14

Cette nuit-là, toutes les lunes étaient au firmament. Une clarté si vive aurait pu empêcher n’importe qui de dormir, mais ce n’était pas la lumière qui me tenait éveillé. Après ma petite conversation avec Muurmut, j’étais absolument incapable de trouver le sommeil et des pensées bouillonnantes se bousculaient dans mon esprit. Je me tournai et me retournai pendant un temps qui me sembla durer plusieurs heures, en me demandant si je n’avais pas détruit mon autorité par mon empressement à faire un geste de conciliation que d’aucuns pourraient prendre pour de la lâcheté ou, au mieux, un manque de fermeté d’âme.

Je me répétai qu’un chef a tout à gagner en se montrant magnanime. Qu’il était plus sage de neutraliser Muurmut et de le désarmer par la douceur plutôt que de laisser la rage continuer à couver dans son cœur.

Mais aucune de ces belles pensées philosophiques ne m’aidait à trouver le sommeil. J’étais comme un poing serré, incapable de se détendre. Enfin vint le moment où je ne pus plus supporter de rester allongé. Je me glissai hors de mon sac de couchage et descendis au bord du ruisseau pour me passer de l’eau sur le visage.

Les autres dormaient, éparpillés autour du feu, tous sauf Kilarion et Malti qui étaient de garde. Eux-mêmes avaient l’air assoupis. Quand je passai devant eux, ils me saluèrent d’une molle inclination de tête et je les enviai d’être si près du sommeil.

En regardant sur l’autre rive du ruisseau, je vis Hendy qui, selon son habitude, s’était installée à l’écart. J’avais attiré plusieurs fois son attention sur les risques qu’il y avait à rester loin des autres, mais elle continuait à n’en faire qu’à sa tête et j’avais fini par renoncer à lui faire entendre raison.

Hendy était parfaitement réveillée, assise dans son sac de couchage, une main sous le menton, le regard fixé sur moi. Ses yeux étincelaient à la clarté de toutes les lunes. Je me souvins de l’instant où elle m’était apparue d’une beauté rayonnante, quelques heures plus tôt, quand elle était venue m’exhorter à me réconcilier avec Muurmut, et de l’odeur suave montant de ses épaules. Je la regardai et j’attendis, espérant contre toute raison qu’elle me ferait signe de la rejoindre. Mais elle se contenta évidemment de soutenir mon regard sans un geste. C’est alors qu’il me revint à l’esprit que je lui avais demandé sous l’empire de la colère si elle accomplissait les Changements avec Muurmut, tout cela parce qu’elle était venue plaider en sa faveur, et je sentis un flot de sang monter à mon visage à la vitesse de l’éclair.

Il me fallait faire amende honorable pour la grossièreté de mes propos. Bien qu’elle ne m’y eût pas invité, je commençai à traverser le ruisseau à gué. À mi-chemin, je trébuchai sur une pierre glissante et m’étalai de tout mon long ; je restai à croupetons dans l’eau froide, pestant contre ma maladresse, mais sans pouvoir m’empêcher de rire. Dans certaines circonstances, le rire est le meilleur remède. Mais la nuit n’avait pas été amusante et, plus elle avançait, plus les choses semblaient empirer.

Je me relevai et repartis. Je m’arrêtai juste devant elle, ruisselant d’eau. Elle leva les yeux vers moi et, l’espace d’un instant, je vis passer sur son visage une émotion fugitive. Était-ce de la peur ? Ou quelque chose de plus complexe ?

— Voilà, commençai-je, j’ai parlé à Muurmut comme tu me l’avais demandé.

— Oui, je sais.

— Je lui ai fait des excuses. Il ne les a pas acceptées avec beaucoup d’élégance et peut-être n’en ai-je pas mis beaucoup à les présenter. Mais nous avons fait la paix, si l’on peut dire.

— Bien.

— Et, à partir de demain, je l’inviterai à prendre part au conseil.

— Oui. Bien.

Elle n’en dit pas plus. Je restai debout, attendant autre chose. Je me sentais beaucoup plus comme un gamin de treize ans que comme l’homme de vingt ans que j’étais, avec déjà la moitié de sa vie derrière lui.

— Je peux m’asseoir à côté de toi ? finis-je par demander.

Je crus déceler sur ses lèvres l’ébauche d’un sourire.

— Si tu veux. Tu es tout mouillé. As-tu froid ?

— Pas vraiment.

— Je t’ai vu tomber en traversant.

— Oui. Je te regardais au lieu d’examiner le lit du ruisseau. Ce n’est pas le moyen le plus intelligent de passer un cours d’eau à gué. Mais c’est toi que j’avais envie de regarder à ce moment-là.

Elle ne dit rien. Son regard demeura indéchiffrable.

— Tu sais que je ne parlais pas sérieusement, poursuivis-je en m’agenouillant près d’elle, quand je t’ai demandé si tu accomplissais les Changements avec Muurmut ?

— Oui, j’ai compris ce que tu voulais dire.

— C’est parce que j’étais surpris de voir que tu prenais sa défense alors que tu ne t’étais jamais mêlée jusqu’alors à aucune de ces querelles. Et tu es venue me voir juste après Grycindil qui, elle, accomplit les Changements avec Muurmut. Alors, j’ai eu le sentiment que vous étiez de connivence. Et, dans ma colère…

— Je t’ai dit que j’avais compris. Il est inutile de ressasser les mêmes explications. Tu ne ferais qu’embrouiller encore les choses.

Hendy posa la main sur mon poignet qu’elle serra avec une force étonnante.

— Je ne supporte pas de te voir frissonner comme ça, dit-elle. Viens avec moi.

Et elle ouvrit son sac de couchage.

— Tu parles sérieusement ? Je vais tout tremper à l’intérieur.

— Ce que tu peux être bête, tout de même !

Pour la seconde fois en cinq minutes, je me mis à rire de ma propre stupidité et me glissai à côté d’elle. Elle se poussa vers la droite pour me faire de la place ; il restait un espace entre nous, mais je ne fis pas un mouvement pour le combler. Je percevais la lutte qui se déroulait entre sa défiance profonde à l’égard d’autrui et son désir de se laisser enfin aller, de s’ouvrir à une autre personne et de s’abandonner à son étreinte. Thissa, elle aussi, avait été comme cela. Mais Thissa était une santha-nilla, isolée de tous ceux qui l’entouraient par la puissance de ses pouvoirs ; jamais elle ne pourrait être plus qu’une visiteuse dans la vie des autres. J’avais au contraire le sentiment qu’Hendy luttait pour sortir enfin de cette réserve dans laquelle elle était cloîtrée. La lutte ne devait pas être facile, mais elle avait décidé que le moment était venu d’y mettre un terme. J’étais à la fois surpris et reconnaissant d’être celui qu’elle avait choisi. Elle pouvait avoir de moi tout ce qu’elle désirait, que ce fût une longue discussion tranquille, un moment de tendresse ou bien les Changements. Je me dis que j’allais me montrer aussi patient et aussi doux que j’étais capable de l’être. J’avais commis assez de maladresses pour cette nuit.

— Ce n’est pas vrai que tu es bête, Poilar, dit-elle en s’allongeant, le visage levé vers le ciel. Je sais que tu essayais seulement d’être gentil.

Des paroles de ce genre n’appellent pas de réponse. Je restai donc étendu à côté d’elle, sans rien dire.

— Et tu savais depuis le début, poursuivit-elle, qu’il n’y avait rien entre Muurmut et moi, qu’il ne pourrait jamais rien y avoir entre nous.

— Oui, je le savais. Je te parle sincèrement.

— Jamais je ne choisirais comme amant un homme tel que Muurmut. Il me rappelle trop les hommes de Tipkeyn qui m’ont arrachée de notre village quand j’étais petite. Tu sais, Poilar, reprit-elle après un silence, je n’ai jamais choisi personne comme amant.

Je la regardai avec stupéfaction.

— Tu n’as jamais accompli les Changements ? Avec personne ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit, répondit-elle, et je me sentis une fois de plus parfaitement stupide. J’ai dit que je n’ai jamais choisi personne. Choisir signifie agir en toute liberté.

— Tu veux dire que, pendant que tu vivais à Tipkeyn… contre ton gré… on a essayé de te…

— Oui. Mais ne me pose pas de questions, je t’en prie.

Je ne pus m’empêcher de le faire.

— Comment est-ce possible ? On ne peut pas accomplir les Changements sous la contrainte. C’est impossible si la femme ne les provoque pas en elle-même…

La voix me manqua et je gardai le silence. Que pouvais-je savoir de ces choses ? Il y avait en ce monde des maux dont je ne soupçonnais même pas l’existence et, à l’évidence, certains avaient frappé Hendy… Encore une fois, je me conduisais stupidement.

Je me sentais incapable de la regarder, je ne voulais pas surprendre la honte sur son visage. Je me retournai de manière à être allongé sur le dos, les yeux levés vers le ciel éclairé par les lunes, comme elle.

— J’avais dix ans, reprit-elle doucement. J’étais dans un village inconnu, complètement terrorisée. Ils m’ont donné du vin, un vin très fort, et la peur a commencé à me quitter. Puis ils se sont mis à me toucher. Ils m’ont dit ce que je devais faire et, quand je regimbais, ils me faisaient boire. Au bout d’un moment, je ne savais plus où j’étais, ni qui j’étais, ni ce que je faisais.

— Non ! m’écriai-je. C’est monstrueux ! On ne traiterait pas un animal de la sorte !

Pour ne pas l’embarrasser, je continuai à regarder en l’air au lieu de me tourner vers elle, et, comme elle, je parlai au ciel, de sorte qu’on eût dit une conversation entre deux êtres désincarnés.

— J’étais une étrangère dans ce village, reprit-elle. Ils n’avaient aucun lien de parenté avec moi. Je n’avais pas de Maison. Pour eux, je n’étais qu’un animal, rien d’autre. Une femelle, quelque chose dont on se sert.

Sa voix prit brusquement des intonations effrayantes.

— Alors, ils se sont servis de moi. Au bout d’un certain temps, ils ont cessé de me donner à boire. Je me débattais, je les mordais, je leur donnais des coups de pied, mais c’était inutile.

— Cela s’est produit plusieurs fois ?

— J’ai passé quatre années à Tipkeyn.

— Par tous les dieux ! Non !

— Puis j’ai réussi à m’enfuir. Un jour d’orage, où des éclairs zébraient tout le ciel et où ils étaient si terrifiés qu’ils ne pensaient qu’à courir se mettre à l’abri, je me suis enfoncée dans la forêt. Mais l’un d’eux m’a vue, il m’a rattrapée et m’a dit qu’il me tuerait si je ne revenais pas au village avec lui. Il avait un couteau. Je lui ai souri comme on m’avait appris à le faire. Je lui ai dit de poser son couteau, que nous allions faire les Changements sans perdre de temps, car l’orage était bientôt fini et que j’avais terriblement envie de lui. Il m’a crue. J’ai pris le couteau et je lui ai tranché la gorge. Ce sont trois femmes de notre village qui m’ont trouvée errant dans les champs, bien plus tard… Quelques jours, une semaine, un mois, je n’en sais rien. J’étais à moitié folle de faim et d’épuisement. Elles m’ont ramenée au village. Personne de ma famille ne m’a reconnue, car j’étais devenue une femme alors que c’est une fillette qui avait été enlevée. Personne ne voulait de moi, à cause de ce qui m’était arrivé à Tipkeyn. C’est la première chose qu’on m’a demandée : est-ce qu’ils t’ont forcée ? Et j’ai répondu oui, oui, ils m’ont forcée, maintes et maintes fois. J’aurais peut-être mieux fait de mentir, mais comment cacher cela ? Ils voulaient de nouveau me chasser du village, mais les chefs des Maisons sont venus me voir. Parmi eux, il y avait ton parent, Meribail, qui a demandé : « Qu’allons-nous faire d’elle ? » Et le chef de ma propre Maison a répondu…

— Quelle est ta Maison ? fis-je en constatant avec étonnement que je ne le savais pas.

— Les Glorieux.

— Les Glorieux ? Mais…

— Oui, je sais, le Pèlerinage nous est interdit. Le chef de ma Maison a donc répondu : « Nous devrions lui demander ce qu’elle a envie de faire. » Et, moi, j’ai dit : « Devenir un Pèlerin. » Je n’étais plus chez moi dans notre village et j’aurais préféré me tuer plutôt que de repartir à Tipkeyn, alors la seule solution était le Mur. Mon Pèlerinage avait commencé le jour où les hommes de Tipkeyn m’avaient enlevée et tout le monde le savait. Tout fut donc arrangé. Mon nom fut rayé de la liste de la Maison des Glorieux et il fut convenu avec les Maîtres de la Maison du Mur que je serais du nombre des Pèlerins de mon année. On me permettrait de partir sur Kosa Saag pour m’y perdre à jamais. Je n’avais rien à craindre des criblages, car les Maîtres savaient que j’avais été choisie à l’avance pour faire le Pèlerinage. Voilà pourquoi je suis ici.

— Par tous les dieux ! murmurai-je, incapable de dire autre chose. Par tous les dieux, par tous les dieux !

— Pourquoi est-ce que je te raconte tout cela ? reprit-elle d’une voix étrangement lointaine, fragile et ténue comme un air de flûte.

— Je ne sais pas.

— Moi non plus. J’imagine qu’il fallait que j’en parle à quelqu’un.

Je perçus un mouvement à côté de moi, et je vis qu’elle s’était tournée vers moi et que l’espace qu’il y avait entre nous s’était réduit à la largeur d’un doigt.

— Ce que je veux, poursuivit-elle de la même voix lointaine, c’est voir les dieux du Sommet et être purifiée à leur contact. Je veux qu’ils me transforment. Qu’ils fassent de moi quelqu’un d’autre. Ou même quelque chose, cela m’est égal. Je ne veux plus être celle que je suis. Ces souvenirs qui me hantent sont trop lourds à porter, Poilar. Je veux m’en débarrasser.

— Il en sera fait selon ton désir. Les dieux nous attendent tout là-haut, Hendy, j’en suis sûr. Et je sais aussi qu’ils feront ce qu’il faut pour toi quand nous nous présenterons devant eux.

— Tu crois cela ? demanda-t-elle avec ferveur. Tu le crois vraiment ?

— Non.

Ma voix sonna comme un grelot fêlé quand je lâchai ce non. Mon pieux mensonge me laissait une amertume dans la bouche. Que savais-je de ce qui nous attendait au Sommet ? Et puis Hendy n’était plus une enfant ; comment pouvais-je espérer la réconforter avec une histoire à dormir debout ?

— Non, Hendy, repris-je en secouant la tête, en fait je ne le crois pas. Je n’ai pas la moindre idée de ce qui nous attend là-haut. Mais j’espère que nous trouverons les dieux, qu’ils sont miséricordieux et qu’ils soulageront ta peine. Je prie pour qu’il en soit ainsi, Hendy.

— Tu es très gentil. Et franc.

Il y eut un nouveau silence.

— Je me suis souvent demandé ce que cela fait de choisir un amant pour les Changements, comme les autres. De regarder quelqu’un et de lui dire : « Toi, tu me plais, viens t’allonger près de moi, donnons-nous mutuellement du plaisir. » Cela paraît si simple. Mais jamais je n’ai pu me résoudre à le faire.

— À cause de Tipkeyn ?

— Bien sûr, à cause de Tipkeyn.

Je la regardai plus attentivement. Le bord de son sac de couchage était partiellement rabattu et, à la clarté des cinq lunes, je vis qu’elle avait commencé à prendre sa forme femelle, que ses seins pointaient et que sa peau luisait de la mince pellicule de sueur indiquant que le Changement se poursuivait plus bas. Cela suffisait en général à un homme. Mais, si je me décidais maintenant et commençais à l’étreindre, sans qu’elle me l’eût demandé, aurait-elle le sentiment de m’avoir choisi ? Peut-être était-elle incapable de s’en empêcher, peut-être amorçait-t-elle les Changements d’une manière automatique, simplement parce que nous étions étendus côte à côte, tout près l’un de l’autre. Peut-être s’efforçait-elle désespérément de résister, de se forcer à revenir à l’état neutre.

Mon propre membre viril était apparu et j’avais toutes les peines du monde à me maîtriser. Mais je me contraignis à attendre.

Mon hésitation fut interminable et rien ne se passa. Nous restâmes comme nous étions, tout près l’un de l’autre, mais sans nous toucher.

C’est elle qui finit par rompre le silence de plus en plus tendu.

— Tu n’as pas envie de moi, dit-elle. À cause de Tipkeyn.

— Pourquoi cela aurait-il de l’importance ?

— Ils m’ont souillée. Ils m’ont couverte de leur saleté. Ils ont fait de moi quelque chose de sale.

— Ils ne se sont servis que de ton corps, Hendy. De ton corps, pas de toi. Quand ils en avaient fini avec ton corps, tu étais encore toi. Le corps peut être souillé, mais pas l’esprit qu’il renferme.

— Si tu avais envie de moi, poursuivit-elle d’un air peu convaincu, tu m’aurais prise dans tes bras. Mais tu ne l’as pas fait.

— Tu ne me l’as pas demandé. Je ne le ferai pas, si tu ne me le demandes pas.

— C’est vrai, ce que tu dis ?

— Tu m’as expliqué que tu n’as jamais choisi un amant. Je voudrais te laisser faire ce choix.

— Mon corps a choisi, dit-elle. Mon corps et moi, nous avons choisi.

Elle plaça les mains sous ses seins et les remonta vers moi.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? D’où crois-tu qu’ils viennent et pourquoi ? Oh ! Poilar ! Poilar !

C’en était trop. Je posai les mains sur les siennes et, pendant quelques instants, nous restâmes ainsi, puis ses mains se retirèrent. Mes lèvres effleurèrent sa joue et descendirent le long de sa gorge.

— J’ai peur, dit-elle d’une toute petite voix.

— N’aie pas peur.

— Mais je ne sais pas ce qu’il faut faire. Tout ce que je sais faire, c’est rester allongée et attendre qu’on se serve de moi.

— Tu crois ça, mais ce n’est pas vrai. Fais ce que tu as envie de faire et ce sera bien.

Ma main glissa le long de son ventre jusqu’à l’endroit tout chaud entre ses cuisses. Elle était prête.

— J’ai peur, Poilar, répéta-t-elle.

— Tu veux que je parte ?

— Non… Non…

— Alors, de quoi as-tu peur ?

— Que ce ne… soit pas bien… pour toi…

— Ne t’occupe pas de moi. Fais en sorte que ce soit bien pour toi.

Ce qu’elle fit ensuite fut tout à fait inattendu. Elle s’enfonça dans le sac de couchage et posa la main sur ma jambe torse, d’abord timidement, puis avec plus d’assurance, caressant très délicatement la cheville. Jamais personne ne m’avait fait cela et je n’en revenais pas. Je faillis la repousser. Puis je compris, du moins je le pense, ce qu’elle voulait me dire avec cette caresse, à savoir qu’elle acceptait mon infirmité comme j’acceptais la sienne, la mienne étant physique, la sienne intérieure, une infirmité de l’esprit. C’était une manière de déclaration d’amour. Je la laissai continuer à caresser ma cheville pendant un petit moment, puis je l’attirai doucement vers moi jusqu’à ce que son visage revienne à la hauteur du mien et je lui souris en hochant la tête. Ses yeux brillaient dans l’obscurité. J’y lus la peur et aussi le désir.

— Poilar ?

— Oui ?

— Poilar…

— Oui. Oui.

L’image des hommes de Tipkeyn faisant cercle autour d’elle, la forçant à boire du vin et riant plus fort à mesure que l’ivresse la gagnait passa fugitivement devant mes yeux. Je la chassai avec rage. Il ne fallait pas qu’ils soient présents dans mon esprit s’ils devaient être un jour expulsés de celui d’Hendy.

— Poilar, dit-elle doucement quand je m’allongeai sur elle.

— Oui.

— Poilar. Poilar. Poilar…


Après, nous allâmes nous baigner dans le ruisseau. Elle était calme, apaisée, apparemment heureuse. Les Changements permettent à celui qui les accomplit de sortir de la prison de sa chair solitaire pour être transporté vers les dieux ; pendant un petit moment, il a le sentiment de ne faire qu’un avec eux, mais le retour, inéluctable, se fait toujours trop tôt. J’espérais qu’il en était allé ainsi pour Hendy. Je ne lui posai aucune question, ni sur ce qu’elle avait ressenti pendant notre étreinte, ni sur ce qu’elle éprouvait maintenant, non pas parce que je redoutais une réponse désagréable, mais simplement parce que je voulais que ce moment existe par lui-même, sans interrogatoire, sans analyse ni introspection. Elle savait ce qu’elle avait ressenti, comme je savais ce que j’avais ressenti. Je pensais que cela devait nous suffire.

Dès le lendemain, tout le monde sembla au courant de ce qui s’était passé entre Hendy et moi. C’était comme s’ils avaient tous été alignés le long du ruisseau pour nous observer pendant la nuit.

Il y eut des petits sourires, des regards narquois, des airs entendus. Notre comportement ne fut pourtant pas de nature à leur mettre la puce à l’oreille : elle ne m’adressa que quelques mots de toute la journée, cheminant selon son habitude à la queue de notre colonne, et tourna à peine la tête vers moi quand nous fîmes halte et que tout le groupe fut rassemblé. Elle savait, je savais et cela nous suffisait. Mais les autres aussi savaient. Il est très rare d’avoir des secrets dans un groupe de Pèlerins. Je doutais fort que l’on nous eût épiés ; je soupçonnais plutôt qu’il y avait autour d’Hendy et de moi-même une sorte d’aura, le genre de lumière émanant de ceux qui, après avoir longtemps conservé leurs distances, acceptent enfin de se laisser porter l’un vers l’autre. C’est une chose qui se voit. Qui se voit toujours. Il y a une intensité impossible à cacher, un rayonnement, et toutes les tentatives pour le dissimuler n’ont pour résultat que de donner plus de force à cet éclat.

Je me demandai ce que pouvaient bien penser certaines des autres femmes avec qui j’avais accompli les Changements au cours de notre voyage. Il y a toujours celles qui se disent que c’est un privilège de faire les Changements avec un chef. Elles y tiennent comme à une marque de préférence de sa part, quel que soit le prix qu’il faille y attacher. Le début de cette nouvelle liaison qui promettait de n’être pas une simple passade allait-il susciter des rancœurs ? J’espérais que non ; mais, s’il devait y en avoir, tant pis. Je ne leur devais rien. Il n’y avait eu d’engagement avec aucune d’elles ; il ne pourrait jamais y en avoir. Pendant un Pèlerinage, on se rencontre, on se plaît, on accomplit les Changements et on se quitte. Il peut arriver qu’on se remette ensemble pendant quelque temps. C’est ce qui s’était passé pour moi avec Galli, avec Stum, avec Marsiel, avec Min et avec Thissa. Il n’y a pas d’engagement dans un Pèlerinage, pas d’obligations. Je m’étais accouplé une fois avec Galli, puis avec Thissa et encore avec telle ou telle autre, et maintenant avec Hendy, c’était tout. Ainsi vont les choses. Je m’engagerais peut-être un jour avec Hendy, quand nous ne serions plus sur le Mur. Mais peut-être pas. Qui pouvait le dire ? Qui pouvait dire si nous quitterions un jour le Mur ? Pour l’instant, nous y étions et c’était la seule chose qui comptait. Notre vie était suspendue pendant toute l’ascension. Et l’ascension pouvait ne jamais avoir de fin.

Ce jour-là, comme je m’étais promis de le faire, je parlai à Muurmut.

— Mon intention est de chercher un passage entre ces deux pics, lui dis-je. La ligne des arbres de cette gorge semble indiquer la présence d’un cours d’eau et il nous sera peut-être possible de le suivre. Qu’en penses-tu ?

Je tendis le bras au hasard, en direction de deux sommets lointains, deux de ces pics de roche rouge se dressant de tous côtés, dont les versants abrupts étaient couverts jusqu’à la base par une dense coulée de verdure. Des grezbors sauvages auraient été incapables de gravir une pente si raide. Sans l’aide d’ailes pour nous porter jusqu’au sommet, il en irait de même pour nous.

— Eh bien… commença Muurmut, et je compris aussitôt, à son hésitation, qu’il n’avait pas plus que moi la moindre idée de la direction à suivre. Tu as peut-être raison, Poilar. Mais je dois te dire que je connais un peu la magie céleste et que j’ai pratiqué un enchantement qui me permet de voir les choses sous un angle entièrement différent.

Je faillis éclater de rire à l’idée de ce gros joufflu de Muurmut le Vigneron pratiquant la magie céleste ou toute autre forme de magie. Les enchantements sont la prérogative de la Maison des Sorciers, leur apanage exclusif. Mais je devais m’efforcer d’être conciliant comme je suppose qu’il le faisait aussi, à sa manière.

— Quelle route proposes-tu donc de suivre ? demandai-je simplement, au lieu de ricaner ou de prendre un ton railleur.

Il en demeura pantois. Je pense qu’il ne s’attendait pas à ce que je lui pose la question à brûle-pourpoint.

— Celle-ci, répondit-il au bout d’un moment en indiquant l’est de la tête, à l’opposé de la direction que je venais de montrer.

Il l’avait à l’évidence choisie au petit bonheur, tout comme moi.

— Tu vois cette montagne là-bas, incurvée en forme de selle, sous la traînée de nuages qui rappelle une lance. Si nous montons sur cette selle, nous pourrons piquer des deux vers le ciel.

— C’est ton avis ?

— C’est ce que me dit le charme que j’ai jeté, de la manière la plus claire.

— Dans ce cas, déclarai-je, c’est là que nous irons.

Il me regarda, l’air abasourdi. Mais qu’avais-je à perdre ? Si la direction choisie par Muurmut se révélait être la bonne, cela nous permettrait enfin de quitter la vallée verdoyante et de reprendre notre ascension, ce qui était la seule chose qui importât véritablement. Et si sa magie céleste se révélait n’être qu’une invention, comme je le soupçonnais, au moins personne ne pourrait prétendre par la suite que je nous avais volontairement privés des conseils avisés de Muurmut dans le seul but de rehausser mon propre prestige.

Je réunis donc tout le monde pour leur annoncer la nouvelle.

— La magie céleste de Muurmut nous indique que c’est la montagne en forme de selle que nous devons escalader. Et tout le crédit ira à Muurmut s’il est prouvé que sa magie nous a mis sur la bonne route.

Je fis des gestes dans sa direction, comme s’il était la source de toute sagesse ; il sourit, hocha la tête et salua de la main comme s’il venait d’être choisi pour devenir le chef de sa Maison. Mais sa face devint encore plus rouge qu’à l’accoutumée et je compris qu’il avait percé mon jeu et que cela ne faisait qu’accroître sa haine. Tant pis pour lui. Il avait voulu être le chef ; à lui de jouer.

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