Traiben alla quand même visiter pendant la nuit le vieux vaisseau délabré, quand il fit assez sombre pour que personne ne remarque sa disparition. J’aurais dû m’y attendre. Kilarion montait la garde dans ce secteur du plateau, mais Traiben réussit à se faufiler et il se fondit dans les ténèbres.
Je n’appris son escapade qu’en pleine nuit, en entendant des voix toutes proches, un cri étouffé, des bruits de bagarre, un gémissement de douleur.
— Vas-tu me lâcher, imbécile ! lança une voix.
C’était celle de Traiben.
J’ouvris un œil. J’étais couché, seul, dans une sorte de demi-sommeil, en bordure de notre bivouac, pitoyablement recroquevillé dans mon sac de couchage pour essayer de résister au froid. Depuis la transformation d’Hendy, nous n’avions jamais dormi ensemble ni accompli les Changements. M’efforçant de tourner aussi rapidement que possible mon attention dans la direction du vacarme, je levai la tête et découvris, à la clarté de la lune, se découpant sur le ciel étoilé, la silhouette de Traiben qui se débattait pour échapper à l’étreinte de quelqu’un de beaucoup plus grand que lui, qui lui avait passé le bras autour du cou et le tenait fermement. Je reconnus Talbol. C’est lui qui était chargé de protéger notre sommeil dans cette partie du bivouac.
— Que se passe-t-il ? lançai-je sans élever la voix. Que faites-vous, tous les deux ?
— Demande-lui de me lâcher, s’écria Traiben d’une voix étranglée.
— Silence ! Tu vas réveiller tout le monde !
Je me levai et m’avançai vers eux, puis je donnai une tape sur le bras de Talbol pour lui faire lâcher prise. Traiben fit quelques pas en arrière et son regard lançait des éclairs.
Talbol avait l’air tout aussi menaçant.
— Il s’est glissé dans le campement en plein milieu de la nuit, sans dire un mot pour se faire reconnaître. Comment voulais-tu que je sache que ce n’était pas un de ces singes venus nous attaquer ?
— Je ressemble à un singe ? demanda Traiben.
— Je préfère ne pas dire à quoi tu… commença Talbol.
D’un geste, je lui intimai de faire silence et l’envoyai rejoindre son poste en bordure du campement. Traiben se massa la gorge. J’étais à la fois furieux et amusé, mais plus furieux qu’amusé.
— Alors ? demandai-je au bout d’un moment.
— J’y suis allé.
— Oui. En transgressant mon interdiction. Je n’en reviens pas, Traiben !
— Il fallait que j’aille voir.
— Oui. Bien sûr. Et alors ?
Au lieu de répondre, il lança quelque chose dans ma direction, un objet sombre, de forme indéterminée, qu’il avait gardé dans la main gauche.
— Tiens, dit-il. Regarde. C’est un objet des dieux. Le vaisseau en est rempli, Poilar !
C’était une plaque de métal rouillé, longue d’à peu près trois doigts et large de quatre. En la levant vers la faible clarté lunaire produite par Tibios, je parvins à distinguer, très difficilement, une sorte d’inscription en caractères qui m’étaient totalement inconnus.
— C’est l’écriture des Irtimen, dit Traiben. J’ai trouvé cette plaque sur le sol du vaisseau, à moitié cachée.
— Sais-tu ce que cela signifie ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Je ne connais pas l’écriture des Irtimen. Mais, tu sais, Poilar, il y a là-bas un véritable trésor d’objets sacrés. Tout est cassé, rouillé et inutilisable, bien entendu, mais on comprend au premier coup d’œil qu’ils sont très anciens. Les premiers Irtimen ont dû se servir de ces objets ! Ceux que nous adorons sous les noms de Kreshe, de Thig et…
— Arrête de dire ça ! le coupai-je d’un ton exaspéré. Les premiers Irtimen étaient des précepteurs, pas des dieux ! Les dieux sont des êtres d’un niveau supérieur aux Irtimen et à nous !
— Comme tu voudras, fit Traiben. Veux-tu m’accompagner demain matin, Poilar, pour explorer ensemble le vaisseau ?
— Peut-être.
— Le mieux serait d’y aller tous ensemble. Les Irtimen pourraient nous créer des ennuis. Je parle de ceux qui vivent dans les cavernes. J’en ai vu deux ou trois qui rôdaient autour du vieux vaisseau pendant que j’étais à l’intérieur. Je pense qu’ils le considèrent un peu comme un sanctuaire. Ils ont élevé juste derrière une sorte d’autel autour duquel sont entassées des brindilles et des pierres peintes ; en faisant le tour pour voir ce qui se passait, j’ai vu qu’ils faisaient brûler des brins d’herbe sèche et je les ai entendus psalmodier un chant.
— Tu as pénétré dans leur territoire ? dis-je en lui lançant un regard stupéfait. Ils auraient pu te tuer !
— Je ne crois pas. Je pense que, pour l’instant, ils ont plus peur de nous que nous ne les craignons. Ils ont dû avoir des expériences douloureuses avec d’autres groupes de Pèlerins. Dès qu’ils m’ont vu, ils ont bondi et se sont enfuis précipitamment. C’est ainsi que j’ai pu entrer dans le vaisseau et, quand j’en suis ressorti, je n’ai vu personne. Mais ils finiront bien par comprendre que nous ne représentons pas une grande menace pour eux et alors…
— Poilar ? fit une voix derrière moi.
Je me retournai. C’était Thissa. À la faible clarté de la lune, je vis la peur briller dans ses yeux. Ses narines frémissaient comme si elle avait senti un danger flottant dans l’air.
— Que veux-tu ? lui demandai-je.
— J’ai quelque chose à te dire, répondit-elle en tournant vers Traiben un regard hésitant.
— Je t’écoute.
— Mais il…
— Tu peux parler devant Traiben, Thissa. Tu sais que j’ai pleine et entière confiance en lui… Ce que tu as à me dire ne le concerne pas ?
— Non. Non.
Elle se rapprocha et me montra quelque chose qu’elle tenait dans la main, une petite amulette luisante.
— Touche-la, dit-elle.
Traiben murmura quelque chose et je le vis se pencher avec intérêt pour examiner l’objet. Je l’écartai avec agacement et posai le bout de mon doigt sur le petit bijou sculpté. Sa surface dégageait de la chaleur.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— Une amulette de santha-nilla, répondit Thissa. Elle appartenait à ma mère qui la tenait elle-même de sa propre mère. Elle se met à luire quand il y a une menace de trahison.
— Tu veux dire que c’est une sorte d’instrument qui capte les pensées, qui est capable de déceler…
— Pas maintenant, Traiben, le coupai-je avec impatience. Quel genre de trahison ? poursuivis-je en me retournant vers Thissa. D’où viendrait-elle ?
J’avais depuis longtemps appris à prendre au sérieux les prémonitions de Thissa.
— D’eux ? repris-je en montrant le vaisseau des Irtimen.
— Je ne pense pas. Je crois que c’est plutôt l’un de nous, mais je n’en suis pas sûre. Je sens qu’il y a de la trahison dans l’air, Poilar. Je ne peux rien dire d’autre.
— Existe-t-il un charme que tu pourrais jeter pour en savoir plus ?
— Je peux toujours essayer.
— Vas-y. Vois si tu peux apprendre quelque chose.
Elle s’éloigna. Je m’assis à côté de mon sac de couchage, plongé dans la perplexité, incapable de dormir, assailli de problèmes dépassant mon entendement. Traiben resta un moment avec moi et essaya de m’offrir un peu de réconfort, la chaleur de son amitié et des explications. Il était plein de bonnes intentions, mais ses hypothèses contradictoires et incompréhensibles me faisaient mal à la tête. Comme sa présence ne m’apportait guère de réconfort, je le renvoyai au bout d’un certain temps.
Puis ce fut à Hendy de venir me trouver. Elle ne parvenait pas non plus à trouver le sommeil cette nuit-là.
Elle s’agenouilla près de moi et glissa la main – sa main bizarrement transformée, sans épaisseur, sèche et froide, la main d’un squelette – dans la mienne. Je la gardai, mais j’avais peur de la serrer trop fort. J’étais content de l’avoir près de moi, mais les révélations du Sommet se bousculaient encore dans mon esprit et je ne trouvais rien à lui dire. J’étais en proie à une confusion extrême.
— Nous devrions partir dès le lever du soleil, dit-elle. Cet endroit ne nous apportera que le malheur, Poilar.
— Peut-être, répondis-je, sans être vraiment sûr d’avoir entendu ce qu’elle disait.
— Et je sens de nouveaux malheurs qui s’approchent.
— Vraiment ? fis-je sans la regarder, d’une voix blanche, totalement dépourvue de curiosité. Thissa m’a dit la même chose. Te serais-tu transformée en santha-nilla, Hendy ?
— J’ai toujours eu un peu de ce pouvoir, répondit-elle. Juste un peu.
— Vraiment ? répétai-je, sans manifester beaucoup plus d’intérêt.
— Et il est devenu plus fort depuis ma transformation.
— Thissa m’a dit qu’une trahison se prépare.
— Oui. Je le pense aussi.
— D’où viendra-t-elle ?
— Je la sens partout autour de nous, répondit Hendy.
Cette conversation ne nous menait nulle part. Je me plongeai dans un silence morose en regrettant de ne pouvoir dormir. Mais ce n’était pas un endroit où le sommeil était facile à trouver. Nous restâmes assis sans parler, côte à côte dans la faible clarté dispensée par la lune unique pendant que les heures s’écoulaient. Peut-être sommeillai-je un peu, sans vraiment m’en rendre compte : je n’eus assurément pas un sentiment net du temps qui passait, mais, à un moment, j’eus conscience que la nuit était beaucoup plus avancée, que le lever du jour n’était plus très éloigné. Les étoiles s’étaient déplacées et une seconde lune s’était levée au firmament – Malibos, je pense, qui brillait à l’orient comme un disque de métal flambant neuf et projetait sa lumière froide sur le Sommet.
Hendy me serra brusquement le poignet.
— Poilar ! Poilar ! Es-tu réveillé ?
— Bien sûr.
— Regarde là-bas !
— Quoi ? Où ?
Je secouai la tête en clignant des yeux. Mon cerveau semblait enserré dans des toiles d’araignée et à demi mort de froid.
Hendy tendit le bras. Je suivis la direction qu’elle m’indiquait.
Une silhouette juchée sur un rocher, au milieu du plateau, se découpait nettement sur le fond du ciel éclairé par la lumière froide de Malibos. C’était Thissa. Elle avait le bras gauche levé et pointait ses deux pouces tendus en un geste accusateur.
— Je vois le traître ! s’écria-t-elle d’une voix aiguë et vibrante qui devait porter d’un bout à l’autre du Sommet. Le voyez-vous ? Le voyez-vous tous ?
À trois reprises, elle lança la main en avant, d’un geste véhément, en la pointant dans la direction du vaisseau cosmique rongé par la corrosion.
— Le voyez-vous ? Le voyez-vous ? Le voyez-vous ?
Je ne voyais personne. Je ne voyais rien.
Brusquement, déchirant la grisaille des lointains, apparut une silhouette tordue et déformée qui se dirigea vers elle à une vitesse folle en traînant la jambe : celle d’un homme affligé d’une jambe torse monstrueusement étirée, mais qui courait si vite qu’il semblait presque voler. Thrance, naturellement. Il gravit le rocher de Thissa avec une agilité que je me rappelais avoir vue chez le Thrance d’antan, l’athlète accompli de mon enfance. En trois bonds rapides, il se trouva à côté de Thissa. J’entendis la santha-nilla crier son nom d’une voix forte et accusatrice. Thrance répondit quelque chose d’une voix basse, étouffée, menaçante. Elle cria encore une fois son nom. Puis il leva son gourdin et la frappa avec une telle force qu’il eût brisé un arbre en deux. J’entendis le son mat, je vis Thissa s’affaisser et tomber.
Je demeurai pétrifié, cloué sur place, incapable de faire un geste. Un silence de mort s’abattit sur le Sommet, seulement troublé par le sifflement du vent dans mes oreilles.
Puis je me dressai d’un bond et m’élançai au pas de course.
Thrance fuyait devant moi comme un faucon dans le ciel ; mais je le suivais avec la vitesse de l’éclair. Je courus sur le plateau, contournai le rocher au pied duquel gisait le corps de Thissa, passai devant le vaisseau fuselé des trois Irtimen. Thrance se dirigeait vers l’autre engin dont la carcasse rouillée s’élevait à l’autre bout du plateau. Je crus distinguer des silhouettes hirsutes à proximité, des ombres fuyantes se mouvant dans la pénombre, celles des « dieux » déchus du Sommet. Était-ce vers eux qu’il se dirigeait ? Quelle sinistre alliance avaient-ils élaborée ensemble à la faveur de la nuit ?
Je perçus un terrible rugissement tout près de moi. Il me fallut quelques instants pour comprendre qu’il provenait de ma propre gorge.
Thrance avait presque atteint les vestiges du vaisseau en ruine et les « dieux » semblaient bien disposés envers lui. L’idée me traversa l’esprit qu’il avait dû aller les voir dans le courant de la nuit et qu’il avait projeté de les conduire jusqu’à nous pour nous massacrer dans notre sommeil.
Mais la distance se réduisait rapidement entre nous ; aussi rapide que fût Thrance, la fureur du Vengeur emplissait mon âme et mes pieds prenaient à peine le temps de toucher le sol. Thrance obliqua brusquement sur la gauche au moment où il approchait du vaisseau dont il fit le tour sans ralentir son allure. Je le suivis et découvris plusieurs « dieux » rassemblés près de quelques tas de brindilles et de pierres peintes, autour de ce qui devait être l’autel élevé par les Irtimen dégénérés. Thrance fonça droit sur le petit groupe, écartant les dieux sans ménagement au passage, puis il s’engagea aussitôt sur un amas de pierres formant une sorte d’escalier.
Ce fut une grosse erreur de sa part, car il n’y avait rien d’autre que le précipice de l’autre côté de ce tas de rochers. Il s’était pris au piège tout seul.
Nous escaladâmes les rochers jusqu’en haut d’où il lui fut certainement possible de constater qu’il n’y avait plus à ses pieds que la couche de brouillard et qu’il était au bord du vide. Il s’arrêta ; il se retourna ; il regarda dans ma direction, attendant que je vienne à lui.
— Thrance ! grondai-je. Thrance, tu es une ordure !
Il me sourit.
Jusqu’à la fin, rien n’importa pour lui. Si, peut-être une seule chose : peut-être nous avait-il accompagnés jusque-là, parce qu’il voulait que la mort le prenne en ce lieu éminemment sacré. Soit, je réaliserai son souhait. D’un bond, je fus à sa hauteur mais il était prêt, les jambes bien plantées, arc-bouté sur la roche, comme le lutteur qu’il avait été, et j’entendis son ricanement. Puis ses bras se refermèrent en une étreinte dont un seul pouvait sortir vivant.
Il était fort. Il l’avait toujours été ; et je sentais sa puissance, celle du Thrance d’avant, encore présente dans ce corps hideusement déformé, le Thrance qui excellait dans tous les jeux, celui qui lançait le javelot plus loin qu’on ne l’avait jamais fait de mémoire d’homme, celui qui franchissait les haies hautes comme s’il avait des ailes. Et, l’espace d’un instant, je redevins le garçon aux yeux écarquillés qui suivait avec une admiration sans borne les prouesses du héros de ces jeux. Cet afflux de souvenirs me fit perdre de ma force ; et Thrance réussit à me faire pivoter et à me retourner de telle sorte que je me retrouvai face au vide, le visage dirigé vers le précipice, et je vis sous moi le brouillard blanc miroiter au clair de lune. J’eus presque l’impression de pouvoir discerner à travers le brouillard les crevasses et les flèches des pentes lointaines. Toujours souriant, Thrance continua d’incliner mon corps vers l’arrière… vers l’arrière…
Mais j’avais encore devant les yeux l’image de Thrance abattant son gourdin sur le corps frêle et délicat de Thissa ; et je puisai de nouvelles forces dans le souvenir de ce crime. Je pris plus solidement appui sur mes jambes, coinçant mon bon pied dans une fissure de la roche et appuyant l’autre contre une saillie, juste derrière moi, de sorte que Thrance ne parvenait plus à me pousser vers l’abîme. Nous restâmes un moment dans cette position, nous étreignant farouchement, incapables de faire bouger l’autre.
Puis je commençai à prendre l’avantage.
Je le fis pivoter et laissai glisser mes deux bras autour de ses hanches pour le soulever, de manière que sa jambe normale décolle du sol et que seule l’autre, grotesquement étirée et déformée, reste en contact avec la roche. Tandis que je resserrais ma prise, il baissa les yeux vers moi, les lèvres toujours fendues d’un sourire, comme pour me mettre au défi d’accomplir l’irréparable. Changeant de prise pour passer les bras autour de sa poitrine, je le soulevai un peu plus.
Mais il avait toujours le point d’appui de sa jambe plus longue, fichée dans un creux de la roche. Je lançai mon pied contre elle en y mettant toute la force qui me restait et je parvins à la dégager. Puis, pivotant sur ma jambe torse, je le précipitai dans le vide du haut de la montagne. Un seul son sortit de sa gorge tandis que je le soulevais avant de le projeter au loin, mais je ne saurais dire si c’était un éclat de rire ou bien un cri de rage ou de terreur. Il sembla rester suspendu en l’air pendant un instant et j’eus l’impression qu’il avait l’air plus amusé qu’effrayé, puis je le vis commencer à tomber. Il plongea, s’enfonçant comme une pierre dans le brouillard. Son corps semblait émettre une sorte d’éclat qui me permit de suivre la première partie de sa chute ; je le vis frapper ici et là la paroi rocheuse, au moins deux ou trois fois, et rebondir. Puis les couches de brouillard se refermèrent sur lui et il disparut pour de bon dans les profondeurs brumeuses. Je l’imaginai tombant toute la journée, de l’aube jusqu’à midi, puis au soir, dévalant toute la hauteur du Mur, s’enflammant dans sa chute, jusqu’à ce que la dernière cendre vienne se poser au pied de la montagne, à la borne de Roshten, aux portes de notre village. Accroupi tout au faîte du Mur, je regardai par-dessus le bord comme si je pouvais suivre l’interminable chute de Thrance jusqu’au pied de Kosa Saag.
Quand je me relevai enfin, je regardai autour de moi, hors d’haleine, hébété, stupéfait par ce que je venais de faire.
Trois ou quatre des maladroites créatures bestiales que je continuais malgré tout d’appeler des « dieux » étaient visibles à une faible distance, dans les premières lueurs du jour. Elles avançaient lentement vers moi, mais il m’était impossible de savoir dans quel dessein, si c’était parce qu’elles me voulaient du mal ou simplement pour mieux voir quel genre d’être j’étais. Et, en les regardant approcher, eux que j’avais espéré être mes dieux, je compris que je venais de profaner le lieu le plus sacré de tous, que j’avais commis un meurtre au Sommet même. Peu importait que Thrance eût mérité la mort pour son crime contre Thissa : il ne m’appartenait pas de la lui infliger.
En prenant conscience de cela, je sentis un voile de confusion et d’hébétude obscurcir mon esprit et, pendant quelques instants, j’oubliai totalement qui j’étais et ce que je faisais là. Je savais seulement que je m’étais rendu coupable du plus monstrueux des crimes et que je devais être châtié ; et les dieux venaient à moi pour me faire expier ma faute et subir un juste châtiment.
Je les attendis avec joie. Je me préparai à m’agenouiller devant eux. Oui, malgré tout ce que j’avais appris sur eux, je me jetterais à leurs genoux.
Mais, quand ils ne furent plus qu’à quelques pas de moi, en considérant leur visage grossier et la bave coulant de leurs lèvres, en regardant au fond de leurs yeux ternes et vides, je compris que ce n’étaient pas des dieux, mais leurs descendants déchus, d’affreuses créatures cauchemardesques qui passaient pour des dieux. Je n’avais pas à me soumettre à eux et ils ne tenaient assurément pas ma vie entre leurs mains ; et, contrairement à ce que je croyais au commencement de mon Pèlerinage, l’endroit où ils vivaient était loin d’être sacré. Peut-être l’avait-il été jadis, mais ce n’était plus vrai aujourd’hui. Je n’avais donc rien à expier.
Maintenant, je comprenais ce que j’avais à faire. Mais j’eus un moment d’hésitation pendant lequel Hendy, surgissant de nulle part, s’approcha de moi.
Je me retournai vers elle et elle lut sur mon visage ce que je m’apprêtais à faire.
— Oui, Poilar ! s’écria-t-elle en m’encourageant de la tête. Vas-y ! Oui ! Fais-le ?
Elle avait dit oui. Elle avait dit Fais-le. Je ne demandais rien d’autre.
J’eus un élan de pitié pour les tristes créatures à la démarche traînante qui n’étaient que les vestiges des êtres d’exception grâce auxquels nous nous étions engagés dans la voie de la civilisation. Mais ma pitié se mua instantanément en mépris et en dégoût. Ils inspiraient l’horreur. Ils étaient monstrueux. Leur seule présence en ce lieu était une honte. Je m’élançai et fonçai tête baissée sur eux. J’en saisis un et le soulevai comme s’il ne pesait rien du tout. Je le tins quelques instants en l’air, couinant, bavant, reniflant, puis le projetai au loin, dans le précipice. L’un après l’autre je les pris, tous ceux qui s’agglutinaient autour de moi, l’air consterné, et je les précipitai du haut de la falaise, le long des flancs du Mur, dans l’abîme insondable, et ils suivirent Thrance dans la mort. Puis je m’avançai jusqu’au bord, silencieux, l’haleine courte, sans rien voir, sans rien penser, sans rien éprouver. Rien.
C’est donc ainsi que s’acheva mon Pèlerinage, par le massacre de ces dieux que j’étais venu adorer.
Les deux soleils s’étaient maintenant levés, chacun jaillissant des deux points opposés du ciel et, à la lumière rosée de leurs deux éclats confondus, je vis mes compagnons se précipiter vers moi, Kilarion et Galli au premier rang, suivis de Talbol et Kath, d’Hendy, Grycindil, Narril, Naxa, puis de tous les autres. Ils m’avaient vu tuer les « dieux » et, quand ils furent rassemblés autour de moi, je leur racontai ce qui s’était passé entre Thrance et moi.
C’est alors que nous vîmes le reste des « dieux » sortir de leurs cavernes et s’avancer sur le plateau. Ils étaient moins nombreux que nous ne l’avions imaginé, pas plus d’une quinzaine ou d’une vingtaine, avec quelques femelles et des enfants. J’ignorais pourquoi ils venaient vers nous ; que ce fût pour nous tuer ou pour nous adorer, il m’était impossible de le dire. Leur regard terne et leur visage flasque n’exprimaient rien. Nous nous jetâmes sur eux, nous les portâmes jusqu’au bord de la falaise et nous les précipitâmes dans le vide, tous jusqu’au dernier, comme nous l’avions fait avec les dieux ailés des Fondus, sur le premier plateau, il y avait si longtemps. Cette fois, c’étaient nos propres dieux que nous exterminions. Le Sommet avait besoin d’être purifié. Ce lieu sacré d’un passé lointain avait été souillé ; et, jusqu’à notre venue, nul n’avait eu le courage, ou la présence d’esprit, ou encore la force d’accomplir ce qui devait être accompli. Mais nous le fîmes. Ils hurlaient, ils gémissaient, ils couraient en tous sens, terrifiés, impuissants face à notre courroux.
Nous les détruisîmes tous et, quand ce fut terminé, nous allâmes voir dans leurs repères pour nous assurer qu’il n’en restait plus. Je n’essaierai même pas de décrire la saleté épouvantable de ces cavernes sordides. Nous en découvrîmes deux autres, tremblant et pleurant, cachés dans un recoin crasseux, les deux derniers de leur race. Sans hésiter, nous les fîmes sortir avant de les pousser par-dessus le bord de la falaise. C’est donc dans un bain de sang qu’il fut enfin mis un terme au temps des dieux vivant au sommet de Kosa Saag.
Maintenant que tout était fini, nous pouvions à peine parler. Nous nous tenions serrés les uns contre les autres, frissonnant dans le froid âpre, étourdis par les événements dont nous venions d’être les acteurs. Nous savions que ce qui venait de se passer était absolument nécessaire, que nous avions purifié non seulement notre âme, mais celle de tous ceux de notre race et que nous avions libéré les colons Irtimen établis sur le sol de notre Monde de la malédiction qui s’était abattue sur eux. Mais il était quand même pénible d’avoir fait tant de victimes et, encore sous le choc, nous ne savions pas vraiment que dire ni penser.
C’est à ce moment-là que les trois Irtimen sortirent de leur vaisseau. Ils descendirent l’échelle et restèrent juste au pied, serrés les uns contre les autres, l’air inquiet, leur petit tube mortel à la main, comme s’ils s’attendaient à moitié à ce que nous les attaquions avec la même folie furieuse que contre les autres. Mais nous n’avions aucune raison d’agir de la sorte et, en tout état de cause, la folie et la fureur nous avaient abandonnés.
Je m’avançai vers eux, épuisé, hébété, et me jetai à genoux devant eux. Par deux et par trois, mes compagnons m’imitèrent jusqu’à ce que nous soyons tous agenouillés, la tête baissée.
Puis l’Irtiman aux cheveux dorés leva sa petite boîte métallique et s’adressa à nous en parlant simplement et doucement, comme si elle aussi avait été vidée de toutes ses forces par la scène à laquelle elle venait d’assister.
— Nous n’avons plus rien à faire sur ce monde, dit-elle, et nous allons le quitter. Vous allez tous reculer, jusqu’à l’autre bout du plateau, et vous resterez là-bas jusqu’à ce que nous soyons partis. Avez-vous compris mes paroles ? Du feu sortira de notre vaisseau ; si vous êtes trop près, vous serez brûlés.
Je lui dis que nous avions compris.
Elle poursuivit d’une voix plus douce en disant qu’elle nous souhaitait bonne chance et qu’elle espérait que l’intelligence et la sagesse ne nous feraient jamais défaut jusqu’à la fin de nos jours. Elle nous dit également que nous n’aurions plus jamais à redouter l’intrusion d’Irtimen sur notre planète.
Ce fut tout. Ils remontèrent dans leur vaisseau et nous nous retirâmes tout au bout du plateau.
Pendant un long moment, rien ne se passa ; puis nous vîmes la poussière se soulever autour du vaisseau cosmique et, un instant plus tard, une colonne de feu apparut sous l’engin et le poussa vers le ciel. Le petit vaisseau luisant demeura comme immobile devant nous, sur sa queue ardente, pendant un instant ou deux. Puis il s’évanouit. Il disparut à notre vue comme s’il n’avait jamais existé.
— C’étaient les vrais dieux, dis-je. Et ils viennent de nous quitter.
Là-dessus, sans qu’un seul autre mot fût prononcé, nous commençâmes à nous préparer pour redescendre du Sommet.
Avant de partir, nous creusâmes une tombe pour Thissa et élevâmes un tumulus au-dessus. Elle reposera à jamais dans l’honneur sur le toit du Monde. Nous élevâmes un autre tumulus pour Thrance, car, quels qu’aient été ses péchés, c’était malgré tout un Pèlerin et un homme de notre village, et nous lui devions cela. Puis nous formâmes un cercle serré et nous demeurâmes longtemps immobiles, serrés les uns contre les autres, et nous avions besoin de réconfort, car c’était la fin de notre Pèlerinage, la fin de tous les Pèlerinages, et nous savions que nous avions accompli quelque chose d’extraordinaire, sans très bien savoir ce que c’était. Je perçus des sanglots, tout près de moi. Il y eut d’abord Malti, puis Grycindil, ensuite Naxa et Kath ; d’un seul coup, je me rendis compte que je pleurais aussi, et Traiben, et Galli. Nous étions tous là, pleurant à chaudes larmes, nous, les survivants, nous qui étions toujours debout. Jamais de ma vie je n’ai éprouvé tant d’affection pour quelqu’un qu’en cet instant, pour ces gens avec qui j’avais partagé tant d’épreuves. Au cours de ce long voyage, nous avions créé quelque chose : nous formions entre nous une Maison. Tout le monde en avait conscience et personne n’en parlait. Le moment était si solennel que nous n’osions même pas échanger des regards : nous gardions les yeux fixés sur le sol, nous respirions profondément, nous nous serrions les mains et nous laissions les larmes couler sur nos joues jusqu’à ce que la source en soit tarie. Quand nous relevâmes enfin la tête, nos yeux étaient brillants et nos visages illuminés par cette entente nouvelle dont nous ressentions tous la force, mais qu’il nous était impossible d’exprimer.
Nous rassemblâmes les quelques affaires qui nous restaient après tout ce temps et commençâmes à redescendre en silence par le chemin suivi à l’aller, laissant le Sommet derrière nous pour nous enfoncer dans la zone de brouillard glacial et traverser les territoires des vents et des orages qui menaient aux premiers Royaumes. Et nous poursuivîmes notre marche, nous poursuivîmes notre descente vers l’endroit d’où nous étions partis.
Ce qui nous arriva pendant la descente n’a pas d’importance et je ne m’y arrêterai pas. La seule chose qui compte est que nous avons réussi l’ascension de Kosa Saag, supporté les pires épreuves avant d’atteindre son Sommet, vu tout là-haut les choses qu’il y avait à voir, appris ce qu’il y avait à apprendre et que nous en sommes revenus avec un savoir un peu plus étendu. Ce dont j’ai fait le récit dans cet ouvrage pour vous donner à réfléchir et à apprendre.
Les dieux sont partis. Nous sommes seuls.
Nous savons maintenant que les changements opérés sur les nôtres, sur les pentes du Mur, ne sont pas d’origine divine, car ceux que nous tenions pour des dieux ont été eux aussi transformés, comme tant de Pèlerins. Ce qui provoque les transformations, j’en ai maintenant la conviction, ce n’est pas le pouvoir rayonnant des dieux, émis depuis le Sommet, mais la nature inhérente à l’air de la haute montagne, la lumière puissante du soleil et aussi cette force qui émane de la roche et agit sur notre chair, la chaleur de ce feu du changement qui attise et exacerbe notre faculté innée de changer de forme. Je sais qu’il s’agit d’une hérésie, mais c’est ce que l’Irtiman nous a expliqué, ce dont je suis maintenant persuadé et nul ne peut rien y faire. À une époque, des êtres supérieurs vivaient sur la montagne – oui, des dieux, en vérité, ou des êtres quasi divins – mais ils n’étaient pour rien dans la magie exercée par le Mur sur les Pèlerins.
Et les Royaumes ? Que représentent-ils ?
Ce sont les différentes retraites de ceux qui n’ont pas réussi à retenir la leçon du Mur. Certains de ceux qui s’élancent à l’assaut de Kosa Saag périssent en chemin, quelques-uns atteignent leur but, mais perdent la raison, la majorité d’entre eux échouent, tout simplement. Ce sont eux qui ont créé les Royaumes, ces refuges disséminés sur les pentes, entre la forêt et les nuages. Il n’est question pour eux ni de regagner leur village ni de poursuivre l’ascension.
Il n’y a rien à leur reprocher. Il faut avoir le cerveau un peu dérangé pour vouloir vaincre tous les obstacles qui se dressent sur la route du Sommet, comme Traiben, Hendy et Thrance, à sa manière. Et comme moi. Les gens, pour la plupart, sont plus simples, moins exigeants, et ils renoncent en chemin. Les Royaumes sont faits pour eux. Nous, dont le destin est d’aller jusqu’au Sommet, nous sommes les seuls capables de persévérer aussi longtemps dans une telle entreprise.
Me voici maintenant de retour et ce que j’ai vu au Sommet, je le partage avec vous ; je porte dans ma chair les marques de la montagne et vous me considérez avec un mélange de crainte et d’admiration.
Voici ce que j’ai à vous dire. Ceci et rien d’autre :
La leçon du Mur est que nous ne pouvons continuer à attendre des habitants du Sommet ni réconfort ni connaissances. Il est temps de faire table rase de ces fadaises. Ce que nous avons pris pour nos dieux ne sont plus là pour nous aider sur le chemin de la vie.
Sans plus pouvoir espérer leur aide, il nous faut maintenant découvrir seuls les nouvelles choses qui doivent être découvertes et les mettre en pratique pour nous aider à en découvrir d’autres. Il m’incombe, à moi et à ceux qui sont revenus avec moi, de vous faire retenir cette leçon, ce que personne n’a fait avant nous. Le sang du Premier Grimpeur coule dans mes veines et Son esprit m’a peut-être guidé pendant que je conduisais mes Quarante vers le Sommet.
Il nous faut ouvrir une nouvelle voie qui nous mènera à la fontaine d’où coule toute sagesse. Il nous incombera de construire des véhicules pour nous transporter entre les villages, puis des véhicules célestes et enfin des véhicules cosmiques qui nous transporteront dans le Ciel ; et, là, nous retrouverons les dieux. Mais, cette fois, nous serons leurs égaux.
Ces choses ne sont pas impossibles. Les Irtimen les ont réalisées. Ils n’étaient jadis guère plus évolués que les singes de rocher et ils se sont transformés en dieux. Nous pouvons faire comme eux.
Nous pouvons le faire.
Nous pouvons être comme des dieux : telle est la vérité que vous offre Poilar Bancroche. Car nous n’avons pas d’autres dieux à portée de la main ; et, si nous ne faisons pas de nous-mêmes des dieux, il nous faudra vivre sans dieux, ce qui est une chose terrible. Telle est la sagesse que Poilar Bancroche a rapportée pour vous du Sommet de Kosa Saag. Voici son livre, qui raconte tout ce qui lui est arrivé sur la montagne, à lui et à ses compagnons. Voici le récit des choses que j’ai vécues, voici ce que j’ai appris, voici ce que je dois vous enseigner pour le bien de votre âme. C’est un savoir qui ne fut pas acquis dans la facilité ; mais je vous l’offre, de tout cœur. Il vous suffit de l’accepter et vous serez libérés. Écoutez maintenant. Écoutez et souvenez-vous.