Toute la Procession se déroula devant moi comme si je la voyais en rêve.
Les chefs de toutes les Maisons passèrent les premiers, raides et pénétrés de leur importance. Puis vinrent les Musiciens, emplissant l’air du son de leurs instruments, thunbors, gallimonds et bindanays, suivis par les Jongleurs, gambadant, bondissant, effectuant des sauts de mains tout en changeant de forme avec une insouciante frénésie, lançant en l’air leurs sepinongs à la lame tranchante pour les rattraper adroitement. Les objets sacrés arrivèrent ensuite, portés sur des coussins vert bronze par des Glorieux à la mine solennelle. Puis, marchant seuls, sans rythme ni mesure, vinrent cinq ou six Revenants, évoluant dans un monde qui leur était propre, honorant la Procession de leur présence, mais sans y prendre véritablement part. Après avoir dépassé le Pavillon du Pèlerin, ils se fondirent dans la foule et plus personne ne les revit de la journée, ni même, pour certains, de toute l’année.
C’était ensuite le tour des danses. Le clan des danseurs de chaque Maison, richement vêtu, faisait son apparition à tour de rôle et exécutait la danse propre à sa Maison : la danse du faucon pour les Tisserands, la danse du pataud pour les Scribes, la danse de l’ours pour les Bouchers, la danse du singe de rocher pour les Vignerons, la danse de l’évocation pour les Sorciers, la danse du marteau pour les Charpentiers, sans oublier la danse du génie du vent des Jongleurs, la danse de la cascade des Cultivateurs, la danse du feu des Guérisseurs, la danse du loup céleste des Juges. Enfin, le visage masqué, portant des robes magnifiques, venaient les danseurs de la Maison du Mur, exécutant les figures lentes et majestueuses de la danse du Mur.
Ce n’était pas tout, loin de là ; aussi bien que moi, vous connaissez la pompe et la splendeur de la Procession du Pèlerinage. Les heures s’écoulaient dans l’éblouissement.
Et les paroles de Traiben continuaient de brûler au plus profond de mon âme.
Pour la première fois de ma vie, je commençais à avoir une idée de qui j’étais.
Sais-tu qui tu es ? Et l’on répond : « Je suis Mosca », ou « Je suis Helkitan », ou encore « Je suis Simbol le Corroyeur », selon le nom que l’on porte. Mais le nom n’est pas la personne. Quand je disais aux gens : « Je suis Poilar Bancroche », je ne savais pas véritablement qui ni ce qu’était Poilar Bancroche. Maintenant, je commençais à le percevoir. Traiben avait tourné une clé dans mon esprit et je commençais à me comprendre un peu. Qui est Poilar ? Poilar est Celui-qui-sera-un-Pèlerin. Bien sûr, mais, cela, je le savais déjà. Quel genre de Pèlerin sera Poilar ? Quelqu’un qui comprend le but du Pèlerinage. Oui, c’est cela. Comme j’appartenais à la Maison du Mur, j’aurais pu me préparer à une existence consacrée aux rites et cérémonies, mais jamais je n’avais eu le sentiment que tel était mon lot. J’étais donc resté une matière brute, non façonnée. Mon avenir n’avait pas de forme. Mais maintenant je savais, oui, je savais – il ne s’agissait plus d’une supposition – je savais donc que mon destin était de devenir un Pèlerin. Très bien. Pour la première fois, je comprenais ce que cela signifiait. Je ferais l’ascension du Mur pour paraître devant les dieux, pour apprendre tout ce qu’ils voudraient bien m’enseigner et je redescendrais pour partager ce savoir avec les miens. Voilà qui j’étais, ou plutôt voilà qui je serais, quand mon heure viendrait.
— Regarde, dit Traiben. Les portes du Pavillon commencent à s’ouvrir.
De fait, ils s’entrouvraient, les deux grands vantaux d’osier rehaussé de lourdes bandes de bronze qui ne s’ouvraient qu’une fois l’an, en cette occasion. Ils s’écartaient lentement en grinçant sur leurs épais gonds de pierre et les Pèlerins s’avançaient, les hommes sortant de la salle de gauche, les femmes de celle de droite. Ils s’avançaient dans le soleil, les yeux plissés, la face blême, car ils n’avaient pas vu la lumière du jour depuis que les noms des élus avaient été annoncés, une demi-année auparavant. Des filets de sang zébraient leurs joues, leurs mains, leurs avant-bras et maculaient leurs vêtements : ils venaient d’accomplir le Sacrifice du Lien, le dernier rite avant de quitter le Pavillon. Ils avaient un corps sec et dur, résultat de tout l’entraînement qu’ils avaient subi. Mais le regard était surtout attiré par leur visage, fermé, crispé, comme s’ils marchaient non pas vers la gloire, mais vers la mort. Tous les ans, la plupart des nouveaux Pèlerins avaient cet air-là, je l’avais déjà remarqué. Je me demandai pourquoi. Eux qui s’étaient tellement battus pour être choisis, qui, après un patient labeur, avaient enfin obtenu ce qu’ils cherchaient, pourquoi avaient-ils l’air si abattu ?
Quelques-uns, quand même, paraissaient transfigurés par l’honneur qu’ils avaient acquis. Leurs yeux étaient tournés avec ravissement vers Kosa Saag et leur visage rayonnait d’une vive lumière intérieure. C’était un spectacle merveilleux.
— Regarde le frère de Galli, murmurai-je à l’oreille de Traiben. Vois comme il est heureux. Je serai comme lui quand mon heure viendra.
— Moi aussi.
— Et regarde, regarde, voilà Thrance !
C’était notre grand héros du moment, un athlète à l’adresse légendaire, au corps sans défaut, grand comme un arbre, un être d’une beauté et d’une force divines. Des frissons d’excitation parcoururent la foule autour de nous quand Thrance sortit du Pavillon du Pèlerin.
— Je parie qu’il va courir jusqu’au Sommet d’une traite, sans s’arrêter pour reprendre son souffle. Il n’attendra pas les autres… Il s’élancera et continuera sans se retourner.
— Probablement, fit Traiben. Pauvre Thrance.
— Pauvre Thrance ? Pourquoi cette remarque bizarre ? Thrance est quelqu’un à envier, tu le sais bien !
— Envier Thrance ? dit Traiben en secouant la tête. Non, Poilar. Je lui envie sa carrure et ses longues jambes, mais rien d’autre. Ne comprends-tu pas ? Il est en train de vivre en cet instant le plus beau moment de son existence. Pour lui, les choses ne peuvent désormais qu’aller de mal en pis.
— Parce qu’il a été choisi comme Pèlerin ?
— Parce que, dès le départ, il va distancer les autres.
Sur ces mots, Traiben détourna la tête et se mura dans un silence qui ne m’était déjà que trop familier. Je savais qu’il ne servait à rien de lui demander des explications quand il se comportait ainsi.
Thrance passa en courant devant nous, transporté de joie, la tête levée vers la montagne.
La Procession touchait maintenant à sa fin.
Le dernier des Pèlerins de l’année était passé et avait tourné sur la place, derrière le gigantesque szambar aux feuilles écarlates, le point de rencontre de toutes les routes, l’arbre en fuseau marquant l’endroit d’où rayonne toute la vie de notre village. Ils avaient tous pris un virage serré derrière l’arbre pour tourner à droite et s’engager sur la route de Kosa Saag. Derrière eux venait le dernier groupe du cortège, le plus triste de tous, la horde des candidats malheureux dont la tâche humiliante consistait à transporter l’équipement et le bagage des élus jusqu’aux limites du village.
Comme j’avais honte pour eux, comme leur humiliation me serrait le cœur !
Ils étaient des centaines et des centaines, en rangs serrés, cinq de front, à défiler devant moi pendant ce qui me parut une éternité. Je savais qu’il n’y avait là que ceux qui avaient survécu aux longues épreuves de la formation et de la sélection, car ils sont nombreux à mourir pendant cette période. Même sans compter ces morts, il devait bien rester quatre-vingts ou quatre-vingt-dix vaincus pour chacun des Quarante. Il en était toujours allé ainsi. Il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. Pour mon année, où le nombre était élevé sans être exceptionnel, il y eut quatre mille deux cent cinquante-six candidats : chacun de nous avait moins d’une chance sur cent d’être choisi.
Mais les vaincus marchaient d’une allure aussi fière que s’ils avaient été vainqueurs : la tête droite, les yeux fixés sur la montagne. Chaque année, c’était la même chose et je n’avais jamais réussi à comprendre pourquoi. Certes, c’est un honneur d’avoir été candidat, même si l’on a échoué. Mais je n’aurais pas aimé être des leurs.
Ils passèrent donc en rangs serrés et, tout d’un coup, la Rue de la Procession fut vide.
— Il devrait y avoir des Balayeurs à la fin comme au début, dit Traiben. Pour chasser les esprits qui affluent après le passage des gens.
Je haussai les épaules sans répondre. Encore une de ses lubies. Mon attention restait fixée sur la route de Kosa Saag, au nord-ouest de la ville, sur ma gauche. Les Pèlerins étaient encore sur la partie plane de la route et donc cachés aux regards, mais leur pitoyable escorte de porteurs de bagages était encore visible. Puis ils disparurent à leur tour dans une déclivité et les Pèlerins de tête réapparurent sur les premières pentes, légèrement à l’ouest du centre du village, là où la route commence à s’élever sur les contreforts du Mur. La double lumière d’Ekmelios, d’un blanc éclatant, et de Marilemma, rouge sang, les nimbait d’une aura éblouissante tandis qu’ils progressaient sur la route au revêtement doré.
En les regardant, une violente agitation s’empara de moi et je faillis me sentir mal. Je me mis à trembler, ma gorge se dessécha et mon visage prit la dureté d’un masque. J’avais assisté tous les ans à ce départ des Pèlerins, mais, cette fois, c’était différent. Je m’imaginais parmi eux, m’élançant à l’assaut du Mur. Le village rapetissait derrière moi, se réduisait à un point. Je sentais l’air se rafraîchir et se raréfier à mesure que je grimpais. Je renversais la tête en arrière pour lever les yeux vers le Sommet lointain et mystérieux, et l’émerveillement me faisait tourner la tête.
Traiben me serra de nouveau le bras. Cette fois, je ne le repoussai pas.
Nous commençâmes ensemble à énumérer les bornes qui jalonnaient l’ascension des Pèlerins :
— Roshten… Ashten… Glay… Hespen… Sennt…
La borne de Sennt était d’ordinaire la plus élevée que l’on pût voir des basses terres sur la route du Mur. Mais, comme je l’ai déjà dit, la luminosité était devenue très forte ce jour-là et il nous fut possible de discerner un virage de plus, celui de la borne baptisée Denbail. D’un même souffle, nous murmurâmes le nom à voix basse au moment où les Pèlerins l’atteignaient. C’était l’endroit où s’achevait le tapis cérémoniel doré qui laissait la place à la route empierrée. L’endroit où les vaincus devaient se débarrasser de l’équipement dont ils étaient chargés, car il leur était interdit de poursuivre l’ascension. Les yeux plissés, nous regardâmes les Quarante prendre tout leur barda des mains de ceux qui le leur avaient porté jusque-là. Puis les vaincus commencèrent à rebrousser chemin et les Quarante reprirent leur marche. Ils continuèrent à gravir la route, s’éloignant dans la brume, et, quelques instants plus tard, un coude du chemin les déroba à nos regards.