangé de sa Maison dont elle ne se séparait jamais et je compris que ce n’était pas la copie de Min, mais Min en personne, une Min qui avait subi une étrange transformation : une Min fondue, en quelque sorte.

Elle avançait d’un pas chancelant, l’air hébété. Tenilda et Tull s’élancèrent vers elle et arrivèrent juste à temps pour l’empêcher de tomber et la transporter dans notre campement.

— Min ? demandai-je en m’agenouillant près d’elle.

Elle était d’une pâleur mortelle et l’altération de son aspect était effrayante. Tout le côté gauche de son visage et du haut de son corps donnait l’impression d’avoir été amolli et remodelé, mais pas le droit. Son oreille, son nez, ses lèvres, ses pommettes, tout portait les marques de la transformation. Ses traits fins et délicats semblaient devenus flous d’un côté, et plus grossiers, comme s’ils avaient coulé et bavé. Du côté transformé, la texture de la peau était différente elle aussi, plus brillante, artificiellement lisse.

— M’entends-tu, Min ? demandai-je en me penchant un peu plus. Peux-tu nous dire ce qui t’est arrivé ?

Elle semblait à moitié inconsciente. Une sorte de spasme agita son corps. Elle se souleva légèrement. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites, elle grimaça et ses lèvres se retroussèrent en un rictus affreux. Puis elle retomba en arrière et se calma, mais sa respiration demeurait sourde et précipitée.

— La Fosse… murmura-t-elle d’une voix aux sons mourants. La Source… Stum…

— Min ? Qu’est-ce que tu dis, Min ?

Quelqu’un me tira en arrière. C’était Jekka le Guérisseur.

— Écarte-toi, Poilar, dit-il. Tu ne vois donc pas qu’elle n’est pas en état de parler ?

Je reculai et Jekka se pencha sur elle et posa les mains sur son corps comme le fait un Guérisseur à un malade. Il dirigea habilement le flux des forces vitales dans son corps, guidant l’air, la chaleur et la lumière vers les canaux bénéfiques. Au bout d’un certain temps, les joues de Min retrouvèrent leur couleur et sa respiration redevint normale. Elle porta successivement les mains à son visage, à son épaule et à son bras qu’elle palpa pour déterminer ce qu’on lui avait fait subir. Puis elle émit un petit soupir douloureux et je vis sa forme vaciller fugitivement, comme si elle essayait de retrouver sa forme naturelle.

— Garde tes forces, Min, dit doucement Jekka. Plus tard, nous aurons le temps de te redonner ta forme.

Elle hocha la tête. J’entendis quelqu’un sangloter doucement derrière moi. Min n’était vraiment pas belle à voir.

Elle se mit sur son séant et regarda autour d’elle comme si elle venait de sortir de quelque horrible cauchemar. Tout le monde garda le silence.

— J’étais avec les Fondus, articula-t-elle d’une voix très lente, au bout d’un long moment.

— Oui, dis-je. Nous le savons.

— Ils nous ont enlevées en pleine nuit, Stum et moi, et tout s’est passé si vite que nous n’avons même pas eu le temps de crier. Des mains sur ma bouche… On m’a soulevée… et emmenée…

— Repose-toi maintenant, lui dit Jekka. Nous aurons le temps de parler de tout cela.

— Non. Non, il faut que je vous raconte. Vous devez savoir ce qui s’est passé.

Rien ne put l’en faire démordre. Aussi bouleversée et affaiblie qu’elle fût, elle parvint à trouver la force de nous raconter son histoire.

Elle nous expliqua qu’elle avait choisi avec Stum, imprudemment peut-être, un emplacement en bordure de notre bivouac, plus accessible que le reste aux maraudeurs. Mais comment un groupe de Fondus avait-il réussi à se glisser à l’intérieur du campement sans se faire remarquer, Min n’aurait su le dire ; peut-être avaient-ils attendu que ceux qui étaient chargés de monter la garde s’assoupissent quelques instants, peut-être avaient-ils jeté un sortilège, ou peut-être tout s’était-il passé si rapidement que la plus vigilante des sentinelles n’avait rien remarqué. Quoi qu’il en soit, quelle qu’ait été leur manière d’opérer, les Fondus avaient capturé les deux femmes sans coup férir et les avaient prestement emmenées de force, parcourant dans l’obscurité une distance considérable dans ce que Min croyait être la direction du Mur ; bien qu’elle eût été incapable de distinguer quoi que ce fût dans l’obscurité ayant suivi la disparition des lunes, elle avait la certitude que le chemin suivi par leurs ravisseurs s’élevait régulièrement.

— Nous sommes entrés dans une sorte de grotte, poursuivit-elle. Je crois qu’elle devait s’ouvrir à la base du Mur. Tout était très sombre, mais, dès notre entrée, j’ai vu une lumière étrange, une vive lueur verte qui semblait provenir des entrailles de la terre. Il y avait d’abord une sorte de vestibule, puis une ouverture dans le sol de la grotte qui était l’orifice d’un long passage descendant en pente raide et formant un puits profond. La lumière provenait du fond de ce puits. Les Fondus nous poussèrent jusqu’au bord. Ils répétaient : « C’est la Source. C’est la Source. » Ils parlent la langue ancienne, le Gotarza, que tous les Scribes ont un peu étudiée.

— Oui, oui, fis-je. Je sais.

— Je ne pourrais dire ce qu’il y a au fond de ce puits. Quelque chose d’éclatant, quelque chose de chaud. En tout cas, c’est là que les Fondus entrent en fusion.

Min leva la main vers sa joue transformée, peut-être sans s’en rendre compte. Un long frisson la parcourut et il lui fallut quelques instants avant d’être en mesure de poursuivre.

— Ils voulaient nous transformer, dit-elle enfin. Et nous renvoyer vers vous, un peu comme des ambassadeurs, afin de vous montrer à quel point il est merveilleux d’être fondu. Ils nous ont poussées en avant… vers le bord de la Fosse…

— Kreshe ! murmura quelqu’un.

Et tout le monde s’empressa de faire les signes sacrés qui conjurent les esprits malfaisants.

— J’ai senti la chaleur, reprit Min. Juste sur ce côté, celui qu’ils avaient tourné vers la Fosse. J’ai compris que je commençais à changer, mais ce n’était pas un changement comme ceux auxquels j’étais habituée. J’ai entendu Stum jurer et se débattre près de moi, mais je ne la voyais pas, car ils nous avaient placées dos à dos. Elle était plus proche que moi de la Source. Ils chantaient, psalmodiaient et dansaient comme des sauvages. Comme des animaux.

La voix lui manqua. Elle ferma les yeux et prit plusieurs lentes et profondes inspirations. Jekka la prit par les poignets pour la calmer.

— J’ai donné un coup de pied à quelqu’un, très fort, poursuivit Min. Son corps était mou, mon pied s’est enfoncé comme dans de la gelée et j’ai entendu un cri de douleur atroce. J’ai donné d’autres coups de pied et réussi à dégager une de mes mains. J’ai enfoncé un doigt dans un œil, mon autre main s’est libérée et il y a eu une confusion indescriptible. Stum et moi sommes parvenues à nous échapper. Ils se sont lancés à notre poursuite. Je courais trop vite pour eux, mais ils ont rattrapé Stum. J’ai réussi à atteindre l’entrée de la grotte, mais, quand je me suis retournée, j’ai vu qu’elle était encore au fond, pas très loin du bord de la Fosse, et qu’elle se battait avec une demi-douzaine de Fondus. Elle me criait de m’enfuir, de sauver ma vie. J’ai fait quelques pas dans sa direction, mais je les ai vus grouiller autour d’elle et j’ai compris qu’elle n’avait aucune chance – je ne la voyais même plus, tellement ils étaient nombreux. C’était comme une armée d’insectes qui s’entassaient sur elle, qui la poussaient et la traînaient vers le bord de la Fosse…

— Kreshe ! murmurai-je en faisant derechef les signes sacrés.

— Je savais qu’il était inutile d’essayer de la délivrer. Je ne pouvais absolument rien faire pour elle et, si je retournais dans la grotte, je ne pouvais que retomber entre leurs mains. Alors, j’ai fait demi-tour et j’ai pris mes jambes à mon cou. Ils n’ont pas essayé de m’arrêter. Je suis sortie de la grotte – il faisait encore nuit – et j’ai essayé de retrouver le chemin du campement. J’ai dû tourner en rond pendant très longtemps, mais le soleil a fini par se lever et j’ai vu quelle direction je devais prendre. Il y avait des Fondus partout, mais, quand ils me voyaient, ils se contentaient de me saluer d’un signe de tête et me laissaient aller, comme si j’étais une des leurs.

Une lueur de terreur brilla fugitivement dans le regard de Min. Elle porta de nouveau la main à sa joue en pressant violemment avec les doigts, comme si la chair avait été dure comme du bois.

— Je ne suis pas une des leurs, n’est-ce pas ? Est-ce que je suis très laide ? Est-ce que ma vue vous soulève le cœur ? Dites-le-moi… Poilar… Jekka…

— Un des côtés de ton visage a un aspect un peu différent, répondis-je avec douceur. Mais ce n’est pas si grave. Il ne sera pas difficile d’arranger ça… n’est-ce pas, Jekka ?

— Oui, fit-il, je pense qu’il sera possible de réaliser une inversion totale du Changement, répondit-il du ton pontifiant qu’il arrive aux Guérisseurs d’employer.

Mais j’eus le sentiment que sa voix manquait singulièrement de confiance.


Nous décidâmes d’aller dans cette grotte pour voir ce qu’était devenue Stum. À la lumière éclatante du soleil de midi, Thissa jeta un charme de vent et d’eau qui la transporta dans un autre monde, et, quand elle sortit enfin de sa transe, elle indiqua une direction légèrement à l’ouest et au nord.

— Voici le chemin que nous devons suivre, déclara-t-elle.

Stum serait-elle encore vivante quand nous la trouverions ?

Thissa ne put nous apporter la réponse. Mais très peu d’entre nous le pensaient et, pour ma part, j’espérais que non. Ce puits ardent et éclatant que Min avait appelé la Source devait l’avoir transformée en quelque chose ne ressemblant que de très loin à la bonne et robuste Stum des Charpentiers que nous avions connue. Il était de loin préférable qu’elle eût péri de la main des Fondus ou trouvé un moyen de mettre fin à ses jours. Mais s’il y avait la moindre possibilité qu’elle soit encore en vie, ce serait un péché de l’abandonner, quelles que soient les altérations qu’elle avait subies. Et, même si elle était morte, l’honneur nous imposait d’essayer de récupérer son corps pour lui donner une sépulture décente.

C’est ainsi que nous nous mîmes en route vers la grotte de la Source, en suivant la direction indiquée par Thissa.

Malgré mes craintes, les Fondus ne nous opposèrent aucune résistance. Notre décision audacieuse de foncer droit sur eux sembla les prendre de court, comme cela avait été le cas la veille, de l’autre côté de la rivière. Cette fois encore, ils battirent en retraite comme des esprits impalpables, nous lançant des regards suspicieux ou haineux, mais reculant à chaque pas que nous faisions vers eux. Kath et quelques autres émirent l’hypothèse que nous donnions dans un piège. Ils affirmaient que c’était trop facile. Et, bien entendu, Muurmut exprima lui aussi des doutes. Mais je ne tins aucun compte de leurs réserves. Il y a des moments dans la vie où il faut savoir aller droit devant soi.

Le sol était devenu dur et sec, gris et pauvre, formant une croûte friable, désagréable sous le pied. La pente du chemin était sensible ; comme je l’ai déjà dit, après toutes ces semaines de marche en terrain plat, nous avions enfin atteint l’extrémité du plateau et le niveau suivant du Mur, une paroi verticale, qui n’avait été au début qu’une lueur rosée à l’horizon, était maintenant si proche que nous avions l’impression qu’il suffirait d’étendre le bras pour le toucher. Il se dressait au-dessus de nous dans le ciel, s’élevant à une hauteur vertigineuse et décourageante, et ses cimes se perdaient dans les nuages. Mais nous ne pouvions nous permettre de penser à cela dans notre situation.

— Là, dit Thissa en tendant le bras. C’est là que nous allons.

Min qui, malgré sa fatigue, avait insisté pour ouvrir la marche de notre petite colonne hocha vigoureusement la tête.

— C’est bien la grotte dans laquelle ils nous ont emmenées. J’en suis sûre.

Je vis une ouverture sombre et arrondie dans le flanc du Mur, un peu moins du double de la taille d’un homme au-dessus du sol. Un sentier étroit et caillouteux y menait. Elle ressemblait à un de ces trous que l’on voit parfois dans le tronc d’un grand arbre, où les essaims de palibozos aiment à construire leur nid. Une armée de Fondus nous avaient suivis jusque-là. Ils se déployèrent de part et d’autre de l’ouverture et nous observèrent nerveusement pour voir ce que nous allions faire.

— Six d’entre nous vont y aller, dis-je. Qui est volontaire ?

Min fut la première à se proposer.

— Non, fis-je. Pas toi.

— Je dois y aller, répliqua-t-elle avec conviction.

Kilarion fit un pas en avant, le gourdin levé. Galli l’imita, puis Ghibbilau, Narril le Boucher et six ou sept autres. Traiben en faisait partie, mais je secouai la tête en le voyant s’avancer.

— Il ne faut pas que tu entres dans cette grotte, dis-je. Si les choses tournent mal, les autres auront besoin d’une intelligence comme la tienne pour poursuivre l’ascension.

— Si les choses tournent mal, tu pourrais regretter de ne pas avoir mon intelligence à ta disposition, rétorqua-t-il en me lançant un regard si venimeux que je fus obligé de céder.

Ceux qui pénétrèrent avec moi dans la grotte furent donc Kilarion, Galli, Traiben, Ghibbilau, Min et Narril.

La grotte était plus large et plus profonde que je ne l’aurais cru. C’était une cavité de grande taille, au plafond haut et irrégulier. Un petit espace semi-circulaire s’ouvrait à l’entrée, suivi d’un autre de plus grandes dimensions. Tout baignait dans une sinistre lumière verte, comme si un feu alimenté par quelque bois inconnu brûlait tout au fond. Mais il n’y avait pas d’odeur de fumée et nous ne vîmes pas de flammes. La lumière montait d’une excavation dans le sol de la seconde salle. Elle était claire et constante, ne dansait pas à la manière de celle d’un feu de joie.

— La Fosse, dit Min. C’est elle qui conduit à la Source.

Prudemment, nous nous enfonçâmes dans la grotte. Min aurait voulu aller plus vite. Je ne la laissai pas faire et la retint par la main quand elle fit mine de s’élancer impétueusement. Quelques Fondus nous suivirent, mais de loin et sans se mettre sur notre passage. Il n’y avait aucun signe de Stum. Je postai Narril, Galli et Ghibbilau entre les deux salles pour monter la garde et continuai avec Min, Kilarion et Traiben.

— Regarde là-bas ! s’écria Traiben. Regarde les Neuf Grands qui règnent sur cette race misérable !

Au fond de la grotte, là où la lumière verte était la plus forte, la partie supérieure de la paroi était creusée et renflée pour former un groupe d’arches naturelles aux contours très nets, dont la naissance se trouvait juste au-dessus du puits ardent. Chacune formait une sorte de perchoir aux arêtes vives. Sur chacun de ces perchoirs, un animal de grande taille, ressemblant à un oiseau, était suspendu la tête en bas, plongé dans ses rêves, ses énormes ailes velues enroulées autour du corps. Leur sommeil était si profond que l’approche des intrus ne les dérangea pas le moins du monde. Au-dessous d’eux, une douzaine de Fondus étaient agenouillés dans une attitude de prière, un regard empreint de dévotion levé vers les dormeurs suspendus.

— Les démons volants ! murmura Min. Les suceurs de sang !

— Oui, dit Traiben. Mais c’est l’heure du repos pour les démons.

Comme ils semblaient paisibles, baignant dans la chaleur qui montait vers eux ! Mais je voyais leur tête affreuse aux narines dilatées et leurs longues dents jaunes recourbées. Ils étaient solidement retenus à leur perchoir de pierre par les serres crochues qu’ils plantaient dans les épaules des victimes dont ils allaient ouvrir la gorge. C’est donc ainsi qu’ils passaient leurs journées, tranquillement endormis au-dessus de la Source qui les nourrissait, avant de sortir à la nuit tombante pour aller sucer le sang de leurs fidèles disciples.

— Stum ? cria Min. Stum, où es-tu ?

Pas de réponse. Min fit un pas en avant, puis un autre, jusqu’à ce qu’elle arrive tout près de la Fosse. Une main sur le côté défiguré de son visage, comme pour le protéger de la force venue des profondeurs de la terre qui en avait déjà altéré la forme, elle se pencha pour regarder par-dessus le bord du trou.

Elle poussa un cri aigu, aussitôt suivi d’un gémissement, et je crus qu’elle allait se précipiter dans le puits. Je l’agrippai vivement par le poignet et la tirai en arrière. Puis Kilarion la prit par la main, l’attira contre sa large poitrine et referma les bras sur elle. Je m’avançai vers le bord et regardai dans la Fosse.

Je vis un long passage étroit descendant à une profondeur impossible à évaluer. Tout au fond se trouvait quelque chose qui pouvait être un autel de pierre, sur lequel était posée une forme sombre et ramassée ressemblant à une idole. Une lumière éclatante irradiant de l’autel se réfléchissait sur les parois du puits et sa force aveuglante brouillait ma vue. Et je compris que les récits que nous avions entendus sur le feu du changement étaient vrais, que nous devions nous trouver dans l’un des endroits où irradie des profondeurs de la montagne cette force terrifiante dont nous étions protégés dans notre petit village niché au pied du Mur, si loin de sa source. Je perçus la chaleur intense de cette lumière qui venait lécher ma joue ; je sentis mon pouvoir de Changement s’éveiller et se préparer à opérer ; un frisson de terreur parcourut mon âme.

Avant de m’écarter de l’abîme horrifiant, j’eus le temps de voir, étalée au pied de l’autel, une masse informe, hideusement malaxée, qui devait avoir été un être vivant.

— Poilar ? demanda Kilarion. Qu’est-ce que tu vois en bas ?

— Tu n’as pas besoin de le savoir.

— C’est Stum ? Elle est morte ?

— Oui, répondis-je. Tout au fond. Ils ont dû la pousser là-dedans. En route, il ne faut pas rester ici.

À ces mots, Min poussa un hurlement perçant et rageur d’une telle violence que Kilarion, surpris, la lâcha. Je crus que son intention était de se jeter dans la Fosse pour rejoindre Stum et me disposai à lui barrer la route. Mais, au lieu de cela, elle contourna l’excavation, arrachant au passage le gourdin des mains de Traiben, et grimpa sur un ressaut de la paroi, d’où elle pouvait atteindre les Neuf Grands endormis. D’un mouvement preste et impétueux, elle frappa le plus proche qui dégringola de son perchoir. Il s’écrasa sur le sol avec un bruit mat et resta étendu sur la pierre, le corps agité de petits soubresauts. Min prit son élan et abattit son gourdin au milieu du dos du démon dont elle poussa du pied le corps inerte dans le vide. Avec un cri de joie, Kilarion le prit par une des jambes à la peau squameuse et le jeta par-dessus le bord.

Pendant ce temps, Min avait fait tomber un deuxième démon, puis un troisième. Ils s’agitèrent faiblement sur le sol, à peine réveillés, ne comprenant rien à ce qui se passait, et elle les acheva à coups de gourdin. Les Fondus que nous avions trouvés en prière sous les dormeurs semblaient pétrifiés, paralysés par la violence de l’attaque de Min. Ils se serrèrent les uns contre les autres en tremblant et en gémissant. Aux côtés de Min, Kilarion faisait tournoyer son gourdin avec enthousiasme. La fièvre me gagna à mon tour ; je décrochai l’un des Grands à mains nues et lui brisait les ailes d’un seul coup de gourdin avant de le jeter dans la Fosse. Attirés par le vacarme, Ghibbilau et Galli arrivèrent en courant, Narril sur leurs talons, et se joignirent à nous. Seul Traiben resta à l’écart, observant la scène avec stupeur.

Six, sept, huit, neuf… le dernier des oiseaux maléfiques bascula dans la Fosse. Pour faire bonne mesure, Kilarion entoura de ses grands bras une demi-douzaine de Fondus bêlants et gémissants, et les poussa dans le vide. Puis nous nous élançâmes au pas de course vers la sortie de l’horrible grotte, pour aller retrouver la douce lumière sacrée du jour.

Загрузка...