7

Nous avions maintenant dépassé la dernière des bornes dont le nom était resté dans la mémoire des hommes pour pénétrer dans un territoire totalement inconnu de nous tous.

Il y avait une sorte de sentier, mais étroit, au tracé irrégulier, et il nous sembla préférable, dans l’obscurité qui tombait, de ne pas poursuivre notre route à cette heure tardive. Nous établîmes donc notre campement pour passer une deuxième nuit sur le Mur. J’avais encore l’esprit rempli des images du pays des fantômes, de ses spores sinistres, de ses sorcières aguicheuses.

Mais je chassai toutes ces pensées. On ne progresse pas sur les pentes du Mur en songeant à ce qu’on laisse derrière soi, pas plus qu’en demeurant dans l’appréhension de ce que l’on trouvera plus haut. On ne peut grimper qu’en vivant dans l’instant, sinon l’échec est inéluctable.

Notre bivouac était établi dans une sorte d’enclave au sol de terre, dans une gorge aux versants escarpés, creusée dans le flanc du Mur, que Kilarion avait découverte en partant reconnaître le terrain. La paroi rocheuse dénudée de Kosa Saag se dressait presque verticalement dans notre dos en formant une suite de parapets abrupts qui disparaissaient dans l’obscurité des hauteurs. Au bord de ces parapets, nous distinguions des faces poilues, hideuses qui nous regardaient : des singes de rocher aux yeux brillants qui nous conspuaient en lançant des cailloux par poignées. Mais nous ne nous occupions pas d’eux.

De l’autre côté nous nous trouvions face à l’immensité du vide et, à nos pieds, les lumières d’un village lointain, pas le nôtre, brillaient comme des scintillons dans les replis obscurs de la vallée. Un petit rebord de pierre, pas plus haut que le genou, formait une sorte de barrière naturelle à la limite de notre bivouac ; derrière, c’était la chute libre dans un insondable puits de ténèbres. Un petit torrent traversait l’angle de la gorge. Un bouquet d’arbres bizarres poussait à côté. Ils avaient un tronc en spirale, enroulé comme une hélice, et des feuilles raides, anguleuses et retournées. De leurs branches pendaient une quantité de fruits lourds, d’un bleu tirant sur le rouge. Allongés, pleins comme des seins gonflés de lait, ils portaient même à leur extrémité de petites protubérances en forme de mamelon. De petites touffes d’une herbe violacée, tranchante comme la lame d’un couteau, poussaient également dans la gorge qui était dépourvue de toute autre végétation.

Thuiman, Kilarion et Galli trouvèrent le long du versant abrupt quelques morceaux de bois mort avec lesquels ils allumèrent un feu pétillant. Les autres déballèrent leur matériel de couchage et s’installèrent pour la nuit. Nous étions affamés, car personne n’avait voulu s’arrêter pour déjeuner au cœur du pays des fantômes. Nous sortîmes donc le fromage et la viande séchée, sans oublier quelques cruchons de vin. Je vis Marsiel de la Maison des Cultivateurs lorgner avec intérêt les fruits en forme de sein qui pendaient des branches d’un arbre dominant notre bivouac.

— Qu’en penses-tu ? lui demandai-je. Ils sont comestibles ?

— Je n’en sais rien, répondit-elle. Je n’en avais jamais vu.

Elle en cueillit un, le soupesa, le tâta et finit par en fendre la peau luisante avec l’ongle de son index. Un jus rougeâtre s’écoula par la coupure. Elle haussa les épaules. Faisant passer le fruit d’une main dans l’autre, elle interrogea tout le monde du regard.

— Quelqu’un veut goûter ?

Nous la regardâmes avec perplexité, ne sachant que faire.

Nos professeurs nous avaient répété que nous ne pourrions emporter que la quantité de nourriture nécessaire pour les premières semaines de l’ascension, après quoi, il nous faudrait manger ce que nous trouverions en route. Et cette nourriture ne nous serait vraisemblablement pas familière. Nous étions donc résignés à consommer tôt ou tard des aliments inconnus. Mais comment savoir ce qui était comestible ou bien vénéneux ?

— Passe-le-moi, Marsiel, dit Traiben. Je vais en prendre une bouchée.

— Non ! protestai-je aussitôt. Attends, Traiben, ne fais pas ça !

— Il faut bien que quelqu’un le goûte, dit-il. Tu veux essayer ?

— Euh…

— Dans ce cas, c’est moi qui vais le faire.

— Tu as peur, Poilar ? s’écria Muurmut. Pourquoi ? Dis-moi ce que tu crains ? Ce n’est qu’un fruit !

Il éclata de rire. Mais il ne m’avait pas échappé que Muurmut n’avait pas proposé à Traiben de goûter lui-même le fruit.

Comment sortir de ce dilemme ? Il allait de soi que je ne désirais nullement voir mon meilleur ami manger un fruit vénéneux et tomber raide mort devant moi. Mais je craignais de le goûter moi-même. Tout le monde avait peur ; personne ne voulait mourir. C’était une prudence tout à fait naturelle. Mais Traiben avait raison : il fallait que quelqu’un se dévoue. Si je refusais, c’est lui qui le ferait. Il existe une frontière entre la prudence et la peur, et je venais de la franchir. Je n’avais pas souvenir de m’être jamais montré aussi poltron.

Mourant de honte, je regardai Traiben ouvrir le fruit en élargissant la fente ouverte par Marsiel et prendre une petite quantité de pulpe orange qu’il avala sans hésiter.

— C’est sucré, déclara-t-il. Bon… Très bon.

Il prit une deuxième bouchée, puis une troisième et hocha la tête à plusieurs reprises pour marquer son plaisir.

— Donne-m’en un peu, dit Kilarion.

— À moi aussi, demanda Thuiman.

— Non ! m’écriai-je. Attendez ! Comment pouvons-nous savoir en si peu de temps si ce fruit ne présente pas de danger ? Imaginons qu’il contienne un poison dont l’effet ne se fait sentir qu’au bout d’une heure ou deux. Nous devons voir comment Traiben réagit. Si tout va bien demain matin, nous pourrons tous en manger.

Il y eut quelques grognements de protestation, mais tout le monde ou presque reconnut que j’avais parlé avec la voix de la sagesse. Un peu plus tard, j’allai voir Traiben.

— C’est de la folie, ce que tu as fait, lui dis-je d’une voix douce. Imagine que tu te sois plié en deux de douleur et que tu sois tombé raide mort !

— Eh bien, je serais mort. Mais, comme tu peux le constater, je suis bien vivant. Et nous pouvons être sûrs que ce fruit est bon à manger. Cela pourra nous être utile, si nous en trouvons plus haut en abondance.

— Mais tu aurais pu mourir !

Il me lança un de ses regards chargés d’une patience infinie, comme si j’étais un gamin grincheux qu’il fallait soutenir pendant un accès de coliques.

— Et si Chaliza avait goûté le fruit à ma place et en était morte ? Ou bien Thissa, ou Jaif ? Crois-tu que cela aurait été mieux ?

— Pour toi, oui.

— Pour moi, bien sûr, mais nous formons un groupe, Poilar. Nous sommes les Quarante. Et il nous faudra goûter à tour de rôle toutes les choses bizarres que nous trouverons, même s’il y a un danger, faute de quoi nous serons condamnés à mourir de faim en haute montagne. Comprends-tu maintenant pourquoi j’ai fait cela ? C’était mon tour. J’ai fait mon devoir et je pense que je vais survivre. Il s’écoulera peut-être un long moment avant que je ne sois de nouveau obligé de m’exposer à un péril, ce dont je me réjouis. Mais, si j’avais refusé de courir ce risque, comment aurais-je pu attendre des autres qu’ils le prennent à ma place ? C’est à la survie des Quarante que nous devons penser, Poilar, pas uniquement à notre petite personne.

Je me sentis doublement honteux.

— C’est vraiment stupide de ma part de ne pas avoir compris cela, dis-je. Nous ne faisons qu’un et chacun doit sa vie aux autres.

— En effet.

— Comme je regrette de ne pas t’avoir pris ce fruit.

— Pas moi, répliqua-t-il avec un sourire. Il te reste encore à prendre ton tour comme goûteur. Pour moi, c’est fait et je suis toujours vivant.

Il prit un air suffisant et je sentis la colère monter en moi, après les inquiétudes que j’avais eues à son sujet. Mais il avait pris le risque de goûter le fruit, pas moi. Je me dis que, somme toute, sa suffisance était justifiée.


La nuit était tombée. Le fond de l’air devint beaucoup plus froid et nous épaissîmes notre peau pour nous protéger. Serrés les uns contre les autres autour du feu mourant, nous attendîmes qu’il ne reste que des braises, puis, un par un, nous nous dirigeâmes vers nos sacs de couchage.

— Est-ce un faucon du Mur ? demanda brusquement Tenilda.

Nous nous tenions près du bord de la gorge. Elle tendit le doigt vers l’abîme. Je suivis la ligne indiquée par son bras et vis un animal en train de planer, un oiseau de belle taille. Il se rapprocha tandis que je le regardais, si près que j’aurais presque pu le toucher en tendant la main. Il semblait nous observer.

L’oiseau avait un aspect repoussant, avec un corps rond et hérissé de longs poils, de la taille d’un enfant, terminé par de puissantes serres dorées. Son bec d’un jaune vif avait la forme d’un couteau recourbé et ses yeux immenses étaient rouges. Il était pourvu de deux ailes incurvées, tapissées de peau, plus longues que le bras d’un homme, qui battaient furieusement et sur l’arrière desquelles saillaient des pointes griffues, des sortes de petits doigts maigres. Je perçus l’âcre odeur musquée de son épaisse fourrure noire et sentis l’air froid déplacé par ses ailes. Il se soutenait en l’air sans bouger et eût été parfaitement immobile sans ses vigoureux coups d’ailes, de sorte qu’on aurait pu penser qu’il était suspendu à une corde descendant du ciel.

J’avais déjà vu quelques faucons du Mur planant très haut au-dessus de la vallée, mais jamais d’aussi près. Il ne faisait pourtant aucun doute pour moi que l’animal hideux était un faucon du Mur. Il ne semblait pas assez gros pour emporter un adulte, comme le voulaient les fables villageoises, mais paraissait quand même dangereux, malfaisant, diabolique. Je demeurai comme pétrifié, le contemplant avec une étrange fascination. Et il me regardait avec une curiosité manifeste. Peut-être effectuait-il seulement une mission de reconnaissance, sans intention de nous attaquer.

— Écarte-toi, Poilar, articula une voix derrière moi.

C’était Kilarion. Il avait ramassé une pierre grosse comme sa tête et s’apprêtait à la lancer sur l’oiseau immobile. Je l’entendis fredonner le chant de mort.

— Non ! m’écriai-je. Ne fais pas ça !

Il ne m’écouta pas. M’écartant d’une bourrade, il s’avança jusqu’au bord du précipice, prit de l’élan en pivotant sur sa jambe gauche et projeta la pierre en l’air de toute sa force prodigieuse. Je n’aurais jamais cru qu’il fût possible de lancer si loin et si fort une pierre de cette taille. Elle s’éleva en décrivant un arc très court et atteignit le faucon du Mur en plein ventre, avec un grand bruit mat. L’oiseau lança un cri perçant, assez fort pour être entendu jusqu’au village, au creux de la vallée, et tomba aussitôt en chute libre, comme une pierre. Mais, en me penchant au-dessus du vide pour le suivre du regard, je crus, dans l’obscurité, le voir se redresser et s’éloigner dans la nuit à grands battements d’ailes. Il me sembla, mais je n’en étais pas certain, entendre ses cris furieux, affaiblis par la distance.

— Je l’ai eu ! lança Kilarion en se rengorgeant et en esquissant une petite danse d’autosatisfaction.

— Je n’en suis pas si sûr, dis-je d’un air sombre. Il reviendra. Avec d’autres de son espèce. Tu aurais dû le laisser tranquille.

— C’est un oiseau de malheur. Un oiseau répugnant, dégoûtant.

— Même si c’est vrai, tu n’avais pas besoin de faire ça. Qui peut savoir quels ennuis il nous attirera ?

Kilarion lança une remarque moqueuse et s’éloigna, très content de lui. Mais je restai inquiet de la portée de son acte et pris à part Jaif, Galli, Kath et un ou deux autres pour leur suggérer de monter la garde pendant la nuit, deux par deux, jusqu’au lever du jour. C’était une bonne idée. Galli et Kath prirent le premier tour de garde et je m’étendis pour dormir après leur avoir demandé de me réveiller quand le moment serait venu de les relayer. Mais à peine avais-je fermé les yeux, c’est du moins ce qu’il me sembla, Galli me tira brutalement du sommeil et je découvris en levant la tête que la nuit grouillait d’yeux d’un rouge ardent, tournoyant au-dessus de nos têtes comme des démons.

Il y avait peut-être cinq ou six faucons, ou bien dix, ou plus vraisemblablement vingt ; qui aurait pris le temps de compter ? Le ciel en était rempli. Je voyais leurs yeux ; je sentais le battement de leurs ailes ; je distinguais leur bec puissant et leurs serres de rapace. Nous étions tous debout pour nous défendre avec des gourdins et des pierres contre les oiseaux qui tournoyaient et fondaient sur nous. Kilarion en avait un sur chaque épaule – ils semblaient avoir reconnu en lui celui qui avait lancé la pierre – et ils labouraient sa chair de leurs serres en battant furieusement l’air tandis qu’il s’efforçait de les saisir par les pattes pour leur faire lâcher prise. Je me précipitai à son aide et assenai un violent coup de gourdin à l’un des deux oiseaux. Il s’envola avec des cris rauques dès que je l’eus frappé et fit aussitôt demi-tour pour revenir à l’attaque. Mais je parvins à le tenir à distance en faisant de grands moulinets avec mon arme. Pendant ce temps, Kilarion avait réussi à se dégager de l’étreinte de l’autre faucon ; je le vis fracasser l’oiseau sur le sol et lui enfoncer le thorax à coups de talon. À une certaine distance, de l’autre côté du ruisseau, un hurlement s’éleva, poussé par l’une de nos femmes. À la clarté de la lune, je vis Traiben devant un tas de pierres, les prenant calmement une par une pour les lancer avec une grande précision sur les faucons qui tournaient autour de lui. J’aperçus Hendy, seule, la tête rejetée en arrière, une lueur étrange dans le regard, qui faisait lentement tournoyer un gourdin en décrivant de grands cercles bien qu’il n’y eût aucun oiseau à proximité. Kath, qui avait ranimé notre feu et allumé plusieurs torches, les distribuait pour les lancer vers les assaillants.

Tout s’acheva aussi vite que cela avait commencé. L’un des faucons donna à ses congénères l’ordre de se retirer – il n’y avait pas à s’y tromper –, un cri rauque qui se répercuta sur le versant du Mur comme le son d’un gallimond dans son registre le plus aigu et tous les oiseaux prirent immédiatement leur essor dans un grand brouhaha d’ailes en s’élevant à grands cris vers les étoiles. L’un d’eux saisit au passage un chapelet de saucisses que nous avions laissé près du feu, après le dîner, et s’envola avec son butin. Pendant quelques instants, la horde d’assaillants se découpa au clair de lune sur le fond du ciel, puis ils disparurent, ne laissant derrière eux que le corps de celui que Kilarion avait piétiné, gisant près du sac de couchage de Marsiel. Elle le poussa du pied avec un petit cri de dégoût et Thuiman le souleva de la pointe de son bâton pour le balancer par-dessus le bord de la gorge.

— Y a-t-il des blessés ? demandai-je.

Nous l’étions tous, à un degré ou à un autre. Fesild des Vignerons était la plus sérieusement atteinte. Une longue balafre courait sur sa joue, remontant presque jusqu’à l’œil, et une autre coupure, très profonde, lui avait entaillé l’épaule gauche. Son visage était couvert de sang et son bras gauche était agité de secousses, comme s’il avait voulu se détacher du reste de son corps. Kreod, l’un des trois Guérisseurs de notre groupe, s’occupa de ses blessures. Kilarion, qui avait aussi de profondes taillades, refusa en riant de se faire soigner. Talbol avait une entaille sur toute la longueur du bras, Gazin le Jongleur un réseau de marques d’un rouge vif dans le dos, Grycindil une main lacérée et ainsi de suite. Les soins se poursuivirent presque jusqu’au matin. J’avais moi-même de nombreuses contusions causées par des coups d’aile, mais je ne saignais pas.

Traiben nous compta et annonça au bout d’un moment que nous étions tous présents. Personne n’avait été enlevé par les faucons ; la seule disparition à déplorer était celle du chapelet de saucisses. Comme je l’avais toujours soupçonné, les légendes selon lesquelles les faucons du Mur enlevaient des Pèlerins sans méfiance pour les transporter dans leur aire et les dévorer étaient pure invention. Tout simplement parce que les oiseaux n’étaient pas assez grands pour le faire. Mais ils demeuraient dangereux et je savais qu’ils nous causeraient d’autres ennuis au cours de notre ascension.

Quand le globe rouge de Marilemma apparut dans le ciel, Kilarion vint s’accroupir près de moi, tandis que je massais mon corps endolori.

— C’était idiot de ma part de lancer cette pierre, n’est-ce pas, Poilar ? fit-il d’une voix douce, très différente de celle qui lui était habituelle.

— Oui, c’était idiot. Je me souviens de t’avoir dit quelque chose de ce genre quand tu l’as fait.

— Mais quand j’ai vu le faucon planer dans le ciel, il m’a fait horreur. J’ai eu envie de le tuer parce qu’il était laid.

— Si tu as envie de tuer tout ce que tu trouves laid, Kilarion, c’est miracle que tu aies pu vivre jusqu’à ce jour. À moins que tu ne te sois jamais regardé dans un miroir.

— Ne te moque pas de moi, dit-il d’une voix qui gardait toute sa douceur. Je te l’ai dit, j’ai compris que c’était idiot de faire cela. J’aurais dû t’écouter.

— Oui, tu aurais dû.

— On dirait que tu as toujours le don de deviner ce qui va se passer avant que cela ne se produise. Tu savais que, si je touchais le faucon avec ma pierre, il reviendrait avec tous les autres pour nous attaquer.

— C’est vrai, je le pressentais.

— Et, le matin, tu m’as obligé à vous suivre alors que j’aurais pu m’arrêter pour accomplir les Changements avec le fantôme. Là encore, tu avais vu juste : le fantôme m’aurait pris et gardé. Si j’étais resté avec elle, je serais devenu moi-même un fantôme. Mais j’étais trop stupide pour m’en rendre compte.

La tête baissée, il gardait les yeux fixés sur le sol en écartant du doigt de petits cailloux. Je ne l’avais jamais vu aussi abattu. C’était un Kilarion différent de celui que je connaissais, sombre et grave.

— Ne sois pas si dur avec toi-même, Kilarion, dis-je en souriant. Essaie simplement de réfléchir un peu avant d’agir. D’accord ? Tu t’épargneras bien des désagréments si tu prends l’habitude de faire ça.

Mais il garda la tête baissée et continua à pousser ses cailloux.

— Tu sais, reprit-il d’une voix morne, quand nous avons été choisis, j’étais sûr de devenir le chef des Quarante. C’est moi le plus fort, j’ai beaucoup d’endurance et je suis capable de construire pas mal de choses. Mais je ne suis pas assez intelligent pour être un chef. C’est à quelqu’un comme toi que ce rôle revient. Traiben est encore plus intelligent que toi – ou que n’importe qui – mais ce n’est pas un chef. Muurmut non plus, même s’il s’imagine le contraire. Mais, toi, Poilar, tu as les qualités nécessaires. Désormais je ferai tout ce que tu me diras. Et si tu vois que je m’apprête à faire une bêtise, dis-moi seulement à l’oreille, tout doucement : les faucons du Mur, Kilarion. Ou bien : les fantômes. Juste pour me rappeler ce qui s’est passé. Veux-tu faire cela pour moi, Poilar ?

— Bien sûr, si c’est ce que tu désires.

Il releva la tête. Je lus dans ses yeux une sorte d’adoration. C’était très embarrassant. Avec un petit sourire, je lui tapai sur la cuisse et l’assurai qu’il était un atout pour notre groupe. Mais je me sentis secrètement soulagé. Un homme stupide qui reconnaît sa stupidité est beaucoup moins dangereux pour ses compagnons que celui qui n’en a pas conscience. Kilarion ne poserait peut-être pas autant de problèmes que je ne l’avais craint de prime abord. J’aurais à tout le moins un certain ascendant sur lui pendant quelque temps, jusqu’à ce que sa stupidité ne s’exprime de nouveau.


Après nous être lavés dans l’eau froide du ruisseau, nous déjeunâmes de pain soufflé froid et de lait de lune. Il fut nécessaire d’aider certains des blessés les plus sérieusement atteints par les faucons. Comme Traiben n’était pas mort pendant la nuit, qu’il n’avait même pas été malade, nous mangeâmes également quelques fruits-seins – la pulpe en était fraîche, tendre et sucrée – et en bourrâmes nos sacs. Puis nous nous apprêtâmes à quitter la gorge.

Il fut plus malaisé d’en sortir que d’y entrer. Le petit ravin, devenu très étroit à son extrémité supérieure, se termina cent pas plus loin, à notre grand étonnement, devant une paroi rocheuse dénudée qui se dressait à la verticale aussi haut que portait le regard. Kilarion, qui n’était pas allé jusque-là la veille au soir, lorsqu’il avait reconnu les lieux pour notre bivouac, était blême de dépit. Il lui apparaissait clairement qu’il n’y avait pas de chemin pour nous permettre de poursuivre l’ascension et il trépignait en crachant de rage, comme s’il avait été piqué par un essaim de palibozos.

— Attendez ! s’écria-t-il. Attendez-moi tous ici !

Il repartit en courant vers l’entrée de la gorge et se débarrassa de son sac en route.

Nous le revîmes quelques minutes plus tard. Il nous faisait des signes en se penchant par-dessus l’un des étroits parapets d’où les singes de rocher nous avaient conspués au crépuscule. Il avait trouvé un passage. Nous rebroussâmes chemin pour suivre la direction qu’il avait prise. Il nous attendait à l’ouverture du passage, un éboulis rebutant de roches, qui donnait l’impression de descendre plutôt que de monter. À quelle impulsion avait-il obéi pour s’y engager ? Rien ne pouvait être moins prometteur. Mais c’était le bon chemin et Kilarion rayonnait de satisfaction en nous indiquant comment contourner une petite cheminée aux bords déchiquetés qui marquait le véritable commencement du sentier. Il se tourna vers moi pour quêter mon approbation, comme pour me dire : tu vois ? Tu vois ? Je suis quand même bon à quelque chose ! Je lui fis un petit signe de tête. Il fallait reconnaître son mérite.

Les singes de rocher réapparurent en milieu de matinée, galopant le long d’une rangée d’élégants parapets de pierre rose érodée, juste au-dessus du sentier que nous suivions. Ils se retenaient d’une main à des saillies en forme d’aiguille et se balançaient dans le vide en nous assommant de leur babil moqueur et en nous bombardant de pierres et d’excréments d’un jaune vif. Un de ces projectiles atteignit Kilarion à l’épaule, juste à l’endroit où elle avait été labourée par la serre de l’un des faucons du Mur. Il poussa un rugissement de rage, ramassa une pierre tranchante et fit mine de la lancer sur ses assaillants. Mais il dut changer d’avis, car il arrêta son geste et tourna la tête vers moi avec un sourire niais, comme pour solliciter ma permission.

Je hochai la tête en souriant à mon tour et il lança la pierre, mais manqua sa cible. Le singe poussa un rire strident et lui envoya une grêle de petits cailloux. Kilarion siffla de rage, jura et lança une autre pierre, aussi inefficace que la première. Au bout d’un moment, les singes se désintéressèrent de nous et nous ne les vîmes plus pendant le reste de la matinée.

Il n’y avait plus rien qui ressemblât à une route, ni même à un véritable sentier de montagne. Il nous fallait ouvrir notre propre piste au fur et à mesure de l’ascension. Nous étions parfois obligés de nous hisser au faîte d’escarpements semblables à des escaliers faits pour des géants, constitués de blocs de pierre du double de la hauteur d’un homme, qu’il fallait franchir avec cordes et crampons. Il nous fallut traverser un éboulis de rochers aux arêtes tranchantes, provoqué par l’effondrement d’une corniche. Je vis Traiben se démener en ahanant pour gravir ce périlleux amas rocheux. À un moment, il tomba et je m’arrêtai près de lui pour le soutenir pendant qu’il reprenait son souffle, puis je gardai le bras autour de ses épaules jusqu’à ce qu’il soit en mesure de continuer seul.

Mais, dans l’ensemble, la montagne était à cette altitude plus facile à escalader que nous ne l’avions imaginé et ce qui, du pied du Mur, paraissait être une muraille de pierre verticale se présentait en réalité comme une suite de larges replats rocheux, pentus, certes, mais pas aussi abrupts qu’on ne l’aurait cru de loin. Au total, la déclivité était forte, mais, pris l’un après l’autre, ces replats n’exigeaient qu’une marche lente et régulière.

Je ne voudrais pas vous laisser croire que nous progressions avec facilité. Quand il y avait une piste que nous pouvions suivre sans utiliser les cordes, elle était de pierre effritée, comme l’est une grande partie de la surface de Kosa Saag, et nous dérapions et glissions constamment sur ce sol caillouteux, risquant à chaque pas de nous tordre une cheville. Nos sacs étaient très lourds et le soleil tapait fort. L’insoutenable éclat blanc d’Ekmelios nous éblouissait, nous brûlait le visage et le cou et transformait les replats de roche que nous traversions en miroirs aveuglants. Nous avions l’impression de griller avec cette chaleur au lieu de mijoter, de cuire à petit feu comme dans les basses terres. Nous avions l’habitude de cette autre sorte de chaleur qui nous enveloppait comme un manteau humide et nous la regrettions vivement. Il n’y avait plus à cette altitude d’épaisses brumes chaudes pour faire écran à l’ardeur du soleil éclatant, plus de ces nappes humides et cotonneuses. La moiteur étouffante de notre village nous paraissait maintenant très loin.

L’air n’était pas seulement beaucoup plus limpide ; il paraissait aussi moins riche : sec, raréfié, pénétrant, désagréable. Il nous fallait respirer deux fois plus profondément qu’à l’accoutumée afin d’emplir nos poumons, ce qui nous faisait mal à la tête et nous irritait la gorge et les narines. Nos corps s’adaptaient à la raréfaction de l’air à mesure que nous montions et je percevais de légères modifications dans mon organisme : dilatation des conduits respiratoires, augmentation du volume des poumons, accélération de la circulation du sang. Au bout d’un certain temps, j’eus la certitude d’avoir réussi, au moins partiellement, à m’adapter à cette nouvelle atmosphère. Mais je n’avais encore jamais soupçonné à quel point l’air de la plaine est un fluide riche et grisant. Comme un vin capiteux en comparaison de l’air sec de la montagne.

En revanche, l’eau était à cette altitude beaucoup plus pure et bien meilleure que celle du village. Elle avait une limpidité magique et était toujours fraîche et pétillante. Mais il n’y en avait pas beaucoup. Sources et cours d’eau étaient rares et espacés sur ces pentes. Chaque fois que nous en trouvions un, nous nous débarrassions de nos sacs pour nous agenouiller au bord et boire avidement. Puis nous remplissions nos récipients, car nous ne savions pas combien de temps il nous faudrait attendre avant de trouver un autre point d’eau.

Il nous était maintenant impossible de distinguer le territoire de notre village. En contrebas, tout était enseveli sous un épais brouillard blanc. Comme si un grand manteau de fourrure blanche avait été jeté sur notre vallée familière. De loin en loin une trouée nous permettait d’apercevoir de la verdure, mais pas question de reconnaître quoi que ce fût. Il n’y avait donc plus rien en bas pour nous ; il ne nous restait plus qu’à grimper, à grimper toujours plus haut.

Kosa Saag était devenue notre monde, notre unique univers. Nous avions commencé à découvrir que la grande montagne que nous avions baptisée le Mur n’était pas en réalité une seule montagne, mais un grand nombre, un océan de montagnes, chacune s’appuyant sur ses voisines à la manière des grosses vagues qui s’élèvent au cœur d’une mer démontée. Nous n’avions aucune idée de l’endroit où se trouvait le sommet. Nous avions parfois l’impression d’avoir atteint le pic le plus élevé, car il n’y avait plus au-dessus de lui qu’un ciel dégagé, mais il n’en était rien, car, lorsque nous arrivions en haut, c’était pour découvrir d’autres sommets qui se dressaient plus loin. Un pic conduisait à un autre et encore à un autre. En levant les yeux, nous découvrions un spectacle d’une déroutante complexité : flèches et gorges, parapets et boucliers de roche rose. Un ensemble qui semblait s’élever jusqu’au Ciel. Il n’y avait pas de sommet. Rien que la montagne aux flancs sans fin qui se dressait à perte de vue au-dessus de nos têtes, tandis que nous cheminions patiemment, à la file, comme des fourmis, sur ses premières pentes.

Загрузка...