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Voici le livre de Poilar Bancroche, qui a atteint le toit du Monde, au faîte du Mur, qui a vu les dieux étranges et déconcertants qui y ont établi leur demeure, qui les a affrontés et s’en est revenu, riche du savoir des mystères de la vie et de la mort. Voici le récit de ce que j’ai vécu, voici ce que j’ai appris et que je dois vous enseigner pour le bien de votre âme. Écoutez et souvenez-vous.

Si vous êtes de mon village, vous me connaissez. Mais je souhaite que l’histoire que je m’apprête à conter soit entendue et comprise bien au-delà des limites de notre village. Sachez donc que mon père s’appelait Gabrian, fils de Drok, que ma Maison est la Maison du Mur et que, dans cette Maison, mon clan est le clan du Mur. Je suis, comme vous le voyez, de noble ascendance.

Les souvenirs que j’ai gardés de mon père sont très lointains, car il est parti pour le Pèlerinage quand je n’étais encore qu’un petit garçon et n’en est jamais revenu. Les seules images qu’il m’a laissées pour m’aider à traverser l’enfance et l’adolescence sont celles d’un homme de haute taille, aux yeux brillants et aux bras musclés, qui me soulevait, me lançait en l’air et me rattrapait en riant d’une voix grave et chaude. Peut-être ma mémoire n’est-elle pas fidèle, peut-être était-ce un autre homme qui me soulevait et me lançait très haut, peut-être cela n’a-t-il jamais eu lieu. Pendant de longues années, ce fut pourtant tout ce qu’il me resta de mon père : des yeux brillants, des bras robustes, de grands éclats de rire.

Le père de mon père, en son temps, était aussi parti faire l’ascension du Mur. C’est une tradition familiale. Nous sommes des Pèlerins par nature, nous l’avons toujours été. Lui non plus n’était pas revenu.

Quant à moi, jamais l’idée du Pèlerinage ne m’avait traversé l’esprit pendant ma jeunesse. Il faut savoir que c’est la noble coutume de notre peuple, l’événement déterminant de l’existence de tout un chacun. On devient Pèlerin ou non et, dans les deux cas, la marque laissée par cette décision est indélébile. Mais, à l’époque, le Pèlerinage ne concernait dans mon esprit que des gens plus âgés que moi, déjà dans la seconde moitié de leur deuxième dizaine d’années. Je suppose qu’il me paraissait aller de soi que, le moment venu, je me porterais à mon tour candidat au Pèlerinage, que je serais choisi, que je réussirais. C’est ce que tous mes ancêtres avaient fait ; pourquoi en serait-il allé différemment pour moi ? Nous affirmons descendre du Premier Grimpeur et il nous paraît évident que nous deviendrons nous-mêmes Pèlerins en atteignant l’âge adulte. Cette conviction me permettait de ne pas penser du tout au Pèlerinage, d’en faire quelque chose d’irréel.

Je ne voulais pas qu’il soit réel, sinon il aurait projeté une grande ombre sur ma vie, de la même manière que Kosa Saag couvrait la moitié du monde de son ombre gigantesque. On ne peut oublier la présence d’une montagne aussi colossale que Kosa Saag, qui se dresse si haut dans le ciel qu’il est impossible de la perdre de vue, aussi loin que l’on voyage, mais je n’avais pas besoin de m’inquiéter prématurément pour le Pèlerinage, si je ne le souhaitais pas. Qui aurait envie de consacrer ses jeunes années à s’interroger sur les profonds mystères de l’existence et les desseins divins ? Pas moi, en tout cas. Je suppose que je pourrais essayer de vous faire croire que j’étais un enfant promis à une haute destinée, portant depuis mon plus jeune âge la marque d’une suprême réussite, que des éclairs crépitaient autour de ma tête et que le peuple faisait les signes sacrés en me croisant dans la rue. En réalité, il me faut reconnaître que j’étais un garçon tout à fait ordinaire, à part ma jambe torse. Je n’étais pas environné d’éclairs ; mon visage ne resplendissait pas de sainteté. De fait, quelque chose d’approchant s’est produit plus tard, beaucoup plus tard, après mon rêve de l’étoile, mais pourquoi prétendrais-je avoir eu une enfance hors du commun ? J’étais un garçon comme les autres. Je n’étais assurément pas du genre à rouler de profondes pensées sur le Pèlerinage, le Mur et ses Royaumes, les dieux qui vivent au Sommet ou autres graves réflexions. Contrairement à Traiben, mon ami le plus cher, qui, lui, était hanté par ces questions capitales de desseins et de destinations, de fins et de moyens, d’essence et d’apparence. C’est Traiben, Traiben le Sage, Traiben le Penseur, qui s’abîmait dans ces réflexions et qui, en fin de compte, m’obligea à faire pareillement.

Mais avant d’en arriver là, les seules choses qui m’importaient étaient celles des garçons de mon âge : chasser, nager, courir, se battre et rire, et puis les filles. J’excellais dans toutes ces activités, sauf la course, à cause de ma jambe arquée qu’aucun changement de forme n’avait pu redresser. Mais j’étais robuste et vigoureux, et je n’ai jamais laissé ma jambe être un handicap dans ma vie, de quelque manière que ce soit. J’ai toujours vécu comme si mes deux jambes étaient aussi droites et dociles que celles de n’importe qui. Quand on a une infirmité comme la mienne, il n’est pas d’autre voie, à moins de s’abandonner à des sentiments de regret douloureux, de ceux qui empoisonnent l’âme. Ainsi, quand il y avait une course, j’y participais. Si mes compagnons de jeu décidaient de grimper sur les toits, je les y suivais. Chaque fois que quelqu’un se moquait de mon infirmité – et ils étaient nombreux ceux qui s’amusaient à crier : « Bancroche ! Bancroche ! », comme s’il s’agissait d’une bonne blague – je le rouais de coups, jusqu’à ce qu’il ait le visage en sang, aussi grand et fort qu’il fût. À la longue, pour bien montrer en quel mépris je tenais leurs stupides lazzis, j’en vins à prendre Bancroche pour nom, comme une marque d’honneur dont je tirais fierté.

Si ce monde avait été bien ordonné, c’est Traiben qui aurait eu une jambe torse et non pas moi.

Peut-être ne devrais-je pas dire une chose aussi cruelle à propos de quelqu’un que je prétends aimer. En outre, on pourrait penser que je me contredis. À peine ai-je affirmé que je me suis résigné à la forme de ma jambe, je donne l’impression de vouloir refiler à autrui cette infirmité. Ce que je veux dire en réalité, c’est qu’il y a en ce monde ceux qui vivent par la pensée et ceux qui vivent par l’action ; pour les uns, ce sont l’agilité et la force du corps qui importent, pour les autres, l’agilité et la force de l’esprit. J’avais toute l’agilité et la force corporelle nécessaires, mais ma jambe était quand même un handicap. Quant à Traiben, le Penseur, puisque son corps chétif était de toute façon dépourvu de vigueur, pourquoi les dieux ne l’avaient-ils pas fait boiteux en plus ? Un handicap physique ajouté à tous les autres n’aurait rien changé à sa vie et j’eusse été mieux loti pour le destin qui m’était réservé. Mais les dieux ne font pas preuve de tant d’exactitude pour nous partager.

Nous formions une drôle de paire : lui, si petit, frêle et délicat comme un fil ténu, moi débordant de vigueur, infatigable. Traiben donnait l’impression qu’un seul coup suffirait à le briser alors que j’ai clairement montré tout au long de ma vie que, s’il devait y avoir un briseur et un brisé, je serais le premier. Qu’est-ce qui nous rapprochait donc ? Certes, nous appartenions à la même Maison et, à l’intérieur de cette Maison, au même clan, mais ce n’était pas une raison suffisante pour faire nécessairement de nous des amis. Non, je crois que ce qui nous liait si étroitement, aussi différents que nous fussions à bien des égards, était le fait que, chacun de notre côté, nous avions quelque chose qui nous distinguait du reste de notre clan. Dans mon cas, c’était ma jambe. Dans celui de Traiben, c’était son esprit qui brûlait avec une telle ardeur qu’on eût dit un soleil flamboyant à l’intérieur de son crâne.

C’est Traiben qui, le premier, quand nous avions tous deux douze ans, me fit entrer dans la voie qui mène au sommet du Mur.


Mon village s’appelle Jespodar, un nom de la vieille langue Gotarza, parlée jadis dans cette contrée, qui, d’après les Scribes et les Clercs, signifie « Ceux qui s’accrochent au Mur ». On peut dire que c’est le cas. Notre village qui, en réalité, n’est en aucune façon un village, mais un vaste groupement de villages enchevêtrés, abritant plusieurs milliers de personnes, est, à ce qu’il paraît, le plus proche du pied du Mur, tout contre son flanc, en vérité. Il est possible de prendre du centre de Jespodar une route qui mène directement sur les pentes du Mur. Celui qui accomplit le grand périple autour de la base du Mur rencontre des dizaines, voire des centaines d’autres villages, mais aucun, s’il faut en croire les Clercs, qui lui soit accolé. C’est en tout cas ce que l’on nous enseigne, à Jespodar.

Le jour dont je veux vous parler, celui où mon ami Traiben a allumé dans mon cerveau de douze ans les premiers feux du Pèlerinage, était le jour du départ des Pèlerins de cette année-là. Vous n’ignorez pas les pompes et la splendeur dont cet événement est l’occasion. La cérémonie de la Procession et du Départ n’a pas changé depuis les temps les plus reculés. Les clans de chacune des Maisons qui composent notre village se rassemblent ; les objets sacrés de la tribu sont exposés, les bâtons, les parchemins, les talismans ; le Livre du Mur est récité jusqu’au dernier verset, ce qui exige des semaines d’effort soutenu ; enfin, les quarante heureux candidats sortent du Pavillon du Pèlerin, se montrent au village et se mettent en route. C’est un moment d’une grande intensité, car nous ne reverrons plus la majorité d’entre eux – tout le monde en est conscient – et ceux qui reviendront seront transformés au point qu’on ne les reconnaîtra pas. De temps immémorial, les choses se sont passées ainsi.

Pour moi, dans l’innocence du jeune âge, ce n’était qu’une fête grandiose. Depuis plusieurs jours, les habitants des faubourgs reculés de notre village affluaient dans notre Maison, de toutes celles de Jespodar la plus proche du Mur : nous étions la Maison du Mur, la Maison des Maisons. Ils étaient venus par milliers et par milliers, se pressant coude à coude, formant une cohue inimaginable où nous étions si tassés qu’il nous arrivait souvent, à cause de la chaleur et de la bousculade, de changer involontairement de forme et que nous avions des difficultés à retrouver celle que nous préférions.

Partout où se portait le regard, la multitude emplissait le territoire de la Maison. Il y en avait partout et ils abîmaient tout : ils piétinaient nos ravissantes vignes-poudres, ils foulaient aux pieds et aplatissaient nos bouquets de belles fougères-dagues, ils dépouillaient les gambellos de tous leurs lourds fruits bleus, mûrs à souhait. C’était la même chose depuis des dizaines d’années, aussi loin que remontaient les souvenirs ; nous nous y attendions, nous nous y résignions. Les longues maisons et les rotondes étaient bourrées à craquer, les prairies étaient pleines, les bosquets sacrés débordaient. Certains dormaient même dans les arbres. « As-tu déjà vu autant de monde ? » nous demandions-nous inlassablement. Bien sûr, nous en avions vu autant l’année précédente, mais c’était la question à poser.

Il y avait même quelques hommes du Roi qui s’étaient déplacés pour la cérémonie. De grands costauds, vêtus de robes rouges ou vertes, qui plastronnaient et fendaient la foule à grands pas comme s’il n’y avait eu personne devant eux. Les gens s’écartaient sur leur passage. Quand je demandai qui étaient ces hommes à Urillin, le frère de ma mère, qui m’avait élevé en l’absence de mon père, il me répondit : « Ce sont les hommes du Roi, mon garçon. Ils viennent parfois à l’occasion de la grande fête, pour s’amuser à nos dépens. »

Sur ce, il lâcha à mi-voix un juron, ce qui m’étonna de sa part, car Urillin était un homme doux et paisible.

Je les observai de la manière dont j’aurais considéré des hommes avec deux têtes ou six bras. C’était la première fois que je voyais des hommes du Roi et, en vérité, je n’en ai jamais revu depuis. Tout le monde sait qu’il y a de l’autre côté de Kosa Saag un Roi qui vit dans un grand palais, dans une grande cité, et qui tient sous sa dépendance de nombreux villages dont le nôtre. Le Roi possède la magie qui fait tout fonctionner et je suppose donc que nous dépendons de lui. Mais il est si loin et ses décrets ont si peu de portée pratique sur notre vie quotidienne qu’il pourrait tout aussi bien vivre sur une autre planète. Nous payons consciencieusement notre tribut, mais, pour le reste, nous n’avons aucun rapport avec lui ni avec le gouvernement qu’il dirige. Il n’est pour nous qu’un fantôme. Du premier au dernier jour de l’année, il m’arrivait très rarement de penser au Roi. Mais la vue des hommes à son service, qui avaient parcouru une si grande distance pour venir assister à notre cérémonie, me remit en mémoire l’immensité du monde et l’insignifiance de ce que j’en connaissais hors de notre village tapi dans l’ombre du Mur ; c’est donc un respect mêlé de crainte que m’inspirait la vue des hommes du Roi se pavanant parmi nous.

Au fil des jours, l’excitation et la fièvre ne faisaient que croître. Le moment de la Procession et du Départ approchait.

Les Pèlerins élus ne se montraient évidemment pas ; nul ne les avait vus depuis des mois et ce n’était certainement pas maintenant, à la veille du grand jour, qu’on allait les apercevoir. Ils demeuraient reclus dans le Pavillon du Pèlerin, les vingt hommes dans une salle, les vingt femmes dans l’autre, et la nourriture leur était distribuée par d’étroites ouvertures pratiquées dans les portes.

Mais, pour tous les autres, les festivités battaient leur plein. Les jours et les nuits n’étaient que danses, chants et ivresse. Et il y avait aussi beaucoup à faire. Selon la tradition, chaque Maison avait sa responsabilité propre. La Maison des Charpentiers construisait les tribunes, la Maison des Musiciens jouait des airs entraînants de l’aube aux heures des lunes, la Maison des Glorieux, rassemblée sur la place, chantait des psaumes à pleins poumons, la Maison des Chanteurs commençait à réciter sans interruption, en se relayant, les innombrables versets du Livre du Mur devant le Pavillon du Pèlerin, et la Maison des Vignerons montait ses baraques et mettait en perce les tonneaux à mesure que nous les vidions, c’est-à-dire en un rien de temps. La Maison des Clowns se promenait en robe jaune au milieu de la foule avec force mimiques, grimaces et joyeuses bourrades ; la Maison des Tisserands transportait les lourds tapis dorés qui devaient, pour l’occasion, border la route du Mur ; la Maison des Balayeurs nettoyait les immondices laissées par la multitude des badauds. Les seuls à être exemptés de toute tâche étaient les jeunes comme Traiben et moi. Mais nous avions conscience que les adultes remplissaient la leur dans la joie, car c’était le temps de la liesse générale dans notre village.

Il incombait naturellement à ceux qui appartenaient à la Maison du Mur de coordonner toutes les activités des autres Maisons. Une charge écrasante, mais la source d’une grande fierté pour nous tous. Meribail, le fils du frère du père de mon père, était à l’époque le chef de notre Maison et je crois que, dans la période précédant la Procession, il ne fermait pas l’œil pendant une douzaine de nuits d’affilée.

Le jour du Départ arriva enfin, le douzième jour d’Elgamoir, comme à l’accoutumée. Il y eut dès le matin une chaleur d’étuve, avec une pluie continue. Toutes les feuilles des arbres luisaient comme des lames de couteaux. Le sol était spongieux sous nos pieds.

Nul ne pourra jamais prétendre que chaleur étouffante et pluie battante sont une nouveauté dans notre pays des basses terres. À l’époque comme aujourd’hui, nous vivions d’un bout à l’autre de l’année avec le genre de chaleur qui cuit la chair à l’estouffade et nous aimions cela. Malgré cela, c’était une touffeur inhabituelle, une pluie inhabituelle. L’air était comme la tourbe et nous avions ce matin-là l’impression de respirer de l’eau. Nous portions tous nos plus beaux habits, ceux de la Procession, jambières de cuir bleu, rubans écarlates, bonnets jaunes tombants, que tout le monde porte en cette occasion, enfants comme adultes. Mais nous étions trempés jusqu’aux os, à cause de la pluie incessante et de notre propre transpiration. Je me souviens des difficultés que j’ai eues pour conserver ma forme, si forte était la chaleur, si poisseux l’air. Je sentais mes bras se dissoudre et se tortiller en tous sens, mes épaules se mouvoir sur mon torse en formant des angles bizarres, et il me fallait serrer les dents pour tout remettre en place. À mes côtés, Traiben passait lui aussi de forme en forme, même si, malgré ces changements successifs, il demeurait toujours le frêle Traiben à la poitrine creuse et aux grands yeux, aux jambes maigres et au cou décharné.

Peu avant l’heure de la Procession, un miracle se produisit. Juste au moment où les Chanteurs arrivaient au dernier verset du Livre du Mur, le verset dit du Sommet, la pluie cessa brusquement, les épaisses brumes grisâtres se déchirèrent avant de se dissiper, le pesant bouclier du ciel se fit transparent. Un vent frais et vif se mit à souffler du nord. Tout devint merveilleusement limpide et radieux. L’intense lumière bleu-blanc d’Ekmelios apparut dans tout son éclat éblouissant, comme un joyau étincelant ornant la voûte céleste. C’était même un jour de double soleil ; en ce jour, il nous fut possible de distinguer l’énorme et lointaine sphère rouge de Marilemma, le soleil qui ne donne pas de chaleur. Nous pouvions tout voir, absolument tout.

« Kosa Saag ! » s’écria la foule d’une seule voix en gesticulant avec une excitation frénétique. « Kosa Saag ! »

Oui. Le Mur nous apparaissait dans toute son immensité. Caché jusqu’alors par l’air opaque du matin, il se montrait tout à coup, nous écrasant de sa masse, s’élevant sans fin. Il perçait le ciel et disparaissait dans les hauteurs inimaginables. Les gens se laissaient tomber à genoux en tremblant et se mettaient à prier en pleurant, frappés de terreur et d’humilité à la vue de la gigantesque montagne qui surgissait devant eux.

Kosa Saag offre assurément un spectacle grandiose, même lorsque les nuages bas en masquent la plus grande partie et que seule la base massive et rougeâtre est visible. Mais, ce matin-là, l’imposante montagne se surpassait. Jamais encore elle ne m’avait paru si impressionnante. J’imaginai, ce matin-là, que je pouvais voir jusqu’en haut, jusqu’à la demeure des dieux. La colossale masse rose aux pentes interminables, aux dimensions inimaginables, reposait sur le sol comme un gigantesque animal assoupi. Je considérai d’un regard émerveillé les détails de ses formes torturées, ses surfaces grêlées et ses renfoncements, ses millions d’aiguilles et de pics, ses innombrables cavernes et crevasses, sa multitude de sommets secondaires, ses myriades de tourelles et de parapets, ses centaines de crêtes dentelées et le lacis incompréhensible des pistes sinueuses s’élevant vers des régions inconnues. Et j’eus, malgré mon jeune âge, l’impression de sentir peser sur moi, à l’instant de cette révélation, les forces écrasantes qui en provenaient, les feux invisibles émanant de toutes les parois de la montagne, de chaque pierre, chaque veine de la roche – ces forces qui s’emparent d’un si grand nombre de ceux qui s’aventurent dans les hauteurs, transformant les faibles et les imprudents en créatures qui ne peuvent plus porter le nom d’humains.

Comme notre clan à l’intérieur de la Maison du Mur était le clan du Mur, dans lequel les chefs de notre Maison sont toujours choisis, nous disposions, Traiben et moi, d’une place privilégiée pour suivre la Procession. Nous étions assis dans la tribune principale, juste en face de la rotonde de pierre des Revenants qui est contiguë au Pavillon du Pèlerin d’où les Quarante élus n’allaient pas tarder à sortir. Nous étions au cœur des choses. Il était proprement vertigineux de songer qu’une telle multitude était disposée autour du point central que nous occupions, s’étalant jusqu’aux limites du village, les débordant largement, ces milliers et ces milliers de personnes, cette foule grouillante appartenant à tous les clans de chaque Maison de notre village, de noble extraction ou d’origine modeste, les sages et les fous, les forts et les faibles, entassés coude à coude le long des rues herbeuses, dans l’ombre de l’énorme montagne qui porte le nom de Kosa Saag.


C’est à ce moment-là que j’entendis les mots qui devaient changer ma vie. Traiben se tourna vers moi pendant que nous attendions et il s’adressa à moi d’une voix bizarre, quelque peu agressive, une voix où perçait l’énervement : « Dis-moi, Poilar, crois-tu avoir une chance d’être choisi pour le Pèlerinage ? »

Je lui lançai un regard en coin. Comme je l’ai dit, c’était une chose à laquelle je ne m’étais jamais donné la peine de réfléchir. Une chose qui allait de soi, que je considérais comme acquise. Le village doit envoyer chaque année ses Quarante vers les dieux et j’avais toujours su, au plus profond de moi, que je ferais partie des élus. De temps immémorial, pour chaque génération, quelqu’un de ma famille a été choisi. N’ayant ni frères ni sœurs, je serais nécessairement celui qui partirait, le moment venu. Mon infirmité ne serait pas un obstacle. Bien sûr que je serais choisi. Bien sûr.

— Le sang du Premier Grimpeur coule dans mes veines, répliquai-je avec vivacité. Mon père fut un Pèlerin, comme son père avant lui. Et je le serai aussi, quand mon tour viendra. Crois-tu que je ne serai pas un Pèlerin ?

— Bien sûr que si, répondit Traiben en fixant sur moi le regard pénétrant de ses yeux qui ressemblaient à d’énormes soucoupes sombres, percées en leur centre d’une fente lumineuse. Un membre de ta famille a toujours été choisi, pourquoi pas toi ? Oui, tu seras Poilar le Pèlerin. Tu partiras comme tous tes ancêtres l’ont fait, tu grimperas, tu grimperas et tu souffriras, tu souffriras. Et tu périras vraisemblablement quelque part là-haut, comme la plupart de ceux qui partent, ou bien tu reviendras finir ici une existence de vieux gâteux. Alors, à quoi bon ? À quoi cela sert-il ? Quelle valeur y a-t-il dans tous les efforts qu’il te faudra accomplir, Poilar ? Si tout ce que tu fais, c’est partir pour mourir là-haut ? Ou bien revenir en ayant perdu la tête ?

Même de la part de Traiben, je trouvai que ces paroles allaient trop loin, qu’elles avaient un relent de blasphème.

— Comment oses-tu me demander cela ? Le Pèlerinage est une tâche sacrée !

— C’est vrai.

— Alors, où veux-tu en venir, Traiben ?

— Je veux dire qu’être un Pèlerin, ce n’est pas grand-chose. Il suffit de marcher. De marcher longtemps, de grimper longtemps. De mettre un pied devant l’autre, de recommencer et, très vite, on gagne du terrain sur les pentes de la montagne. N’importe quel animal stupide peut faire la même chose. Ce n’est qu’une question d’endurance. Est-ce que tu me comprends, Poilar ?

— Oui… Non. Non, je ne te comprends pas du tout, Traiben.

— Ce que je veux dire, fit-il en esquissant un sourire, c’est qu’être choisi pour faire le Pèlerinage, ce n’est pas une prouesse en soi. C’est un honneur appréciable, d’accord, mais, au bout du compte, les honneurs ne signifient pas grand-chose.

— Si tu le dis.

— Pas plus que de serrer les dents pour poursuivre l’ascension, si on le fait sans être pénétré de la raison pour laquelle on s’astreint à une telle épreuve.

— Alors, qu’est-ce qui importe ? De survivre jusqu’à ce que l’on atteigne le Sommet, je présume ?

— C’est une partie de la réponse.

— Une partie ? dis-je, en lui lançant un regard perplexe. C’est uniquement de cela qu’il s’agit, Traiben. C’est pour cela que nous le faisons. Gravir la montagne jusqu’au Sommet est l’unique raison d’être du Pèlerinage.

— Précisément. Mais, une fois le Sommet atteint, que se passe-t-il ? Que se passe-t-il, Poilar ? Là est la question capitale. Comprends-tu ?

Qu’il pouvait être pénible, ce Traiben ! Qu’il pouvait être embêtant !

— Eh bien, répondis-je, tu parais devant les dieux, si tu réussis à les trouver ; tu accomplis les rites selon les formes prescrites, puis tu te retires et tu redescends.

— Tu rends cela affreusement banal.

Je fixai les yeux sur lui, sans rien dire.

— À ton avis, Poilar, poursuivit-il d’une voix très douce, quel est le véritable but du Pèlerinage ?

— Eh bien… commençai-je d’une voix hésitante. Tout le monde sait ça… De nous présenter devant les dieux qui vivent en haut de Kosa Saag. De les trouver pour leur demander leur bénédiction. De maintenir la prospérité du village en rendant hommage aux êtres divins.

— Ouais, fit-il. Quoi d’autre ?

— Quoi d’autre ? Que peut-il y avoir d’autre ? Nous grimpons jusqu’au sommet, nous rendons hommage et nous redescendons. Cela ne te suffit pas ?

— Le Premier Grimpeur, reprit Traiben, ton vénérable ancêtre, qu’a-t-Il accompli ?

Je n’eus même pas à réfléchir, les mots me vinrent tout de suite aux lèvres, sortis tout droit du catéchisme.

— Il a proposé aux dieux de devenir leur apprenti et ils Lui ont appris à allumer le feu et à fabriquer les outils dont nous avions besoin pour la chasse et la construction, à cultiver des plantes, à nous vêtir de peaux d’animaux, et bien d’autres choses utiles. Puis Il est redescendu de la montagne et a enseigné toutes ces choses au peuple d’en bas qui vivait dans la sauvagerie et l’ignorance.

— Oui. Voilà pourquoi nous vénérons Sa mémoire. Et toi et moi, Poilar, nous pouvons refaire exactement ce qu’a fait Celui Qui Grimpa. Atteindre le Sommet du Mur, découvrir les dieux, apprendre d’eux ce que nous avons à connaître. Apprendre, telle est la véritable raison pour laquelle nous faisons le Pèlerinage. Apprendre, Poilar !

— Mais nous savons déjà tout ce que nous avons besoin de savoir.

— Stupide ! cracha-t-il. Stupide ! Crois-tu vraiment ce que tu dis ? Nous sommes encore des sauvages, Poilar ! Nous sommes encore ignorants ! Nous vivons comme des animaux dans nos villages. Oui, comme des animaux ! Nous chassons, nous faisons nos récoltes, nous cultivons nos jardins. Nous mangeons, buvons, dormons. La vie suit son cours éternel et rien ne change jamais. Tu crois donc que la vie se limite à cela ?

Je le regardai fixement. Il était déconcertant au possible.

— Je vais te dire quelque chose, reprit-il. J’ai l’intention d’être un Pèlerin, moi aussi.

Je ne pus me retenir de lui rire au nez.

— Toi, Traiben ?

— Oui, moi. Rien ne pourra m’en empêcher. Pourquoi ris-tu, Poilar ? Tu imagines qu’ils ne choisiront jamais quelqu’un d’aussi chétif que moi ? Détrompe-toi. Ils te choisiront malgré ta jambe de traviole et ils me choisiront malgré ma faible constitution. Je ferai en sorte que cela soit. Je le jure par Celui Qui Grimpa ! Et par Kreshe et toutes les divinités du Paradis !

Ses yeux se mirent à flamboyer, à briller de cet étrange éclat ardent qui faisait de Traiben un être déroutant, voire effrayant pour tous ceux qui le rencontraient. Il émanait de lui un Pouvoir. S’il avait appartenu à la Maison des Sorciers au lieu de celle du Mur, Traiben aurait été un santha-nilla investi de grands pouvoirs magiques, j’en suis convaincu.

— Nous avons des choses à faire là-haut, Poilar. Des choses importantes qu’il nous faudra apprendre et faire partager. C’est pour cette raison que les Pèlerinages ont commencé, pour pouvoir écouter les leçons des dieux et retenir ce qu’ils ont à nous apprendre, comme l’a fait le Premier Grimpeur. Mais cela fait bien longtemps que ceux qui reviennent ne rapportent plus rien d’utile de la montagne. Nous ne progressons plus. Nous vivons comme nous avons toujours vécu et, quand on ne progresse plus, au bout d’un certain temps, on commence à régresser. Les Pèlerinages continuent, c’est vrai, mais les Pèlerins ne reviennent pas ou bien ceux qui reviennent sont devenus fous. Et comme ils ne rapportent rien d’utile, nous restons désespérément immobiles. Quel gâchis, Poilar ! Il faut changer tout cela. Nous irons ensemble là-haut, toi et moi, côte à côte ; nous traverserons chemin faisant tous les Royaumes, comme l’a fait le Premier Grimpeur. Comme Lui, nous trouverons les dieux. Nous obtiendrons leur bénédiction. Nous découvrirons toutes les merveilles et apprendrons tous les mystères. Et nous reviendrons ensemble, avec de nouvelles connaissances qui changeront le monde. De quelle nature seront ces connaissances, je n’en ai pas la moindre idée. Mais je sais qu’elles existent, je le sais sans l’ombre d’un doute. À nous de les découvrir. C’est pour cela qu’il faut faire en sorte de devenir des Pèlerins, toi et moi. Est-ce que tu me suis, Poilar ? Nous devons faire en sorte que cela se réalise.

Il tendit la main vers moi et entoura de ses doigts, trois dessus et trois dessous, la partie la plus charnue de mon bras, les enfonçant si profondément dans ma chair que j’étouffai un cri de douleur ; voilà de quoi était capable le petit Traiben qui n’avait pas plus de force qu’un poisson ! À cet instant, quelque chose passa de lui à moi, un peu du feu étrange qui brûlait en lui, un peu de la fièvre qui dévorait son âme. Et je le sentis brûler pareillement en moi ; une sensation toute nouvelle, un désir passionné de découvrir mes dieux sur cette montagne, de m’avancer devant eux et de leur dire : « Je suis Poilar de Jespodar et je suis venu pour vous servir. Mais, vous aussi, vous devez me servir. Je vous demande de m’enseigner tout ce que vous savez. »

Son étreinte se prolongea un long moment, si longtemps que je crus qu’il ne la relâcherait jamais. Puis j’effleurai sa main, délicatement, comme on chasse un scintillon voletant autour de sa tête, trop joli pour qu’on ait envie de lui faire du mal, et il me lâcha. Mais j’entendis sa respiration haletante tout près de moi, je perçus sa vive émotion. C’était troublant, cette fièvre qui s’était emparée si passionnément de Traiben et qu’il avait communiquée à mon esprit.

— Regarde, dis-je, cherchant désespérément à couper court à cette émotion intense, d’une nature qui m’était inconnue. Regarde, la Procession va commencer.


De fait, tout le monde émettait de petits sons pour inviter ses voisins à faire silence, car le grand cortège se mettait en branle. Les Balayeurs au pagne pourpre avançaient en dansant et en agitant leurs petits balais pour chasser les esprits malins de la route, puis, en silence, suivait le gros de la Procession, surgissant des nappes de brume qui s’accumulaient dans la partie basse du village. Meribail, le fils du frère du père de mon père, ouvrait la marche, drapé dans un manteau resplendissant de plumes de gambardo écarlates se chevauchant étroitement. Il était encadré d’un côté par Thispar Double-Vie, l’homme le plus âgé du village, qui avait vécu sept pleines dizaines d’années. C’était le père du père du père de Traiben. De l’autre côté de Meribail se trouvait un autre de nos anciens, Gamilalar, un autre double-vie, qui venait de fêter son entrée dans sa septième dizaine. Derrière ces trois hommes du premier rang, avançaient les chefs de toutes les Maisons, marchant fièrement deux par deux.

Mais mon esprit ne parvenait pas à se fixer sur la Procession. Il bouillonnait encore des paroles de Traiben.

Ce matin-là, il avait suffi à Traiben de quelques mots et du contact de sa main sur mon bras pour enflammer mon esprit d’une ambition dévorante. Être simplement un Pèlerin – le plus grand honneur dont on pût rêver dans notre village – ce n’était donc pas suffisant ? Réussir à atteindre le Sommet – une magnifique prouesse pour une âme simple comme moi – ce n’était pas suffisant, non, vraiment pas suffisant ! Traiben m’avait ouvert les yeux. La véritable question n’était pas l’honneur d’être choisi, ni la capacité à résister et à survivre. C’était la connaissance. Apprendre des dieux de nouvelles manières de faire les choses, revenir au village et enseigner aux autres ce que l’on avait appris, comme l’avait fait le Premier Grimpeur. Je n’avais jamais eu l’occasion de réfléchir à tout cela. Il ne fallait pas oublier que je n’avais que douze ans et que le moment de poser notre candidature dans notre groupe d’âge était encore éloigné. Mais ce jour-là, en y réfléchissant, j’éprouvais un profond sentiment d’urgence.

C’est ainsi que je fis mon serment. J’escaladerais le Mur jusqu’à son point le plus élevé. J’atteindrais le Sommet. Je lèverais la tête vers les dieux et plongerais mes yeux dans les leurs, d’où coule toute sagesse, et j’absorberais tout ce qu’ils pourraient me donner. Puis je redescendrais vers mon village des basses terres, ce qu’un petit nombre seulement d’entre nous avait réussi à faire et, pour la plupart, l’esprit dérangé. Et j’enseignerais aux autres tout ce dont je m’étais imprégné là-haut.

Qu’il en soit ainsi. Le grand dessein de ma vie était désormais gravé dans la pierre.

Tel était également le dessein de Traiben. Étrange ! Ce garçon frêle et gauche rêvait de devenir un Pèlerin. L’idée paraissait presque comique. Jamais il ne serait choisi, jamais, au grand jamais ! Et pourtant j’étais convaincu que, lorsque Traiben désirait quelque chose, il était capable de l’obtenir. Il serait donc un Pèlerin. Il grimperait avec moi jusqu’au Sommet du Mur. C’est ensemble, Traiben et moi, que nous accomplirions le Pèlerinage.

Nous avions douze ans et notre voie était irrévocablement tracée.

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