5

Le rite final de notre séjour dans le Pavillon du Pèlerin eut lieu à l’aube : le Sacrifice du Lien. Nous étions tous bien réveillés quand un magnifique grezbor se glissa par l’étroite ouverture ménagée dans une porte, un jeune animal au corps svelte, aux sabots roses et à la fourrure d’un blanc éclatant. Pas le banal grezbor de ferme, non, un de ces animaux de race, primés, que l’on trouve dans les temples. Après lui, sur un plateau doré, arriva le couteau d’argent du Lien.

Nous savions ce qu’on attendait de nous. Mais, au moment de passer à l’acte, nous échangeâmes des regards gênés. Le grezbor semblait prendre tout cela comme un jeu et il trottinait de l’un à l’autre, se frottant contre nos genoux, acceptant nos caresses.

— Bon, déclara enfin Narril en saisissant le couteau, étant donné que l’affaire est de la compétence de ma Maison…

— Non ! protesta vivement Muurmut. Pas un Boucher, pas pour ça ! Il faut y mettre la manière !

Il prit le couteau des mains de Narril sans laisser au Boucher le temps de réagir et leva l’arme qu’il brandit solennellement au-dessus de sa tête.

— Qu’on m’apporte l’animal, déclara-t-il d’une voix grave et d’un ton théâtral…

Je lui lançai un regard de mépris. Muurmut avait à la fois l’air ridiculement pompeux et un aspect imposant, mais il était assurément plus pompeux qu’imposant. Pourtant, le Sacrifice devait être accompli, il avait pris le rite en charge et nul n’y pouvait rien changer. Kilarion et Stum saisirent le pauvre animal qu’ils amenèrent à Muurmut, dressé de toute sa taille au centre de la salle. Muurmut fit tourner le couteau dont la lame brilla à la lumière du jour entrant par la fenêtre.

— Nous faisons l’offrande de la vie de cet animal pour établir un lien entre nous, déclara-t-il d’une voix vibrante et solennelle, pour nous engager à nous aimer les uns les autres, au moment de nous lancer dans notre grande entreprise.

Puis il prononça les paroles de la prière de l’abattage, comme l’eût fait n’importe quel Boucher, et le couteau lança un éclair. Une ligne cramoisie se dessina sur la gorge du grezbor. C’était une mise à mort propre et rapide ; il fallait rendre cette justice à Muurmut. Je vis Traiben détourner la tête et j’entendis le petit cri d’horreur étouffé par Hendy.

Pendant que Muurmut tenait le corps à bout de bras, nous nous approchâmes l’un après l’autre pour tremper nos doigts dans le sang de l’animal et nous en barbouiller le visage et les avant-bras, comme le voulait la tradition, en faisant le serment de nous aimer les uns les autres tout au long de l’épreuve que nous allions affronter. Je m’interrogeai sur le pourquoi de ce rite. Craignait-on que, sans le serment, nous devenions ennemis sur la montagne ? Quoi qu’il en soit, nous nous frottâmes mutuellement de sang, comme si c’était vraiment nécessaire. Je devais découvrir par la suite que tel était bien le cas.

— Regardez, dit Jaif. Les portes…

En effet. Elles étaient en train de pivoter sur leurs gonds.

Je n’éprouvai rien, absolument aucune émotion ce matin-là, quand je sortis du Pavillon du Pèlerin pour prendre ma place dans la Procession. J’avais passé si longtemps à attendre cet instant qu’il avait perdu toute signification.

Mais il y eut en revanche une multitude de sensations. Je me souviens du souffle d’air chaud qui me frappa au moment où je franchis le seuil, de la lumière ardente d’Ekmelios qui me transperça les paupières et de l’odeur de sueur, âcre et irritante, des milliers de corps moites. J’entendis les chants et la musique. Je vis des visages que je connaissais dans la tribune dressée juste en face de la rotonde des Revenants, là où Traiben et moi avions pris place, huit ans auparavant, le jour où, pour la première fois, nous avions fait le vœu d’accomplir le Pèlerinage. Mes sens recevaient une infinité de détails qui devaient se graver dans ma mémoire d’une manière indélébile, mais qui, sur le moment, n’avaient aucune signification. J’avais été enfermé ; je venais de sortir et je retrouvais mon village ; je m’apprêtais à partir en promenade.

Oui, en promenade.

Comme j’appartenais à la Maison du Mur, je fus le premier à sortir du Pavillon et c’est moi qui conduisis le groupe des Pèlerins de la Procession. C’est toujours le Mur qui ouvre la marche, suivi par les Chanteurs, puis les Avocats, les Musiciens, les Scribes et ainsi de suite, dans l’ordre immuable, prescrit depuis des millénaires. Traiben, puisqu’il appartenait lui aussi au Mur, marchait juste derrière moi ; la timidité, au dernier moment, l’avait empêché de passer le premier. À ma droite marchait la seule femme de ma Maison qui eût été choisie, Chaliza, du clan de la Lune. Je ne l’avais jamais beaucoup aimée et nous n’échangions pas un regard.

La Rue de la Procession s’ouvrait devant moi, vide. Tous les autres étaient déjà passés, les chefs des Maisons, les double-vies, les Revenants, les jongleurs, les musiciens et tout le monde. Je posai un pied devant l’autre et commençai à descendre la rue en direction du centre du village, vers la place où se dressait le szambar au feuillage éclatant, vers la route de Kosa Saag.

Mon esprit était vide. Mon esprit était engourdi. Je n’éprouvais rien, rigoureusement rien.


Les chefs de toutes les Maisons attendaient sur la place, disposés en cercle autour du szambar. Comme le voulait la tradition, je m’avançai vers eux pour leur effleurer à tour de rôle le bout des doigts et y déposer de petites traces de sang. Meribail, le chef de ma propre Maison, pour commencer, puis Sten des Chanteurs, Galtin des Avocats et les autres, dans l’ordre prescrit. Notre parentèle aussi était là, pour nous faire ses adieux. J’étreignis ma mère qui me sembla très loin. Elle parla confusément du jour où elle s’était tenue devant le même arbre au feuillage écarlate pour dire au revoir à mon père qui s’apprêtait à entreprendre le Pèlerinage dont il n’était jamais revenu. À côté se trouvait le frère de ma mère, celui qui m’avait élevé comme un père, et tout ce qu’il trouva à me dire fut : « N’oublie pas, Poilar, que le Mur est un monde. Le Mur est un univers. » Bon, d’accord, Urillin, mais j’aurais préféré des paroles un peu plus chaleureuses, ou, au moins, quelque chose d’un peu plus utile.

Quand nous eûmes fait le tour du szambar et échangé quelques mots avec ceux qui étaient venus nous voir partir, nous nous trouvâmes au fond de la place, du côté de la route de la montagne. Les tapis dorés étaient posés, qui s’étiraient comme une coulée de métal en fusion. C’est cette vue qui me fit sortir de ma transe. Un frisson parcourut mon échine et je crus un instant que j’allais me mettre à pleurer. Je tournai la tête vers Chaliza. Elle avait le visage brillant de traînées de larmes. Je lui souris en indiquant la montagne d’un petit mouvement de la tête.

— Allons-y, dis-je.

C’est ainsi que nous prîmes la route du pays des rêves, du lieu de tous les secrets, de la montagne des dieux.

Pas après pas, pas après pas. Poser un pied, puis l’autre, c’est ainsi que l’on grimpe. De tous côtés, nous parvenaient des cris d’encouragement, des vivats et le fracas joyeux de la musique. Il y avait même des acclamations qui venaient de derrière nous où, comme le voulait la tradition, les candidats qui n’étaient pas allés jusqu’au bout nous suivaient humblement en portant nos bagages. Je me retournai une seule fois et découvris leur foule innombrable. Ils étaient plusieurs milliers. Dans leurs yeux brillait le reflet de notre gloire. Pourquoi n’y avait-il ni amertume ni envie chez ces milliers de postulants dont la candidature n’avait pas été retenue ? Nous n’étions qu’une poignée à avoir décroché le gros lot dont ils avaient rêvé.

Tout le monde connaît le bas de la route. Les vieux pavés blancs dont elle est revêtue sont lisses et larges, et la palissade qui la borde est hérissée de bannières jaunes. En prenant soin de ne fouler que le tapis d’honneur doré, nous traversâmes le cœur de la ville en suivant la route jusqu’à l’endroit où elle descend légèrement avant de remonter en pente raide. Puis nous atteignîmes la Porte Roshten où les gardes nous saluèrent et, l’un après l’autre, nous posâmes la main sur la borne de Roshten pour marquer notre départ du village et le véritable commencement de l’ascension. J’ouvrais toujours la marche, mais, comme nous avions rompu notre stricte formation de départ, Kilarion, Jaif et quelques autres s’étaient portés à ma hauteur. Nous n’en étions qu’au tout début de la montée, mais l’air semblait déjà plus frais.

Devant nous, Kosa Saag bouchait tout le ciel.

Quand on est sur ses flancs, c’est à peine si on se rend compte que c’est une montagne. Elle devient le monde entier. On n’a aucune notion de sa hauteur. C’est simplement un mur, le Mur, qui se dresse entre nous et les régions inconnues qui se trouvent de l’autre côté. Au bout d’un certain temps, on cesse d’y penser comme à quelque chose de vertical. Elle se déroule comme une longue route sinueuse, interminable, qui, en général n’est pas aussi abrupte qu’on aurait pu le penser et on la gravit un pas après l’autre, sans songer à ce qui nous attend plus haut, car on sait que si on pense à autre chose qu’au pas suivant, à la rigueur à celui d’après, on ne pourra que devenir fou.

Nous laissâmes rapidement derrière nous les bornes que nous connaissions tous : Ashten, Glay, Hespen, Sennt. Tous sans exception nous étions montés jusque-là, un jour ou l’autre, à l’occasion d’une des fêtes où le Mur est ouvert au public pour les cérémonies sacrées organisées en l’honneur de Celui Qui Grimpa, et nous y étions probablement tous montés en cachette, comme je l’avais fait avec Galli. À chaque borne, il fallait dire une petite prière, car chacune est dédiée à un dieu particulier. Mais notre halte était aussi brève que possible et nous reprenions la route dès la fin de l’oraison. Chemin faisant, je me tournai vers Galli et elle me sourit, comme pour me faire comprendre qu’elle aussi se souvenait de ce jour où, encore adolescents, nous étions montés jusque-là et où nous avions accompli les Changements sur un lit de mousse, derrière Hithiat. En repensant à cette aventure, je retrouvai le souvenir des seins de Galli au creux de mes mains, celui de sa langue agile dans ma bouche et je me demandai si elle accepterait, la nuit venue, au campement, d’accomplir avec moi quelques Changements. Mes dernières relations sexuelles remontaient à six mois et, dans la disposition où j’étais, j’aurais pu accomplir des Changements avec les vingt femmes du Pèlerinage sans m’arrêter pour reprendre mon souffle.

Mais il fallait d’abord continuer à grimper pendant un certain temps.

La montée était aisée, le paysage familier. Dans sa portion menant à Hithiat, la route du Mur est bien entretenue, la pente reste douce, pour une route de montagne, et, comme je l’ai déjà dit, nous l’avions déjà suivie à de nombreuses reprises. Nous avancions d’un bon pas en riant et plaisantant, faisant de loin en loin une halte aux points de vue jalonnant la route pour regarder en contrebas le village qui, chaque fois, rapetissait. Si les rires étaient parfois un peu plus bruyants que les plaisanteries ne le méritaient, il fallait nous comprendre ; nous étions excités, impatients et l’air de la montagne, déjà plus pur, moins lourd que celui du village, avait un effet euphorisant. Je me rappelle qu’une des femmes, je crois que c’était Grycindil la Tisserande ou bien Stum des Charpentiers, se porta à ma hauteur.

— Imagine qu’ils nous aient menti et que la montée soit aussi facile jusqu’en haut ! me lança-t-elle avec entrain. Imagine qu’on atteigne le Sommet demain, dans la journée ! Ce serait merveilleux, Poilar !

Je m’étais posé les mêmes questions. Est-ce que la montée allait se poursuivre aussi aisément jusqu’au Sommet ? Est-ce que les choses n’allaient pas devenir beaucoup plus difficiles ?

— Bien sûr, répondis-je, ce serait merveilleux.

Et nous partîmes d’un grand rire, un de ces rires forcés derrière lesquels nous avions pris l’habitude de cacher nos craintes. Mais je savais en mon for intérieur que la route n’allait pas tarder à devenir beaucoup plus pénible et que nous découvririons très vraisemblablement au bout de quelques jours qu’il n’y avait plus de route du tout, plus rien que la paroi abrupte et dénudée du Mur qu’il nous faudrait escalader dans des souffrances extrêmes. Et je crois qu’elle le savait aussi.


À la borne de Denbail eut lieu la remise de notre équipement par nos porteurs. Nous nous arrêtâmes juste au bord du tapis de cérémonie et les candidats malheureux qui avaient transporté notre barda jusque-là tendirent les bras pour nous le remettre, car il leur était interdit de poser le pied sur les pavés non recouverts des côtés de la route. Mon bagage avait été porté par une femme des Jongleurs du nom de Streltsa, avec qui je m’étais accouplé une ou deux fois par le passé. Comme elle se tenait à une certaine distance du bord du tapis, elle se pencha très loin en avant pour me le passer, mais, au moment où j’allais le saisir, elle le retira en riant et il me fallut étendre gauchement les bras. Ma jambe se déroba sous moi et je commençai à basculer en avant, mais je parvins à éviter la chute. Tandis que je cherchais à reprendre mon équilibre, elle me saisit de la main gauche et m’attira vers elle pour me mordre dans le cou, jusqu’au sang.

— Pour te porter bonheur ! lança-t-elle avec le regard égaré d’une droguée.

À l’évidence, elle avait pris du gaith.

Je crachai sur elle. Elle m’avait obligé à remettre les pieds sur le tapis, ce qui ne portait assurément pas bonheur. Mais Streltsa ne fit qu’en rire et m’envoyant un baiser du bout des doigts. Je lui arrachai mon bagage des mains et elle m’envoya un autre baiser. Puis elle plongea le bras dans son corsage et en sortit un objet qu’elle me lança. Dans un mouvement réflexe, je l’attrapai au vol avant qu’il ne tombe.

C’était une petite idole sculptée en os représentant Sandu Sando le Vengeur. Ses yeux verts et brillants étaient deux pierres précieuses et il était en plein Changement, le pénis dressé entre ses cuisses comme une minuscule hachette. Je lançai un regard noir à Streltsa et m’apprêtai à lancer l’idole par-dessus le parapet, mais je me retins en l’entendant pousser un petit cri d’effroi. Je vis qu’elle tremblait. Elle me fit de grands gestes qui signifiaient : Prends-le. Garde-le. J’acquiesçai de la tête en sentant la frayeur se mêler à ma colère. Streltsa pivota sur elle-même et commença à dévaler la route. Une nouvelle flambée de colère monta en moi et je me serais lancé à sa poursuite pour la balancer dans le vide si je n’avais réussi à me maîtriser à temps.

Thissa la Sorcière avait suivi toute la scène. Elle tamponna le sang de ma morsure.

— Elle t’aime, murmura Thissa. Elle sait qu’elle ne te reverra jamais.

— Si, elle me reverra, répliquai-je. Et, quand je reviendrai, je l’attacherai nue sur la place et je lui ferai faire tous les Changements avec sa petite saleté d’idole.

Le rouge monta aux joues de Thissa. Elle secoua la tête d’un air horrifié et fit un rapide signe de Sorcier dans ma direction. Puis elle prit le Vengeur dans ma main inerte et le fourra au fond de mon sac.

— Fais bien attention de ne pas le perdre, dit-elle. Il nous protégera tous. Il y a de terribles dangers qui nous attendent.

Et elle m’embrassa pour me calmer, car je tremblais de fureur et de peur mêlées.

Ce n’était pas la meilleure manière de commencer ce voyage.

Nos porteurs avaient maintenant disparu et il ne restait plus que les Quarante. Sans son tapis doré, la route était beaucoup plus inégale qu’à la sortie de la ville. Les pavés, posés depuis une éternité, étaient fendus et bizarrement inclinés en tous sens, et je savais depuis le jour où j’étais venu avec Galli que la surface allait très bientôt devenir encore plus raboteuse. Nos sacs étaient effroyablement lourds ; nous les avions bourrés de nourriture pour plusieurs semaines et y avions fourré tout le matériel de camping que nous nous sentions capables de porter, sachant que nous ne pourrions rien nous procurer pendant l’ascension. Après Denbail, la route fait un crochet dans un repli du mur et, de ce méandre, le village n’est plus visible, ce qui nous donna à tous le sentiment douloureux d’avoir tranché nos dernières attaches avec notre patrie pour prendre notre essor dans le vide du firmament. Mais c’est à partir de la borne d’Hithiat que l’on entrait véritablement dans l’inconnu.

Nous y arrivâmes en fin d’après-midi et nous décidâmes tacitement de nous y arrêter pour réfléchir à ce qu’il convenait de faire.

Le moment était venu de choisir un chef. Tout le monde en avait conscience. On nous avait dit pendant la période de formation qu’il nous faudrait élire un chef dès que nous aurions dépassé Hithiat, sans quoi nous serions comme un serpent à plusieurs têtes, chacune désireuse de suivre la direction qu’elle préférait, incapables de se mettre d’accord entre elles.

Il y eut un moment de gêne, semblable à celui qui avait précédé le Sacrifice du Lien, personne ne sachant très bien comment s’y prendre pour faire ce qu’il était nécessaire de faire. J’avais gardé en mémoire la manière dont Muurmut avait profité de ce moment de flottement pour prendre les choses en main et je n’avais pas l’intention de le laisser recommencer.

— Écoutez, dis-je, j’appartiens à la Maison du Mur. Le Mur est le lieu de ma Maison, un lieu auquel, toute ma vie, j’ai rêvé d’accéder. Suivez-moi et je vous conduirai jusqu’au Sommet.

— Est-ce que tu te proposes comme chef, Bancroche ? lança Muurmut d’un ton qui me fit aussitôt comprendre que j’aurais des difficultés avec lui.

Je répondis par un hochement de tête.

— Je soutiens sa candidature, déclara Traiben.

— Tu es de sa Maison, objecta Muurmut. Tu n’as pas le droit d’appuyer sa candidature.

— Moi, je l’appuie, déclara Jaif le Chanteur.

— Moi aussi, fit Galli qui appartenait à la Maison des Vignerons, celle de Muurmut.

Il se fit un moment de silence.

— Si Poilar peut se proposer, déclara enfin Stapp des Juges, je le fais aussi. Qui appuie ma candidature ? poursuivit-il en faisant du regard le tour de notre petite troupe.

Un ricanement s’éleva.

— Qui appuie ma candidature ? répéta Stapp, le visage gonflé et cramoisi de colère.

— Pourquoi ne l’appuies-tu pas toi-même, Stapp ? lança Kath.

— Pourquoi ne la fermes-tu pas ?

— À qui est-ce que tu dis ça ?

— À toi, répondit Stapp.

Kath leva le bras, sans que son geste fût véritablement menaçant, et Stapp bondit aussitôt vers lui, prêt à en découdre.

Galli le saisit par la taille et le tira en arrière pour lui faire reprendre sa place dans le cercle.

— Le Lien, murmura Thissa, l’air peiné par ce climat de violence. N’oubliez pas le Lien !

— Quelqu’un appuie-t-il la candidature de Stapp ? demandai-je.

Personne ne répondit. Stapp nous tourna le dos et garda les yeux fixés sur le Mur. J’attendis.

— Muurmut, dit enfin Thuiman des Ferronniers.

— Tu appuies la candidature de Muurmut ?

— Oui.

Je m’y attendais.

— Qui d’autre la soutient ?

Seppil des Charpentiers et Talbol des Corroyeurs levèrent la main. Je m’y attendais aussi. Ces trois-là avaient l’esprit particulièrement obtus.

— La candidature de Muurmut est retenue, déclarai-je.

Vous remarquerez que j’avais pris les choses en main dans ces moments précédant l’élection. Je n’étais pas animé de mauvaises intentions. Il est dans ma nature de diriger ; il faut bien que quelqu’un s’en charge, même en l’absence d’un chef désigné.

— Y a-t-il d’autres candidats ? Non, alors, nous passons au vote, ajoutai-je en voyant que personne ne se proposait. Ceux qui sont pour Poilar, faites un pas de ce côté. Ceux qui sont pour Muurmut, faites un pas de l’autre.

Muurmut me lança un regard mauvais.

— Et si nous faisions valoir nos mérites avant de passer au vote, Poilar ?

— Je pense que c’est une bonne idée. Quels sont tes arguments, Muurmut ?

— Pour commencer, j’ai deux jambes bien droites.

C’était facile et je lui aurais flanqué sur-le-champ une volée si je n’avais eu la certitude de tourner plus aisément la situation à mon avantage en me maîtrisant. Je me contentai donc d’un petit sourire, un sourire sans chaleur. Mais Seppil le Charpentier s’esclaffa comme s’il n’avait jamais rien entendu de si drôle de sa vie. Talbol le Corroyeur, qui n’était pas du genre à s’abaisser à de telles mesquineries, se força pour émettre un petit grognement en signe de solidarité avec Muurmut.

— Oui, droites et très jolies, dis-je en regardant les grosses jambes poilues de Muurmut. Si un chef doit penser avec ses jambes, les tiennes sont assurément supérieures aux miennes.

— Un chef doit grimper avec ses jambes.

— Les miennes m’ont déjà mené jusqu’ici, rétorquai-je. Qu’as-tu d’autre à dire en faveur de ta candidature ?

— Je sais commander, répondit Muurmut. Je donne des ordres que les autres acceptent d’exécuter, car ce sont les ordres qui conviennent.

— Bien sûr. Tu dis : « Mettez le raisin dans cette cuve », ou bien : « Pressez les grappes de telle ou telle manière », ou encore : « Versez le moût dans les barriques et laissez le vin se faire. » Ce sont des ordres appropriés, dans le domaine qui est le tien. Mais ils ne te rendent pas apte à diriger un Pèlerinage. La manière dont tu t’es moqué de ma jambe, un défaut dont je ne suis pas responsable, ne montre pas une grande compréhension à l’égard de quelqu’un que tu as fait le serment d’aimer. Qu’en penses-tu, Muurmut ? Et quelqu’un qui manque de compréhension est-il vraiment digne d’être un chef ?

Le regard noir qu’il me lança montrait qu’il m’aurait précipité avec plaisir au pied de la montagne.

— Je n’aurais peut-être pas dû dire cela à propos de ta jambe, reconnut-il. Mais comment feras-tu dans les passages dangereux, Poilar ? Seras-tu capable pendant l’ascension de réfléchir avec lucidité à toutes les choses auxquelles un chef doit penser alors que tu seras gêné à chacun de tes pas par ton infirmité ? Quand les feux du changement commenceront à s’attaquer à nous, seras-tu assez fort pour nous protéger d’eux ?

— Je n’ai pas d’infirmité, répliquai-je. Je n’ai qu’une jambe torse.

Et je lui aurais botté les fesses de bon cœur avec cette jambe, mais je parvins à me contenir.

— Pour ce qui est des feux du changement, ajoutai-je, nous ne savons pas encore s’il s’agit d’un mythe ou d’une réalité. S’ils sont bien réels, il appartiendra à chacun de nous d’assurer sa propre protection ; ceux qui seront trop faibles pour résister à cette tentation resteront au bord du chemin et deviendront des monstres pendant que le reste d’entre nous poursuivra sa route vers les dieux. Telle est la Voie, comme je la comprends. As-tu d’autres arguments à faire valoir pour ta candidature, Muurmut ?

— Je pense que nous devrions écouter les tiens.

— Les dieux m’ont choisi pour vous conduire au Sommet, commençai-je d’une voix douce en regardant successivement tous mes compagnons de Pèlerinage. Et vous le savez. Chacun de vous a fait, la même nuit, le même rêve que moi, un rêve dans lequel j’étais désigné. Vous savez que je peux commander, que j’ai l’esprit lucide et que je suis assez robuste pour grimper. Je vous conduirai au Sommet, si vous acceptez de me suivre. Voilà mes qualités. Mais cette discussion a assez duré ; je demande que l’on procède au vote.

— Je suis pour, dit Jaif.

— Moi aussi, fit doucement Thissa.

C’est ainsi que nous votâmes. Muurmut, Seppil et Talbol se placèrent d’un côté, tous les autres rompirent le cercle pour venir vers moi, trois ou quatre très rapidement, quelques autres après un instant d’hésitation et enfin, en se bousculant, tous ceux qui restaient. Même Thuiman, qui avait soutenu Muurmut, le lâcha. Le sort en était jeté. Muurmut ne fit aucun effort pour dissimuler sa fureur. Je crus un instant que la rage allait le pousser à se jeter sur moi et je me préparai à l’affrontement. J’étais prêt à lui faire un croc-en-jambe avec ma patte folle pour le jeter par terre, puis à le prendre par les pieds pour le retourner et enfin à lui écraser le visage contre le sol pierreux jusqu’à ce qu’il fasse acte de soumission.

Mais rien de tout cela ne fut nécessaire. Il ne commit pas l’erreur de lever la main sur moi devant les autres, peut-être à cause de la netteté du résultat du vote. C’est donc à contrecœur qu’il s’avança vers moi, avec les autres, pour me serrer la main. Mais son sourire était faux, sa mine renfrognée et je savais que, si une occasion de m’évincer se présentait, il ne la laisserait pas passer.

— Très bien, dis-je. Je vous remercie de votre soutien, tous autant que vous êtes. Et maintenant, il faut parler de ce qui nous attend. Qui d’entre vous est déjà allé au-delà d’Hithiat ? poursuivis-je en faisant du regard le tour de la petite troupe.

J’entendis quelques rires nerveux. Nous étions tous montés jusqu’ici pendant notre formation et, pour la plupart, pour braver l’interdit, nous nous étions lancés une ou deux fois dans notre jeunesse à l’assaut du Mur, parfois jusqu’à Denbail ou même Hithiat. Mais il ne viendrait à l’esprit d’aucune personne sensée de s’aventurer au-delà d’Hithiat. Je n’attendais pas de réponse affirmative, mais j’avais quand même estimé utile de poser la question.

À mon grand étonnement, je vis Kilarion lever la main.

— Moi, dit-il. Je suis monté à Varhad pour voir les fantômes.

Tous les regards convergèrent sur lui. Le visage du grand costaud ravi de l’attention que lui valait sa vantardise s’éclaira d’un sourire. Puis un rire s’éleva, imité par d’autres, et le visage de Kilarion s’assombrit comme le ciel avant un orage. Une vive tension devint perceptible.

— Continue, dis-je. Tout le monde t’écoute.

— Je suis allé à Varhad. J’ai vu les fantômes et accompli les Changements avec l’un d’eux. Si quelqu’un ne me croit pas, je suis prêt à me battre, ajouta Kilarion en se dressant de toute sa taille, les poings serrés, les yeux passant vivement de l’un à l’autre.

— Personne ne met ta parole en doute, Kilarion. Mais dis-nous quand tout cela s’est passé.

— Quand j’étais petit, avec mon père. Tous les garçons de mon clan montent avec leur père dès qu’ils ont douze ans. Je suis du clan de la Hache. Vous croyez que je vous raconte des histoires ? poursuivit-il en lançant à la ronde un regard encore noir. Attendez un peu et vous verrez ce qui vous attend là-haut !

— C’est ce que nous te demandons de nous raconter, dis-je. Toi, tu le sais, pas nous.

— Eh bien, commença-t-il d’une voix hésitante, brusquement mal à l’aise. Il y a des fantômes. Et des rochers blancs. Les arbres sont… euh ! ils sont très laids.

Il s’interrompit, cherchant ses mots.

— C’est un mauvais lieu, reprit-il. Tout remue sans cesse. Il y a une odeur qui flotte dans l’air.

— Quel genre d’odeur ? demandai-je. Et qu’est-ce que cela veut dire : tout remue.

— Une mauvaise odeur. Et les choses… bougent. Je ne sais pas… Elles bougent, c’est tout.

Pauvre Kilarion au cerveau obtus. Je tournai la tête vers Traiben et le vis en train de réprimer une violente envie de rire. Je lui lançai un regard furieux. Puis je demandai de nouveau à Kilarion à quoi ressemblait Varhad et sa réponse fut aussi floue que la première fois.

— Un mauvais lieu, marmonna-t-il. Un très mauvais lieu.

Il nous fut impossible de tirer autre chose de lui. Ce qu’il avait pu apprendre là-haut ne nous servirait donc jamais. Mais le peu qu’il avait réussi à exprimer suffit pour nous inciter à établir notre premier campement à la hauteur d’Hithiat et à attendre le lendemain matin pour nous lancer plus avant dans les régions inconnues du Mur.

C’est ainsi que je me retrouvai dans le champ couvert de mousse où, de longues années auparavant, nous nous étions donné du plaisir, Galli et moi. Mais, cette nuit-là, il n’y eut pas de Changements malgré tout le désir refoulé qui s’était accumulé en nous au long des six mois passés dans le Pavillon du Pèlerin. Le désir peut parfois devenir si exacerbé qu’il n’est pas de moyen facile de l’exprimer et c’est ce qui nous arriva à tous cette première nuit. Nous avions vécu si longtemps séparément que mettre en si peu de temps un terme à notre continence nous paraissait une difficulté insurmontable. Voilà pourquoi les vingt hommes campèrent d’un côté du champ et les vingt femmes de l’autre. Comme si nous étions encore dans les deux salles séparées du Pavillon du Pèlerin.

Je pense qu’aucun de nous ne dormit très bien cette nuit-là. Du haut de la montagne, nous parvenaient des hululements qui s’achevaient en affreux cris rauques et, à plusieurs reprises, le sol se mit à gronder, comme si Kosa Saag avait décidé de nous projeter d’un mouvement dédaigneux dans la vallée profonde. Une brume glacée comme la mort envahit le campement et s’enroula autour de nous comme un suaire. Au beau milieu de la nuit, je sentis la soif des damnés s’emparer de moi et me levai pour me rendre au bord du petit ruisseau qui traversait notre campement. En m’agenouillant pour boire au clair de lune, je vis dans l’eau le reflet de mon visage tordu, déformé, mais aussi autre chose, un rutilement dans le lit du cours d’eau, pareil à des yeux rouges levés vers moi. J’eus l’impression que c’étaient les yeux de Streltsa, celle qui m’avait mordu à Denbail, et qu’ils versaient des larmes de sang.

Je fis un bond en arrière et marmonnai un chapelet de prières adressées à tous les dieux dont le nom me venait à l’esprit.

Puis mon regard se porta à l’autre bout de la prairie et je vis à travers les nappes de brume l’étrange Hendy marchant au milieu de ses compagnes endormies. Je sentis un désir fugace monter en moi et songeai qu’il serait si bon d’aller à sa rencontre, de lui chanter le chant de l’accouplement et de l’attirer sur le lit de mousse. Mais je n’avais jamais adressé la parole à Hendy, je n’avais entendu personne parler d’un accouplement avec elle et le moment me paraissait mal choisi pour aller à elle dans ce but. J’avais déjà été mordu une fois dans le courant de la journée. Nous nous regardâmes de loin dans la brume et le visage d’Hendy demeura comme la pierre. Au bout d’un moment, je fis demi-tour et regagnai mon sac de couchage. Je m’allongeai sur le dos, sans bouger. La brume se dissipa et les étoiles apparurent. Je me mis à trembler sous leur éclat et posai les mains sur mon membre viril pour le protéger. Bien que les étoiles soient des divinités, elles ne sont pas toutes bienveillantes. On dit que la lumière de certaines étoiles a des vertus magiques, mais que celle de certaines autres est un poison et j’ignorais sous lesquelles j’étais couché cette nuit-là. J’avais hâte de voir le jour se lever. Mon attente me sembla durer mille ans.

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