24

Je ne trouvais aucune réponse aux questions de Traiben. Ses mots me frappaient comme des coups de marteau et j’acceptais les coups sans résister, mais mon cœur hurlait de douleur et il vint un moment où je me dis que je ferais mieux de me jeter dans le vide, du haut de la montagne, plutôt que de continuer à écouter ce qu’il disait. Car une voix perverse me chuchotait que Traiben avait raison, comme c’était si souvent le cas, qu’il n’y avait pas de dieux au Sommet ou, sinon, que ces créatures hideuses étaient nos dieux, ou les enfants de nos dieux, qu’une erreur terrible avait été commise et perpétuée au fil des milliers d’années du Pèlerinage.

Il m’était impossible d’accepter cette explication. Non seulement c’était un blasphème, mais une absurdité totale, la négation de tout ce en quoi j’avais toujours cru.

Mais j’étais également incapable de réfuter les arguments de Traiben. Où se trouvaient donc ces palais que j’avais contemplés en rêve ? Où étaient les dieux ? Il nous était possible de voir le Sommet dans presque toute son étendue. Et tout ce que nous avions vu jusqu’à présent, c’étaient deux maisons de métal – une petite, luisante, aux fenêtres de laquelle se montraient quelques visages effrayés qui ne semblaient pas être des visages de dieux ; l’autre, plus grande, plus ancienne et rongée par la corrosion – et une bande d’étranges créatures dans l’état de nature qui bondissaient en poussant des cris stridents et nous lançaient des projectiles en visant plus ou moins bien.

Tous les regards étaient tournés vers moi. Les autres n’avaient pas entendu ce que Traiben m’avait dit et ils ignoraient tout de ce que l’Irtiman, à sa dernière heure, m’avait confié à propos du Sommet et des dieux. Mais nous y étions arrivés, au Sommet, et qu’allait-il se passer maintenant ? Notre Pèlerinage avait atteint son point culminant. N’y avait-il rien d’autre à découvrir que ces deux maisons de métal et les bizarres créatures hurlantes ? Étions-nous déjà censés rebrousser chemin et retraverser piteusement la myriade de Royaumes jusqu’à notre village à moitié oublié du pied du Mur, d’où nous étions partis il y avait si longtemps, pour nous installer dans la rotonde des Revenants en gardant le silence sur ce que nous avions vu au Sommet, comme l’avaient fait avant nous tous ceux qui étaient revenus ?

J’avais un goût de cendre dans la bouche. Jamais je n’avais connu désespoir si profond. Mais peut-être la maison de métal luisant renfermait-elle les réponses que je cherchais, ou du moins une partie d’entre elles.

Porté par mes jambes raides comme des bûches, sans plan préconçu, je me mis à marcher jusqu’à ce que je me trouve au pied de la petite maison luisante soutenue par des poutrelles métalliques. Les visages étaient toujours visibles derrière les petites fenêtres.

À cette distance, je les reconnus sans que le doute fût possible. Ce n’étaient pas des visages de dieux, même si j’ignorais à quoi ils pouvaient ressembler… Non, assurément pas des visages de dieux. C’étaient des visages d’Irtimen. Les trois amis de notre Irtiman, ceux qu’il était si avide de revoir avant de mourir.

Je lui avais promis de le ramener auprès de ses amis. J’avais tenu ma promesse.

— Irtimen ! hurlai-je de toutes mes forces en mettant les mains en cornet autour de ma bouche.

J’avais l’impression que le vent emportait aussitôt ma voix ; je ne m’entendais même pas, ou si peu. Mais je persévérai.

— Irtimen ! Irtimen ! Je suis Poilar Bancroche, du village de Jespodar, et j’ai quelque chose pour vous !

Silence. Tout était immobile sur le plateau.

— Irtimen ! M’entendez-vous ? Utilisez les petites boîtes qui vous permettent de parler notre langue !

Mais comment pouvaient-ils m’entendre, enfermés comme ils l’étaient dans leur maison de métal ?

Je me retournai vers mes compagnons. C’est Kilarion et Talbol qui avaient transporté le corps de notre Irtiman pendant la dernière étape de l’ascension. Il gisait par terre, au bord du Sommet, à l’endroit où nous avions débouché sur le plateau, comme une poupée dont une fillette se serait débarrassée.

— Apporte-le ici ! criai-je à Kilarion en faisant de grands gestes.

Il hocha la tête, ramassa le corps, le jucha sur ses épaules, de telle sorte qu’il pendait de chaque côté de sa tête, et s’avança vers moi. Je lui expliquai ce qu’il fallait faire et il posa le corps sur le sol, face à la petite maison de métal des Irtimen, l’adossant à un rocher de telle manière qu’il avait la tête levée vers eux.

— Irtimen ! Voilà votre ami ! Nous l’avons trouvé très loin d’ici, beaucoup plus bas, nous l’avons emmené avec nous et nous nous sommes occupés de lui jusqu’à ce qu’il rende l’âme ! Et nous l’avons gardé avec nous après sa mort ! Le voilà ! Nous vous avons ramené votre ami !

J’attendis. Que pouvais-je faire d’autre qu’attendre ?

Les visages disparurent des fenêtres. Mais il ne se passa rien. L’attente sembla se prolonger indéfiniment. Je perçus derrière moi des murmures dans les rangs de mes compagnons. Peut-être pensaient-ils que j’avais perdu l’esprit.

Mais j’attendis. J’attendis.

Puis une sorte de porte coulissante commença à s’ouvrir. Un panneau plutôt, qui glissa sur le flanc de la maison de métal. Une échelle apparut. L’idée me vint que ce ne devait pas être une vraie maison, mais plus probablement le vaisseau dans lequel les Irtimen avaient voyagé entre les mondes. Et l’autre maison, la vieille, à moitié détruite par la corrosion, devait être le vaisseau utilisé par les premiers colons venus de la Terre pour s’établir sur notre monde.

Je vis un pied sur le premier barreau de l’échelle. Un Irtiman descendait.

Il était très mince, avec de longs cheveux flottants ressemblant à des fils dorés, et portait sous le bras une boîte semblable à celle que possédait notre Irtiman. J’aurais dû dire elle était très mince ; car, malgré le froid mordant, cet Irtiman ne portait qu’un vêtement léger, d’une seule pièce, qui s’incurvait à l’endroit où ne pouvaient se trouver que des seins. Cet Irtiman était donc une femelle, sous sa forme sexuée. Avais-je interrompu un accouplement ? Non, le plus probable était qu’elle conservait cette forme d’une manière permanente. Cela me paraissait vraiment bizarre de voir que ceux de cette race étaient toujours prêts à s’accoupler ! Plus que tout le reste, cela indiquait à l’évidence que les Irtimen qui nous ressemblaient en apparence par tant de détails étaient en réalité des êtres d’une nature étrangère à la nôtre, des créatures appartenant à une autre création.

L’Irtiman femelle s’avança vers moi et s’arrêta à une douzaine de pas. Elle baissa les yeux vers le cadavre adossé au rocher et, bien qu’il me fût impossible de comprendre la signification des expressions du visage d’un Irtiman, il me sembla évident que l’on pouvait y lire le mécontentement, la réprobation, voire le dégoût. Je crus même y percevoir un soupçon de peur.

— Vous l’avez tué ?

La voix sortant de la boîte était plus claire que celle de l’autre Irtiman, une voix aiguë et limpide.

— Non, répondis-je d’un ton indigné. Nous ne sommes pas des assassins. Je vous l’ai dit, nous l’avons trouvé errant sur les pentes de la montagne et nous avons pris soin de lui. Mais il était vraiment trop exténué et il est mort peu après. C’est alors que j’ai décidé de vous ramener son corps, parce que son vœu le plus cher semblait être de vous rejoindre et j’ai pensé que cela vous ferait plaisir.

— Vous saviez que nous étions ici ?

— Il me l’avait dit.

— Ah ! fit-elle en hochant la tête, un geste dont je compris parfaitement la signification.

Puis elle se retourna, fit un signe de la main et un autre Irtiman descendit du vaisseau, aussitôt suivi du troisième. Le deuxième était un mâle au corps massif et au visage large et basané alors que la troisième avait des seins et des cheveux flottants d’une longueur stupéfiante et d’une extraordinaire couleur écarlate. Ils avaient tous deux un petit tube métallique à la main. Je remarquai que la première, celle qui avait les cheveux dorés, avait elle aussi un tube du même genre fixé à la hanche. Je suppose que ces tubes étaient des armes. Sur un signe de la femelle aux cheveux dorés, les deux autres glissèrent leur petit tube dans l’étui qu’ils portaient sur la hanche.

Les trois Irtimen me faisaient face. Dans la mesure où j’étais capable d’interpréter leurs mouvements, j’avais l’impression qu’ils étaient méfiants et inquiets. Ils avaient assurément de bonnes raisons d’avoir peur de nous. Mais ils étaient sortis de leur vaisseau : un signe de confiance. L’un d’eux – la femelle aux cheveux écarlates – s’avança jusqu’au cadavre, s’agenouilla, le regarda attentivement et posa la main sur sa joue. Elle se retourna pour dire quelque chose aux autres, mais, comme elle n’avait pas de petite boîte, je ne pus comprendre le sens de ses paroles.

— Êtes-vous des Pèlerins ? demanda le mâle.

— Oui. Nous étions au nombre de quarante quand nous avons quitté Jespodar et voici tout ce qui reste de notre groupe. Si vous savez ce que sont les Pèlerins, poursuivis-je en respirant profondément après m’être humecté les lèvres, vous devez aussi savoir que nous sommes montés jusqu’ici pour rencontrer nos dieux.

— Oui, nous le savons.

— Dans ce cas, vous pouvez me dire si c’est bien le Sommet. Allons-nous trouver nos dieux ici ?

Pendant quelques instants, il garda les yeux baissés sur sa petite boîte et laissa courir sa main sur les côtés de l’instrument, comme si ses doigts ne pouvaient rester immobiles. Enfin, il releva la tête.

— Oui, fit-il d’un ton prudent. C’est bien le Sommet.

— Et les dieux ?

— Oui, les dieux, répéta-t-il avec un petit hochement de tête nerveux. C’est bien l’endroit où vivent vos dieux.

J’aurais pu pleurer à ces mots. Mon cœur bondit de joie dans ma poitrine. Le désespoir qui m’oppressait desserra son étreinte. Les dieux ! Les dieux, les dieux, les dieux enfin ! Je lançai à Traiben un regard de triomphe. Je le savais depuis le début que les dieux devaient être là ; car le Sommet est un lieu sacré.

— Où ? demandai-je d’une voix tremblante.

Et l’Irtiman tendit le bras, comme Traiben l’avait fait, vers les rochers fermant le plateau, vers les crevasses où s’étaient réfugiés les Irtimen sauvages.

— Là-bas, dit-il.


Ce furent les moments les plus pénibles de ma vie. Et tout le monde partageait mes sentiments.

Nous étions assis en cercle sur le sol caillouteux, devant le petit vaisseau de métal immobilisé sur le plateau glacial formant le toit du Monde et les Irtimen nous révélèrent la vérité sur nos dieux.

L’Irtiman avec qui nous avions fait un bout de chemin avait bien essayé de me le faire comprendre par des allusions, mais il n’avait pu se résoudre à l’exprimer franchement. Le père de mon père en avait parlé, lui aussi – l’horreur du Sommet –, mais avait refusé de me donner des détails. Traiben avait naturellement tout compris dès notre arrivée sur le plateau. Il me revenait maintenant en mémoire qu’il avait vu tout cela en rêve et qu’il me l’avait raconté. Quant à moi, à chacune de ces occasions, j’avais refusé de regarder les choses en face. Mais, cette fois, même pour moi, il n’était plus question de nier la réalité ; j’étais au Sommet, en chair et en os, je voyais de mes propres yeux ce qui était et ce qui n’était pas, et les explications irréfutables des Irtimen m’accablaient avec une force inexorable.

Voici ce que j’appris des Irtimen du Sommet en cette heure funeste. Voici ce que je dois partager avec vous pour le bien de votre âme. Écoutez et croyez ; écoutez et n’oubliez pas.

Ils nous dirent – c’est la femelle aux cheveux dorés, celle qui était sortie la première qui s’exprimait le plus souvent – que la race des Irtimen avait parcouru tout le Ciel, qu’il leur était plus facile de voyager d’une étoile à l’autre que, pour nous, d’aller d’un village à un autre. Il y avait de nombreux mondes dans le Ciel, certains étaient beaux et plaisants, d’autres non. Sur chacun des mondes qu’ils découvraient, là où l’air était bon à respirer, où il y avait de l’eau et des choses que les Irtimen pouvaient manger, ceux de leur race qui y arrivaient établissaient une colonie, à moins que ce monde ne fût déjà peuplé et qu’il n’y eût pas de place pour eux.

C’est ainsi qu’un de leurs vaisseaux s’était posé sur notre monde, celui que nous appelons le Monde ; une partie seulement offrant aux Irtimen de bonnes conditions de vie, ils s’étaient donc établis dans cette partie, celle qui se trouvait sur les hauteurs de Kosa Saag. Cela s’était passé il y avait très longtemps, des centaines de dizaines d’années, en des temps si reculés qu’ils dépassaient l’imagination.

Les conditions de vie dans les basses terres ne leur convenaient pas, à cause de la chaleur et de l’air lourd et dense. Jamais personne des villages des basses terres ne montait jusque-là, à cause des difficultés de l’ascension, du froid de plus en plus dur à supporter et du phénomène de raréfaction de l’air en altitude, mais aussi parce que nous n’avions aucune raison de nous aventurer dans des endroits aussi lointains et difficiles d’accès alors que nous pouvions aisément disposer de toute la richesse des vallées. Nous restions sur notre propre territoire ; de fait, nous avions prohibé l’accès aux sommets en affirmant que Sandu Sando le Vengeur nous avait chassés de la montagne et qu’il nous était interdit d’y retourner. C’est ainsi que, sans le savoir, nous partagions le Monde avec ceux qui, venus de la Terre, avaient traversé le Ciel ; si l’existence de ces êtres vivant en haut du Mur était connue, ils étaient présentés comme des dieux, ou bien comme des démons, en tout état de cause, des êtres susceptibles d’inspirer une terreur sacrée.

C’est alors que le Premier Grimpeur osa entreprendre l’ascension du Mur – brisant ainsi l’interdit en vigueur dans notre peuple –, qu’il atteignit le Sommet et rencontra les Irtimen. Il fut bien accueilli et accepté parmi eux ; ils parlèrent avec Lui et Lui montrèrent les merveilles du village qu’ils avaient établi tout là-haut. Comme le raconte le Livre du Premier Grimpeur, c’est d’eux qu’il avait appris comment faire le feu, comment fabriquer des outils et cultiver la terre, comment bâtir des constructions solides et beaucoup d’autres choses utiles. Il nous les avait enseignées à Son retour du Mur et cela avait marqué le véritable commencement de notre civilisation.

Ce fut aussi, nous révéla l’Irtiman aux cheveux d’or, le commencement de notre Pèlerinage annuel.

L’usage fut donc instauré d’envoyer les meilleurs d’entre nous jusqu’au Sommet pour paraître devant les Irtimen – nous en étions venus à les considérer comme des dieux, bien qu’ils fussent de simples mortels –, leur rendre hommage et apprendre d’eux certaines choses que nous avions encore besoin de connaître avant de redescendre dans les basses terres pour partager ces nouvelles connaissances, comme l’avait fait le Premier Grimpeur. L’ascension était longue et ardue, et seul un petit nombre de ceux qui l’entreprenaient parvenaient à atteindre le Sommet ; une poignée seulement de ceux-là redescendaient. Mener à bien le Pèlerinage était un grand exploit et les plus hauts honneurs étaient rendus à ceux qui y parvenaient. C’est ainsi que nous fûmes amenés à nous disputer le droit d’entreprendre ce voyage et tous ceux qui atteignaient le Sommet étaient chaleureusement accueillis par les Irtimen qui leur enseignaient une foule de choses utiles, comme au Premier Grimpeur.

Il était vraiment difficile de croire que nos dieux vénérés n’aient jamais été que de simples mortels, des étrangers venus d’un autre monde s’accrochant à leur précaire installation au sommet de la montagne, parce qu’ils n’avaient pas la force de descendre dans les basses terres. Difficile aussi d’apprendre que le Premier Grimpeur, unanimement révéré, avait eu la naïveté de tomber à leurs genoux, de leur rendre hommage comme à des divinités et de perpétuer pour toutes les générations futures l’obligation de cet hommage. Accepter la réalité de ces révélations était aussi douloureux que d’avaler des morceaux de métal brûlant.

Mais le pire était encore à venir.

L’Irtiman aux cheveux dorés nous expliqua que le temps avait passé et que les choses avaient changé dans la colonie établie au Sommet. Elle parla de ce que nous appelons le feu du changement. Certaines forces sont à l’œuvre sur Kosa Saag, affirma l’Irtiman, des forces naturelles qui s’exercent sur les êtres de chair, leur font prendre des formes bizarres, insolites et engendrent des transformations corporelles infiniment plus surprenantes que celles que nous opérons, nous, les habitants des villages des basses terres. Elle confirma ce qui avait fini par nous paraître évident, à savoir que les transformations ayant lieu sur le Mur étaient dues à la nature même de la montagne. La création des Royaumes et de leurs habitants n’était pas le résultat d’une opération magique, pas plus que d’un décret divin ; elle était le fruit du travail de certaines forces physiques. La plus importante, expliqua-t-elle, confirmant ce que nous pensions, était le feu du changement, une sorte de lumière secrète qui émane de la roche elle-même. Mais elle ajouta que cette force n’était que l’un des nombreux facteurs provoquant des transformations physiques sur la montagne. Peut-être était-ce aussi l’air raréfié des hauteurs qui avait permis à la lumière implacable d’Ekmelios de pénétrer dans les reins des colons et d’altérer leur semence. Peut-être était-ce l’eau qu’ils buvaient. Peut-être était-ce quelque chose dans le sol. Toutes ces caractéristiques du Mur provoquèrent à la longue de profonds changements chez les Irtimen qui vivaient au Sommet. Quelle que fût la cause de cette altération, les visiteurs venus des étoiles commencèrent à subir une puissante et terrible transformation.

— Leur cerveau s’est mis à fonctionner au ralenti, dit-elle. Leur corps s’est déformé. Ils ont perdu leur savoir. Ils ont régressé et sont devenus des animaux.

Et elle indiqua les crevasses de la roche où s’étaient réfugiés les sauvages hurlants qui nous avaient bombardés de pierres en nous montrant les dents.

— Oui, murmura Traiben. Naturellement.

Je tournai la tête vers lui. Pétrifié, les yeux arrondis comme des soucoupes et fixés droit devant lui, il semblait à peine respirer.

— Est-ce possible ? lui demandai-je. Les dieux peuvent-ils être devenus ces… ces…

Avec un geste d’agacement, il m’intima l’ordre de me taire et m’indiqua de la tête l’Irtiman à la chevelure dorée qui avait repris la parole.

— Les Pèlerinages se sont poursuivis, dit-elle, même si votre race n’avait plus rien à apprendre de la nôtre. L’ascension de la montagne était devenue une coutume, si profondément enracinée qu’il n’était pas question de l’abolir. Mais ceux qui atteignaient le Sommet – et ils étaient toujours en petit nombre – étaient horrifiés par ce qu’ils voyaient. Une grande partie d’entre eux choisissaient de ne pas regagner leur village des basses terres, car ils refusaient ou redoutaient de révéler la vérité. Ils s’établirent sur les pentes de Kosa Saag : ce fut le commencement des Royaumes du Mur. D’autres rentrèrent chez eux, mais l’expérience qu’ils avaient vécue les avait tellement traumatisés qu’ils se muraient dans le silence ou la folie.

Je fis du regard le tour de mes compagnons. Hendy pleurait ; Thissa, très pâle, avait le regard fixé au loin ; Naxa le Scribe et Ijo le Clerc, assis côte à côte, demeuraient bouche bée, la mâchoire pendante, comme s’ils avaient reçu un coup de gourdin sur la tête. Les autres avaient les yeux écarquillés d’indignation ou d’incrédulité, ils tremblaient ou demeuraient transis d’horreur. Même Kilarion, habituellement impassible, marmonnait entre ses dents, le front plissé, les yeux baissés sur les paumes de ses mains, comme s’il espérait y trouver une sorte de consolation.

Thrance était le seul à ne pas paraître bouleversé par ce qu’il venait d’entendre. Il était affalé sur le sol dans une position confortable, comme si nous étions simplement rassemblés pour écouter un Chanteur ou un Musicien ; et il souriait. Il souriait !

— Il n’y a pas très longtemps que nous nous sommes posés ici, poursuivit l’Irtiman. Nous savions qu’une colonie de Terriens avait été jadis établie sur ce monde et notre mission consiste à passer d’étoile en étoile, à visiter les colonies fondées sur les différentes planètes et à envoyer des rapports à la Terre après avoir découvert si elles existent encore et ce qui a été accompli. Nous avons trouvé les colons et essayé d’entrer en contact avec eux ; mais vous avez vu comment ils sont : violents, ignorants, barbares. Et dangereux, mais, cela, nous ne l’avons pas compris tout de suite.

Elle nous raconta que l’Irtiman que nous avions trouvé en chemin s’était porté volontaire pour descendre aussi bas qu’il le pourrait sur les flancs de la montagne afin de se mêler à la population des Royaumes et de découvrir ce qui s’était passé au Sommet depuis la fondation de la colonie des Irtimen. Les autres étaient restés près de leur vaisseau, dans l’espoir d’établir des relations avec leurs frères brutaux et dégénérés. Mais dès que les Irtimen sauvages du Sommet s’étaient rendu compte que les nouveaux arrivants n’étaient que trois, ils les avaient assiégés d’une manière presque continue, armés de bâtons, de pierres et de lances grossières, les retenant prisonniers à l’intérieur du petit vaisseau afin qu’ils ne puissent se porter au secours de leur compagnon.

— Mais vous avez des armes, objectai-je. Pourquoi ne les avez-vous pas chassés ? Nous n’avons pas eu de difficulté à les repousser alors que nous n’avons que des gourdins.

— Nos armes sont mortelles, répondit-elle en se tournant vers moi. Si nous en avions fait usage, il nous aurait fallu tuer nos propres frères ; et c’est quelque chose que nous avons refusé.

C’était un problème auquel je n’avais jamais réfléchi : quand on ne dispose que d’armes mortelles et non simplement capables d’infliger des blessures, il se peut que les armes en question n’aient aucune utilité. On peut donc être contraint de se terrer dans son vaisseau bien que puissamment armé et face à des assaillants guère plus évolués que des animaux.

Elle poursuivit en expliquant qu’à notre arrivée au Sommet, nous les avions temporairement effrayés – peut-être parce qu’ils nous avaient pris pour l’avant-garde d’une grande armée. Mais, voyant qu’en réalité nous étions si peu nombreux, ils lanceraient bientôt, selon toute vraisemblance, un nouvel assaut.

Elle semblait ne plus rien avoir d’autre à nous dire. Elle nous remercia d’avoir ramené le corps de son compagnon ; puis ils remontèrent tous les trois à bord de leur vaisseau, nous laissant vides et désespérés sur le plateau glacial où nous pouvions chercher en vain les palais de nos dieux.

— Et voilà ! lança Thrance. Maintenant, nous savons ! Les dieux ! Quels dieux ? Il n’y a pas de dieux ici ! Il n’y a que ces monstres ! Et nous sommes des imbéciles !

Et il cracha en l’air.

— Tais-toi, lui dit Kilarion.

Thrance se retourna vers lui et éclata de ce rire râpeux qui évoquait le frottement de deux surfaces métalliques.

— Serais-tu fâché, Kilarion ? poursuivit Thrance. Fâché d’avoir grimpé jusqu’ici pour découvrir que tes dieux ne sont qu’une bande d’animaux répugnants, dégénérés, qui ne valent guère mieux qu’une troupe de singes des rochers ?

— Tais-toi, Thrance ! répéta Kilarion d’un ton plus menaçant.

Je crus qu’ils allaient en venir aux mains. Mais Thrance n’avait pas d’autre intention que de lui envoyer des piques et il n’y avait même pas assez d’honneur en lui pour pousser les sarcasmes jusqu’au bout. Kilarion se leva à moitié et fit mine de se jeter sur lui, mais Thrance lui adressa un sourire apaisant qu’il accompagna d’une courbette, la tête baissée presque jusqu’au sol.

— Je ne voulais pas t’offenser, Kilarion ! lança-t-il d’une voix flutée, exaspérante. Je t’assure ! Ne me frappe pas ! Je t’en prie, Kilarion, ne me frappe pas !

— Laisse-le, Kilarion, marmonna Galli. Ce n’est pas la peine de gaspiller tes forces avec lui.

Kilarion se rassit en grommelant et en murmurant entre ses dents.

Mais Thrance n’avait pas fini.

— On m’avait déjà dit à quoi je devais m’attendre, reprit-il, quand je me trouvais dans un Royaume appelé Mallasillima, sur les rives du Lac de Feu. Certains habitants de ce Royaume, qui étaient montés jusqu’au Sommet et avaient vu les dieux, m’avaient dit à quoi ils ressemblaient. J’ai cru qu’ils me mentaient, qu’ils avaient tout inventé ; puis l’idée m’est venue qu’ils disaient peut-être la vérité et c’est à ce moment-là que j’ai décidé de trouver un moyen pour atteindre le Sommet et voir par moi-même ce qu’il en était. Et maintenant, je constate que les histoires qu’on m’avait racontées à Mallasillima étaient vraies. Imaginez un peu ! Pas de dieux ! Un mythe, un mensonge ! Rien qu’une bande de dégénérés…

— Suffit, Thrance ! dis-je.

— Qu’y a-t-il, Poilar ? N’es-tu pas capable de regarder un peu la réalité en face ?

Le désespoir qui m’étreignait de nouveau, de plus en plus profond, m’engourdissait à tel point le cœur et l’esprit que je ne trouvai rien à lui répondre.

Voyant que je ne disais rien, Kilarion se leva, s’avança vers Thrance et s’arrêta juste devant lui, le dominant de toute sa taille.

— Si tu n’étais pas si pleutre, fit-il, je te montrerais un peu ce qu’est la réalité. Mais Galli a raison. Je ne lèverai pas la main sur toi, de crainte d’être souillé par ce contact.

— C’est préférable, en effet, répliqua Thrance. Si tu me touches, je pourrais te transformer en quelque chose qui me ressemble trait pour trait. J’en ai le pouvoir, tu sais. Mais tu n’aimerais pas me ressembler, hein, Kilarion ? Aimerais-tu cela ? Aimerais-tu ?

Je me levai pour aller me placer entre les deux hommes, écartant légèrement Kilarion au passage.

— Un mot de plus, Thrance, et ce sera le dernier. C’est clair ?

Thrance fit une nouvelle courbette, s’inclinant presque aussi profondément que devant Kilarion, puis il se redressa et me regarda dans les yeux en formant avec les lèvres, sans les articuler, les mots suivants : Je ne voulais pas t’offenser, Poilar !

Je lui tournai le dos.

— Commençons à établir notre bivouac, dis-je en m’adressant aux autres.

— Un bivouac ? demanda Naxa. Nous allons rester ici ?

— Nous y passerons au moins la nuit, répondis-je.

— Pourquoi ? Qu’y a-t-il à faire ici ?

Je ne répondis pas. Je n’avais pas de réponse. J’étais totalement désorienté, un chef privé de dessein. C’est le but de toute mon existence qui venait de m’être enlevé. Si les Irtimen nous avaient dit la vérité – et comment en douter ? – il n’y avait pas de dieux ; le Sommet était habité par des monstres ; ce Pèlerinage auquel j’avais consacré la moitié de ma vie n’était qu’une entreprise vide de tout sens. J’en aurais pleuré, mais tous les regards convergeaient sur moi ; et, dans tous les cas, je pense que cet air des sommets, qui était à peine de l’air, m’avait ôté la faculté de pleurer. Je ne savais que faire. Je ne savais que penser. Et Thrance, tout sarcastique qu’il fût, avait dit vrai : il nous fallait maintenant regarder la réalité en face, même si ce n’était pas celle que nous attendions et s’il était difficile de l’accepter.

Mais j’étais encore le chef. Je pouvais continuer à exercer mon autorité, même si j’ignorais pourquoi et dans quel but. Et il restait toujours la possibilité – comme une partie de moi-même le croyait encore du fond de mon désespoir – qu’il y eût des dieux quelque part par-là, que le Sommet fût véritablement un lieu sacré, comme nous l’avions toujours cru.

— Nous dormirons là-bas, déclarai-je en indiquant une petite déclivité qu’un ressaut de roche effritée protégeait tant bien que mal de la violence des vents du Sommet.

Je confiai à Thissa le soin de jeter un charme de protection. Je chargeai Galli et Grycindil de ramasser du bois, si elles pouvaient en trouver en ce lieu désolé, et envoyai Naxa et Malti à la recherche d’une source ou d’une mare d’eau potable. Kilarion, Narril et Talbol furent désignés pour former la première patrouille chargée de faire la ronde en décrivant un large cercle le long de la zone dégagée qui s’étendait derrière le vaisseau cosmique des Irtimen et de guetter tout mouvement suspect chez les « dieux ». Car c’est le nom que je donnais encore à ces sauvages… Descendants dégénérés des dieux, peut-être, mais, d’une certaine manière, encore des dieux.

— As-tu une tâche pour moi ? demanda Traiben. Car, si tu n’as rien à me confier, j’aimerais faire une petite reconnaissance.

— Quel genre de reconnaissance ? Où veux-tu aller ?

Il indiqua de la tête le vieux vaisseau délabré des Irtimen.

— Je veux voir ce qu’il y a à l’intérieur, dit-il. S’il reste encore quelque chose ayant appartenu aux Irtimen… des objets sacrés du passé, des choses que les Irtimen auraient pu fabriquer du temps où ils étaient encore de vrais dieux.

Et je vis dans les prunelles de Traiben une lueur que je ne connaissais que trop bien : la lueur qui était la manifestation sensible du désir avide qu’il avait d’apprendre, de connaître, de fourrer son nez dans tous les mystères que le Monde avait à offrir.

L’idée me vint que, si jamais nous devions regagner un jour notre village – je ne pouvais pas savoir si nous finirions par le faire ; je n’avais aucun projet, rien de ce qui allait au-delà des nécessités du moment –, nous pourrions en vérité avoir envie de rapporter un objet sacré tangible, quelque chose qui eût été touché par les dieux, les vrais dieux qui avaient élu domicile au sommet de cette montagne avant que ne commence leur déclin. Mais j’étais horrifié à l’idée de voir Traiben pénétrer seul dans cet amas croulant de poutrelles rouillées et de tôles tordues au moment où le soir commençait à descendre. Qui savait s’il n’allait pas faire de mauvaises rencontres, s’il n’allait pas tomber sur des « dieux » rôdant dans l’obscurité ? Je lui refusai la permission d’y aller. Il me supplia, m’implora, mais je tins bon. Je lui répétai que c’était de la folie d’aller risquer sa vie dans cette carcasse rouillée et que, dès le lendemain, un groupe plus important d’entre nous pourrait aller en examiner l’intérieur, si cela nous paraissait sans danger.

C’était l’heure du crépuscule. Le ciel déjà sombre s’obscurcissait un peu plus. Les étoiles apparurent, suivies par une lune à l’éclat glacial. Le vaisseau cosmique des Irtimen projetait une ombre allongée, aux contours nettement dessinés, qui arrivait presque à mes pieds. Je demeurai seul, morose, le regard fixé vers l’extrémité du plateau, là où se terraient les pitoyables créatures que nous avions espérées être nos dieux.

Hendy s’avança à mes côtés. Depuis sa transformation, elle me dépassait d’une tête et demie, mais paraissait aussi vaporeuse qu’un fantôme. Avec sa minceur immatérielle, elle devait atrocement souffrir du froid ; et pourtant elle ne montrait aucun signe d’inconfort. Elle posa la main sur mon bras, très légèrement.

— Voilà, dit-elle, maintenant, nous savons tout.

— Oui. Oui, je suppose qu’on peut dire cela. Du moins, nous en savons assez.

— As-tu l’intention de mettre fin à tes jours, Poilar ?

— Pourquoi veux-tu que je fasse ça ? m’écriai-je en tournant vers elle un regard stupéfait.

— Parce que, maintenant, nous avons la réponse et que cette réponse est qu’il n’y a pas de dieux ici et qu’il n’y en a jamais eu. Ou alors que les dieux vivent encore ici, mais dans une affreuse déchéance, ce qui est encore plus attristant. Dans les deux cas, il n’y a pas d’espoir.

— C’est donc ton opinion ? demandai-je.

Et il me revint en mémoire le rêve qu’elle avait fait d’une mort éternelle, emprisonnée dans une boîte faite exactement aux dimensions de son corps. Hendy avait passé une grande partie de sa vie dans un climat de l’âme sinistre et gelé, très différent de celui qui avait été le mien.

— Pourquoi dis-tu cela ? repris-je. L’espoir ne sera jamais mort, Hendy, aussi longtemps qu’il nous restera un souffle de vie.

— L’espoir de quoi ? L’espoir que Kreshe, Thig et Sandu Sando nous apparaissent contre toute vraisemblance et nous reçoivent dans leur sein ? Que le Pays des Doubles se montre dans le ciel ? Que la vie nous soit douce et paisible ?

— La vie est telle que nous la faisons, répondis-je. Le Pays des Doubles est une belle invention, je présume. Quant à Kreshe, Thig, Sandu Sando et les autres, ils existent probablement, ailleurs, hors de portée de notre vue. Leur présence au Sommet n’était qu’une légende inventée par des gens qui n’avaient aucune idée de la vérité. Pourquoi des dieux capables de construire des mondes vivraient-ils au milieu de ces rochers inhospitaliers quand ils peuvent s’établir n’importe où dans le Ciel ?

— C’est le Premier Grimpeur qui a affirmé qu’ils étaient ici. Le Premier Grimpeur que nous révérons.

— Il a vécu il y a très longtemps. Toutes les histoires finissent par être déformées au fil du temps. Ce qu’il a trouvé au Sommet, ce sont des êtres venus d’un autre monde, détenant un savoir qu’ils ont partagé avec lui. Est-ce de Sa faute si nous avons fait d’eux des dieux ?

— Non, répondit-elle. Je suppose que non. D’une certaine manière, ils étaient des dieux. Du moins, nous pouvons les considérer comme tels. Mais, comme tu l’as dit, cela s’est passé il y a très longtemps. Alors, Poilar, ajouta-t-elle en me lançant un regard scrutateur, qu’allons-nous faire maintenant ?

— Je ne sais pas. Retourner au village, je présume.

— C’est ce que tu as envie de faire ?

— Je n’en suis pas sûr. Et toi ?

Elle secoua la tête. Plus que jamais, elle avait l’apparence d’un spectre et, bien qu’elle fût juste à côté de moi, elle me semblait aussi éloignée que les étoiles et tout aussi inaccessible. J’avais presque l’impression de voir à travers elle.

— Il n’y a pas de place pour moi au village, reprit Hendy. Depuis le jour où j’ai été enlevée, il n’y a jamais eu de place pour moi. Après mon retour, je m’y suis toujours sentie comme une étrangère.

— Tu penses donc t’installer dans l’un des Royaumes ?

— Peut-être. Et toi ?

— Je ne sais pas. Je n’ai plus aucune certitude, Hendy.

— Le Royaume où règne le père de ton père, par exemple ? Tu t’y plaisais bien. Tu pourrais y retourner. Nous pourrions y aller ensemble.

— Peut-être, fis-je avec un haussement d’épaules. Peut-être pas.

— Ou bien un autre, plus bas. Un Royaume que nous n’aurions pas traversé pendant notre ascension. Un endroit agréable, pas trop bizarre. Rien qui nous rappelle le Kavnalla ou le Kvuz.

— Nous pourrions aussi fonder notre propre Royaume, ajoutai-je, plus pour entendre le son de ma voix que pour toute autre raison, car je n’avais toujours pas ébauché le moindre projet. Ce n’est pas la place qui manque sur Kosa Saag pour fonder de nouveaux Royaumes.

— Tu ferais cela ? demanda-t-elle d’une voix où je crus percevoir un espoir avide.

— Je ne sais pas, dis-je. Je ne sais absolument rien, Hendy.

Je me sentais totalement vide. Les révélations de cette journée m’avaient crevé le cœur. Pas étonnant qu’elle eût craint que je ne mette fin à mes jours. Cela, je ne le ferais pas, c’était sûr. Mais pour ce qui était de ce que j’allais faire, je n’en avais vraiment pas la moindre idée.

Загрузка...