PRÉFACE

Une dimension fréquente des romans de Robert Silverberg est celle du voyage. Non pas celle du déplacement spatial ou temporel, générateur du dépaysement qui fait le sel de la plus grande partie de la science-fiction, mais celle du voyage formateur, voire initiatique, qui constitue pour celui qui l’entreprend ou s’y trouve engagé, parfois contre son gré, une occasion de formation, un apprentissage, un passage vers la maturité.

Les auteurs de science-fiction privilégient souvent au contraire une problématique de l’autre lieu, ou de l’autre époque, choisissant l’Ailleurs afin d’y situer un thème dont le développement laissera leurs personnages la plupart du temps inchangés. Le voyage ne leur est que le franchissement d’une distance, à peine mis en scène. Il devient caricatural dans les space operas dont les protagonistes sautent comme puces enragées d’étoile en étoile, de monde en monde, dont seuls diffèrent les noms ou des attributs grossiers comme leur taille, le nombre des lunes ou la couleur des soleils. Il est habituel que la complexité d’un astre soit niée au profit d’un trait unique – planète glaciale, ou désertique, ou monde jungle – comme si sa taille même n’impliquait pas une pluralité de climats, de paysages, une diversité écologique. Chaque planète devient une région à peine démarquée de son équivalent terrestre.

La brièveté du transit, ou son oblitération en état d’animation suspendue, annule l’énormité des distances pourtant par ailleurs soulignée, parce qu’il ne représente pour le voyageur qu’un intervalle – un temps mort – qui semble ne solliciter aucune expérience. À l’extrême, l’instantanéité du transfert (les portes S’œils ou les portes distrans, respectivement dans L’Étoile et le Fouet de Frank Herbert et Hypérion de Dan Simmons) supprime la distance elle-même[1].

Il ne s’agit évidemment pas ici de railler des procédés dont certains auteurs parmi les plus fameux tirent des effets remarquables, mais de souligner ce qui les sépare d’une tradition littéraire ancienne qui fait du voyage non pas un simple intervalle et un moyen, mais une fin en soi, le temps d’une évolution intellectuelle et spirituelle.

Cette tradition met l’accent sur la transformation des personnages, de leur psychologie, de leur conception du monde et de leurs buts. Elle est assez étrangère à la littérature française. Il vaut de noter du reste que la société française a privilégié le roman d’éducation sentimentale, alors que les Anglais et les Allemands ont fait une place particulière au roman de formation (Bildungsroman), aux années de voyage et d’apprentissage de la vie (Wanderjahre), au point de les constituer en genre. Il n’est guère difficile d’y voir du côté français la persistance d’une tradition aristocratique axée sur la conquête et la séduction, sur un impérialisme militant et un chauvinisme de cour, tandis que les sociétés britannique et allemande, fondées sur des conquêtes récentes et encore incertaines ou sur une grande dispersion des pouvoirs (plus de 340 états allemands avant Bismarck), sont plus attentives à l’altérité, à la diversité du monde et des hommes, et se soucient de les faire découvrir et comprendre à la jeunesse de leurs élites à travers des Grands Tours. D’un côté La Princesse de Clèves, de l’autre Robinson Crusoé, Gulliver et Wilhelm Meister. Et sans doute, dans une autre tradition, Don Quichotte, ce roman du voyage inutile et de l’impossible désillusion.

Sauf sous l’aspect de l’étrangement cognitif, bien décrit par Darko Suvin la littérature de science-fiction ignore cependant le second courant presque autant que le premier : ses héros demeurent aussi inchangés, sinon impavides, devant leurs découvertes que leur modèle, le savant, qui s’efforce à l’objectivité et s’emploie à tenir distinctes pratique scientifique et morale, théorie et subjectivité. C’est dans la littérature de Fantasy que l’on peut le mieux retrouver cette idée que le voyage et ses épreuves sont sources de transformations psychologiques, de mutations intérieures[2].

Cependant, alors que la majorité de la science-fiction s’intéresse d’abord au destin d’objets, de problèmes, d’idées, d’images de la science, au dépaysement plus qu’à l’expérience intime, un écrivain comme Robert Silverberg, sans négliger les thématiques propres à la science-fiction, se penche aussi sur le destin intérieur de ses personnages. Il ne leur est pas besoin d’accomplir de grands voyages à travers la galaxie pour se rencontrer enfin. Il y suffit dans La Face des eaux des océans d’une planète, et dans Les Royaumes du Mur de l’ascension d’une montagne, voyage vertical de quelques kilomètres seulement, qui, à travers cent épreuves, conduit vers une certaine idée des deux, des dieux, et surtout à la découverte de soi-même, de l’étrangeté des autres, et à une vision renouvelée du monde.

Il n’est guère difficile de repérer ce thème du voyage révélateur dans la plupart des œuvres de Robert Silverberg, même là où il ne semble pas apparaître de prime abord. Il était présent dès le premier grand livre de Silverberg, Les Ailes de la nuit où il promène ses héros entre Jorslem, Per et Rom, où l’on reconnaît les Jérusalem, Paris et Rome de l’avenir, implicitement désignées comme les grandes cités de l’histoire de l’humanité. Il suffit aux personnages les plus audacieux des Monades urbaines de changer d’étage dans leurs tours géantes, à moins qu’ils ne se risquent à l’aventure beaucoup plus périlleuse d’une excursion dans une campagne dénaturée. Le jongleur du Château de Lord Valentin recouvrera son identité et son trône au bout d’une longue errance. C’est la migration folle de tout un peuple à travers le continent américain que décrit Tom O’Bedlam.

Enfin, ce thème du voyage permet de relier au reste de son œuvre des romans qui semblent ne pas relever de la science-fiction : ainsi Gilgamesh, roi d’Ourouk qui relate le premier voyage d’exploration de la littérature épique, à la recherche du secret de l’immortalité, Jusqu’aux portes de la vie qui prolonge le précédent au-delà de la mort, et surtout Le Seigneur des ténèbres, cette prodigieuse odyssée d’un marin anglais qui le mène au cœur de l’Afrique sur la fin du XVIe siècle.

Peut-être comprendra-t-on mieux, à la suite de ces observations, l’affinité discrète qui relie une partie de l’œuvre de Robert Silverberg à la meilleure veine de la Fantasy, affinité souvent soulignée par des critiques et parfois déplorée par quelques lecteurs. Elle le conduit dans la série de Majipoor, et en particulier dans son dernier volume Les Sorciers de Majipoor à s’aventurer fort loin dans cette direction, sans vraiment y tomber. L’intéressé n’a jamais fait mystère de son mépris pour la Fantasy mercantile et de son éloignement de toutes les superstitions, mais il n’a jamais renoncé non plus aux approches des mythes et des légendes pour ce qu’ils révèlent des âmes humaines et de leurs relations de pouvoir.

Car ce thème du voyage formateur en introduit un autre, celui du pouvoir politique et de la diversité de ses exercices à travers différentes sociétés, époques, paysages. C’est bien le but d’un Grand Tour que d’étudier non seulement les langues et les usages mais aussi les mœurs politiques d’autres nations, que de développer l’intelligence politique. C’est le second grand thème sous-jacent à l’œuvre de Robert Silverberg, comme si, à la question de la maturité intérieure « Qui doit gouverner en moi ? », répondait la question « Qui doit gouverner l’être social et avec quel rapport à la violence ? ».

Presque tous les romans de Robert Silverberg portent une leçon politique. Non qu’il propose une réponse normative, bien au contraire. Mais parce que presque tous ses héros sont confrontés à la question de la loi, de l’organisation et de l’application du pouvoir dans ses modalités les plus diverses, au point qu’il finit par s’en dégager une sorte de théorie du pouvoir et de ses relations avec le divin, qui a peu de rapport avec sa légitimité ni avec son éthique.

Aux temps premiers, ainsi qu’il est aujourd’hui convenu de nommer ceux qu’on n’ose plus dire primitifs, le pouvoir s’acquiert et se conserve par la force et aussi par le retissage sans fin des liens sociaux par la parole, qui est comme une ébauche d’un système contractuel. Ainsi, Calandola, le Seigneur des ténèbres, tyran indiscuté, s’assure l’autorité à force d’exubérance cannibale, sans négliger la ruse.

À ces temps païens doivent en succéder d’autres qui font une place au divin, à un pouvoir sis hors de l’humanité mais s’imposant à l’humanité à travers son incarnation dans l’humanité. C’est qu’en effet la conservation du pouvoir par la force ou par une oralité toujours à répéter est une tâche épuisante qui laisse peu de répit pour mieux s’organiser : le politique sature tout le temps social, tout l’espace des relations. L’idée du divin qui s’imposerait en somme objectivement et que personne ne saurait raisonnablement contester est une invention politique géniale qui soulage le détenteur du pouvoir, et la classe dominante, d’avoir sans cesse à refaire leurs preuves et qui permet en principe l’évitement de perpétuelles luttes intestines. Cette invention a certes quelques conséquences, comme la nécessaire opacité à maintenir entre le détenteur du pouvoir et ses administrés, qui contraste avec l’immédiateté de la relation dans les sociétés premières et qui nuit à l’écoute de la base ; et comme le pouvoir concédé à des prêtres, garants de l’authenticité du divin.

Ce rapport du souverain au divin manifeste une évolution intéressante, vers l’abstraction et l’humanisation. Au départ, dans l’Égypte ancienne, ou dans l’Empire chinois, et jusque dans la fiction institutionnelle japonaise, le souverain est réputé descendant direct de dieux, et donc divin lui-même. À Rome, c’est l’homme-empereur qui s’autodivinise. Puis le monarque humain se recommande d’un droit divin.

En plus d’un sens, la conception moderne d’un pouvoir exercé au nom du peuple souverain s’inscrit dans cette lignée, et on a vu à quelles dérives pouvait conduire la substitution formelle de la volonté du peuple au droit divin, l’un et l’autre demeurant commodément délégués au détenteur occasionnel du pouvoir temporel.

À ces assises métaphysiques de la légitimité, on peut préférer une conception contractuelle du pouvoir exercé comme une fonction nécessaire à la vie en société, et c’est évidemment la position de Robert Silverberg, auteur sceptique et pragmatique, qu’il élabore d’une manière ou d’une autre dans la plupart de ses œuvres. Pas plus que l’autre, cette conception ne garantit un exercice démocratique, décentralisé et contradictoire du pouvoir.

C’est peut-être dans Shadrak dans la fournaise que Silverberg explore le mieux les rapports entre l’arbitraire et le contractuel, à travers l’analyse d’une tyrannie indispensable parce qu’elle sépare seule l’humanité du chaos.

C’est entre mille choses cette notion du contrat de pouvoir que découvre peu à peu, après les autres héros de Silverberg, Poilar Bancroche sur une planète lointaine au cours de son ascension du Mur, de sa traversée des Royaumes, dans sa montée vers le sommet qu’habitent selon la légende des dieux dispensateurs du savoir et de l’autorité, à rebours en somme de l’histoire humaine qu’il finit par rejoindre.

S’agit-il pour autant d’un voyage initiatique ? Il faut plus qu’en douter. Il n’y a rien là-haut à quoi être initié. Mais il y a un univers à découvrir.

Relisez attentivement les dernières pages de ce livre. Elles nous concernent.


Gérard Klein

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