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Au fur et à mesure de l’ascension, nous commençâmes à nous demander pourquoi il n’y avait pas le moindre signe de la multitude de ceux qui, au fil des siècles, avaient nécessairement suivi la même route. Ni vestiges de bivouac, ni détritus, ni tumulus, ni outils perdus. De temps immémorial, notre village avait envoyé chaque année à l’assaut de la montagne son contingent de Quarante et je sais que nous ne sommes pas le seul village niché au pied du Mur à perpétuer la coutume du Pèlerinage. Nous avions l’impression de n’avoir guère eu le choix entre différents itinéraires depuis notre départ ; tous ceux, au moins ceux de notre village, qui nous avaient précédés depuis des années avaient à coup sûr suivi peu ou prou le même chemin. Pourquoi ne subsistait-il donc pas de traces de leur passage ?

Cette question montrait clairement à quel point nous étions encore ignorants des réalités du Mur. Même après avoir passé plusieurs semaines sur Kosa Saag et, du moins le croyions-nous, commencé à nous faire une idée de son immensité, nous n’avions pas encore conscience de ses véritables dimensions. Il n’avait toujours pour nous de réalité qu’à l’échelle de la petite route qui serpente sur ses flancs à la sortie de notre village et qui, à cette altitude est la seule voie raisonnable à suivre, celle que jalonnent les bornes familières de Roshten, Ashten, Glay, Hespen, Sennt, etc. Nous imaginions que le chemin sur lequel nous nous trouvions était l’unique prolongement naturel de cette route et que tous ceux qui nous avaient précédés avaient fait la même chose que nous. Mais il ne nous était jamais venu à l’esprit que la route de notre village était au Mur ce qu’une goutte d’eau est à un fleuve puissant. Après la borne d’Hithiat, la route continue bien jusqu’à Varhad, le pays des fantômes, mais il y a d’autres voies possibles, qui n’avaient pas retenu notre attention, et chacune de ces voies se ramifie en une douzaine d’autres qui suivent à leur tour une ligne onduleuse sur la face du Mur et se fondent à l’intérieur de la montagne dans un dédale inextricable de pistes tortueuses, de sorte qu’il est probable que jamais deux groupes de Pèlerins n’ont suivi plus de quelques jours le même chemin sur les pentes de Kosa Saag. J’aurais dû garder présentes à l’esprit les paroles d’adieu d’Urillin, le frère de ma mère, à savoir que « le Mur est un monde, le Mur est un univers ». Mais je ne parvins que beaucoup plus tard à comprendre ce qu’il avait voulu dire.

Il ne nous restait pourtant pas beaucoup à attendre avant de découvrir les premiers signes du passage de ceux qui avaient entrepris avant nous l’ascension de Kosa Saag.

Nous avions adopté un rythme d’escalade régulier. Lever à l’aube, bain et repas, marche jusqu’à midi. Un déjeuner, quelques chants, un moment de repos, puis nous reprenions notre route jusqu’à l’approche du soir, quand il nous semblait prudent de trouver un lieu pour notre campement. Nous savions que nous nous élevions peu à peu, mais cette partie de la montée nous paraissait presque statique, si lente était notre progression. Cela nous donnait un sentiment illusoire de facilité. Muurmut lui-même gardait le silence, lui qui, depuis le début de l’ascension, était prompt à manifester son désaccord avec toutes celles de mes décisions qui lui déplaisaient. Tous les jours ou presque, le temps était beau, plus frais que celui auquel nous étions habitués, mais pas désagréable du tout. Il y eut quelques jours de pluie et il tomba même un peu de neige fondue, mais c’était tout à fait supportable.

Pendant la nuit, nous entendions parfois des rugissements de démons ou de monstres provenant des hauteurs désolées. Le bruit était terrifiant, mais nous essayions de nous convaincre qu’il n’y avait rien à redouter d’eux et qu’ils s’enfuiraient peut-être à notre approche. Même le fait d’avoir épuisé toutes les provisions que nous transportions depuis le village ne nous inquiétait pas. Nous trouvions notre subsistance chemin faisant, chacun étant chargé à tour de rôle de goûter les baies et les racines inconnues, comme Traiben l’avait fait au début de notre voyage, avec les fruits-seins. De temps en temps, quelqu’un était malade pendant quelques heures et nous savions ainsi ce qu’il fallait éviter de consommer. Mais, dans l’ensemble, nous mangions bien. La chasse était bonne et il y avait tous les soirs de la viande fraîche à rôtir.

Quelques couples se formèrent, mais ils ne durèrent pas. Je m’accouplai plusieurs fois avec la douce et jolie Tenilda des Musiciens, avec Stum, une fois avec Min qui faisait tout comme son amie Stum, et avec Marsiel des Cultivateurs. J’aurais bien partagé une nouvelle étreinte avec Thissa, mais elle demeurait réservée et gênée, et je me gardai d’aller à elle. C’est pourtant avec convoitise que je la regardais. Il y avait aussi la brune et silencieuse Hendy, celle qui avait été enlevée et emmenée dans le village de Tipkeyn où elle était restée de sa dixième à sa quatorzième année et qui était pour nous comme une étrangère. J’avais très envie d’elle et je savais que je n’étais pas le seul. J’avais discuté deux ou trois fois avec elle, mais c’était comme parler à l’eau, comme parler au vent. Hendy se tenait à l’écart du groupe, ne parlant presque pas, installant son propre bivouac à quelque distance du nôtre et même si, de temps en temps, j’étais tenté de risquer nuitamment d’aller voir si elle m’accepterait près d’elle, je ne me faisais pas d’illusions sur l’accueil qui me serait réservé.

Galli, qui, d’ancienne maîtresse était devenue mon amie, avait compris mon petit manège.

— Tu devrais laisser ces deux femmes tranquilles, Poilar, me dit-elle un après-midi où nous cheminions sur une piste sans difficulté.

— Quelles femmes ? demandai-je.

— Thissa. Hendy.

— Ah ! Tu as remarqué ?

— Je n’ai pas eu besoin de t’observer, cela crève les yeux. Tu n’as qu’à coucher avec Stum ou avec Tenilda. Mais pas avec ces deux-là.

— Ces deux-là sont les seules qui m’intéressent vraiment, Galli.

— Moi aussi, je t’ai intéressé autrefois, répliqua-t-elle en riant.

— Autrefois, oui.

— Mais je suis devenue trop grosse pour toi, n’est-ce pas ? Tu préfères les femmes minces.

Elle parlait avec gentillesse, d’un ton enjoué, mais avec un fond de sérieux sous les propos badins.

— Je te trouvais belle quand nous étions jeunes. Je n’ai pas changé d’avis. Je passerai la nuit avec toi, si tu en as envie, Galli. Tu es toujours pour moi une camarade très chère.

— Oui, une camarade, j’avais bien compris, fit-elle avec un petit haussement d’épaules, car elle n’était pas facilement blessée dans son amour-propre. Comme tu voudras. Mais si tu cherches une compagne, évite ces deux-là. Tu n’as rien à gagner à les importuner. Thissa est fragile, elle est vulnérable et n’oublie pas que c’est une Sorcière. Quant à Hendy, elle est vraiment très bizarre. Choisis Stum, Poilar. C’est une bonne fille. Elle est robuste, comme moi.

— Mais trop simple à mon goût. Et trop liée avec Min. Je pense que tu me comprends. L’amitié entre femmes est une bonne chose, mais cela peut être embarrassant pour un homme quand il est d’humeur à accomplir les Changements alors qu’elle a l’esprit occupé par son amie.

— Alors, choisis Tenilda. Elle a la beauté et l’intelligence, sans parler de son bon cœur.

— Je t’en prie, Galli, je n’ai pas besoin de tes conseils !

De fait, je passai la nuit avec Galli, car, au fond de moi-même, je gardais une grande tendresse pour elle, même si le désir s’était depuis longtemps émoussé. Ce fut un peu comme passer la nuit avec une cousine très chère ou même une sœur. Nous restâmes étendus côte à côte en riant et en nous racontant des histoires du temps de notre jeunesse, et, quand nous accomplîmes les Changements, ce fut avec détachement, sans passion, et elle s’endormit rapidement contre moi en ronflant. La chaleur de son corps plantureux contre le mien était réconfortante, mais ce qu’elle m’avait dit m’empêchait de dormir. Thissa fragile et trop vulnérable, Hendy vraiment très bizarre. Était-ce donc cela qui m’attirait chez elles ? Galli avait-elle raison de me dire que je ferais mieux de les chasser de mes pensées ?


Juste au moment où nous commencions encore une fois à imaginer que l’ascension serait aussi aisée jusqu’au Sommet, nous arrivâmes à un endroit où toutes les pistes semblaient s’achever et où il devenait impossible de poursuivre notre route. Cela s’était déjà produit et nous avions trouvé un moyen de contourner l’obstacle. Mais, cette fois, semblait-il, nous étions vraiment bloqués de toutes parts.

Nous avions suivi une piste menant vers le nord, qui longeait la face orientale du Mur. Le vent du nord soufflait par rafales et de face, l’air était vif et frais comme le vin nouveau et, très loin en contrebas, nous distinguions la ligne argentée de ce qui devait être une rivière gigantesque traçant ses méandres dans une vallée bleutée, mais qui, à cette distance, nous paraissait fine comme un cheveu. Nous marchions d’un pas vif en chantant avec entrain. En fin d’après-midi, le sentier que nous suivions fit un crochet vers l’ouest et, aussitôt après, vint la surprise. Nous nous trouvâmes devant une vallée colossale qui s’enfonçait profondément au cœur de Kosa Saag. Elle était large du sud au nord de nombreuses lieues – combien exactement, je n’aurais su le dire – et semblait plonger vers l’ouest aussi loin que notre vue portait, comme si le Mur était véritablement formé de deux parties, coupé en deux par l’énorme balafre qui s’offrait à nos regards.

Nous nous arrêtâmes, éblouis par la splendeur et l’immensité du paysage. De tous côtés s’élevaient de nouveaux pics, une quantité de pics de pierre rose liserés de noir, une armée de pics imposants, se dressant majestueusement au-dessus de nous sur les deux versants de la vallée. Des éclairs zébraient le ciel à la pointe de ces pics. Des écharpes nuageuses, jetées comme des voiles sur le fond du ciel, couraient vers le sud depuis les crêtes en frémissant sous la poussée d’un vent furieux.

Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. Cette beauté produisait une musique merveilleuse qui emplissait mon âme au point que j’avais de la peine à trouver mon souffle. La vue était grandiose ! Si grandiose que j’en étais terrifié. Le ciel donnait l’impression de s’écarter au-dessus de la vallée et une lumière étrange de briller à travers une fenêtre ouverte sur l’avenir. J’avais la conviction que cette lumière venait d’une autre époque, que je voyais le temps se dévider à reculons, des événements d’après la fin du monde retourner avec éclat vers le commencement. Il y avait des dieux qui marchaient tout là-haut. J’entendais le bruit sourd de leurs pas. Je me demandai si le Premier Grimpeur était passé par ici pendant son ascension, s’il avait posé son regard de pionnier sur ce panorama qui m’éblouissait. Oui, me dis-je, il avait dû l’admirer lui aussi. Et puiser dans la splendeur du paysage la force de poursuivre son chemin jusqu’à la demeure des dieux. Comme je le faisais, moi aussi. Oui, comme je le faisais.

Je m’abîmai dans la contemplation de ce spectacle, éperdu d’admiration.

— C’est le pays des Doubles que nous voyons, dit Naxa qui s’était avancé à mes côtés. Ou plutôt sa lumière, car il nous est impossible de voir le pays des Doubles.

— Quels Doubles ?

— L’autre moi de chacun, parfait et invulnérable. Ils vivent dans le Monde Double qui est renversé dans le ciel et touche les régions les plus élevées du Mur. Tout est écrit dans le Livre du Monde Double.

— Je n’ai jamais lu ce livre. Il faudra que tu m’en parles plus longuement un jour.

— Bien sûr, dit Naxa avec son petit sourire horripilant.

Je sus que je n’entendrais jamais un mot de plus de sa bouche sur le Monde Double. Mais je fis le serment de trouver une autre source pour apprendre ce que je devais savoir.

Je ne pouvais détacher les yeux de ces pics imposants. Tout le monde était comme moi. Partout où se portait le regard, d’énormes aiguilles rocheuses s’élançaient vers le Ciel. Des centaines de pyramides de rochers déchiquetés découpaient de tous côtés leurs arêtes vives sur le ciel. Certaines semblaient enflammées au couchant par les derniers feux rosés d’Ekmelios. D’autres, qui devaient être couronnées de neige, resplendissaient d’un éclat presque insoutenable. Des arcs-en-ciel éclatants bondissaient de gorge en gorge. À nos pieds, des abrupts rocheux plongeaient vertigineusement dans un abîme obscur dont la profondeur semblait insondable. Très loin, nous apercevions la cime d’arbres noirs et gigantesques, des arbres qui devaient faire cinquante fois la hauteur d’un homme de haute taille.

Tandis que nous demeurions en admiration devant tant de splendeur, Dorn le Clown s’approcha de moi et se pencha pour me parler doucement.

— Poilar, la piste se termine à une centaine de pas devant nous.

— Ce n’est pas le moment de plaisanter, Dorn.

— Ce n’est pas une plaisanterie. La piste s’arrête net, je viens d’aller voir. D’ici, nous n’avons plus aucun moyen de poursuivre notre route.

Il avait dit vrai. Notre petite piste à flanc de montagne s’engageait dans la vallée en se rétrécissant avant de disparaître purement et simplement à quelques pas de là. Je la suivis jusqu’à son extrémité et finis par arriver à un endroit où elle n’était guère plus large que mes deux pieds et où, me retenant à la surface ridée de la montagne, je plongeai des yeux pleins d’effroi dans l’abîme balayé par les vents. Il n’y avait rien, absolument rien devant moi que le vide de la vallée immense. D’un côté, j’avais le Mur, de l’autre, le vide. Il ne restait plus qu’une seule solution : faire demi-tour, reprendre la piste par laquelle j’étais arrivé. Nous étions pris au piège dans cette poche rocheuse. Nous avions perdu plusieurs jours, peut-être même des semaines. Il me semblait que nous n’avions pas d’autre choix que de rebrousser chemin, de repartir sur la piste à la pente douce et trompeuse que nous avions suivie jusqu’à ce que s’offre à nous une voie permettant de reprendre l’ascension.

— Non, dit Kilarion. Nous allons escalader le Mur.

— Comment ? m’écriai-je. Tu veux grimper directement ?

Tout le monde se mit à rire du pauvre Kilarion qui demeura impassible.

— Directement, répéta-t-il. C’est possible. Je sais que nous pouvons réussir. J’ai remarqué, juste derrière nous, un endroit où la paroi présente des crevasses et des protubérances qui nous fourniront des prises. Les dieux nous ont déjà donné des ventouses. En utilisant les unes et les autres, nous réussirons.

Je me retournai pour regarder derrière moi. Tout ce que je vis fut une paroi rocheuse nue et verticale s’élevant si haut que je me tordis le cou pour en apercevoir le sommet. Très haut, au milieu des ombres du soir, je discernai quelques aspérités saillant de la roche.

— Personne ne peut escalader cette paroi, Kilarion.

— Si, moi. Toi aussi. Tout le monde peut le faire. Elle n’est pas aussi haute qu’elle en a l’air. Je vais y aller pour te montrer. Puis nous grimperons tous. Sinon, il nous faudrait peut-être repartir jusqu’à l’endroit où Stapp est mort avant de trouver un autre passage. Je préfère escalader cette falaise que de revoir la tombe de Stapp.

Kilarion nous avait déjà montré qu’il excellait à trouver des pistes, qu’il avait en fait un don pour découvrir les voies de la conquête de Kosa Saag. Peut-être était-il encore dans le vrai. Mais la journée était bien trop avancée pour entreprendre l’escalade, en admettant qu’elle soit possible.

— Nous allons faire demi-tour et trouver un endroit pour bivouaquer. Nous y passerons la nuit et, demain matin, Kilarion, nous attaquerons tous les deux cette paroi.

— Je sais que nous pouvons réussir.

— Tu sais que tu peux réussir. Je veux voir si les autres le peuvent aussi.

C’est ainsi que nous rebroussâmes chemin dans l’obscurité naissante pour nous mettre en quête d’un lieu propice au bivouac. Dans l’euphorie de la marche, aucun de nous n’avait remarqué que la piste se resserrait ; en revenant sur nos pas, je crus pendant un certain temps que, pour trouver un endroit assez dégagé pour nous permettre de passer la nuit en sécurité, il nous faudrait retourner jusqu’au bivouac de la nuit précédente en effectuant dans l’obscurité un périlleux trajet de plusieurs heures. Mais ce ne fut pas nécessaire. Il y avait, à une heure de marche du bout de la piste, un autre emplacement que nous n’avions pas remarqué à l’aller, près d’un ruisseau à l’onde fraîche. Nous étions un peu à l’étroit, mais nous nous tassâmes de notre mieux en écoutant les mugissements du vent dans les hauteurs.

Le matin venu, je partis avec Kilarion tenter l’escalade de la paroi abrupte.

Nous avions emporté tout notre barda. Sinon l’expérience n’eût pas été probante. Kilarion choisit l’endroit où nous allions entreprendre l’ascension après avoir marché le long de la piste pendant près d’une heure sans pouvoir se décider.

— Ici, annonça-t-il enfin.

Je levai les yeux. Le Mur à cet endroit semblait parfaitement lisse et vertical.

— Il y a de l’eau qui suinte, reprit Kilarion. Tu vois ? Nous trouverons des fissures dans la roche.

Nous sortîmes les cordes pour les attacher autour de notre taille. Puis nous nous tournâmes le dos afin de transformer notre main gauche pour l’ascension. Comme la plupart des hommes, je me sens mal à l’aise pour effectuer n’importe quel changement de forme devant quelqu’un de mon propre sexe et Kilarion semblait éprouver la même chose. Quand nous nous retournâmes, nous avions fait apparaître nos ventouses. Je vis le regard interrogateur de Kilarion se poser fugitivement sur ma jambe torse, comme s’il se demandait pourquoi je ne l’avais pas changée, elle aussi, pendant que j’y étais. Mais il ne dit rien. Je lui lançai un regard dur pour lui faire comprendre que je ne pouvais rien faire pour ma jambe et que, de toute façon, ce n’était pas un handicap. Puis je cherchai dans mon sac la petite idole de Sandu Sando que Streltsa m’avait forcé à emporter le jour du Départ et la frottai à deux reprises pour me porter chance.

— Prêt ? demandai-je.

Kilarion ficha son crampon dans la roche, se hissa à la force des bras et commença à grimper le long de la paroi abrupte.

Quand la corde qui nous attachait n’eut presque plus de mou, je le suivis. J’avais grimpé nombre de parois rocheuses pendant mes années de formation, mais aucune aussi abrupte que celle-ci ; je me répétai qu’il s’agissait seulement de se concentrer sur chaque moment de l’escalade au lieu de songer à la totalité de ce qu’il fallait effectuer. Kilarion progressait rapidement et adroitement au-dessus de moi, zigzaguant sur la roche pour trouver les meilleures prises. Comme il l’avait pressenti, la paroi était sillonnée de fissures, il y avait des aspérités et même quelques saillies étroites, invisibles du pied de la falaise. Je m’agrippais aux protubérances ; je coinçais la main et parfois le bras tout entier dans les fissures ; j’utilisais mon crampon et ma ventouse pour me hisser au-delà des portions lisses. Et je m’élevais rapidement, efficacement, suivant aisément le rythme de Kilarion qui ne ralentissait pas son allure.

L’essentiel dans ce type d’escalade est de ne pas oublier de laisser les jambes faire tout le travail. Les bras sont agiles et souples, mais ils se fatiguent rapidement si on leur demande de soutenir une grande partie du poids. C’est pour cette raison que Kilarion avait considéré ma jambe d’un air dubitatif. Comme il était parti le premier, c’est à moi qu’il incomberait de nous retenir s’il devait tomber ; et il avait dû se demander si mon pied tordu aurait la force nécessaire pour le faire.

J’allais lui montrer. J’avais vécu avec ce pied, et la jambe tordue à laquelle il appartenait, depuis maintenant deux dizaines d’années. Il m’avait mené jusqu’à cette altitude, sur les pentes de Kosa Saag. Il me mènerait au sommet de cette paroi rocheuse et jusqu’au faîte de la montagne.

Je calais adroitement mes orteils dans une fissure de la roche tout en levant les bras pour atteindre une prise. J’assurais mes appuis jusqu’à ce que je me sente prêt à me hisser jusqu’à la prise suivante. À ce petit exercice, ma patte folle n’était pas plus mauvaise que l’autre ; il suffisait que je la cale selon un angle différent.

Les premières minutes d’ascension furent faciles. Puis les choses devinrent un peu plus malaisées et je me rendis compte qu’il me fallait sauter pour atteindre certaines des prises et rester quelques instants sans aucun point d’appui. À un moment, une aspérité de la roche se désagrégea comme du bois pourri au contact de ma main, mais je me tenais avec les pieds quand cela se produisit.

J’entendais le bruit de ma respiration dans mes oreilles et mon cœur me martelait la poitrine. Peut-être avais-je peur, un peu. Mais, au-dessus de moi, Kilarion poursuivait inexorablement son ascension et je ne voulais pas qu’il me croie incapable de suivre son rythme. Comme j’avais appris à le faire, je préparais ma progression à l’avance, sans jamais cesser de prévoir la succession de mes mouvements et de calculer. Après être arrivé là, j’irais là et ensuite là-bas.

Il y eut un moment délicat, quand je commis l’erreur stupide de regarder par-dessus mon épaule pour voir à quelle hauteur j’étais arrivé. Mon regard plongea dans une gorge qui semblait aussi profonde que le Mur était haut. Mon estomac se souleva, mon cœur se contracta comme s’il avait été comprimé et ma jambe gauche se mit à tressaillir violemment, s’agitant en cadence dans le vide.

Mes mouvements saccadés se transmirent le long de la corde jusqu’à Kilarion.

— Tu danses, Poilar ? demanda-t-il.

C’était tout ce qu’il me fallait, une petite question en forme de boutade. J’éclatai de rire et la terreur m’abandonna. Toute mon attention put de nouveau se fixer sur la paroi rocheuse.

Une concentration intense est absolument indispensable. Ne rien regarder d’autre que les fissures infimes et les petites saillies de cristal scintillant que l’on a juste devant les yeux. Je continuai à grimper, sans m’arrêter. Je me retrouvai à un moment bras et jambes écartés, progressant insensiblement le long de deux arêtes parallèles, distantes précisément l’une de l’autre de deux longueurs de jambe de Poilar et formant une sorte de cheminée. À un autre, je fus suspendu à une protubérance de cristal en forme de corne, pas plus longue que mon pouce intérieur. À un autre encore, la joue collée contre la roche, mes pieds tâtonnèrent dans le vide pour trouver un point d’appui. Mes bras étaient douloureux et ma langue donnait l’impression d’être bizarrement gonflée.

D’un seul coup, je vis une main se balancer devant mon visage et j’entendis le rire éclatant de Kilarion qui saisit mon poignet et me hissa le long de la corniche raboteuse jusqu’à ce que je puisse rouler sur moi-même et rester étendu.

— Tu vois ? dit-il. Ce n’était rien du tout !

Nous étions au sommet. L’ascension avait duré une éternité, ou bien seulement quelques instants ; je ne savais plus très bien. La seule certitude, c’est que nous avions réussi. Je me rendis compte qu’à certains moments de l’ascension, j’avais été sûr que nous allions périr, mais là, riant et reprenant mon souffle sur cette surface horizontale, j’avais l’impression que Kilarion disait vrai, que cette ascension n’était vraiment rien du tout.

Au bout d’un moment, je me relevai. Nous nous étions hissés sur un vaste plateau, si profond et si large que je crus tout d’abord que nous avions atteint le Sommet, le faîte de Kosa Saag, car tout semblait plat dans toutes les directions. Puis mon regard se porta vers les lointains et je vis que je m’étais grossièrement trompé ; je discernais maintenant, si loin au sud-ouest qu’il était presque à la limite de ma vision, l’étage suivant du Mur qui se dressait très haut au-dessus du plateau.

Le spectacle était saisissant. Ce qui s’offrait à mes yeux était une masse brillante de pierre d’un rouge pâle dont la base était noyée dans les volutes des brumes matinales et dont le sommet disparaissait dans une épaisse couche de nuages. Elle s’élevait vers l’infini en formant une série de degrés qui allaient en se rétrécissant. On eût dit plusieurs montagnes posées les unes sur les autres. Je compris que ce que nous appelions le Mur n’était pas une montagne, mais une chaîne de montagnes, gigantesque à la base et diminuant progressivement de largeur à mesure que l’on s’élevait. Pas étonnant que nous ne puissions apercevoir depuis notre vallée les régions les plus hautes du Mur : elles étaient masquées à notre vue par la forteresse naturelle formée par les premiers contreforts. Il me paraissait de plus en plus évident que nous n’en étions encore qu’au début de l’ascension. En atteignant ce plateau, nous avions simplement achevé la première partie de la première étape. Nous avions seulement traversé la première couronne des contreforts de l’ensemble colossal formant Kosa Saag. Je sentis le découragement me gagner en prenant conscience que tout le chemin parcouru depuis notre départ n’était en fait qu’un prélude. Devant nous se dressait encore ce gigantesque escalier rose qui semblait nous narguer et se découpait sur un ciel violet, sombre et menaçant.

Je détournai les yeux. Nous affronterions le moment venu cette masse terrifiante. À chaque jour suffit sa peine, a dit le Premier Grimpeur. Et Il était dans le vrai, comme Il l’est en toutes matières.

— Alors ? demanda Kilarion. Crois-tu que les autres parviendront à grimper jusqu’ici ?

Je jetai un coup d’œil par-dessus le bord de la paroi rocheuse que nous venions d’escalader. La piste longeant le pied de l’à-pic était incroyablement loin et, à cette distance, elle paraissait ténue comme un fil. J’avais du mal à croire que nous avions réussi, Kilarion et moi, à nous hisser au sommet de cette muraille de pierre inhospitalière. Mais nous l’avions fait. Oui, nous l’avions fait. Et, à part deux ou trois passages difficiles, l’ascension avait été simple et régulière ; c’est du moins ce qu’il me semblait après coup. Je me dis que cela aurait pu être pire. Oui, bien pire.

— Bien sûr, dis-je. Il n’y en a pas un seul qui soit incapable d’y parvenir.

— Parfait ! s’écria Kilarion avec un grand sourire, en me tapant dans le dos. Maintenant, nous allons redescendre pour le leur dire. D’accord ? À moins que tu ne préfères attendre ici et que je redescende pour le leur dire. Alors ?

— C’est toi qui attends ici, si tu veux, répondis-je. Il faut que je le leur annonce moi-même.

— Dans ce cas, nous redescendons tous les deux.

— D’accord. Nous redescendons tous les deux.

Nous redescendîmes avec une intrépidité frisant la témérité, nous aidant de nos cordes pour passer rapidement de ressaut en ressaut, prenant à peine le temps d’assurer nos prises avant de repartir. C’était l’effet de l’air de la montagne, auquel s’ajoutait la griserie que l’on éprouve en sachant que l’on a dominé sa peur et atteint son but. Je suppose que cette exubérance aurait pu nous faire dévisser de la paroi rocheuse et basculer dans l’abîme qui s’ouvrait sous l’épaulement de la piste. Mais il n’en fut rien. Il ne nous fallut pas longtemps pour arriver au pied de l’obstacle et reprendre en courant le chemin du campement pour annoncer aux autres que nous avions réussi.

— Il est impossible de passer par là, objecta aussitôt Muurmut. Je l’ai vu hier soir de mes propres yeux. La paroi est à pic. Personne ne peut l’escalader.

— Nous venons de le faire, Kilarion et moi.

— C’est vous qui le dites.

— Tu crois que je mens ? lançai-je en le regardant avec des envies de meurtre.

— Ne dis pas de bêtises, Muurmut, fit Kilarion avec agacement. Bien sûr que nous l’avons escaladée. Pour quelle raison mentirions-nous ? Ce n’est pas aussi difficile que cela le paraît.

— Peut-être que oui, poursuivit Muurmut avec un haussement d’épaules. Peut-être que non. J’affirme que c’est impossible et que, si nous essayons, nous allons nous tuer. Tu es fort comme deux hommes, Kilarion. Et toi, Poilar, tu es capable d’escalader n’importe quoi rien qu’avec la langue. Mais crois-tu que Thissa réussira à grimper ? Ou bien Hendy ? Ou encore ton cher petit Traiben ?

Quelle habileté de sa part de citer les trois personnes qui comptaient le plus pour moi.

— Tout le monde réussira, répliquai-je sèchement.

— J’affirme que non. J’affirme que c’est trop dangereux.

Je lui en voulus d’instiller le doute dans notre esprit quand ce dont nous avions besoin était une confiance inébranlable.

— Alors, Muurmut, que proposes-tu ? De nous laisser pousser des ailes pour voler jusqu’au sommet ?

— Je propose de rebrousser chemin jusqu’à ce que nous trouvions une voie plus sûre.

— Il n’y en pas. C’est la seule solution. À moins, bien sûr, de rentrer piteusement au village, comme des lâches, et ce n’est pas ce que j’ai l’intention de faire.

— Si nous mourons tous en escaladant ta paroi, Poilar, reprit-il, l’air mauvais, cela ne nous conduira pas au Sommet.

C’était une opposition de principe et nous le savions tous deux. Il n’y avait pas d’autre chemin que celui-là.

— Comme tu voudras, Muurmut, déclarai-je en feignant l’indifférence. Tu n’as qu’à rester ici, puisque tu tiens tant à la vie. Les autres entreprendront cette ascension et courront le risque de ne pas y survivre.

— En es-tu sûr ? demanda-t-il.

— Laissons-les décider.

Cela revenait à organiser une deuxième élection. Je demandai qui voulait nous suivre, Kilarion et moi, pour escalader la paroi rocheuse. Traiben, Galli, Stum, Jaif et une demi-douzaine d’autres – ceux sur qui je pouvais toujours compter – levèrent aussitôt la main. Je lus le doute sur le visage de Seppil et Talbol, les deux acolytes de Muurmut, ainsi que sur celui de Naxa et d’une poignée de femmes. Une grosse poignée, en réalité, mais aussi plusieurs hommes. Je crus pendant un moment que le vote allait m’être défavorable, ce qui mettrait un terme à mon autorité sur le groupe. Certains des indécis, les plus timorés, commencèrent insensiblement à se rapprocher de Muurmut, comme si leur intention était de rester avec lui. C’est à ce moment-là que Thissa leva très haut la main et cette intervention sembla décisive. Par groupes de deux ou trois les autres se prononcèrent rapidement pour l’ascension. En fin de compte, il ne resta plus dans le camp de Muurmut que Seppil et Talbol qui le regardaient avec embarras.

— Le moment est-il venu de vous faire nos adieux ? demandai-je.

— Nous grimperons contre notre gré ! éructa Muurmut. Tu nous fais risquer inutilement notre vie, Poilar !

— Je risque aussi la mienne, répliquai-je. Pour la deuxième fois de la journée.

Je lui tournai le dos pour aller voir Thissa dont la décision avait fait basculer le vote.

— Merci, dis-je simplement.

— Il n’y a pas de quoi, Poilar, répondit-elle en ébauchant un sourire.

— Muurmut est vraiment pénible. J’ai parfois envie de le pousser dans le vide.

Elle eut un mouvement de recul et me lança un regard ébahi. Je compris qu’elle prenait mes paroles au sérieux.

— Non, ne prends pas ce que j’ai dit au pied de la lettre.

— Si tu le tuais, ce serait la fin de tout pour nous.

— Je ne le tuerai que s’il m’oblige à le faire. Mais, si jamais il avait un accident mortel, je ne le pleurerais pas très longtemps.

— Poilar ! se récria-t-elle, horrifiée.

Peut-être Galli avait-elle raison. Thissa semblait extrêmement fragile.

Nous nous divisâmes pour l’escalade en dix groupes, chacun composé de deux hommes et deux femmes, sauf un, formé seulement de Kilarion, Thissa et Grycindil, car, depuis la mort de Stapp dans la nappe d’asphalte, nous étions un nombre impair. Mon groupe était composé de Traiben, Kreod et Galli. Le premier de cordée ainsi que le dernier étaient presque toujours les hommes et les deux femmes s’encordaient entre eux, car les hommes sont en général plus forts que les femmes et nous savions qu’il était préférable d’avoir un homme en dernière position afin de retenir tout le monde en cas de chute. Je pris soin, dans mon groupe, de placer Traiben derrière moi et confiai à Galli la responsabilité de fermer la marche, car Traiben était chétif alors qu’elle était aussi forte que n’importe quel homme, à l’exception de Kilarion. Je laissai Muurmut grimper avec ses amis Seppil, Talbol et Thuiman, tous des hommes vigoureux qui eussent été plus utiles pour soutenir certaines femmes. Mais je m’étais dit que, s’ils devaient se dérocher, ils tomberaient tous ensemble, et bon débarras !

Cette fois encore, c’est Kilarion qui passa le premier. Avec Thissa et Grycindil à sa suite, il grimpa beaucoup plus prudemment qu’il ne l’avait fait avec moi et je compris que, lors de notre précédente ascension, il m’avait délibérément mis au défi de suivre son rythme. Quand son groupe fut suffisamment haut sur la paroi pour que Grycindil ait commencé l’escalade, je partis à côté d’eux en restant légèrement sur leur gauche pour éviter d’éventuelles chutes de pierres.

C’est Ghibbilau le Cultivateur qui prit la tête de la cordée suivante, avec Tenilda, Hendy et Gazin. Puis ce fut le tour de Naxa, Ment le Balayeur, Min et Stum, suivis de Bress le Charpentier, Hilth des Constructeurs, Ijo des Clercs et Scardil le Boucher. Et tout le monde commença l’escalade, groupe après groupe. Je percevais de temps en temps un petit rire nerveux montant vers moi, mais, cette fois, je ne commis pas l’erreur de regarder par-dessus mon épaule pour voir comment ils se débrouillaient.

À mi-chemin, Traiben se trouva en difficulté.

— Poilar ! Je ne peux pas atteindre la prochaine prise !

— Balance tes hanches. Étends ton corps vers le haut.

— Je l’ai déjà fait. Ça ne suffit pas.

Je tournai prudemment la tête en m’appliquant à fixer ma vue sur Traiben, uniquement Traiben, et surtout pas au-dessous de lui. Il se trouvait dans une position fort précaire, légèrement sur le côté de la voie que je suivais, s’efforçant désespérément d’atteindre une aspérité de roche rouge qui demeurait hors de sa portée.

— Je vais monter encore un peu, lui dis-je. Quand la corde sera bien tendue, elle te permettra de te rapprocher de ta prise.

Je me hissai péniblement un peu plus haut. J’avais la poitrine et le dos parcourus de traits de feu causés par l’effort exigé par cette deuxième ascension de la journée. Mais je montai aussi haut que je l’osai, avant que le poids de Traiben ne devienne insupportable et ne me fasse dévisser et dégringoler au pied de la paroi. Galli, qui était beaucoup plus bas, comprit ce que je faisais et me cria qu’elle avait une bonne prise et qu’elle allait m’assurer pendant que je tirais sur la corde. Malgré sa force, je doutais pourtant qu’elle fût capable de tous nous retenir si je tombais en entraînant Traiben dans ma chute.

— Je n’y arrive pas, marmonna Traiben, comme si chaque mot lui coûtait.

— Transforme-toi ! cria Thissa d’une voix qui semblait venir de très haut.

Je levai les yeux et la vis penchée au bord de la corniche surplombant l’escarpement. Elle faisait fébrilement des signes magiques, les deux pouces de chaque main dirigés vers nous comme de petites cornes.

— Essaie, Traiben ! Allonge ton bras ! Étire-le !

Bien sûr. C’est ce qu’il fallait faire. Sinon, pourquoi aurions-nous reçu des dieux le don de changer de forme ?

— Vas-y, lui dis-je.

Mais il n’est pas si simple de contrôler ses Changements quand on craint pour sa vie. Je regardai Traiben, tremblant de terreur, qui s’efforçait de faire varier les proportions de sa charpente en remuant les épaules et en étirant les os de son dos et de ses bras pour aller le plus loin possible. Si j’avais pu, je serais allé l’aider. Mais il me fallait assurer notre cordée. Tandis qu’il poursuivait ses efforts, je commençai à sentir la fatigue gagner mes bras et à me demander combien de temps je pourrais conserver mon point d’appui. Puis j’entendis une sorte de petit gloussement et, quand je tournai de nouveau la tête vers Traiben, je le vis bizarrement déformé, le bras gauche beaucoup plus long que le droit, tout le corps terriblement arqué. Mais il avait réussi à atteindre la prise. Il se hissa un peu plus haut ; la corde se détendit ; soulagé, je me plaquai contre la paroi pour décontracter mes muscles et dilatai mes poumons.

Après cette alerte, le reste de l’ascension fut presque facile. Pour la deuxième fois de la matinée, j’atteignis le sommet de l’à-pic.

J’aidai Traiben à se hisser sur la corniche, puis Kreod ; Galli se débrouilla toute seule, l’air frais et dispos comme au retour d’une promenade.

L’une après l’autre, toutes les cordées arrivèrent et tout le monde se rassembla sur le plateau. Malgré les craintes réelles ou imaginaires de Muurmut, personne d’autre que Traiben n’avait eu de véritables difficultés. Je les vis tous écarquiller les yeux et regarder autour d’eux avec émerveillement en découvrant l’immensité de cette étendue plate sur laquelle Kilarion nous avait conduits.

— Et maintenant, demanda Fesild, où allons-nous ? Où est le Mur ?

— Là-bas, répondis-je en indiquant du doigt la masse rosée qui se dressait au loin, au sud-ouest, à peine visible derrière le voile de nuages blancs et son matelas de brume.

Ils demeurèrent béants de surprise. Je pense qu’ils avaient pris pour le ciel le reflet rosé de la montagne à l’horizon. Mais ils commençaient maintenant à comprendre, comme je l’avais fait plus tôt dans la matinée, que nous étions enfin devant le véritable Mur, le Mur aux maints Royaumes dont parlent les légendes, le Mur à l’intérieur du Mur, le cœur gigantesque de la montagne, caché et protégé par ses gorges et ses plissements, cet énorme massif qui restait à conquérir.

— C’est si loin ? demanda-t-elle dans un murmure.

Le plateau était vaste et la distance qu’il nous restait à parcourir avant de pouvoir reprendre l’ascension avait de quoi décourager l’âme la mieux trempée. Il fallut encore quelques instants pour que l’ampleur de la difficulté de ce qui nous attendait s’imprègne dans son esprit.

— Et si haut ! ajouta-t-elle très doucement.

Nous continuâmes à contempler en silence la montagne colossale brillant au soleil qui se dressait au loin. La fierté que nous avions pu éprouver en menant à bien l’escalade de la paroi rocheuse paraissait absolument dérisoire en regard de ce qu’il nous restait à faire.

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