18

Quand nous atteignîmes l’autre extrémité de la cuvette entourée de collines sablonneuses et que la voix du Kavnalla ne fut plus qu’un écho grêle dans mon cerveau, je me tournai vers Thrance.

— Pourquoi m’as-tu emmené dans la caverne ?

— Je n’en sais rien. J’avais simplement envie d’y retourner. Je savais que je pourrais résister et je pensais que tu pourrais aussi.

— En fait, tu étais attiré.

— C’est possible.

Nous avions traversé une étendue de pays dont la frontière semblait marquée par des amas de roches roussâtres éboulées et nous venions de pénétrer dans la région des pics noirs à l’extrémité pointue, qui se dressaient devant nous, étincelants comme des miroirs à la lumière éclatante d’Ekmelios. Je me pris à penser que l’ascension du Mur n’aurait jamais de fin, qu’il resterait toujours une pente à gravir, un nouveau palier à franchir dans cette interminable épreuve, qu’il n’y avait nulle part de Sommet, que ce ne serait que Mur après Mur après Mur. J’avais mal à la tête et la gorge si irritée d’avoir tant chanté que j’avais l’impression d’y sentir des traits de feu.

— Le Kavnalla a effectué ses Changements sur toi, dis-je à Thrance, et pourtant tu as réussi à t’échapper. Comment est-ce possible ?

— Ce ne fut qu’une transformation partielle. Je n’ai jamais été attaché par la queue. Le Kavnalla commence par injecter son sang à ses victimes, ce qui les rend extrêmement vulnérables au feu du changement qui couve dans toutes les roches de son antre, puis elles commencent à changer de forme et deviennent les pauvres créatures que tu as vues dans la caverne. Au bout d’un certain temps s’opère le dernier des changements : la queue se met à pousser. Pour finir, elle va se fixer sur le Kavnalla et il n’y a plus aucun espoir. Il en va ainsi sur tout le Mur, partout où des transformations ont lieu.

— Il y a d’autres Kavnallas ?

— Je pense que c’est le seul. Mais il y a d’autres Royaumes, d’autres sortes de transformations. Ceux qui sont susceptibles de s’abandonner aux forces du Mur sont en danger permanent sur ses pentes.

Thrance parlait très calmement et comme s’il s’était trouvé à une très grande distance. Je le considérai avec étonnement ; je commençai à comprendre pourquoi il était l’homme qu’il était. Il avait dormi avec des démons et survécu pour raconter ce qu’il avait connu ; mais il était devenu très différent de nous.

— Je croyais pouvoir imposer ma volonté au Kavnalla et l’assujettir en me liant à lui, reprit-il en continuant à cheminer. Ce n’est qu’une sorte de gros mollusque sans défense, qui reste tapi dans les profondeurs de sa caverne de ténèbres et dépend des autres créatures pour se nourrir. Je voulais le vaincre par la force de ma volonté et ensuite, nous aurions régné ensemble, le Kavnalla et moi, étendus côte à côte dans l’obscurité ; je serais devenu le monarque du Royaume du Kavnalla et il aurait été ma Reine.

Je ne pouvais détacher les yeux de son visage. Jamais je n’avais entendu paroles aussi extravagantes, aussi démentes dans la bouche de quiconque.

— Mais, non, poursuivit-il, c’était évidemment impossible à réaliser. Il ne me fallut pas longtemps pour m’en rendre compte. Cette créature était beaucoup plus forte que je ne l’avais imaginé et j’étais incapable de la dominer. Si j’étais resté un ou deux jours de plus, j’aurais eu une queue, comme tous les autres, et j’aurais fini mon existence dans la caverne, à remuer la boue. J’ai réussi à trouver la force de m’arracher à son emprise. J’étais déjà à moitié transformé, mais je suis parvenu à sortir de la caverne en chantant à tue-tête. Et voilà ce que je suis devenu.

— Tu ne pourras jamais reprendre la forme qui était autrefois la tienne ?

— Non, répondit-il. Je resterai ce que je suis.


Un étroit sentier caillouteux, bordé d’arbustes rabougris aux feuilles grises et poussiéreuses, nous mena au pied des pics noirs, dans le Royaume du Sembitol. Ce qu’était le Sembitol, s’il s’agissait de quelque parasite cavernicole comme le Kavnalla, je ne le sus jamais. Mais je présume que c’était une créature similaire, car, tout comme le Kavnalla, il semblait exercer sur son peuple le même genre de domination envoûtante. Dès que nous eûmes pénétré dans ce territoire, Thrance nous montra les créatures tombées sous la sujétion du Sembitol, qui suivaient au-dessus de nous d’abruptes pistes en lacet. À cette distance, ce n’étaient guère que de petites taches sombres sur les pentes, mais nous pouvions quand même remarquer quelque chose de bizarre dans leurs mouvements, quelque chose d’étrangement raide et saccadé dans leur démarche, évoquant ceux qui, pour exécuter la danse de la double-vie, simulent une grande vieillesse. En outre, ces créatures semblaient ne jamais se déplacer seules, mais toujours en files de quinze, vingt ou plus. Chaque membre de ces chaînes tenait d’une main un long morceau de bois à la pointe tournée vers l’arrière et de l’autre le bout du bâton de celui qui le précédait. Ils suivaient ainsi les étroits sentiers serpentant sur les contreforts des pics noirs comme les inscriptions sacrées d’un bâton de prières suivent une ligne sinueuse sur toute sa longueur.

— Est-ce parce que les sentiers sont particulièrement dangereux qu’ils s’accrochent les uns aux autres ? demandai-je à Thrance.

Il m’adressa un de ses sourires distants, indifférents, pas plus chauds que la lumière rouge et lointaine de Marilemma.

— Bien sûr que les sentiers sont dangereux, répondit-il. Mais ils le font parce qu’ils le font, sans autre raison. C’est leur manière d’être.

— Quelle est cette manière d’être ?

— Attends. Tu verras.

C’était comme si le fait de répondre à mes questions exigeait de lui un trop grand effort. Il se replia sur lui-même, refusant d’en dire plus.

Un groupe de ces inconnus nous apparut bientôt, deux ou trois lacets en contre-haut, descendant le sentier escarpé en spirale que nous étions en train de gravir. Ils étaient totalement silencieux et avançaient en file serrée, uniquement séparés par la longueur de leur bâton. En les voyant de près, je compris pour quelle raison ils avaient une démarche si saccadée ; leurs membres étaient tellement allongés et déformés qu’ils semblaient presque, même si ce n’était pas véritablement le cas, avoir des articulations doubles, avec deux genoux et deux coudes. Sur cette longue charpente ossue, le corps, mince et frêle, flottait comme s’il avait été ajouté après coup. Ils ne portaient aucun vêtement et leur peau grisâtre avait un léger luisant, comme si la chair s’était durcie pour former une enveloppe rigide et translucide.

Ils étaient tous comme cela ; sans aucune exception. Leur visage aussi était semblable, avec des traits chiffonnés, ramassés et de grands yeux fixes où brillait à peine une étincelle d’intelligence. Il n’y avait non plus entre eux aucune différence de taille. En fait, ils étaient tous identiques, comme sortis du même moule et je n’aurais su les distinguer, même si ma vie en avait dépendu.

Ils avaient véritablement un aspect bizarre et déplaisant.

Je demandai à Thrance qui ils étaient, et il me répondit que c’était le peuple du Royaume du Sembitol.

Je ne savais pas ce qu’il fallait penser d’eux, mais j’avais une théorie, aussi désagréable fût-elle.

— On dirait presque des insectes, dis-je à Thrance. Mais est-il possible qu’il existe des insectes de la taille d’un homme ?

— C’étaient des hommes autrefois, répondit-il, des hommes comme nous. Ou des femmes. Impossible de le savoir maintenant. Ils ont subi une transformation dans ce Royaume et sont devenus des insectes. Quelque chose de ce genre, en tout cas.

C’est exactement ce que je redoutais.

— Crois-tu qu’ils pourraient nous causer des ennuis ?

— En général, ils sont très pacifiques, répondit Thrance. Le seul risque est qu’ils vous offrent la possibilité de devenir comme eux. Je pense que cela pourrait facilement se faire, mais je ne vous le conseille pas.

Je lui adressai un sourire aigre. Mais nous avions un problème plus urgent à résoudre. Le sentier était juste assez large pour le suivre à la file indienne et je me demandai ce qui allait se passer quand les deux groupes se trouveraient face à face. Nous étions encore à une cinquantaine de pas des autres quand je les vis exécuter quelque chose d’inattendu et de tout à fait extraordinaire. En nous voyant approcher, ils rompirent leur file sans un mot et plantèrent tous en même temps le bout de leur bâton dans le sol, juste en bordure du sentier. Puis ils s’agenouillèrent, firent basculer leurs longues jambes par-dessus le bord du précipice et se suspendirent dans le vide, s’agrippant des deux mains à leur bâton afin de nous laisser le passage.

C’était un spectacle étonnant de voir ces vingt montagnards à la mine austère accrochés au bord de l’abîme. Je pris le temps de les regarder en passant et je ne vis aucune crainte dans leurs yeux, pas la moindre expression en réalité. Ils attendirent, immobiles comme des rochers, que nous soyons tous passés, le regard fixé devant eux comme si nous étions invisibles. Puis ils se hissèrent sur le bord du sentier, arrachèrent leur bâton et se remirent à la queue leu leu pour reprendre leur route sans nous avoir adressé un seul mot pendant toute la scène. On eût dit une rencontre comme on en fait dans les rêves.

À peu près une heure plus tard, nous croisâmes un autre groupe sur le même sentier ; comme les autres, ils fichèrent leur bâton en terre d’un même mouvement et se suspendirent dans le vide pour nous laisser passer. Mais, cette fois, il se produisit un événement malheureux. Au moment où passaient Kilarion et Jaif qui fermaient la marche de notre groupe, le sol céda brusquement au bord du sentier et une portion se détacha, entraînant deux des hommes-insectes. Ils plongèrent dans le vide sans un son et, quand ils se fracassèrent contre la paroi de l’à-pic, loin en contrebas, il y eut juste un étrange craquement étouffé, semblable au bruit que fait un récipient d’argile en se brisant, puis, de nouveau, le silence.

Ce fut un moment d’horreur, mais le pire fut que les autres hommes-insectes semblèrent totalement indifférents au sort de leurs compagnons, presque comme s’ils n’avaient pas eu conscience de leur existence. C’était impossible, car ils s’étaient suspendus les uns à côté des autres, toujours en formation serrée, et les voisins des deux victimes avaient dû les voir basculer dans le vide. Mais ils n’eurent pas la moindre réaction. Après l’accident, ils se hissèrent simplement sur le sentier, arrachèrent leur bâton du sol et reprirent leur route sans une syllabe, sans un mot de regret, sans même que l’un d’eux se donne la peine de regarder par-dessus le bord de l’abîme où avaient été précipités leurs deux compagnons.

— La vie n’a aucune valeur pour eux, observa Thrance. Pas plus la leur que la nôtre. Ce sont des êtres à l’âme vide.

Et il cracha dans le précipice.

En regardant par-dessus mon épaule, je vis que les hommes-insectes étaient déjà deux lacets plus bas et qu’ils cheminaient rapidement, pressés d’atteindre leur mystérieuse destination.


Sur les hauteurs du pic noir nous trouvâmes des replats où il était possible de bivouaquer, et nous fîmes halte pour la nuit. Notre but se trouvait encore à une certaine distance : un pont naturel de pierre qui reliait la plus haute pointe rocheuse de notre pic au sommet effilé au royaume suivant. Mais la nuit tombait rapidement et il nous parut imprudent de tenter d’aller plus loin sans attendre le lever du jour.

Comme il n’y avait pas de bois dans cette contrée, il nous fallut nous passer de feu. Je voyais pourtant briller de-ci de-là des lumières sur les versants des pics voisins et je supposai qu’il s’agissait des campements des hommes-insectes. Thrance me le confirma. Ils vivaient dans des sortes de ruches creusées dans le sol, par toute cette région accidentée aux pics noirs. Tous étaient d’anciens Pèlerins, des villageois comme nous, ayant choisi de leur plein gré de subir cette transformation qui les avait fait descendre encore plus bas que des animaux. J’étais absolument incapable de comprendre cela. Venir de si loin pour renoncer à toute humanité, à l’essence même de l’individualité dans le seul but de devenir l’un de ces êtres à l’enveloppe grise, et à l’âme vide, comme l’avait dit Thrance, et de monter et descendre sans trêve ces sentiers escarpés… Vraiment incompréhensible ! Autant que la passivité des victimes du Kavnalla, transformées en créatures cavernicoles passant leurs journées à se vautrer dans la fange, m’avait semblé incompréhensible. Ceux qui s’étaient soumis au pouvoir du Kavnalla avaient régressé au stade infantile, mais ceux qui s’étaient joints aux hordes sans âme du Royaume du Sembitol étaient descendus à un stade encore inférieur, renonçant à l’humanité même.

Puis une question me vint à l’esprit : que sommes-nous donc, tous autant que nous sommes, sinon des êtres qui marchent interminablement, qui montent et descendent sans trêve les sentiers de notre vie ? Et dans quel dessein ? Qu’est-ce qui nous avait donc poussé à venir si loin et nous poussait encore à monter plus haut ? Tout n’est-il pas en fin de compte une supercherie uniquement conçue pour nous permettre de défiler le chapelet de nos jours ? Si le bord du sentier s’effondre et que notre bâton ne nous retient plus, qu’importe si nous nous écrasons au fond du précipice ?

Sombres pensées pour une triste nuit. Hendy, qui partageait ma couche comme elle le faisait maintenant chaque soir, perçut mon trouble et se pelotonna contre moi. Je sentis peu à peu mon moral remonter et je la serrai contre moi, puis nous accomplîmes les Changements avant de nous endormir.

Le lendemain matin, deux des nôtres avaient disparu.

J’avais dû avoir le pressentiment, la veille au soir, quand mon âme avait été envahie par de sinistres pensées, que quelque chose de terrible allait se produire. Quand nous nous rassemblâmes aux premières lueurs du jour pour reprendre la route, j’eus tout de suite le sentiment que nous n’étions pas tous présents et un dénombrement rapide de mes compagnons prouva que j’avais raison. Sur les Quarante qui avaient quitté le village, cinq avaient déjà disparu en route et, ce matin-là, en laissant Thrance de côté, je n’en comptai que trente-trois. Je fis du regard le tour du groupe pour déterminer qui manquait.

— Ment ? dis-je enfin. Où est Ment ? Et il manque encore quelqu’un d’autre. Tenilda ? Non, tu es là. Bilair ? Malti ?

Bilair et Malti étaient encore avec nous, au dernier rang. Mais Ment le Balayeur avait bel et bien disparu. Et, chez les femmes, il manquait Tull des Clowns. J’envoyai des patrouilles dans toutes les directions, par groupes de trois ou quatre. Bien que notre campement se trouvât à une certaine distance de l’à-pic, je m’avançai jusqu’au bord pour regarder en bas, imaginant qu’ils avaient pu s’éloigner pendant leur sommeil et être précipités dans le vide, mais je ne vis pas de corps écrasés sur les rochers. Et tous ceux qui étaient partis à leur recherche revinrent bredouilles.

Ment était un homme discret et travailleur, qui ne se plaignait jamais. Avec sa bonne humeur communicative, Tull avait su nous distraire aux heures sombres de notre voyage. Il m’était très pénible de me résigner à leur disparition. Je fis venir Dorn, car il était de la Maison de Tull et la connaissait bien. Il avait les yeux rougis de pleurs.

— Elle ne t’a pas fait part de son intention de nous quitter ? lui demandai-je.

Il secoua la tête. Il ne savait rien ; il était abasourdi, égaré. Ment, pour sa part, n’avait jamais été homme à faire des confidences et il n’y avait parmi nous personne de sa Maison, pas même quelqu’un qui pût être considéré comme son ami.

— Oublie-les, me conseilla Thrance. Tu ne les reverras jamais. Il faut nous mettre en chemin maintenant.

— Attendons encore un peu, lui dis-je.

Je mis Thissa à contribution pour qu’elle pratique un enchantement afin de les retrouver. C’était de la magie céleste, beaucoup moins difficile pour elle que l’autre sorte. Nous lui donnâmes un des vêtements que Ment avait laissés et un jouet de Clown pris dans le sac de Tull, et elle projeta son âme dans l’air pour voir si elle pouvait trouver leurs propriétaires. Pendant ce temps, j’envoyai deux autres groupes en reconnaissance ; l’un redescendit le sentier, l’autre le gravit sur une faible distance, mais sans plus de succès que la première fois. Quand Thissa fut en mesure de parler, elle annonça qu’elle percevait la présence toute proche des deux manquants, mais que le message qu’elle recevait était confus : elle avait la conviction qu’ils étaient encore vivants, mais était incapable de nous en dire plus.

— Abandonne les recherches, insista Thrance. Il n’y a plus d’espoir. Tu peux me faire confiance : c’est de cette manière que les Quarante se dispersent, quand les transformations commencent.

— Tes Quarante, peut-être, rétorquai-je en secouant la tête. Pas les miens. Nous allons poursuivre les recherches pendant un petit moment.

— À ta guise, fit Thrance. Je pense que je ne vais pas attendre.

Il se leva, me salua courtoisement avec un sourire goguenard et commença à remonter le sentier. Bouche bée, je le regardai s’éloigner. Malgré sa patte folle, il avançait à une vitesse phénoménale et, en quelques instants, il fut à un lacet et demi au-dessus de nous sur le sentier sinueux.

— Thrance ! m’écriai-je, tremblant de fureur. Thrance !

Galli vint se placer à côté de moi et me prit par le bras.

— Laisse-le partir, dit-elle. Il est odieux et dangereux.

— Mais il connaît le chemin !

— Laisse-le aller. Avant qu’il ne se joigne à nous, nous nous sommes toujours débrouillés pour trouver notre chemin.

— Galli a raison, déclara Hendy qui venait d’arriver de l’autre côté. Nous serons beaucoup mieux sans lui.

Je savais qu’elles disaient vrai : ce Thrance à l’âme torturée nous avait été utile, mais il pouvait d’une seconde à l’autre devenir un élément perturbateur et une menace. Notre alliance n’avait jamais été exempte de réticences, un mélange de respect teinté d’inquiétude et de nécessité pratique. Mais sa transformation, bien que partielle, l’avait projeté dans un univers qui n’était pas le mien. Même s’il venait de notre village, il n’était plus entièrement l’un de nous. Il était devenu capable de tout. Absolument de tout. Il valait mieux qu’il s’en aille.

Nous passâmes encore deux heures à chercher Ment et Tull. Une longue chaîne de montagnards, formée d’au moins une trentaine d’hommes-insectes, traversa notre campement pendant que nous passions au peigne fin les cavernes et les crevasses alentour. Je les interrogeai au passage :

— Nous avons perdu deux des nôtres. Savez-vous où ils sont ?

Mais les hommes-insectes continuèrent à regarder droit devant eux, comme si je n’existais pas, et ils passèrent leur chemin sans répondre ni même ralentir le pas. Je criai à Naxa de s’adresser à eux en Gotarza, espérant qu’ils comprendraient au moins la vieille langue. Il lança quelques syllabes gutturales dans leur direction, mais cela ne provoqua aucune réaction de leur part. Ils firent un écart pour nous éviter et disparurent dans le premier lacet. Je finis par me résigner à abandonner les recherches. Nous nous mîmes en route, ayant perdu Ment et Tull, ainsi que Thrance, comme nous pouvions du moins le croire à ce moment-là. Je m’abandonnai à des idées noires, me répétant que je ne valais rien comme chef, car j’étais profondément peiné de voir des membres de mes Quarante disparaître du groupe.

Nous atteignîmes au milieu du jour le pont naturel qui nous permettrait d’accéder au Royaume suivant. L’endroit était terrifiant : une fragile passerelle enjambant des gorges aux versants à pic, un pont ténu de pierre noire et luisante, en arc, si étroit qu’on n’y pouvait passer à deux de front et bordé des deux côtés par un gouffre insondable. Talbol et Thuiman, les premiers à atteindre les abords du pont, s’immobilisèrent, les yeux écarquillés, et refusèrent de s’aventurer dessus, car il semblait si fragile qu’il ne pouvait que s’effondrer sous le poids d’un homme. Ces deux-là n’avaient assurément pas une âme de héros, mais on ne pouvait leur en vouloir. J’aurais moi-même hésité un certain temps en découvrant cet abîme. Mais nous n’avions pas le choix, il nous fallait traverser. Quantité d’autres avaient dû nous précéder sur cette voie.

— Crois-tu qu’il va s’effondrer ? demanda Galli avec un rire jovial. Laisse-moi essayer ! S’il supporte mon poids, tout le monde pourra passer !

Sans attendre mon accord, elle s’engagea sur le pont, la tête haute, les épaules rejetées en arrière, les bras très écartés pour garder l’équilibre. Elle avançait rapidement et chacun de ses pas indiquait une confiance à toute épreuve. En arrivant de l’autre côté, elle se retourna et éclata de rire.

— Venez ! cria-t-elle. Il est aussi solide que possible !

Et tout le monde traversa, même si, pour certains, ce fut plus ardu que pour les autres. Nous pouvions utiliser les ventouses de nos orteils de manière à avoir la meilleure adhérence possible, mais ce n’en était pas moins terrifiant. Le pont supportait notre poids, mais nous savions que tout faux pas nous était interdit. Chaliza était verte de peur quand elle s’y engagea ; je crus qu’elle allait perdre connaissance et basculer dans le vide à mi-chemin, mais elle finit par y arriver. Naxa passa à quatre pattes. Bilair traversa en tremblant de tous ses membres. Mais Kilarion s’y engagea à grandes enjambées, comme s’il était dans une vaste prairie, Jaif traversa le pont en chantant et Gazin franchit l’obstacle de sa démarche souple de Jongleur. Thissa sembla flotter au-dessus de l’arche de pierre. Traiben avança du pas de celui qui, bien que n’étant pas particulièrement adroit dans ce genre d’exercice, est déterminé à en finir au plus vite et c’est ce qu’il fit. La traversée d’Hendy fut pour moi un calvaire, mais elle ne montra ni crainte ni hésitation. Et mon tour vint enfin ; j’avais préféré passer le dernier comme si, en regardant mes compagnons par-derrière, j’avais pu les aider à garder l’équilibre par la seule force de mes prières. En avançant sur le pont, j’eus de bonnes raisons de maudire ma jambe torse, car, de son côté, j’avais du mal à trouver des points d’appui sur la pierre, mais j’avais appris à compenser la gêne causée par mon infirmité et acquis assez d’expérience en matière d’escalade pour maîtriser l’art de réduire ma concentration à un point situé juste devant mon nez. Je ne prêtai donc aucune attention aux courants d’air glacé qui montaient de l’abîme pas plus qu’aux reflets dansants du soleil sur les parois dénudées qui se dressaient à droite et à gauche ; je chassai de mon esprit la pensée du puits de ténèbres dans lequel je serais précipité si je posais un pied de travers ; j’avançai d’un pas, puis d’un autre, vidant mon esprit de tout ce qui pouvait distraire mon attention ; je sentis enfin Kilarion me saisir par une main et Traiben par la deuxième, et ils m’aidèrent à prendre pied de l’autre côté. Tout le monde avait franchi l’obstacle.

— Je sens une présence derrière nous, déclara soudain Thissa. Plus bas.

Et elle indiqua de la main l’autre côté du pont.

— Une présence ? Quelle présence ?

— Ment ? fit-elle en secouant la tête. Tull ? C’est possible.

Nous avions atteint une protubérance rocheuse battue par les vents, aux parois dénudées et abruptes, entièrement exposée à la férocité du soleil de midi qui, dans l’air raréfié de la haute montagne, était implacable. Je vis un éclair bleu déchirer le ciel au-dessus de nous, ce qui me parut fort étrange, car il n’y avait pas un nuage et, dans l’air sec et brûlant, les sinistres oiseaux noirs tournoyaient comme à l’accoutumée. Ce n’était assurément pas un endroit où j’avais envie de me reposer tranquillement et de traîner avec ma petite troupe. Mais c’eût été de la folie de ne pas se fier à l’intuition de Thissa. Je décidai de diviser le groupe : la majorité irait de l’avant sous la conduite de Galli afin de trouver un emplacement où nous pourrions prendre un peu de repos tout en reconnaissant le terrain, tandis que je resterais près du pont avec Thissa, Kilarion et une poignée d’autres pour voir si quelqu’un ou quelque chose venait de l’arrière.

Pendant un long moment, nous ne vîmes ni n’entendîmes rien, et Thissa commença à se demander si elle ne s’était pas trompée. Puis Kilarion poussa un cri. Nous nous dressâmes d’un bond, les yeux plissés pour nous protéger de la réverbération du soleil sur les parois de la gorge : une silhouette gravissait péniblement le sentier en spirale qui menait au pont.

L’éclat aveuglant du soleil m’empêchait de bien la discerner. Je crus voir des membres étirés, filiformes, un corps grêle, un reflet sur une peau grisâtre.

C’est un des hommes-insectes, fis-je avec une grimace de dégoût.

— Non, lança Traiben. Je crois que c’est Tull.

— Tull ? Mais comment… ?

— As-tu déjà vu un homme-insecte se déplacer seul ? me demanda-t-il. Regarde ! Regarde bien !

— Oui, c’est Tull, confirma Kilarion. Je reconnais son visage. Son visage, oui… mais ce corps…

La silhouette qui gravissait le sentier de l’autre côté du pont avançait à la manière des hommes-insectes, mais avec des gestes gauches, comme saisie d’ivresse. Elle ne semblait pas bien maîtriser les mouvements de ses membres étirés et manquait de trébucher à chaque pas. Puis elle s’arrêta, juste aux abords du pont. Elle demeura indécise, oscillant sur ses jambes, battant l’air par à-coups de ses longs bras fluets. Elle fit un pas en avant et s’emmêla les jambes de telle sorte qu’elle se laissa tomber à genoux et resta collée au sol, incapable de se relever, l’air égaré. Je distinguai parfaitement son visage : c’était celui de Tull, oui, de Tull, il n’y avait pas à s’y tromper, avec ses traits anguleux et sa grande bouche souriante de clown. Mais elle ne souriait pas. Ses lèvres étaient tirées vers le bas, déformées en une affreuse grimace de terreur et de confusion.

— Il faut aller la chercher, dit Kilarion.

C’est ainsi que nous repassâmes le pont, lui et moi, sans prendre un instant pour nous interroger sur les risques de l’entreprise. Je n’en ai gardé aucun souvenir ; tout ce que je sais, c’est que je me retrouvai de l’autre côté, que je pris Tull par les bras et les jambes avec Kilarion et que nous lui fîmes franchir l’obstacle. Une seule convulsion de peur nous eût précipités tous les trois dans l’abîme. Mais elle se laissait porter comme un vieux bout de corde et nous avancions comme une entité à quatre jambes. Ce n’est qu’après être arrivés sains et saufs de l’autre côté du pont que nous nous laissâmes tomber par terre, tremblant et frissonnant comme deux hommes au dernier stade de la maladie. Puis Kilarion éclata de rire ; je l’imitai et nous tournâmes le dos pour de bon à cet horrible pont.

Les autres s’étaient arrêtés à un millier de pas, dans une petite cuvette boisée, au pied d’une montagne bistrée, tellement plissée et contournée qu’il semblait impossible d’imaginer depuis combien de temps elle existait. Nous leur amenâmes Tull et nos trois Guérisseurs se mirent aussitôt au travail, dans l’espoir de lui rendre sa véritable forme. Les autres détournèrent la tête, par respect pour les souffrances qu’elle endurait. Mais, la seule fois où je jetai un coup d’œil dans leur direction, je vis que Jekka l’avait prise dans ses bras et qu’il accomplissait les Changements avec elle, tandis que Malti et Kreod lui tenaient les mains. Tull était à demi redevenue elle-même, mais conservait encore à moitié sa nouvelle forme. Le spectacle était si affreux que je fermai aussitôt les yeux et m’efforçai, mais en vain, d’effacer l’image de mon esprit.

Il fallut deux heures pour la rendre à sa forme première et, même quand ce fut fait, elle conserva un je ne sais quoi de bizarre, un étirement léger des membres, une touche de gris sur la peau dont elle ne pourrait jamais se débarrasser. Pas plus qu’elle ne pourrait jamais retrouver la gaieté dont un Clown doit faire montre, ou du moins qu’il doit être capable de feindre en toutes circonstances. Mais j’étais heureux de la savoir de retour parmi nous. Il ne me semblait pas séant de lui demander pourquoi elle avait choisi de s’en aller à la dérobée, ni ce qui l’avait poussée au beau milieu de sa transformation à revenir vers nous ; c’étaient les secrets de Tull et ils lui appartenaient.

Elle affirma que nous ne reverrions jamais Ment. Il faisait maintenant partie du Royaume du Sembitol. Comme je pensai qu’elle disait vrai, nous ne perdîmes pas de temps à l’attendre.

Nous prolongeâmes un peu la halte pour nous remettre des frayeurs de la traversée du pont, puis nous nous engageâmes dans cette nouvelle contrée formée de très anciennes couches inclinées et renversées de roche grise. Nous n’avions pas marché depuis une demi-heure sur le sentier raboteux, infesté de lézards, quand nous tombâmes sur Thrance, tranquillement adossé à un énorme rocher, au bord de la piste. Il nous salua très aimablement de la tête et se leva pour prendre sa place dans la colonne, sans dire un mot.

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