13

C’est sur un affleurement rocheux dénudé, balayé par un vent aigre, à une demi-journée de marche du plateau, que nous célébrâmes un service funèbre à la mémoire de Stum. Nous étions profondément attristés de savoir qu’il ne lui serait jamais donné de voir les dieux du Sommet. Stum avait été une nature ardente, pleine de vigueur et d’entrain, qu’aucun obstacle ne faisait reculer, et elle aurait mérité un sort meilleur que celui qui avait été le sien.

Je demandai à Min et à Malti de lire pour elle les prières du Livre de la Mort, comme elles l’avaient fait pour Stapp, mais Min, trop affligée par la perte de son amie, en était incapable et Grycindil la remplaça. Comme pour Stapp, Jaif chanta, accompagné par Tenilda ; puis nous élevâmes un tumulus pour Stum et lui fîmes nos adieux avant de reprendre notre route vers les hauteurs du Mur. La vie est courte et le monde recèle maints périls, mais le Pèlerin doit toujours aller de l’avant.

C’était un bonheur de recommencer à grimper après une si longue traversée en pays plat, et nous étions ravis de quitter le morne plateau et de laisser derrière nous le sinistre Royaume des Fondus. Notre pas avait retrouvé son élasticité et nous gravissions les pentes de Kosa Saag à une allure rapide et régulière.

Vue de loin, cette partie du Mur nous avait semblé être un infranchissable rideau de pierre vertical, s’élevant d’un seul jet vers les portes du Ciel. Mais ce n’était qu’une illusion visuelle. Nous découvrîmes en l’atteignant qu’elle n’était pas aussi verticale qu’elle le paraissait depuis l’autre côté du plateau immense, mais montait en réalité de manière progressive, s’élevant au gré des ondulations et des ruptures de pente. Il y avait des prises en quantité pour le grimpeur et, sur de nombreuses portions, la pente était véritablement faible. À cet égard, la paroi intérieure du Mur ne différait guère du versant extérieur sur lequel nous avions commencé notre ascension. Et nous progressâmes rapidement, très rapidement pendant les premiers jours qui suivirent notre départ du plateau.

Pour nous donner du courage après la perte de Stum, nous nous répétâmes que l’ascension allait désormais être facile et que nous ne tarderions pas à nous trouver devant la demeure des dieux. C’est le genre de chose que Stum aurait dite.

Mais nous nous abusions. Même si les difficultés du plateau n’étaient plus qu’un souvenir, d’autres commençaient à devenir de plus en plus manifestes et nous n’allions pas tarder à constater qu’elles étaient redoutables.

Par où commencer pour vous narrer toutes les épreuves qu’il nous fallut subir dans cette zone de Kosa Saag ?

L’air, par exemple, devint étonnamment froid avant que nous ne soyons montés très haut et nous vîmes de loin en loin des plaques blanches sur le sol, de la neige qui n’avait pas fondu, une bizarrerie de la nature pour les enfants des basses terres torrides que nous étions. Il nous arrivait parfois, quand nous levions la tête, de découvrir des blocs de glace durcie et noircie, accrochés à des éperons qui ne recevaient jamais la lumière du soleil. Ils donnaient l’impression de se trouver là depuis des siècles. Les croûtes de neige glacée nous brûlaient quand la curiosité nous les faisait toucher. Elles nous piquaient les doigts, nos mains se gerçaient et se crevassaient.

Cinq jours après avoir quitté le plateau, nous étions obligés pendant la nuit de nous serrer les uns contre les autres, frissonnants, misérables, pour avoir un peu de chaleur. Il est vrai que nos instructeurs nous avaient prévenus que nous devions nous attendre à cette altitude à trouver un air bien plus froid.

— Moi, j’aurais plutôt imaginé qu’il ferait plus chaud, dit Kilarion en montrant Ekmelios qui dardait sur nous ses rayons de feu du haut du ciel. Après tout, chaque pas que nous faisons nous rapproche un peu du soleil.

Tout le monde rit de la simplicité de Kilarion. Mais aucun de nous, pas plus Traiben que les autres, ne put lui apporter une réponse satisfaisante sur ce point.

Notre peau s’épaissit de nouveau pour nous protéger de la morsure du froid et notre cœur pompa plus fort pour faire circuler plus vite le sang chaud dans nos veines. Nous nous adaptions au froid comme nous nous étions adaptés à l’air raréfié. Mais je me demandai à part moi quelles températures nous allions devoir affronter quand l’altitude serait vraiment très élevée.

Non seulement le froid était beaucoup plus vif, mais nous entrions dans la mauvaise saison. Jusqu’à présent, nous avions le plus souvent bénéficié d’un temps sec et ensoleillé. Mais maintenant, les pluies glaciales se succédaient et il y avait même quelques chutes de neige. Une nuit, une terrible tempête éclata et des vents mugissants balayèrent la montagne avec une telle violence que je crus que nous allions être emportés par le souffle et précipités sur le plateau. Le vent portait des bourrasques de pluie glacée qui nous fouettait le visage et les mains comme des pointes de feu, un déluge incessant sous lequel nous finîmes par implorer les dieux de nous épargner. Pour nous abriter de la fureur de la tempête, il nous fallut chercher des crevasses, des fissures, de petites cavités dans la roche où nous nous blottîmes par groupes de deux ou trois pour échanger un peu de chaleur.

Cette nuit de tempête nous coûta une vie. Quand je sortis à l’aube, le corps raide et endolori, plus qu’à moitié gelé, la première chose qui retint mon regard fut le visage figé aux yeux fixes d’Aminteer le Tisserand, exsangue, dépassant comme un jalon d’un champ de neige immaculée où il était enfoui jusqu’au cou. J’appelai du renfort à grands cris et nous réussîmes à le dégager, mais il n’y avait plus rien à faire. Aminteer avait eu le malheur de choisir pour passer la nuit un repli de terrain où les flocons poussés par le vent s’entassaient très rapidement, et la neige l’avait pris au piège pendant son sommeil. Peut-être était-il mort sans savoir ce qui lui arrivait.

Nous avions déjà perdu trois des nôtres alors que nous venions à peine de quitter le premier des Royaumes. Je commençais à comprendre pourquoi les Pèlerins étaient si peu nombreux à revenir de leur voyage. Sur cette montagne gigantesque les périls étaient innombrables. Il commençait à me paraître miraculeux que quelqu’un ait jamais pu en atteindre le Sommet.

La neige et la pluie glacée cessèrent, le froid diminua quelque peu, mais maintenant nous avions de la pluie, un déluge incessant, exaspérant, qui menaçait de durer indéfiniment. Il nous fallut patienter deux jours dans une caverne humide en espérant en voir la fin. Jekka, Thissa et, s’il m’en souvient bien, Malti mirent cette attente à profit pour tenter de transformer le visage ravagé de Min avec force charmes et Changements. Je les vis rassemblés dans le fond de la caverne, les mains jointes, murmurant, psalmodiant, allumant des cierges aromatiques, lui donnant des potions et des images sacrées. Mais toutes les tentatives échouèrent. Il leur fut impossible de persuader sa chair de reprendre sa forme primitive et je pense même qu’ils ne firent qu’aggraver légèrement les choses. Quand ils eurent terminé, Min s’enfonça dans le coin le plus sombre de la caverne où elle se recroquevilla, la cape remontée sur sa joue mutilée. Je l’entendis sangloter doucement. Je voulus aller la consoler, mais elle me fit signe de m’éloigner. Galli essaya à son tour de la réconforter, mais elle aussi fut repoussée.

Un peu plus tard, Marsiel et quelques autres femmes parvinrent à échanger quelques mots avec Min, mais elle demeura distante et renfrognée, et se tint à l’écart du reste du groupe.

Le lendemain, malgré la pluie qui tombait sans discontinuer, nous décidâmes de nous remettre en route.

Nous aurions mieux fait de rester où nous étions. Peu après avoir repris notre marche sur le sentier, nous entendîmes un roulement venant des hauteurs.

— Le tonnerre, dit Kath.

Mais il ne s’agissait pas du tonnerre. Quelques instants plus tard, Ijo le Clerc porta la main à son front et la retira tachée de sang.

— Drôle de pluie, murmura-t-il.

Je sentis moi-même une douleur cuisante. J’entendis des cris autour de moi. Une pluie de petits cailloux s’abattait sur nous. Puis je perçus le choc sourd d’une grosse pierre qui n’aurait pas tenu dans ma main grande ouverte quand elle tomba presque à mes pieds.

— Tout le monde à l’abri ! s’écria Traiben. C’est un éboulement !

En quelques secondes, nous eûmes l’impression que la montagne tout entière était en train de s’effondrer sur nous. Le monde tremblait sous nos pieds. Mais Kreshe le Sauveur veillait sur nous à l’instant du danger. Devant nous, à une faible distance, un ressaut de la roche s’avançait en saillie sur le flanc du Mur, et nous nous élançâmes à toutes jambes vers cet abri sous une grêle de pierres de toutes les tailles.

Nous l’atteignîmes juste avant le gros de la chute de pierres et nous jetâmes contre la paroi avec une telle frénésie et dans un tel désordre que nous nous mîmes à rire malgré la gravité de la situation. Mais ce n’était pas un rire exprimant la gaieté. Nous étions entassés sous notre abri, hébétés, craignant pour notre vie tandis qu’un torrent de pierres dévalait la pente dans un fracas épouvantable. Le bruit qu’elles faisaient en rebondissant sur les pentes du Mur évoquait des géants martelant furieusement le flanc de la montagne. C’est la pluie, beaucoup plus haut, qui avait dû provoquer un affaissement de terrain. De notre abri, béants d’étonnement, nous regardâmes les gros rochers s’écraser sur le sentier que nous venions de quitter et continuer à rouler avant de disparaître dans le vide.

L’éboulement se poursuivit pendant de longues minutes. Il nous semblait que cela ne cesserait jamais. Tenilda et Ais commencèrent à battre la mesure sur des tambours imaginaires, comme si elles percevaient une musique secrète dans l’interminable grondement. Jaif se mit à chanter en suivant leur cadence, une Chanson de la Montagne Qui Tombe. Mais un choc sourd, plus terrifiant que tout ce qui l’avait précédé, fit trembler le sol, suivi d’un autre presque aussi effrayant et d’un troisième. Tout le monde retint son souffle et nous échangeâmes des regards d’effroi en songeant que notre dernière heure était venue. Mais plus rien d’autre ne se fit entendre après le troisième choc. Le silence était impressionnant. Le grondement assourdissant avait enfin cessé et nous ne percevions plus que le bruit plus faible des pierres roulant sur la pente, accompagné du crépitement de la pluie. Puis le seul bruit à persister fut celui de la pluie.

Prudemment, nous regardâmes autour de nous. Un énorme amas rocheux, trois fois haut comme un homme de grande taille, s’était formé à l’endroit où nous nous trouvions, quelques minutes plus tôt. Il aurait aisément pu servir de tumulus pour tout notre groupe. Le sentier que nous avions suivi était totalement défoncé et enseveli derrière nous sous l’amas de pierres.

Grâce à la providence divine, nous n’avions aucun mort à déplorer, ni même un blessé. Petit à petit, nous commençâmes à nous remettre de la forte impression que tant de bruit et de fureur avaient produit sur nous. Mais, en courant vers l’abri, nous avions lâché nos sacs et notre matériel de couchage, et la plus grande partie de ce que nous avions laissé sur le sentier était maintenant enfouie sous des tonnes de pierres. Il n’y avait aucun espoir de les récupérer. Nous avions perdu beaucoup de matériel et il nous faudrait désormais partager et nous débrouiller avec ce qui restait. Avant de nous remettre en route, nous prîmes quand même le temps de remercier Kreshe de nous avoir épargnés.

— Où est Min ? demandai-je au moment de repartir.

Mon regard suivit le sentier dans les deux sens, une fois, deux fois, mais je ne vis aucun signe d’elle nulle part. Je m’avançai jusqu’au bord de l’amas de pierres et lançai un coup de pied rageur en me disant qu’elle n’avait pas dû atteindre à temps l’abri de la saillie et qu’elle était ensevelie sous cette gigantesque masse rocheuse.

Puis Hendy s’approcha de moi.

— Je l’ai vue faire demi-tour, dit-elle, juste avant la chute de pierres.

— Demi-tour ? Pour aller où ?

— Vers le pays des Fondus. Elle courait. En descendant le sentier que nous suivions. Je lui ai crié de revenir, mais elle ne s’est pas arrêtée, et, juste après, il y a eu l’éboulement.

— C’est à cause de son visage, suggéra Marsiel. Elle m’a confié hier qu’elle ne pensait pas être capable de supporter que quelqu’un la regarde. C’était juste après la tentative des Guérisseurs pour réparer les dégâts, mais ils n’ont pas réussi… Elle m’a dit qu’elle pensait à s’enfuir, qu’elle ne voyait pas comment elle pourrait rester avec nous. C’est aussi à cause de Stum… Sa disparition l’a rendue si malheureuse. Elle m’a dit qu’elle pensait retourner à l’endroit où Stum est morte.

— Et personne ne m’en a informé ?

— Je ne pensais pas qu’elle parlait sérieusement, répondit Marsiel, l’air confus. J’ai cru que cela passerait. Si je m’étais doutée… Si seulement je m’étais doutée…

Je regardai autour de moi, furieux et désorienté. Quel chef je faisais ! Un chef qui perdait ses Pèlerins l’un après l’autre alors que l’ascension ne faisait que commencer !

Muurmut dut avoir la même idée.

— Que tout le monde reste ici, déclara-t-il en se dressant de toute sa taille. Je vais vous la ramener.

— Attends, lui dis-je. Je ne veux pas que tu ailles…

Mais je n’avais pas été assez rapide. Muurmut était déjà en train de gravir l’énorme monticule de pierres. Il progressait avec une agilité étonnante pour un homme de sa taille et une farouche détermination. Inutile de lui ordonner de revenir ; il était déjà haut et continuait de grimper rapidement. Les pierres, de tailles différentes, glissaient et se dérobaient sous lui, et il sembla, l’espace d’un instant, que l’énorme tas de pierres allait s’effondrer et le faire basculer dans le précipice qui s’ouvrait juste derrière. Mais il continua de courir sur les rochers croulant sous son poids, parvint à conserver son équilibre et franchit le sommet du gigantesque amas de pierres avant de disparaître de l’autre côté.

J’étais furieux. Cet héroïsme de pacotille était d’une profonde stupidité. Même s’il parvenait à trouver Min, comment comptait-il la ramener ? Il fallait être d’une force peu commune pour franchir l’obstacle formé par l’énorme monticule de pierres aux arêtes aiguës. Muurmut pouvait y parvenir seul, mais pas en portant Min.

Je n’avais pourtant pas le choix ; il me fallait attendre le retour de Muurmut. Si j’avais donné l’ordre de poursuivre notre route sans lui, je risquais d’être accusé de chercher à me débarrasser de mon rival, d’une manière lâche et méprisable par surcroît.

Il fut absent plus d’une heure. Je me serais certainement réjoui que sa folle entreprise lui coûte la vie, mais je me surpris à prier pour sa réussite, afin qu’il revienne aussi vite que possible pour nous permettre de reprendre la route sans plus attendre. Mais le temps passait et il n’y avait toujours aucun signe de lui.

Puis nous perçûmes des sortes de grattements et Muurmut apparut au sommet du monticule, le visage empourpré, couvert de poussière et ruisselant de sueur. Nous le regardâmes en silence redescendre vers nous et boire à longs traits l’eau du flacon que Grycindil lui avait tendu.

— Alors ? dis-je enfin en rompant le silence.

— Elle est partie.

— Morte ?

— Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Elle est partie. Je suis descendu jusqu’à l’endroit où le sentier fait des lacets et j’ai regardé par-dessus le bord du précipice. Je l’ai vue, loin en contrebas, qui dévalait la pente. Elle courait. De l’endroit où j’étais, elle ne paraissait pas plus grosse qu’une poupée. Je l’ai appelée et je crois qu’elle m’a entendu ; peut-être m’a-t-elle répondu, mais sa voix a été emportée par le vent. Et elle ne s’est pas arrêtée. Elle courait à perdre haleine en direction du plateau, comme s’il n’y avait pas de plus bel endroit au monde. Elle courait vers les Fondus.

— Les autres Fondus, glissa Hendy. Elle est des leurs maintenant.

Je réprimai un frisson. Mais je savais qu’Hendy était dans le vrai. Min était perdue pour nous. Même si Muurmut avait réussi à la rattraper, il aurait été obligé de la ramener de force et elle ne serait pas restée longtemps parmi nous.

C’est ainsi que nous eûmes notre premier transfuge passant aux Royaumes du Mur ; le premier de ceux que nous serions amenés à baptiser les Transformés, ceux qui cédaient à la volonté de la montagne et s’abandonnaient entièrement au pouvoir du feu du changement. Je murmurai une prière pour Min, où qu’elle fût et quoi qu’elle fût destinée à devenir.

Muurmut demanda un autre flacon d’eau. Il avait dû dépenser une énergie folle dans sa vaine poursuite. Il but longuement. Puis il regarda tout le monde en souriant et en bombant le torse d’un air avantageux. Il était à l’évidence infiniment satisfait d’avoir mené à bien sa course solitaire et attendait de nous tous que nous partagions cette satisfaction.

Je sentis qu’il fallait lui rabattre le caquet.

— Je ne veux plus que quiconque se lance seul dans une expédition de ce genre, déclarai-je en me tournant vers lui.

— Quoi ? s’écria Muurmut en me lançant un regard chargé d’une haine sans mélange.

— Ce que Min a fait est attristant et déplorable, Muurmut. Nous la soutenons tous de tout notre cœur, mais tu as eu grand tort de partir à sa recherche. Tu n’avais aucune chance ni de la rattraper ni de la ramener. Et nous avons perdu un temps précieux à t’attendre. La seule chose qui importe est d’aller de l’avant… de l’avant, toujours de l’avant.

L’aigreur et l’hostilité se peignirent sur son visage.

— Je sais au moins aussi bien que toi ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, Poilar. Si je n’avais pas tenté de la ramener, je n’aurais jamais eu la conscience en repos. Occupe-toi de tes affaires et laisse-moi tranquille.

Sur ce, il cracha sur le monticule de pierres et s’éloigna, Grycindil à son bras.

J’entendis de-ci de-là des murmures, assez nombreux, dirigés contre moi. Pour la première fois, certains prenaient fait et cause pour Muurmut. Pour eux, il avait fait montre d’intrépidité et d’héroïsme en se lançant à la poursuite de Min. On ne pouvait le nier, mais son acte n’en avait pas moins été de la folie. Le problème était que je semblais être le seul à le comprendre.

Nous poursuivîmes l’ascension, la pluie cessa et le temps se radoucit, sans retrouver, et de loin, la chaleur que nous avions connue au pied du Mur. Un abrupt nous obligea une nouvelle fois à bifurquer vers une vallée intérieure. Nous découvrîmes en nous y engageant un monde caché de prairies et de collines luxuriantes, aussi verdoyant et plaisant à l’œil que le plateau avait été sec et sinistre.

Ce jardin secret, niché dans l’immensité du Mur, nous apporta beaucoup de plaisir, mais ralentit notre progression. C’était une sorte de vaste cuvette dont les bords montaient en pente douce, mais qui s’étendait dans l’ensemble en terrain plat. Tout autour de nous se dressaient de hautes murailles de pierre d’un rouge vif, striées de bandes d’un noir luisant. C’est sur l’une de ces parois que se trouvait le chemin qui nous permettrait de continuer vers le Sommet ; mais nous ne savions pas laquelle ni comment l’atteindre. Pendant plusieurs jours, nous traversâmes cette vallée de ruisseaux et d’herbe grasse sans savoir si nous allions dans la bonne direction.

Je sentais qu’il y avait de la rébellion dans l’air. Je doutais fort que l’un de nous eût une idée plus précise que moi de la route à suivre ; mais je n’en avais pour ma part aucune idée. Or, j’étais le chef et un chef doit commander. Les autres attendent de lui qu’il dispense force et sagesse. Malheur à lui s’il n’est pas capable de les leur apporter.

Depuis notre entrée dans la vallée, Muurmut gardait le silence. Il aurait pu dire : « Poilar ne sait pas où il nous conduit », ou bien : « Poilar a protesté quand j’ai consacré une heure à tenter de rattraper Min, mais maintenant ce sont des journées entières qu’il nous fait perdre au milieu de ces cours d’eau », ou encore : « Si Poilar ignore où il faut aller, peut-être quelqu’un d’autre le sait-il. » Mais il ne disait rien de tout cela, du moins pas en ma présence. Je savais pourtant que c’est ce qu’il pensait. Je le voyais dans ses yeux, dans sa moue suffisante, dans sa démarche trop assurée.

Je refusais de lui donner la satisfaction de prendre son avis. Je consultais fréquemment Traiben, cela va sans dire, mais aussi Kath, Jaif, Naxa et Kilarion. Ils avaient tous une qualité précieuse, que ce soit l’intelligence de Traiben, le fonds de connaissances de Naxa, la finesse de Kath, l’intuition de Kilarion ou bien le dévouement à toute épreuve de Jaif, qui me donnait à penser qu’ils pouvaient m’aider à trouver notre route. Le seul que je ne consultais jamais était Muurmut. Peut-être trouvera-t-on cela mesquin de ma part, mais il m’avait mis des bâtons dans les roues depuis le début, il avait critiqué, grogné, plastronné, suscité des difficultés, et je n’étais aucunement disposé à lui faire confiance.

Je le voyais m’observer de loin. Il avait l’air nerveux et irrité en permanence. Il attendait assurément le moment de libérer des flots de sarcasmes et d’insinuations malveillantes, mais se murait encore dans son silence.

Pas plus que moi, aucun de ceux que je consultai n’avait été capable de proposer un moyen de découvrir le bon chemin. Nous continuâmes donc à errer, tombant de loin en loin, au hasard de notre route, sur les traces de notre propre passage dans une prairie ou sur les vestiges d’un de nos récents campements. Nous étions tous comme des enfants – peut-être devrais-je plutôt dire comme des rêveurs essayant de retrouver leur chemin dans un monde inconnu. On nous avait envoyés à l’assaut du Mur sans nous donner la plus petite idée des réalités que nous aurions à affronter. Tout au long de nos années de formation, l’enseignement de nos Maîtres n’avait été qu’un tissu de suppositions, de légendes et d’inepties et, si nous nous trouvions maintenant en difficulté, il n’y avait pas à s’en étonner.

Un jour, en fin d’après-midi, Grycindil vint me trouver tandis que nous préparions notre bivouac sur un tapis de mousse, au bord d’un ruisseau à l’eau limpide, après une longue journée de marche inutile. Le crépuscule commençait juste à tomber et deux des lunes venaient d’apparaître dans le ciel.

— Tu sais, Poilar, me dit-elle, c’est une situation très difficile pour Muurmut.

Grycindil et Muurmut avaient commencé à dormir ensemble après notre départ du plateau. Cela me semblait curieux, car Grycindil, bien qu’un peu soupe au lait, m’avait toujours donné l’impression d’être une femme équilibrée et une nature généreuse, et je ne parvenais pas à comprendre pourquoi elle s’embarrassait d’un fanfaron imbu de sa personne comme Muurmut. Mais la raison ne saurait prévaloir quand les Changements sont en cause. Et peut-être Muurmut avait-il des qualités que j’étais incapable de percevoir.

— La situation est très difficile pour tout le monde, Grycindil.

— Ce n’est pas la même chose pour lui. Il veut être le chef et tu lui fais obstacle.

— Je le sais bien. Ce n’est pas nouveau.

— Il a des idées sur la direction à prendre.

— Vraiment ? Dans ce cas, il n’a qu’à s’exprimer.

— Non. Tu as été très dur avec lui le jour où il est allé chercher Min. Il était furieux contre toi à cause de cette histoire. Il n’a pas fermé l’œil de la nuit. « Comment aurions-nous pu ne pas tenter de la ramener ? m’a-t-il dit. Comment aurions-nous pu la laisser s’enfuir et continuer notre route comme si de rien n’était ? Quand je pense que Poilar m’a dit que j’avais eu tort d’essayer…» Il ne parvient pas à chasser cette amertume, Poilar. Il fait la tête nuit et jour. Parfois, je l’entends pleurer, pour de bon, avec des sanglots étouffés, pleins de colère et de frustration. Sais-tu qu’en deux ou trois occasions il s’est trouvé dans des situations dangereuses pendant qu’il essayait de rattraper Min ? Il a failli périr sur ce sentier. À un moment, le sol s’est affaissé sous lui et est tombé dans le précipice où Muurmut a failli être entraîné. Et, toi, tu l’as critiqué durement quand il est revenu… Non, Poilar, il n’a pas l’intention de faire part de ses idées. Il a peur que tu ne le tournes encore en ridicule.

— C’était très courageux de sa part de se lancer à la poursuite de Min. Mais il a quand même eu tort de le faire.

— Non, Poilar.

— Crois-tu ? fis-je en haussant les épaules. Eh bien, dans ce cas, je suppose que c’est moi qui ai eu tort. À toi de choisir. Écoute, Grycindil, je regrette que Muurmut souffre à cause de moi. Mais il n’a à s’en prendre qu’à lui-même.

— Ne pourrais-tu pas lui faciliter un peu les choses ?

— Comment ? En faisant de lui le chef, à ma place ?

— Tu pourrais au moins le consulter une fois de temps en temps.

Je la regardai avec attention. Elle était absolument sincère ; et je découvris quelque chose dans ses yeux, une lueur de tendresse, d’amour même pour Muurmut, qui me surprit. Je me demandai encore une fois si je n’avais pas sous-estimé Muurmut. Le pire des fanfarons peut avoir des vertus cachées.

Mais je n’avais aucune confiance en son jugement, car je ne parvenais pas à chasser de mon esprit que ses raisonnements étaient viciés par son amour-propre, qu’il s’efforçait sans cesse d’impressionner autrui, de faire admirer la force, le courage, la perspicacité, toutes les capacités de Muurmut. Il n’est pas dans l’intérêt d’un vrai chef d’agir ainsi.

— Laisse-moi le temps de réfléchir, répondis-je à Grycindil sans avoir l’intention de faire quoi que ce fût.

Et elle savait que je n’avais rien l’intention de faire ; notre conversation était allée aussi loin que possible et cela aussi elle le savait. Elle s’éloigna donc et je l’entendis murmurer entre ses dents.

Très peu de temps s’était écoulé quand Hendy vint me voir à son tour pendant que cherchais un endroit confortable pour y installer mon sac de couchage.

— Pouvons-nous parler ? demanda-t-elle.

Je fus surpris par cette question, venant d’Hendy, si distante et réservée depuis si longtemps ; mais, depuis quelque temps, elle semblait sortir un peu de sa coquille. Ses frêles épaules, rejetées en arrière, témoignaient d’une curieuse détermination contrastant vivement avec l’attitude timide et hésitante qui lui était habituelle.

— De quoi ? demandai-je.

— De Muurmut.

— Muurmut ! Par Kreshe ! Par Selemoy et Thig ! Êtes-vous toutes liguées contre moi pour défendre Muurmut ? Dis-moi, Hendy, accomplis-tu aussi les Changements avec lui ?

La question était inconvenante. Et j’avais employé un ton si rude et si violent qu’elle eut un mouvement de recul ; mais elle ne fit qu’un ou deux pas en arrière et soutint hardiment mon regard.

— Aussi ? J’accomplis donc les Changements avec tellement de gens ? Muurmut et qui d’autre, à ton avis ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, fis-je en rougissant de cette parole malheureuse que j’aurais aimé pouvoir retirer. Mais je viens de quitter Grycindil qui est venue plaider en faveur de Muurmut. En ce qui la concerne, je comprends qu’elle ait des raisons de le faire. Mais voilà que, toi, tu arrives à ton tour…

— Muurmut n’est pas mon amant, déclara posément Hendy sans me laisser achever. Ce que fait Grycindil avec Muurmut, c’est son affaire. Je suis venue te parler, parce que je pense que les problèmes ne peuvent que s’aggraver et que tout le monde en pâtira.

— Quels problèmes ?

— Entre Muurmut et toi… Non, je t’en prie, Poilar, ne fais pas l’innocent ! Vous êtes à couteaux tirés depuis la borne d’Hithiat et tout le monde le sent.

— Il croyait être le plus apte à devenir notre chef. Je savais que c’était moi. Nous sommes à couteaux tirés parce qu’il n’est jamais de mon avis.

— L’inverse est aussi vrai.

— Crois-tu que Muurmut soit plus qualifié que moi pour nous diriger ?

— Non, répondit-elle. Il est impétueux et têtu, et il est capable de faire de grosses bêtises. Mais tu le sous-estimes, Poilar. Il a des idées dont il pourrait nous faire profiter. Certaines sont peut-être bonnes. Et comme tu refuses d’écouter ce qu’il a à dire, tu lui fais de la peine. Si cette situation se prolonge, il nous forcera tous à partager cette peine.

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire qu’il y aura une bataille pour savoir qui sera le chef.

— Il n’ira pas jusque-là, fis-je. Et même s’il le fait, il n’aura pour le soutenir que sa poignée d’acolytes.

— As-tu envie de courir ce risque ? poursuivit Hendy. Une lutte pour l’autorité alors que nous avons déjà parcouru un si long chemin ?

Ses yeux sombres brillaient d’un éclat mystérieux. Un parfum suave s’élevait de sa gorge et de ses épaules, et je savais que cette senteur devait être celle de sa peau. Sa détermination lui conférait une beauté éclatante qui produisait sur moi un effet puissant.

— Qu’as-tu à proposer ? lui demandai-je.

— Une réconciliation.

— Il ne peut y avoir de réconciliation quand il n’y a jamais eu d’amitié, répliquai-je.

— Eh bien, faites au moins la paix. Serrez-vous la main. Tu l’as traité très durement le jour où il a escaladé le monticule de rochers pour aller chercher Min. Tu pourrais lui dire que tu le regrettes aujourd’hui.

— Tu me jures que tu n’es pas de mèche avec Grycindil ?

— Je t’ai déjà dit que non, lança-t-elle, les narines palpitant de colère.

— Elle partage entièrement ton point de vue.

— Nous sommes nombreux à le faire.

Cela me donna à réfléchir. Les murmures que j’avais entendus me revinrent en mémoire. Un chef ne peut diriger qu’avec le consentement de ceux qu’il dirige. Un consentement qui peut lui être retiré à tout moment.

— Très bien, fis-je après un silence. Je veux bien lui serrer la main, si tu penses que cela peut arranger les choses. Qu’as-tu d’autre à proposer, Hendy ?

— Invite Muurmut à faire part à tout le monde de ses idées sur la direction à prendre.

— Grycindil m’a dit la même chose.

— Comme il se doit.

Elle me regarda droit dans les yeux pendant un long moment. Puis elle se retourna et s’éloigna.

Cette nuit-là, autour du feu de bivouac, Jaif chanta le Chant des Cimes, Ais et Tenilda firent une musique délicieuse en frappant deux baguettes l’une contre l’autre et Naxa nous conta une longue fable comique, compliquée et étonnamment perverse qu’il affirmait avoir trouvée dans un manuscrit remontant à cinq mille ans et traitant des amours des dieux avec les singes de rocher. Bien que notre journée de marche eût été totalement infructueuse, nous étions, ce soir-là, d’humeur étrangement joyeuse.

Quand Naxa eut terminé son histoire, je fis le tour du feu pour aller voir Muurmut qui était assis entre Talbol et Seppil.

— Pouvons-nous parler ? lui dis-je.

— Je ne sais pas. À ton avis ?

— Doucement, Muurmut. Nous avons passé une soirée trop agréable pour tout gâcher maintenant.

— C’est toi qui viens me voir, Crookleg. Moi, je n’ai rien à te dire.

Je l’aurais jeté avec plaisir dans la rivière, mais je parvins à me contenir et vis du coin de l’œil Grycindil qui nous observait de loin.

— Je te dois des excuses, Muurmut.

Son visage exprima un mélange de stupéfaction et de méfiance.

— Des excuses ? fit-il. Pour quoi ?

— Pour certains reproches que je t’ai faits quand tu es revenu, après avoir essayé de rattraper Min.

— Où veux-tu en venir, Poilar ? demanda-t-il sans masquer sa suspicion.

Je pris une longue inspiration. Et je lui expliquai que, s’il me l’avait demandé, je ne l’aurais jamais autorisé à partir à la recherche de Min, mais que j’avais eu tort de l’accuser de désobéissance, car il avait cédé à une impulsion et s’était élancé sans prendre le temps de me demander la permission. J’ajoutai qu’il ne peut y avoir désobéissance sans refus de permission.

Il écouta mes subtilités de langage d’un air sceptique et ne répondit rien.

— De plus, repris-je, je t’ai dit sur le moment que tu avais eu tort de te lancer à sa poursuite. Mais maintenant je me rends compte que tu as fait ce qu’il fallait. S’il y avait eu la moindre chance de trouver Min et de la ramener, cela valait la peine d’essayer.

À l’évidence, Muurmut ne s’attendait pas à m’entendre tenir de tels propos. D’ailleurs, je n’en revenais pas moi-même. Il continuait à me regarder avec étonnement, comme s’il pesait mes mots pour y découvrir quelque raillerie cachée. Mais il n’y en avait pas et il semblait avoir du mal à l’accepter. Seppil et Talbol échangeaient des regards ahuris. Je vis Grycindil s’avancer vers nous en souriant.

— Eh bien… commença Muurmut.

Mais il s’interrompit, ne sachant que dire.

— Je t’ai parlé trop durement ce jour-là, poursuivis-je. Je le regrette. Je tenais donc à te dire que je pense maintenant que tu as eu raison de partir à la recherche de Min. Et que tu as été très courageux d’y aller seul.

— Eh bien, répéta-t-il, presque muet d’étonnement. Eh bien, Poilar, dans ce cas…

Jamais il ne m’avait vu me comporter ainsi. Ni lui ni personne. Et il n’était pas du tout sûr de ce qu’il fallait en penser. Une partie de lui devait encore redouter que je sois en train de lui tendre un piège afin de lui infliger une nouvelle humiliation.

Je le regardai au fond des yeux. C’était très difficile pour moi, mais j’étais résolu à aller jusqu’au bout.

— Alors, Muurmut ? Acceptes-tu mes excuses, oui ou non ?

— Si elles sont sincères, oui, je les accepte. Pourquoi ne le ferais-je pas ? Mais je dois avouer que je ne comprends pas pourquoi tu te donnes cette peine.

— Parce que nous avons déjà gaspillé beaucoup trop d’énergie à nous haïr, Muurmut. Et nous aurons besoin de toute celle dont nous disposons.

Il n’y avait guère de chaleur dans ma voix, pas du tout dans mes yeux. Il m’était vraiment pénible de me forcer à m’aplatir ainsi devant lui. Mais je parvins à lui tendre la main.

— Pouvons-nous mettre un terme à nos chamailleries ?

— Tu renonces donc à ton autorité pour me la transmettre ? demanda-t-il avec froideur.

Je faillis encore une fois le pousser dans la rivière, mais je serrai les dents.

— Nos compagnons de Pèlerinage m’ont choisi comme chef en m’accordant leurs suffrages, dis-je en m’efforçant de parler aussi calmement que possible. S’ils veulent me désavouer, libre à eux de le faire. Mais il n’est pas dans mon intention de me démettre. Je te demande de reconnaître de bonne grâce mon autorité sur ce Pèlerinage, Muurmut. En échange, je te promets de renoncer à la froideur que je t’ai témoignée et de te prendre parmi mes conseillers.

— Tu veux que nous soyons amis ? demanda-t-il d’un ton incrédule.

— Disons plutôt alliés. Des compagnons de Pèlerinage qui œuvrent ensemble pour le bien commun.

— Eh bien…

Grycindil, qui se tenait maintenant à ses côtés, lui donna un grand coup de pied. Il lui lança un regard furibond, puis se leva et déplia sa longue carcasse, me dominant de la tête, car il était très grand. J’avais gardé la main tendue. Il la prit, mais avec une expression bizarre et d’un air contraint.

— Soit, dit-il. Des alliés. Des compagnons de Pèlerinage. Bon, d’accord, Poilar. Des Pèlerins unis dans une œuvre commune.

Ce n’était pas la plus affectueuse des réconciliations, mais il fallait s’en contenter. Je décidai de prendre discrètement Muurmut à part dès le lendemain et de lui demander s’il avait une idée de la direction à suivre pour quitter la vallée des ruisseaux.

Tandis que je regagnais mon côté du feu, Grycindil se porta à ma hauteur pour me murmurer quelques mots de remerciement. Je hochai la tête sans m’arrêter. Je venais de passer un moment très désagréable. Je l’avais fait comme on laisse appliquer un cautère sur une plaie profonde : parce qu’il n’y a pas d’autre remède.

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