17

Nous reprîmes notre ascension et c’est le Monde qui changeait à mesure que nous grimpions, s’élargissant et s’aplanissant derrière nous, se resserrant devant en pointe d’aiguille, tandis que de nouveaux et étranges paysages apparaissaient et défilaient sur les côtés comme si nous étions un rocher posé au milieu d’un cours d’eau. Pendant ce temps, deux influences puissantes s’exerçaient sur nous. L’une était l’appel du Kavnalla qu’il ne nous fallut pas longtemps pour percevoir, l’autre la présence de Thrance.

Son arrivée avait marqué dans notre Pèlerinage le début d’une nouvelle étape chargée de menaces, et les moins réceptifs d’entre nous en avaient conscience. Peut-être Thrance n’était-il pas un démon – je cessai rapidement de le croire, même par manière de plaisanterie –, mais la transformation qu’il avait subie sur les terres du Kavnalla avait fait de lui une sorte d’être élémentaire, à l’âme sombre et farouche, qui marchait parmi nous comme une créature sortie d’un cauchemar. Sa gigantesque silhouette déjetée, monstrueusement déformée, se dressait au-dessus de nous comme le Mur lui-même.

Il y avait chez lui une sorte de magnétisme sauvage qui nous fascinait, que nous le voulions ou non, et auquel j’étais extrêmement sensible. Thrance semblait ne rien prendre au sérieux, saisissant tous les prétextes pour éclater d’un rire grinçant, envoyant des piques quand un mot gentil eût été plus opportun ; nous n’attendions rien d’autre de lui et trouvions même son comportement divertissant. Qu’il fût capable de stoïcisme, qu’il disposât d’une énergie et d’une résistance phénoménales, impossible d’en douter. Mais il était compliqué et difficile, un perpétuel mécontent, un fauteur de désordre, le trublion que Muurmut avait pressenti.

Il ne pouvait s’empêcher d’avoir des chouchous, mais ce n’étaient jamais les mêmes. Un jour, c’est ma compagnie qu’il recherchait, le lendemain, celle de Kilarion, puis il n’acceptait de marcher qu’avec Galli d’un côté et Tull des Clowns de l’autre, et ainsi de suite. Quand quelqu’un ne l’intéressait pas, il ne prenait pas de gants. « Ne t’approche pas de moi, tu m’ennuies », lançait-il. C’est ce qu’il dit à Muurmut. C’est ce qu’il dit à Naxa. Mais il le dit aussi à Jaif, le Chanteur au grand cœur et à l’âme de cristal, qui ne comprit pas pourquoi il se faisait rabrouer de la sorte.

Malgré sa laideur, c’est sur les femmes que la fascination exercée par Thrance était la plus forte, à l’exception de Thissa qui refusait de s’approcher de lui. Grycindil semblait particulièrement attirée, ce qui ne contribuait nullement à améliorer l’humeur de Muurmut. Je la voyais souvent jouer des coudes pour être aussi près que possible de Thrance, tandis que Muurmut bougonnait et grommelait dans son coin. Mais Thrance dormait seul, du moins pendant les premières nuits. Je crus, les premiers temps, qu’il n’était pas homme à s’intéresser le moins du monde aux Changements, du moins tels que nous les pratiquions, que le Changement qu’il avait lui-même subi était si radical que son mode d’existence n’avait plus rien à voir avec le nôtre. Ce en quoi je me trompais.

Jamais il ne parlait de sa vie au village, ni du destin des autres Pèlerins en compagnie desquels il s’était lancé à l’assaut du Mur tant d’années auparavant ; en fait, il ne disait jamais un mot sur lui-même ni sur son passé. Le Thrance majestueux de mon enfance, celui que j’avais si souvent admiré quand il courait à l’occasion des jeux hivernaux, quand il lançait le javelot ou remportait l’épreuve de saut en hauteur, ce Thrance était mort et enterré, au plus profond de son corps transformé et déformé. Sa conversation n’était que badinage, raillerie et dérision cruelle, sarcasmes et énigmes. Mais le plus mystérieux était peut-être sa versatilité ; souvent expansif et pétulant, il ouvrait la marche à fond de train malgré sa claudication en nous criant joyeusement de ne pas nous laisser distancer, il tombait brusquement dans une profonde morosité et prenait un air maussade et distant. Comme si, par intervalles, il était possédé de quelque dieu ou d’un esprit malin ; et quand le dieu, ou l’esprit, se retirait, il ne restait plus qu’une enveloppe vide. Ce changement pouvait se produire trois fois en cinq minutes ; on ne savait jamais à quel Thrance on aurait affaire l’instant d’après.

Au bout d’une semaine de marche, il chassa Muurmut de notre groupe.

Je ne sus jamais précisément ce qui s’était passé. Grycindil se trouvait au centre de l’affaire : c’était la seule certitude. Elle était à l’évidence allée voir Thrance pendant la nuit et il l’avait gardée auprès de lui ; voilà ce que valait ma théorie selon laquelle il n’éprouvait plus le besoin ou le désir d’accomplir les Changements. Ensuite – s’il fallait en croire Kath qui, couché à proximité, avait surpris une partie de la dispute –, Muurmut était arrivé pour reprendre Grycindil.

C’était une réaction infantile, car, bien qu’amants, ils n’étaient pas engagés – une chose inconcevable sur Kosa Saag – et Grycindil demeurait libre de dormir où bon lui semblait. Mais Muurmut n’acceptait pas cette situation. Thrance et lui s’étaient donc disputés en pleine nuit. J’avais bien perçu un échange violent de paroles étouffées par la distance, mais j’étais trop épuisé par la longue journée de marche pour y prêter véritablement attention, et Hendy m’avait attiré contre elle en murmurant d’une voix ensommeillée que ce n’était rien et que je n’avais pas à m’inquiéter. Le lendemain matin, Muurmut avait disparu.

— Où est-il passé ? demandai-je, car son absence ne passait pas plus inaperçue que son encombrante présence. Qui a vu Muurmut ?

— Il nous a faussé compagnie, répondit Thrance en montrant la pente escarpée que nous avions gravie la veille.

— Quoi ?

— Il m’a dit qu’il avait peur de la haute montagne. Il pense que son âme y sera dévorée. Et, moi, je lui ai dit : « Elle le sera, Muurmut. Tu devrais rentrer au pays. Redescends jusqu’au village, Muurmut, et demande-leur de t’accueillir. » Il a compris que ma voix était celle de la sagesse. Et il est parti. Il deviendra un Revenant et cela lui conviendra parfaitement.

Les explications de Thrance me laissèrent abasourdi. Jamais je n’avais vu Muurmut accepter un ordre de qui que ce fût et aucune menace qu’il fût possible d’imaginer n’aurait pu le pousser à capituler de la sorte.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire absurde ? fis-je en interrogeant tout le monde du regard. Où est Muurmut ? Qui l’a vu ?

Mais personne ne l’avait vu. Nous cherchâmes des traces et Ment le Balayeur, particulièrement habile en la matière, crut distinguer une piste qui descendait à partir du campement. Je demandai à Gazin, Talbol et Naxa de la suivre et de retrouver Muurmut. Thrance éclata de rire et se leva en croisant les bras pour déclarer que Muurmut était parti et que nous ne le trouverions jamais. Nos trois compagnons ne revinrent qu’au bout de plusieurs heures et nous passâmes le reste de la journée à attendre, mais Muurmut ne se montra pas. Il n’y avait rien d’autre à faire que de reprendre la route. Je pris Grycindil à part pour lui demander de me raconter ce qui s’était passé, mais tout ce qu’elle put me dire fut que Muurmut était venu la voir pendant qu’elle dormait avec Thrance, que les deux hommes s’étaient éloignés dans l’obscurité pour parler et que Thrance était revenu finir la nuit à ses côtés. C’était une nuit sans lune. Elle n’avait pas la moindre idée de la direction que Muurmut avait prise ni de la raison de son départ. Jamais ces questions ne reçurent de réponse. Je ne sais pas non plus ce que Thrance avait dit à Muurmut ni quel enchantement il avait opéré sur lui. Et je ne le saurai jamais.

Aussi bizarre que cela puisse paraître, la disparition de Muurmut laissa un grand vide dans mon esprit. Je ne l’avais jamais aimé, il n’avait fait que me susciter des ennuis et j’aurais dû me réjouir de ne plus l’avoir à mes côtés. Mais je ne suis pas comme cela. Certes, il avait empoisonné ma vie, mais il faisait partie des Quarante et je déplorais son départ pour cette raison, mais aussi parce qu’il était robuste et pouvait nous être précieux. C’était curieux, mais il allait me manquer. L’idée me vint qu’en troquant Muurmut contre Thrance je n’avais pas gagné au change. Même s’il représentait une force négative à l’intérieur du groupe, il m’avait toujours été assez facile de contrôler Muurmut et de déjouer ses manœuvres. Avec Thrance, ce serait une autre paire de manches : plus aguerri, plus astucieux, il donnait une étrange impression d’usure qui le rendait indifférent à l’ambition, mais il demeurait extrêmement dangereux, puisqu’il reconnaissait lui-même ne plus se soucier de rien. Quand nous agissons, nous réfléchissons en général aux conséquences de nos actes. Il n’en allait pas de même pour Thrance. Pour lui, chaque moment était vécu séparément, sans lien avec le précédent ni le suivant. Je compris que j’allais avoir en Thrance un rival beaucoup plus compliqué et redoutable que Muurmut ne l’avait jamais été. Il me faudrait le surveiller de très près.


Au fil des jours, nous nous rapprochions inéluctablement du Royaume du Kavnalla.

Tout le monde avait commencé à ressentir sa force d’attraction presque aussitôt après avoir quitté le campement entouré d’aiguilles de pierre rouge. Dorn fut le premier à venir se plaindre : il me fit part d’une étrange sensation qu’il éprouvait dans la tête, une sorte de démangeaison, de chatouillement à l’intérieur du crâne. Juste après lui, deux des femmes, Scardil et Pren, suivies de Ghibbilau, me signalèrent la même chose. Elles furent soulagées d’apprendre qu’elles n’étaient pas les seules à en souffrir et que, en réalité, tout le monde était logé à la même enseigne. Je réunis le groupe pour expliquer que ce que nous éprouvions était un phénomène propre à ce secteur du Mur et qu’il n’y avait rien à craindre, du moins dans l’immédiat.

— C’est bien le Kavnalla que nous sentons ? demandai-je à Thrance.

Il hocha la tête et tendit le bras vers la montagne en souriant ; on eût dit qu’il attendait avec impatience de retrouver un vieil ami avec qui il avait rendez-vous.

L’appel se faisait plus insistant d’heure en heure. Ce n’était au début, comme Dorn l’avait expliqué, qu’une sorte de chatouillement à l’intérieur du crâne, la caresse à peine perceptible d’une plume, bizarre et un peu gênante, mais légère, si légère. Puis cette caresse se fit plus forte et devint ce que nous avions ressenti, Traiben et moi, pendant notre reconnaissance : une voix claire, à l’intérieur de la tête, articulant distinctement les paroles suivantes : Venez, venez, voici la voie, venez à moi, venez. Il s’agissait indiscutablement d’un appel, mais pas déplaisant, rien de pénible ni d’alarmant. Quelque chose nous invitait à nous approcher, comme une mère ouvrant les bras à ses enfants.

Quelque chose nous appelait et nous répondions. Le terrain était extrêmement accidenté, très boisé, avec des élévations de roche grisâtre, creusée de profondes cavernes, et, aussi escarpé que fût le chemin, nous gravissions la pente de plus en plus raide avec une ardeur frénétique. C’était présumer de nos forces et il nous fallait de temps en temps faire une halte ; nous nous laissions tomber par terre en riant, la bouche grande ouverte pour reprendre notre souffle. Puis nous nous remettions en route, nous frayant furieusement un chemin à travers les ronciers, escaladant d’énormes rochers, nous aidant des mains pour aller plus haut, toujours plus haut, et plus vite que nous ne l’aurions cru possible. Plus nous montions, plus l’appel se faisait pressant. Venez à moi ! Venez ! Venez !

Traiben vint me voir pour me faire part de son inquiétude. Je lui avouai que je partageais ses craintes.

— Nous commençons à perdre toute maîtrise de nous-mêmes, dis-je à Thrance, avec embarras. Tu avais promis de nous protéger contre le chant du Kavnalla.

— Je le ferai.

— Le moment n’est donc pas encore venu de prendre certaines précautions ?

— Bientôt. Bientôt. Pour l’instant, ce n’est pas nécessaire.

Malgré mon insistance, il refusa d’en dire plus.

Et nous continuâmes, bon gré mal gré, à grimper à un rythme infernal. C’est presque au pas de course que nous gravissions la pente. L’idée m’effleura de nouveau que Thrance, malgré ses dénégations, pouvait être la créature du Kavnalla et qu’il nous conduisait joyeusement à notre perte.

Traiben n’était maintenant plus le seul à s’interroger. Notre allure de plus en plus rapide devenait difficile à soutenir et suscitait dans les esprits des questions troublantes. Où allions-nous avec une telle hâte ? Qu’est-ce qui parle ainsi dans notre tête ? Y a-t-il un danger ? Dis-nous, Poilar ! Dis-nous, dis-nous !

Mais je ne pouvais rien dire. Je n’en savais pas plus qu’eux.

J’avais pourtant le sentiment qu’il m’incombait de prendre une décision. Mais laquelle ? Thrance restait évasif. Le plus souvent, il ouvrait la marche, à une allure étonnamment rapide pour quelqu’un dont le corps était devenu tellement tordu et difforme. En le regardant marcher si vite, je revis le jeune Thrance éclatant de santé que j’avais vu, tant d’années auparavant, jaillir du Pavillon du Pèlerin devant tous ses Quarante et s’élancer seul sur la route de Kosa Saag. Je me pris à songer qu’il restait encore un peu du Thrance d’antan dans ce corps martyrisé. Je fis un effort pour me porter à sa hauteur. Il paraissait serein et sa respiration était tout à fait normale, comme si cette allure précipitée n’avait aucun effet sur lui.

— Nous ne pouvons pas continuer comme ça, lui dis-je. La voix est de plus en plus forte et les protestations deviennent plus nombreuses. Nous devons savoir à quoi nous nous exposons, Thrance.

— Attends. Tu sauras ce qu’il faut savoir en temps voulu.

— Non. Je veux une réponse tout de suite.

— Non. Pas tout de suite. Tu l’auras en temps voulu.

Sur ce, accélérant encore l’allure, il fila comme une flèche. Je le suivis, mais il était difficile de ne pas me laisser distancer et ma jambe commençait à me faire souffrir. Comment pouvait-il aller aussi vite ? Il devait y avoir un démon en lui. Je parvins à le rattraper et le pressai derechef de questions, mais il les éluda avec le sourire, en usant de faux-fuyants, en me demandant de patienter, en m’affirmant que le moment n’était pas encore venu.

Je sentis une flambée de colère monter en moi. Je me dis qu’il me faudrait le tuer. Et nous emmener loin d’ici. Que, tant qu’il ne serait pas mort, il ne nous laisserait pas en paix et qu’il finirait par nous anéantir. Car c’était un démon ou du moins un démon le possédait.

Mais la perspective de tuer Thrance m’épouvantait. Je m’efforçai de la chasser de mon esprit. Encore une journée, me dis-je. Peut-être deux ou trois. Puis je l’interrogerais de nouveau et, cette fois, je ne le lâcherais pas. C’était un aveu de faiblesse et je ne me faisais aucune illusion à ce propos. Mais Thrance me déroutait. Jamais je n’avais eu affaire à quelqu’un comme lui.

L’agitation montait dans les rangs de mes compagnons. Un soir, après la tombée de la nuit, une délégation de Pèlerins inquiets et furieux, composée de Galli, Naxa, Talbol et Jaif, vint me voir après une journée d’escalade frénétique qui nous avait tous laissés épuisés. L’appel était devenu si fort que nous ne nous arrêtions pratiquement pas de l’aube au crépuscule. Mais la fatigue ayant eu raison de nous, nous avions fini par faire halte pour installer notre campement au milieu de petites cavernes de peu de profondeur creusées dans la roche érodée et grêlée du Mur.

Hendy se trouvait avec moi dans la caverne humide et froide que j’avais choisie.

— Fais-la sortir, demanda Galli avec brusquerie.

— Qu’est-ce que cela signifie ? fis-je. Vous avez l’intention de m’assassiner ?

— Nous voulons parler avec toi. Ce que nous avons à dire doit rester entre nous cinq. Nous ne voulons personne d’autre.

— Hendy partage ma couche et beaucoup d’autres choses. Vous pouvez parler devant elle.

— Cela m’est complètement égal, fit doucement Hendy en se levant pour sortir.

— Reste, ordonnai-je en la retenant par le poignet.

— Non, déclara Galli.

Debout à l’entrée de ma petite caverne, elle paraissait gigantesque. Elle avait un air farouche et jamais je ne lui avais vu ce regard.

— Fais-la sortir, Poilar, répéta-t-elle.

J’avais très envie de dormir, peut-être avais-je aussi l’intention d’accomplir les Changements, et la voix du Kavnalla, plus forte que jamais, résonnait dans mon cerveau comme des battements de tambour. Venez. Venez. Je me sentais impatient et irascible.

— Fiche-moi la paix, veux-tu ? Je ne suis pas d’humeur à discuter de quoi que ce soit avec vous. Nous parlerons demain matin, Galli.

— Nous allons parler tout de suite, répliqua-t-elle.

— Quelle importance si Hendy entend ce que nous avons à dire, fit Talbol en s’adressant à Galli. Elle peut bien rester pendant que nous parlons.

Galli haussa les épaules en grommelant, mais ne souleva pas d’autre objection.

— Veux-tu nous écouter ? me demanda Talbol.

— Vas-y, fis-je à contrecœur.

Talbol se tourna pour me faire face. Il me revint à l’esprit qu’il avait été l’acolyte de Muurmut. Heureusement que Muurmut a disparu, me dis-je en imaginant les difficultés qu’il m’aurait causées s’il avait fait partie de cette délégation. J’étudiai le visage large et plat de Talbol, de la couleur de ce cuir que l’on travaillait dans sa Maison. Étrange alliance, constatai-je : mes amis Galli et Jaif avec Talbol et Naxa qui ne m’avaient jamais porté dans leur cœur.

— Ce que nous voulons savoir est très simple, Poilar, dit Talbol. Pourquoi courons-nous comme des dératés alors que nous ne savons ni où nous allons ni vers quoi nous nous précipitons ?

— Nous allons pénétrer dans le Royaume du Kavnalla, répondis-je. Nous le traverserons et nous poursuivrons notre route.

— Nous allons y pénétrer, d’accord, fit Naxa en s’avançant pour se placer aux côtés de Talbol. Mais comment peux-tu être sûr que nous le traverserons ? Imagine que le seul but de Thrance soit de nous livrer à cette chose mystérieuse qui parle dans nos têtes.

— Mais non, protestai-je en détournant les yeux avec gêne.

Il allait sans dire que je partageais les craintes formulées par Naxa, mais je ne pouvais pas le lui avouer.

— Il connaît un moyen de nous protéger, ajoutai-je.

— Peut-on savoir lequel ? demanda Galli.

— Je l’ignore.

— Mais il a l’intention, un jour ou l’autre, de nous indiquer ce moyen ?

— Le moment n’est pas encore venu ; c’est ce qu’il me répète.

— Et quand viendra-t-il ? insista Galli. Qu’est-ce qu’il attend ? Nous, nous avons l’impression que ce moment est très proche. Et il a si bien protégé ses Pèlerins qu’il est le seul survivant de tout le groupe. Mon frère faisait partie de ces Quarante, Poilar. Jour après jour, nous fonçons à toute allure vers ce Kavnalla et sa voix se fait de plus en plus forte, mais Thrance ne nous dit rien.

— Il le fera. Je sais qu’il le fera.

— Tu le sais ? Ou bien tu le penses ? Ou tu le crois ? Ou tu l’espères ? Parle-nous franchement, Poilar.

La grande et robuste Galli se dressait devant moi comme une tour et ses yeux flamboyaient dans la pénombre de la petite caverne.

— Pourquoi n’exiges-tu pas qu’il le fasse séance tenante ? Es-tu notre chef ou bien est-ce lui ? Quand nous expliquera-t-il ce que nous devons faire pour nous défendre ?

— Il le fera, répétai-je, mais avec moins de conviction. En temps voulu.

— Pourquoi lui fais-tu confiance, Poilar ? poursuivit Galli.

Je ne trouvai rien à répondre.

— Si vous voulez mon avis, lança brusquement Talbol, nous devrions le balancer par-dessus la falaise. Quitter cet endroit au plus vite et redescendre pour chercher une autre route avant qu’il nous soit devenu impossible de revenir en arrière. Le feu du changement est là, tout près de nous. Nous sommes en grand danger et, tout ce qu’il fait, c’est nous en rapprocher.

— Exactement ! lança Jaif qui s’était tenu en retrait et n’avait pas encore ouvert la bouche. Tuons-le maintenant, pendant que c’est encore possible.

— Le tuer ? fis-je, stupéfait d’entendre ces mots dans la bouche de Jaif, le plus doux des hommes.

— Oui, le tuer, répéta-t-il, l’air quelque peu étonné de sa propre audace.

— Ce n’est pas une mauvaise idée, Poilar, approuva Galli en hochant vigoureusement la tête. J’ai soutenu Thrance quand il a demandé à se joindre à nous, mais j’ai également dit que nous pourrions le tuer s’il nous posait des problèmes. À ce moment-là, je ne parlais pas sérieusement, mais maintenant si. Il est pourri jusqu’à la moelle. Tu ne comprends donc pas qu’il ne peut que nous susciter des ennuis ?

Naxa se prononça à son tour pour l’élimination de Thrance, aussitôt imité par Talbol, et, d’un seul coup, ils se mirent tous à parler en même temps, réclamant la tête de Thrance et le départ immédiat de la montagne aux voix. Derrière cette cacophonie, je percevais l’appel toujours plus pressant du Kavnalla, comme un roulement de tambour obsédant dans mon crâne. Venez, venez, venez.

La tête commençait à me tourner. Il y avait un grondement sourd dans mes oreilles.

— Silence, tout le monde ! hurlai-je pour couvrir le brouhaha.

Il dut y avoir tant de fureur dans ma voix qu’ils se turent, effrayés. Ils restèrent pétrifiés devant l’ouverture de la caverne, les yeux écarquillés.

— Il ne sera plus question de tuer Thrance, ni quelqu’un d’autre, repris-je d’une voix plus douce, à moins que je ne sois le premier à en parler. J’irai le voir demain et je lui dirai que le moment est venu de nous apprendre comment nous protéger du chant du Kavnalla. Et il me donnera la réponse dont nous avons besoin, sinon il le regrettera. Je vous en donne ma parole. Et maintenant, bonne nuit à tous. Allez. Allez !

Ils continuèrent à me regarder avec des yeux ronds, puis sortirent sans ajouter un mot.

Mon crâne m’élançait comme si quelqu’un frappait dessus à coups redoublés. Mes pensées tourbillonnaient dans ma tête.

— Et s’ils avaient raison, Poilar ? fit Hendy après un long silence. Si Thrance était en réalité notre ennemi ?

— Si c’est le cas, je m’occuperai de lui et il aura ce qu’il mérite.

— Mais, si nous sommes déjà pris dans les filets du Kav…

— Toi aussi ? m’écriai-je. Par tous les dieux ! Je vois bien qu’on ne me laissera pas en paix cette nuit !

Je restai étendu, raide et tremblant. Je sentis ses doigts courir le long de mon épaule pour essayer de m’apaiser. Mais chacun de mes muscles était contracté et une douleur affreuse me vrillait le front. La voix qui me parlait semblait de plus en plus forte. Venez à moi. Venez à moi. Venez à moi.

Ce n’était plus un appel que lançait le Kavnalla, mais un ordre. Je sentis le désespoir m’envahir. Comment allions-nous pouvoir résister à cette force obsédante ? Je me pris à songer que j’avais jeté mes Pèlerins dans la gueule du loup. Nous allons succomber au feu du changement qui flamboie dans son repaire, nous allons perdre notre forme humaine pour devenir un de ces êtres monstrueux. Et pourquoi ? Parce que Thrance avait été autrefois un héros couvert de gloire pour qui j’avais de la vénération ; parce que je m’étais laissé abuser par le souvenir du Thrance de mon enfance. J’aurais dû le chasser dès le jour où il était apparu, dans la contrée des aiguilles de pierre rouge. Au lieu de cela, je l’avais accepté dans notre groupe et voilà comment nous étions récompensés. À cet instant, j’aurais été capable de tuer Thrance de mes propres mains.

Hendy se frotta contre moi et je sentis la douceur des deux globes de ses seins. Elle avait commencé à accomplir les Changements. Mais je n’avais vraiment pas la tête au plaisir. Je lui murmurai une excuse avant de me lever, puis je sortis dans la nuit.

Il tombait une pluie si fine qu’on eût dit un brouillard à travers lequel on percevait la clarté diffuse des lunes. Je vis une forme bouger à une faible distance et crus d’abord qu’il s’agissait de l’une des sentinelles chargées de monter la garde pour la nuit, Gazin ou Jekka. Mais, quelques instants plus tard, quand mes yeux se furent habitués à l’obscurité, je reconnus la silhouette grotesquement étirée de Thrance qui se dressait dans la nuit comme un spectre effrayant.

Il me fit signe d’approcher.

— Tu veux me tuer ? demanda-t-il d’un ton presque guilleret. Eh bien, vois, je suis là ! Comment veux-tu le faire, Poilar ? Avec un couteau ? Un gourdin ? Ou à mains nues ? Vas-y, Poilar, si tu en as envie, et fais vite.

— Qu’est-ce que tu racontes ? fis-je d’une voix qui me parut affreusement grinçante.

Thrance ne répondit pas tout de suite. Il s’avança vers moi de sa démarche claudicante, la tête montant et descendant, pivotant sur son cou à chacun de ses pas disgracieux.

Je me mis en garde, pour le cas où il aurait eu dans l’idée de frapper le premier. Mais, quand il fut plus près, je vis qu’il n’était pas armé et son attitude n’était pas celle d’un homme disposé à se battre.

— Je vois que j’ai de nombreux ennemis dans ce campement, dit-il. Eh bien, tant pis… Que comptes-tu faire ?

— Tu as écouté ?

— Je me promenais et les voix portent loin, répondit-il, l’air totalement indifférent aux paroles qu’il avait surprises. Cette Galli… Je me souviens d’elle. Son frère était un de mes amis, il y a bien longtemps. Une fille pleine d’entrain, la petite Galli, mais beaucoup trop grasse à mon goût. Voilà ce que je pensais d’elle à l’époque. Bien sûr, quand j’ai quitté Jespodar, elle était encore trop jeune pour les Changements. Je n’avais que l’embarras du choix, en ce temps-là. Du temps où j’étais beau.

Il se pencha, le corps courbé en un arc bizarrement tordu, pour plonger les yeux dans les miens.

— Qu’est-ce que tu en penses, Poilar ? Suis-je un être aussi abject qu’ils le prétendent, ta Galli et ses amis ? Dans ce cas, tu n’as qu’à me tuer. Et tu te débrouilleras comme tu peux avec le Kavnalla.

— Je n’ai pas l’intention de te tuer. Mais ce Kavnalla nous effraie.

— Il vous suffit de chanter, dit Thrance d’un ton détaché. Voilà tout le secret. J’allais te le révéler demain. Mais maintenant, tu sais. Chantez, chantez. Ouvrez grand la bouche et chantez. Maintenant que tu connais le secret, tu peux me tuer, si tu veux. Mais pourquoi te donner cette peine ?

Et il éclata d’un rire tonitruant.

Il suffisait de faire ce qu’il avait dit, rien d’autre. Le moyen de neutraliser l’emprise du Kavnalla était simplement de chanter. N’importe quoi. Et plus le chant était discordant, plus il était efficace.

Comment croire que cela pouvait suffire ? Et pourtant c’était la seule arme dont nous avions besoin pour nous défendre contre le monstre redoutable.

Le matin venu, Thrance me demanda de réunir tout notre groupe et, quand nous fûmes rassemblés autour de lui, il nous expliqua ce qu’il convenait de faire. Le Kavnalla nous attendait juste de l’autre côté des collines blanches qui s’élevaient devant nous. Dès que nous nous mettrions en route, il nous faudrait chanter à pleine gorge, d’une voix aussi forte que possible, beugler tous les airs qui nous passaient par la tête, ou simplement crier à tue-tête. C’est le bruit qui comptait. Un silence de quelques instants pouvait être fatal. Et si quelqu’un perdait la voix à force de crier, ceux qui l’entouraient devraient l’agripper en le serrant vigoureusement et le pousser devant eux à travers le territoire du Kavnalla, jusqu’à ce qu’il ait retrouvé sa voix.

— Mais ce Kavnalla, demanda Traiben, qu’est-ce que c’est ?

— Une sinistre créature du Mur, répondit Thrance. C’est plus que cela, mais que veux-tu que je te dise ? Une chose gigantesque, un parasite, un ennemi de notre espèce. Chante et laisse-le derrière toi. Qu’as-tu besoin de savoir ce qu’il est ? Chante, mon garçon. Chante et éloigne-toi à toutes jambes, si tu tiens à la vie.

Nous n’avions que deux vrais Chanteurs : Jaif et Dahain. Ils se placèrent en tête de notre colonne, à côté de Thrance, car, du fait de leur appartenance à la Maison des Chanteurs, ils connaissaient le secret pour émettre des sons très puissants en faisant assez peu d’efforts. Tous les autres, à de rares exceptions près, n’avaient pas l’oreille musicale et nos chants ressemblaient plus à des croassements, des grincements ou des vagissements qu’à des mélodies. Mais Thrance avait affirmé que notre vie dépendait de nos chants et nous chantions. Je descendais et remontais la colonne pour écouter les autres, sans cesser moi-même de chanter et m’assurer qu’ils faisaient ce que Thrance avait demandé. Thissa, toujours aussi timide, n’avait qu’un tout petit filet de voix au son argentin. Je la pris par l’épaule et la secouai en criant : « Chante ! Pour l’amour de Kreshe, vas-tu chanter ! » La petite Bilair des Clercs n’était elle aussi capable d’émettre que des sons voilés, pitoyables, le souffle coupé par la peur, je le suppose, et je restai à ses côtés en hurlant à tue-tête une chanson à boire dont je ne connaissais même pas la moitié des paroles et en lui faisant des signes d’encouragement de la main, jusqu’à ce qu’elle parvienne à trouver au fond de ses poumons de quoi hausser la voix. Je passai près de Naxa qui émettait un bourdonnement extrêmement désagréable, sur une seule note, mais très fort ; près de Tull qui chantait avec l’entrain d’un Clown un air joyeux d’une voix aiguë et lancinante ; près de Galli, beuglant un refrain de chanson paillarde d’une voix qui faisait redouter que la montagne ne s’effondre sur nous ; près de Grycindil qui hurlait presque aussi fort ; près de Kath qui récitait en phrases courtes et précipitées un hymne de sa Maison ; près de Kilarion qui me sourit, le visage empourpré, en lançant furieusement des cris rauques vers le ciel. Le chant de Thrance avait une âpreté désagréable, évoquant un bruit de râpe, le frottement de deux surfaces métalliques, et sa voix écorchait les oreilles. Tout le monde s’en donnait à cœur joie. Si Thrance s’était moqué de nous, il devait s’amuser comme un fou. Jamais dans l’histoire du monde on n’avait dû entendre cacophonie semblable à celle que nous produisions ce matin-là sur les pentes de Kosa Saag.

Mais Thrance ne se moquait pas de nous. Sous notre épouvantable tintamarre, je percevais toujours l’appel du Kavnalla qui s’efforçait de nous attirer. Voici la voie, oui… Venez… venez… Mais sa voix était ensevelie sous nos cris discordants. Elle était là, au plus profond de notre esprit, mais ce n’était plus qu’une toute petite voix, un chatouillement à peine perceptible. Vous savez ce que l’on dit d’un grand bruit : qu’il est si fort que l’on ne s’entend presque plus penser. C’est ce que nos chants nous avaient permis de faire. Et, comme nous ne pouvions plus penser, la force d’attraction ne s’exerçait plus sur notre esprit. Nous étions protégés des appels insistants du Kavnalla par notre vacarme infernal.

Chantant à pleins poumons, braillant, hurlant comme une troupe de cinglés, nous franchîmes le sommet des collines blanches qui descendaient vers une vaste cuvette entourée de versants jaunes, en pente douce, à moitié recouverts de sable. Tout au fond de la cuvette se dressaient évidemment de nouveaux pics, noirs et déchiquetés, effilés comme des alênes, menaçants, décourageants, qui s’élançaient très haut dans l’azur du ciel. Des oiseaux noirs, sans doute de grande taille, mais qui, à cette distance, n’étaient pour nous que de petits points dans le ciel, tournoyaient au-dessus des flèches de pierre.

Plus près, sur notre gauche, au pied des versants jaunes, je découvris la large ouverture voûtée d’une caverne au plafond bas, dont l’intérieur se perdait dans les ténèbres. Une piste profondément creusée dans le sable y conduisait. Je sus sans qu’on eût à me le dire que c’était à l’intérieur de cette caverne que se trouvait la source de la voix mystérieuse qui nous accompagnait depuis si longtemps. Voyant ce que je regardais, Thrance s’approcha de moi pour me chanter dans l’oreille de sa voix rauque et si peu mélodieuse.

— Le Kavnalla est là ! Le Kavnalla est là !

— Oui, répondis-je en chantant. Je le sens qui m’attire.

Je plongeai les yeux dans la gueule noire et béante de la caverne, à la fois effrayé et fasciné.

— Dis-moi ? demandai-je, toujours en chantant, Sortira-t-il ? Sortira-t-il ?

— Non, non, me répondit Thrance. Le Kavnalla ne sort jamais, ne sort jamais. Il reste tapi dans son antre et c’est à nous d’aller le voir.

À cet instant précis, Bilair des Clercs, qui ne chantait plus, mais murmurait entre ses dents et poussait des cris plaintifs, sortit brusquement de la colonne et commença à gravir au pas de course la pente sablonneuse menant à l’entrée de la caverne. Je compris aussitôt ce qui se passait et m’élançai à sa poursuite, Thrance sur mes talons. Nous la rattrapâmes à mi-pente. Je la saisis par une épaule, la fis pivoter et découvris un visage hagard aux traits figés en un étrange rictus.

— Je t’en prie… murmura-t-elle. Laisse-moi… y aller…

Sans interrompre mon chant, je la giflai, pas vraiment fort, mais assez pour la faire réagir. Bilair me regarda d’un air abasourdi ; elle cligna des yeux et secoua la tête, puis son visage s’éclaira. Elle me fit un signe de la tête en marmonnant quelques mots indistincts de remerciement, et je l’entendis reprendre d’une voix flûtée sa chanson interrompue. Dès que je la lâchai, elle repartit vers les autres à toute allure, comme un animal affolé, en chantant de toutes ses forces.

Je me tournai vers Thrance. Il se mit à rire et un éclair diabolique brilla dans ses yeux.

— Je vais te montrer le Kavnalla, je vais te montrer le Kavnalla, commença-t-il à psalmodier de son horrible voix râpeuse.

— Qu’est-ce que tu racontes, qu’est-ce que tu racontes ? demandai-je en hurlant à pleins poumons et en prenant une cadence très voisine de la sienne.

C’était absolument ridicule d’échanger ainsi des propos en chantant. Derrière nous, tout le groupe s’était arrêté et avait les yeux fixés sur l’ouverture de la caverne ténébreuse. J’eus l’impression que quelques-uns avaient cessé de chanter.

— Chantez ! hurlai-je. Ne vous arrêtez pas, pas une seconde ! Chantez !

Thrance me saisit par l’épaule et baissa la tête vers la mienne.

— Nous pouvons y aller tous les deux. Juste pour jeter un coup d’œil ! Juste un coup d’œil !

Pourquoi ce démon me tentait-il ainsi ?

— Pourquoi prendre ce risque ? répondis-je en chantant. Nous ferions mieux de poursuivre notre route !

— Juste un coup d’œil, juste un coup d’œil !

Thrance me fit signe d’avancer. Ses yeux étaient comme des charbons ardents.

— Continue à chanter, il ne t’arrivera rien. Chante, Poilar, chante, chante, chante !

Ce fut un moment de folie. Thrance commença de se diriger vers l’entrée de la caverne et, moi, je le suivis, soumis comme un esclave, le long de la piste creusée dans le sable. Les autres nous montrèrent du doigt et nous regardèrent avec des yeux ronds, mais ils ne firent rien pour nous arrêter ; je pense qu’ils étaient étourdis, hébétés par la proximité de l’esprit puissant du Kavnalla. Traiben fut le seul à quitter le groupe et à s’élancer vers nous, mais ce n’était pas pour m’empêcher d’atteindre la caverne. Il gravit la pente en courant, sans cesser de chanter.

— Emmenez-moi aussi ! Emmenez-moi aussi !

Voilà ce qu’il chantait. Il fallait s’y attendre. Sa soif de connaître était toujours aussi insatiable.

C’est donc ainsi, au mépris de toute raison, que nous pénétrâmes tous les trois dans la caverne, que nous nous jetâmes dans la gueule du loup.

Pas un seul instant, nous ne cessâmes de chanter. Peut-être avions-nous perdu l’esprit, mais il nous restait une parcelle de bon sens. J’avais la gorge irritée, enflammée d’avoir trop chanté, mais je continuai à brailler, à hurler, à beugler de toutes mes forces. Thrance m’imitait, Traiben aussi, et nous faisions à nous trois un tintamarre si effrayant que je me dis que les parois de la caverne devaient s’écarter sous une telle poussée.

Une sinistre lumière grise baignait l’intérieur de la caverne. Elle provenait de sortes de tapis marbrés, sombres et luisants, faits d’une matière vivante, accrochés à la surface de la roche ; quand nos yeux se furent accoutumés à la lumière, ce qui nous prit quelques instants, nous vîmes que la caverne était énorme, profonde et extrêmement large, et que ces tapis végétaux produisant la lumière l’éclairaient jusque dans ses moindres recoins. Nous nous y enfonçâmes. Des nuages de spores sombres s’élevaient de loin en loin des tapis sur la roche, et un jus noir et épais suintait de leur surface rugueuse, comme s’ils saignaient.

— Regarde, regarde, regarde, regarde ! chanta Thrance d’une voix de plus en plus aiguë.

Dans la zone médiane de la caverne, des créatures à la peau noire et cireuse se traînaient sur les tapis marbrés. Le corps très près du sol, elles avaient des membres allongés qui leur permettaient de se déplacer lentement et gardaient la tête baissée pour aspirer bruyamment la substance visqueuse exsudée par les tapis végétaux. Une queue très mince, d’une longueur impressionnante, s’étirait loin derrière elles, une queue qui ressemblait à une longue corde partant de la croupe et serpentant sur une distance invraisemblable pour aller se perdre au fond de la caverne.

Thrance s’approcha d’un pas sautillant de l’une de ces créatures et lui souleva la tête.

— Regarde, regarde, regarde, regarde !

Je fus tellement surpris que, l’espace d’un instant, je faillis en oublier de chanter. La créature avait un visage qui ressemblait presque à celui d’un homme ! Je vis une bouche, un nez, un menton et des yeux. Elle poussa un grognement et essaya de se dégager, mais Thrance lui tint assez longtemps la tête levée pour que je me rende compte que ce visage ne ressemblait pas seulement à celui d’un homme, mais que c’était celui d’un homme. Je compris que je devais être en train de regarder un Transformé, que ce qui se vautrait et fouissait devant moi le sol fangeux de la caverne devait être l’un de ceux qui avaient cédé à l’appel du Kavnalla. Je me mis à trembler à la pensée de tous ceux de notre village qui avaient disparu ainsi sur le Mur.

— Chante, Poilar ! me cria Traiben. Chante, sinon tu es perdu !

J’étais paralysé par la stupéfaction et l’horreur.

— Qu’est-ce que c’est ? Qui sont-ils ? Tu les connais ?

Le rire de Thrance monta et descendit sur l’échelle des sons.

— C’était Bradgar, chanta-t-il. Là, c’était Stit, là, Halimir. Et là, poursuivit-il en indiquant, pas très loin de moi, une des créatures qui se vautraient dans la boue, là, c’était Gortain.

Je connaissais ce nom.

— Gortain, l’amant de Lilim ?

— Oui. Gortain, l’amant de Lilim.

Je me remis à trembler de plus belle et faillis fondre en larmes, tandis qu’affluaient dans mon esprit des images de la douce Lilim qui avait été la première à accomplir les Changements avec moi et m’avait parlé de son amant Gortain, parti sur le Mur. Lilim qui m’avait dit : « Si tu le vois pendant ton ascension, transmets-lui tout mon amour, car je ne l’ai jamais oublié. » C’était donc le Gortain de Lilim qui rampait à mes pieds, cette créature noire, à la peau cireuse, transformée au point d’être totalement méconnaissable, reliée par son long appendice caudal, comme par une corde, au monstre mystérieux tapi au fond de la caverne. Je ne pus me retenir. Je m’agenouillai près de Gortain et lui chantai le nom de Lilim, comme j’avais promis de le faire.

J’espérais qu’il ne pourrait pas me comprendre ; mais je me trompais, car il écarquilla des yeux dans lesquels je lus une douleur si atroce que je me serais volontiers arraché le cœur de la poitrine, si cela avait pu l’apaiser. Mais j’avais promis à Lilim, il y avait bien longtemps, de chercher son Gortain et de la rappeler à son souvenir, même si je regrettais d’avoir fait cette promesse et de l’avoir rencontré.

— Chante ! hurla Traiben. Ne t’arrête pas, Poilar !

Chanter ? Comment aurais-je pu chanter ? J’aurais voulu mourir de honte. Je restai silencieux, la tête baissée, pendant un moment, et j’entendis la voix du Kavnalla se répercuter dans mon esprit avec le fracas de dix éboulements de rochers et m’ordonner de venir à lui et de céder à sa volonté. Je fis un pas chancelant dans sa direction, mais Thrance me saisit avec une force inimaginable ; il me retint, tandis que Traiben me frappait entre les épaules pour me ramener à la raison, et je hochai la tête, ouvris la bouche et poussai le hurlement de quelqu’un que l’on écorche vif, puis un autre et un troisième, et tel fut mon chant.

— Lilim… murmura la créature vautrée à mes pieds, dans une sorte de plainte qui, malgré sa faiblesse, me parvint au milieu du vacarme de mes cris comme le son claironnant d’un bindanay de cuivre. Conduis-moi à Lilim… Lilim… Je veux rentrer au villa… au village… au village…

Je me penchai vers Gortain. Il avait le visage maculé du jus qu’il avait bu. Des larmes noires coulaient de ses yeux tourmentés.

— Non, Poilar ! Recule, recule…

C’était Thrance. Je ne lui prêtai aucune attention. Je plongeai dans ces yeux désespérés un regard débordant de pitié et d’amour. Gortain tendit les bras et les referma sur moi comme un homme en train de se noyer. Je crus d’abord qu’il s’agissait d’une étreinte amicale, mais je sentis bientôt qu’il me tirait, qu’il essayait de m’entraîner sur le sol fangeux vers le Kavnalla. Il ne pouvait pas réussir. Ce n’était plus qu’une créature qui rampait et se tortillait dans la boue, et dont les membres avaient perdu toute leur vigueur d’antan. Mais je sentis quand même une force qui m’attirait, pas dans mon esprit cette fois, mais dans mon corps, et la peur me saisit. D’un mouvement brusque, je me dégageai et roulai sur le côté, puis, sans réfléchir, je dégainai mon couteau et tranchai la corde interminable qui reliait Gortain au monstre de la caverne. Il poussa un hurlement et se roula en boule, le corps frémissant, agité de secousses, puis il se tordit dans les convulsions et se mit à faire des bonds frénétiques en se cambrant avant de retomber.

— Chante ! m’ordonna de nouveau Traiben.

Je demeurai pétrifié, hébété. J’ouvris la bouche et il en sortit une sorte de coassement grinçant. Thrance arracha mon couteau de ma main pendante et le plongea vivement dans la poitrine de la pitoyable créature qui continuait de faire ses bonds affreux.

Gortain resta inerte dans la boue. Mais, tout autour de nous, les autres esclaves du Kavnalla commencèrent à ramper dans notre direction en se tortillant, comme s’ils avaient voulu nous encercler pour nous entraîner dans les profondeurs de la caverne.

— Sortez ! rugit Thrance. Sortez, sortez, sortez !

Et nous prîmes nos jambes à notre cou.

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