Le soir venu, nous installâmes notre bivouac dans une prairie à l’herbe rouge et dentelée, juste au pied de la montagne choisie par Muurmut, et, tandis qu’étendu aux côtés d’Hendy je m’abandonnais à une rêverie, j’eus une vision des dieux du Sommet, en leur grand palais.
Voici ce que je vis : J’avais accompli seul la dernière partie de l’ascension, celle qui menait au faîte de la montagne, dans un âpre paysage de glace, de tourbillons de neige piquants comme des pointes de couteau acérées et de vents furieux qui fouillaient ma chair comme des lanières de feu. Je débouchai enfin, à moitié mort, et même plus qu’à moitié, dans un royaume merveilleux de lumière dorée où soufflait une brise caressante et où l’air était doux comme du vin nouveau ; et je vis les colonnes de cristal du palais des dieux et les dieux eux-mêmes qui s’y promenaient, vêtus de robes écarlates et portant de hautes et étroites couronnes d’or. Il y avait Kreshe le Créateur, un être resplendissant, ni d’un sexe ni de l’autre, auquel j’avais pourtant pensé jusqu’alors comme à un homme ; des mains de ce grand dieu, longues et effilées, si belles que leur vue m’arracha des larmes, jaillissaient en gerbe des flots de lumière éclatante qui retombaient en enserrant le Monde, comme des fils de l’or le plus fin tenant toutes choses en communion. Tout près de lui, une coupe remplie d’un breuvage mousseux à la main, se tenait Thig le Formateur, le visage radieux, épanoui, celui qui avait pris le monde informe créé par Kreshe et lui avait donné sa forme. Thig était rayonnant comme le soleil, mais, à ses côtés et lui versant du vin dans sa coupe, se trouvait Sandu Sando le Vengeur, la mine austère, plus ténébreuse qu’une nuit sans lune, le visage comme un faisceau d’épées, les mains comme des poignards, dont la voix, quand il riait à un bon mot de Thig, fendait l’air comme une hache.
Je vis deux jeunes amants d’une grande beauté en train d’accomplir les Changements et je sus, sans que l’on eût besoin de me le dire, qu’il s’agissait de Selemoy, celui qui règne sur les Soleils, et de Nir-i-Sellin, la déesse des Lunes, qui s’étreignaient de telle sorte que la lumière de l’un tombait sur l’autre et réciproquement ; pas très loin d’eux il y avait les Trois Nourrissons, nus, dodus et heureux, le nombril orné de pierres d’étoiles vertes ; je vis encore Veega, qui apporte la pluie, Lasht, qui fait mûrir le fruit sur la branche, et Sept, qui donne aux étoiles leur éclat ; et tous riaient et plaisantaient ensemble, comme les membres joyeux d’une Maison réunis un jour de baptême ou de vieux amis célébrant quelque heureux événement. Et il y en avait d’autres, des dieux que je ne pouvais reconnaître, des dieux inconnus qui ne s’étaient pas encore révélés à l’humanité, mais tous avaient l’aura éclatante de la beauté divine et du rayonnement divin, et il y avait une telle perfection dans tous leurs aspects que je versai à leur vue des larmes de pure joie. Car ce que cette vision m’apprenait, c’est que le Monde avait véritablement un sens et une finalité, que les dieux existaient réellement et qu’ils étaient bons, que toutes choses, aussi obscures et terribles fussent-elles, convergeaient vers ce Sommet doré de Kosa Saag où des êtres merveilleux menaient jour après jour une existence remplie de merveilles dont ils laissaient des reflets rejaillir sur les niveaux inférieurs du Monde et pénétrer l’âme des humbles créatures que nous étions. Il m’était arrivé à certaines époques de ma vie de mettre tout cela en doute. Mais, là, je sentais en moi la présence de la grâce divine et tous mes doutes se dissipaient : que faire d’autre que de témoigner par des larmes ma gratitude et ma joie ?
— Poilar ? murmura Hendy. Qu’est-ce que tu as, Poilar ? Pourquoi pleures-tu ?
Le son de sa voix me fit ciller et je demeurai quelques instants la bouche ouverte, incapable de parler. Puis je lui expliquai que je venais d’avoir une vision des dieux et que les larmes que je versais étaient des larmes de ravissement. À cette heure-là de la nuit, il n’y avait pas une seule lune dans le ciel et je distinguais à peine son visage ; mais je l’entendis retenir son souffle comme si j’avais dit quelque chose d’inconvenant, quelque chose qui l’avait blessée. Cela me troubla légèrement, mais ma vision, même si elle s’estompait rapidement, demeurait en moi et j’étais encore trop empli de sa splendeur pour pouvoir m’intéresser à autre chose. J’essayai de raconter ce que j’avais vu, mais qu’il était difficile de trouver les mots pour en décrire la magnificence. Hendy m’écouta sans mot dire, jusqu’à ce qu’il ne me reste plus rien à lui décrire.
— Comme je t’envie, Poilar ! dit-elle enfin.
— Tu m’envies ? Pourquoi ?
— De faire des rêves si merveilleux.
— Ils ne le sont pas tous.
— Mais celui-là… Jamais je n’ai fait un rêve comme celui-là, Poilar.
Elle tremblait malgré la douceur de la nuit. Je passai le bras autour de ses épaules.
— J’ai souvent peur de m’endormir, reprit-elle, car mes rêves sont terrifiants.
— Non, Hendy ! Non !
Je la serrai dans mes bras. Sa douleur devint ma douleur ; la joie que mon rêve m’avait apportée s’évanouit totalement, et il ne me resta qu’un sentiment de culpabilité de lui avoir causé cette peine en m’efforçant de partager ma joie avec elle. Mais je ne lui dis rien, sachant que cela ne ferait qu’aggraver les choses. Elle se calma peu à peu et se serra tout contre moi.
— Je suis désolée, Poilar, dit-elle très doucement. Parle-moi encore de ce que tu as vu.
— Je ne me souviens de rien d’autre.
— Mais tout ce que tu as vu était beau, tout était merveilleux ?
— Oui, répondis-je, car je ne voulais pas lui mentir.
— Même le Vengeur ?
— Oui, même lui. Son aspect était effrayant, mais il n’a rien à voir avec les images que nous faisons de lui. Bien sûr qu’il était effrayant, mais il était beau aussi. Car ce sont tous des dieux réunis en un même lieu où ils vivent en harmonie.
J’aurais pu lui en dire plus sur ce que j’avais vu, car, même si la vision s’était évanouie, les sentiments qu’elle avait fait naître dans mon esprit bouillonnaient encore en moi. Mais j’avais peur de lui faire encore du mal.
— Veux-tu que je te raconte un rêve que j’ai fait il y a un certain temps ? dit-elle au bout d’un moment, d’une voix qui semblait moins s’adresser à moi qu’au ciel vers lequel elle était tournée, comme elle le faisait souvent.
— Bien sûr, si tu en as envie.
— Oh ! oui !
Hendy garda le silence un petit moment avant de commencer, comme s’il lui fallait rassembler ses idées.
— Cela remonte à un certain temps, dit-elle, quand j’étais encore à Tipkeyn. J’ai rêvé que j’étais morte. Et sais-tu ce qu’était la mort, Poilar ? C’était être enfermée dans une boîte exactement de la taille de mon corps. Mais j’avais encore toute ma conscience : je percevais tout. Je pensais, je ressentais, il me semblait que je respirais, j’étais encore Hendy. Exactement comme si j’avais été vivante. Mais j’étais enfermée dans cette boîte dont il m’était impossible de sortir. Et je savais que j’y resterais pour l’éternité. Que j’y resterais à jamais allongée, consciente, mais incapable de bouger, incapable de me gratter si j’avais une démangeaison, avec cet air confiné et vicié, dans les ténèbres qui m’étouffaient comme si un cercle me serrait la poitrine. Emprisonnée dans cette boîte. À jamais enfermée. Pensant, pensant sans cesse. Impuissante à ne plus penser. Me souvenant des mêmes choses, les revivant éternellement, sans qu’il n’y ait jamais rien de nouveau. Que pourrait-il y avoir de nouveau quand on est enfermé dans une boîte où règne l’obscurité. Me répétant que j’étoufferais quand tout l’air serait parti, puis comprenant que, l’air parti, je serais toujours là, respirant avec difficulté, ayant l’impression d’être sur le point de mourir, mais incapable de mourir, puisque j’étais déjà morte. Poussant inlassablement des hurlements que personne ne pouvait entendre.
Elle avait débité tout cela d’une seule haleine, la voix chargée d’émotion. Elle commença à trembler.
— Attends, Hendy, fis-je en posant la main sur la sienne. Prends ton temps, reprends ton souffle…
Mais impossible de l’arrêter.
— Ma propre odeur me donnait des nausées, m’étouffait. Un fourmillement dans les orteils, un engourdissement du dos. Mais la boîte était exactement de la taille de mon corps et je ne pouvais pas bouger. Pas même le petit doigt. Rien d’autre à faire que de rester allongée. Éternellement, sans espoir d’en sortir, jusqu’à la fin des temps, sans que rien ne change jamais. Hendy à jamais enfermée dans sa boîte, respirant si difficilement. Je savais, dans mon rêve, que ce serait comme cela, quand je serais morte, que c’était comme cela pour tout le monde. C’est cela, la mort. Chacun est seul, conscient, sachant ce qui lui est arrivé, le corps emprisonné mais l’esprit bien éveillé, dans cette situation insupportable, sans espoir d’y échapper, enfermé pour l’éternité. Le temps à passer dans la boîte est mille fois plus long que le temps de la vie, un million de fois, il n’a pas de fin, jamais de fin… jamais… jamais…
— Hendy !
Je l’attirai contre moi et la serrai très fort, plaquant ma bouche sur la sienne pour faire cesser l’horrible torrent de mots, et elle se mit à trembler dans mes bras comme une brindille coincée entre deux rochers, au milieu d’un torrent impétueux. J’attendis qu’elle eût fini de trembler pour détacher mes lèvres des siennes.
— Je suis désolée, murmura-t-elle, en dérobant son regard. Tu dois penser que je suis folle pour te raconter des choses comme ça.
— Non. Non, ce n’était qu’un rêve.
— Un rêve que j’ai fait souvent. Des dizaines de fois. Des centaines. Il revient sans cesse. J’ai toujours peur de m’endormir, car je pense que je vais le refaire.
— L’as-tu déjà fait sur Kosa Saag ?
— Deux fois.
Je levai les yeux vers la voûte étoilée du ciel nocturne. Faire ce genre de rêve ici, si près de la demeure des dieux, qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? J’avais rêvé de splendeurs alors qu’elle rêvait d’une mort qui n’était pas du tout la mort, mais une torture éternelle.
Son rêve m’épouvantait. Jamais je n’avais rien entendu d’aussi lugubre et terrifiant. Je ne passe pas beaucoup de temps à penser à la mort, mais j’avais toujours cru, comme la plupart d’entre nous, que la mort n’est rien d’autre que la fin de la vie, les ténèbres, le silence, le retour de nos tissus organiques à la terre dont ils viennent. C’est un sujet que nous avions abordé quelques fois, Traiben et moi, quand nous étions plus jeunes, et nous avions la même opinion : il n’y a pas plus de conscience dans la mort qu’il n’y a de lumière quand la bougie a été mouchée. C’est un effacement. Chacun vit ses quatre dizaines d’années, ou quelques dizaines de plus si les dieux lui ont donné le privilège de la double vie, puis disparaît et c’est tout. Mais l’horrible vision d’Hendy – cette épouvantable représentation de tourments éternels – me secouait comme je l’avais rarement été. Je demeurai éveillé pendant plusieurs heures, redoutant, si je m’endormais, de faire le rêve d’Hendy, ce rêve qui m’emplissait d’effroi. À la longue, je succombai au sommeil et je ne fis pas de rêve dont il me resta un souvenir le lendemain. Mais, quand je m’éveillai, ce n’était pas la gloire de ma vision divine qui restait dans mon âme, mais la désolation cauchemardesque des descriptions d’Hendy.
Ce jour-là, je grimpai comme un possédé, avalant presque au pas de course la distance qui séparait la prairie de la montagne rouge dénudée et commençant à gravir la paroi qui donnait accès à la montagne en forme de selle. Les autres avaient toutes les peines du monde à suivre mon allure et ils furent rapidement distancés. Quand je débouchai dans la dépression, je vis au loin la pente qui remontait, nous permettant d’atteindre le palier suivant de Kosa Saag qui commençait juste devant nous.
La magie céleste de Muurmut n’était peut-être qu’esbroufe et invention, mais elle nous avait amenés là où il fallait. J’attendis que tout le monde me rattrape, puis nous fîmes une halte pour ouvrir notre dernier flacon de vin qui passa de main en main et dont nous n’eûmes que quelques gouttes par tête. Je portai un toast en l’honneur de Muurmut. Qu’il jouisse de sa gloire ! Cela ne me faisait ni chaud ni froid. L’important était d’avoir repris notre ascension.
— Muurmut ! crièrent-ils en chœur. Muurmut ! Muurmut ! Muurmut !
Il souriait avec suffisance, comme l’imbécile qu’il était. Mais nous étions de nouveau sur le bon chemin. Les dieux en leur palais aux colonnes de cristal nous attendaient au Sommet. C’est du moins ce que je me répétais, dans l’espoir de chasser de mon esprit une autre vision de ténèbres, de terreur et d’éternité dans une boîte pas plus grande que mon corps.
Nous arrivâmes dans une contrée totalement différente, un pays dénudé, escarpé, dont la roche rouge était sculptée en une myriade de formes fantastiques, avec une profusion de grottes, d’aiguilles cannelées et d’encorbellements. Il n’y avait pas un nuage dans le ciel d’un bleu intense, plus bleu que nous ne l’avions jamais vu. Il y avait de petits cours d’eau au lit rocailleux. Après le froid mordant que nous avions enduré, l’air était étonnamment doux et chaud, mais nous avions renoncé depuis longtemps à essayer de comprendre les rythmes et les variations climatiques de Kosa Saag. Nous savions simplement que la montagne était un monde à part.
Elle s’élevait devant nous comme une suite de larges marches plates. Nous avions l’impression qu’il nous suffirait de poser le pied sur la première de ces marches et de continuer à les gravir une par une jusqu’à ce que nous soyons arrivés en haut. Mais je pressentais que, en atteignant la première de ces larges plates-formes rocheuses, nous découvririons que nous n’étions que des grains de sable sur sa surface et que l’ascension ne serait pas des plus aisées.
J’ordonnai une halte pour nous approvisionner en eau et en nourriture, car, devant nous, le paysage semblait fort aride. Pendant ce temps, je partis reconnaître le terrain en compagnie de Traiben. Mais, chemin faisant, je ne dis pas grand-chose, et, quand Traiben me parlait, je répondais laconiquement.
— Tu es d’humeur bien sombre, me fit-il remarquer au bout d’un moment, pour quelqu’un qui vient de prendre une nouvelle maîtresse.
— Oui, répondis-je. C’est comme ça.
— Je suppose que cela peut arriver. Quand on assouvit un désir longtemps contenu et qu’on découvre que la réalité n’est pas à la hauteur de…
— Non, répliquai-je avec sécheresse. Que sais-tu de ces choses ? Cela n’a rien à voir !
— Bon, fit Traiben, je me suis trompé. Je te demande pardon, Poilar.
Ce fut à son tour de garder le silence et nous avançâmes sans mot dire pendant toute la matinée, comme deux étrangers cheminant côte à côte sur la même route. Les deux soleils brillaient dans le ciel. Dans l’air raréfié des hauteurs, il n’y avait pas le moindre nuage pour nous protéger de l’ardeur des rayons blancs d’Ekmelios et même de la chaleur dispensée par le disque rouge et plus éloigné de Marilemma. La pente se fit très raide et, comme je l’avais pressenti, le sol devint de plus en plus desséché à mesure que nous avancions. Et pourtant je sentais une étrange émanation qui provenait de la première terrasse de la montagne, un appel d’une nature bizarre, comme une grosse voix ensommeillée qui eût répété : Oui, vous êtes sur la voie, venez à moi, venez à moi, venez.
Le silence de Traiben commençait à devenir pesant et j’avais honte de lui avoir parlé si durement.
— Je pense que, si je suis d’humeur si sombre, dis-je enfin, c’est à cause d’un rêve qu’Hendy m’a raconté il y a quelques jours, dans la vallée. Aujourd’hui encore, son ombre pèse sur moi.
Et j’entrepris de lui raconter le rêve d’Hendy, exactement comme elle l’avait fait. Quand mon récit fut terminé, je tremblai encore une fois d’horreur, mais Traiben se contenta de hausser les épaules.
— Pauvre femme, fit-il d’une voix qui manquait singulièrement de compassion. Quelle idée sinistre et extravagante à entretenir en soi.
— Et si ce n’était pas une idée extravagante ? Imaginons que ce soit ce qui nous arrive réellement quand nous mourons.
— Après la mort, il n’y a rien, répliqua-t-il en riant. Rien, Poilar.
— Comment peux-tu en être si sûr ?
— Nous avons déjà parlé de cela quand nous étions bien plus jeunes. L’aurais-tu oublié ? Une bougie continue-t-elle à brûler quand on en éteint la flamme ?
— Nous ne sommes pas des bougies, Traiben.
— C’est la même chose. Nous nous éteignons et c’est la fin.
— Et si ce n’était pas vrai ?
Il haussa derechef les épaules. Je voyais bien que le rêve d’Hendy ne lui faisait absolument aucun effet. À moins qu’il ne se donnât beaucoup de mal pour le cacher. Hendy était peut-être pour lui un sujet sensible. Il lui était déjà arrivé de considérer une de mes nouvelles conquêtes comme un obstacle à notre amitié.
J’eus de nouveau l’impression d’entendre l’appel de la montagne. Venez… venez… venez… Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?
J’hésitais pourtant à demander à Traiben s’il percevait cet appel, de crainte qu’il ne croie que je souffrais d’hallucinations. Nous ne semblions pas, ce jour-là, être sur la même longueur d’onde. Nos deux âmes étaient plus éloignées l’une de l’autre qu’elles ne l’avaient jamais été dans mes souvenirs.
Pour détendre un peu l’atmosphère, je commençai à lui raconter mon propre rêve, mon rêve heureux de dieux dorés et resplendissants dans leur merveilleux palais de lumière, tout en haut du Mur.
Mais Traiben semblait à peine m’écouter. Il ne cessait de regarder de côté et d’autre, il ramassait des pierres qu’il lançait en l’air, il mettait sa main en visière et scrutait les lointains.
— Je t’ennuie ? demandai-je avant même d’être arrivé au milieu de mon récit.
— C’est un beau rêve, Poilar. Un très joli rêve.
— Mais un peu simplet à ton goût ?
— Non, non. Une merveilleuse vision.
— Oui, ce n’est qu’une vision. Et le rêve d’Hendy une illusion sinistre. Dépourvus l’un et l’autre de toute réalité, c’est bien ce que tu veux dire ?
— Qui sait ? Nous ne saurons pas à quoi ressemble la mort avant de mourir. Pas plus que nous ne saurons à quoi ressemblent les dieux avant d’avoir atteint le Sommet.
— Je préfère penser que les dieux sont tels que je les ai vus dans mon rêve. Que ce rêve même est peut-être un message des dieux pour nous exhorter à tenir bon, à poursuivre résolument notre ascension.
Traiben me lança un regard bizarre.
— Un message, tu penses ? Oui, c’est possible. Je croirais plutôt à ton rêve qu’à celui d’Hendy. Mais nous ne le saurons que lorsque le moment sera venu. J’ai fait une nuit un rêve qui était exactement le contraire du tien, Poilar ; est-ce que je te l’ai déjà raconté ? Un rêve blasphématoire, réellement affreux, un véritable cauchemar. J’ai rêvé que j’atteignais le Sommet… Les dieux étaient bien là, mais répugnants, affreux, difformes, les êtres les plus dépravés qui soient, des monstres d’une bestialité et d’une stupidité telles qu’ils auraient fait passer les Fondus pour des parangons de beauté. C’est pour cela qu’aucun des Pèlerins ayant jamais atteint le Sommet ne voulait parler à son retour de ce qu’il avait vu, car ils se sentaient incapables de révéler la terrible vérité sur les dieux que nous adorons.
Traiben se mit de nouveau à rire, de ce petit rire âpre que je connaissais bien, comme pour écarter avec détachement un sujet de conversation qui ne le laissait pas du tout indifférent.
— À propos de messages, reprit-il, n’as-tu pas perçu depuis déjà un petit moment quelque chose qui pourrait y ressembler ?
— Un message de la montagne ? Un appel… une force qui cherche à nous attirer ?
— Alors, tu l’as senti !
— Toi aussi, je vois.
— Cela fait déjà un certain temps. Une voix qui me parle, qui m’exhorte à avancer.
— Oui. C’est exactement cela. Crois-tu que ce soit la voix des dieux qui nous indique que nous sommes sur la bonne route ?
— Décidément, Poilar, tu ne penses qu’aux dieux aujourd’hui. Qui sait ce que signifie cet appel ? Des dieux… des démons… d’autres Fondus… un nouveau Royaume dont nous approchons… ?
— Je pense qu’il vaudrait mieux faire demi-tour. Aller voir si les autres ont perçu la même chose que nous. Et puis réunir le conseil pour décider de ce qu’il convient de faire.
— Oui, fit-il. C’est une bonne idée.
Nous rebroussâmes chemin sur le sentier caillouteux. À chaque pas, la voix se faisait moins distincte dans mon esprit. Il en allait de même pour Traiben et, en arrivant au bivouac, nous ne l’entendions plus du tout.
En notre absence, un étranger était entré dans notre campement et c’était un très étrange étranger.
Il se tenait au milieu du groupe et tout le monde s’agglutinait autour de lui, comme si chacun s’efforçait d’être le plus près possible afin de mieux le regarder. Seule Thissa se tenait à l’écart, maussade comme à son habitude, observant la scène de loin, le visage sombre. L’étranger dépassait tout le monde ou presque de la tête et des épaules ; il était même plus grand que Muurmut et Kilarion. Il semblait être en train de rire et de plaisanter, et tout le monde paraissait suspendu à ses lèvres. On eût dit qu’il était chauve, mais il bougea légèrement et je vis qu’il avait des cheveux, seulement sur un côté de son crâne, des cheveux très bizarres, blancs comme une brume de montagne et épais comme de l’étoupe, qui pendaient en longues mèches presque jusqu’à sa taille. Son corps paraissait dur et émacié, tellement maigre que l’on distinguait ses os saillants sous la peau tendue, une peau curieusement marbrée, noire comme la nuit à certains endroits ou d’un blanc éclatant. Ses épaules, bien que très larges, étaient bizarrement tordues, tout de travers, comme s’il s’était arrêté au beau milieu d’un changement de forme qu’il n’aurait pu mener à son terme. En m’approchant, je découvris qu’il avait une jambe torse, tout comme moi, mais son infirmité était poussée à l’extrême, la jambe gauche beaucoup plus longue que l’autre, qui s’écartait obliquement et revenait en s’incurvant, arquée en lame de faux. Tout son corps était tordu le long de son axe, une hanche plus haute que l’autre et de biais, ce qui provoquait la saillie marquée de la jambe.
En me voyant approcher, il se tourna vers moi et me sourit. Mais ce qui voulait être un sourire était froid et sans joie, évoquait plutôt la grimace d’un démon, une manière de rictus dévoilant des chicots noircis dans la bouche aux lèvres retroussées, souriant d’un côté, renfrognée de l’autre. La couleur de son œil gauche n’était pas la même que celle du droit, et ses deux yeux étaient petits et luisants, mais sans éclat, comme si le feu qui brûlait derrière eux était sur le point de s’éteindre. Le côté gauche de son visage, tiré vers le haut, était plissé et déformé d’une manière qui me rappelait celui de Min, mais ce qui était arrivé à Min semblait n’être rien en comparaison de la mutilation de cet homme. Si Min semblait avoir fondu au sortir de la grotte de la Source, l’étrange individu au corps asymétrique semblait sortir d’un four, desséché par la cuisson, brûlé, réduit à des dimensions irréductibles.
Je fus pendant quelques instants incapable d’articuler un seul mot.
Puis Kath sortit du groupe et s’adressa à moi avec quelque chose de sournois dans le regard.
— Te souviens-tu de cet homme, Poilar ?
— Si je me souviens de lui ? Où l’aurais-je connu ?
— Au village, répondit Kath. Il y a longtemps.
— Non.
J’examinai encore plus attentivement l’étranger et finis par secouer la tête.
— Pas du tout.
L’homme s’avança vers moi et me tendit une main aussi tordue et déformée que le reste de son corps.
— Je m’appelle Thrance, dit-il.
J’ouvris la bouche comme s’il venait de m’assener un coup de poing dans l’estomac. Lui, Thrance ? Thrance ?
En entendant ce nom, il me revint aussitôt à l’esprit une image resplendissante, inoubliable de mon enfance. J’avais douze ans, c’était le Jour de la Procession et du Départ, j’avais pris place avec Traiben dans la tribune principale et nous attendions que les nouveaux Pèlerins sortent du Pavillon. Les grandes portes d’osier pivotèrent enfin, les Pèlerins apparurent et je vis Thrance, Thrance le magnifique, Thrance l’incomparable, le plus grand des athlètes, célèbre pour sa vigueur et sa vaillance, un homme d’une beauté éclatante, au corps parfait, une force de la nature jaillissant du Pavillon, prenant juste le temps de sourire et d’agiter la main avant de s’élancer de sa fameuse foulée bondissante vers les premiers contreforts du Mur. Comme il était magnifique ce jour-là, comme il était beau ! Comme il ressemblait à un dieu ! Et c’est ça que Thrance était devenu ? Ça ? Ça ?