10

Je ne saurais dire combien de temps il nous fallut pour traverser ce vaste plateau. Sans doute plusieurs semaines ; mais chaque jour se fondait dans le suivant et nous n’en tenions pas le compte. C’était une étendue accidentée, inculte, broussailleuse, morne et brûlée par le soleil, pas aussi plate qu’elle l’avait semblé de prime abord, dont les déclivités, les épaulements, les vallons et les crevasses étaient autant d’obstacles quotidiens. Même dans ses portions les plus planes, le sol était rocailleux et la marche difficile. La végétation y était pauvre et, en majeure partie, inutilisable : des plantes ligneuses, fibreuses, épineuses, sans feuilles ou presque, qui ne nous fournissaient guère que des racines amères et des fruits insipides et peu juteux. Les seuls animaux que nous voyions étaient de petites créatures à la fourrure grise, efflanquées, hideuses et mal proportionnées, qui détalaient à notre approche. Elles étaient trop vives pour que nous puissions les attraper et refusaient de s’approcher des pièges que nous leur tendions. Mais c’était aussi bien, car je pense qu’elles ne nous auraient pas apporté beaucoup de chair et aucun plaisir. Les rares cours d’eau n’étaient guère plus riches en poisson, mais de longues et patientes heures de pêche nous procuraient en abondance des poissons pleins d’arêtes, aux flancs argentés, dont nous faisions notre ordinaire.

Dès la deuxième journée, peut-être la troisième, je me pris à détester le plateau. Je n’avais jamais éprouvé de ma vie une haine comparable à celle que j’avais pour cet endroit. C’était une étendue désolée qui ne nous permettait pas de progresser vers le haut, la seule progression que je souhaitais. Et pourtant, il fallait le traverser. Il faisait donc, d’une certaine manière, partie de notre marche, il était une nécessité de notre itinéraire, mais cela ne m’empêchait pas de le détester. Toute grandeur en était absente. Les hauts pics dominant la vallée étaient maintenant derrière nous, dissimulés par des plis de terrain, et le grand pic baptisé Kosa Saag, le plus majestueux de tous, se trouvait devant nous, à une distance incroyable, tout au bout du plateau. Voilà pourquoi je le haïssais, parce qu’il fallait le traverser.

Nous marchions de l’aube au crépuscule, jour après jour, et la montagne semblait demeurer à la même distance. C’est ce que je ne pus m’empêcher de faire remarquer un après-midi, quand je commençai à succomber à la lassitude.

— À la même distance ? fit Naxa avec humeur. C’est bien pis : elle recule à mesure que nous avançons. Nous ne l’atteindrons jamais, même si nous devons marcher mille ans !

Des voix s’élevaient derrière nous, des murmures et des grognements de protestation qui allaient dans le même sens. Muurmut était évidemment l’un des plus bruyants.

— Qu’en penses-tu, Poilar ? poursuivit Naxa d’une voix qui perçait comme une vrille jusqu’au fond de mon âme. Faut-il renoncer à poursuivre l’ascension et bâtir un village ici ? Nous n’avons certainement rien à gagner en continuant, et je doute fort que nous puissions jamais retrouver notre route.

Je ne répondis pas. Je regrettai déjà d’avoir fait cette remarque, et c’eût été folie de me laisser entraîner dans une discussion pour savoir si nous devions renoncer au Pèlerinage.

Grycindil des Tisserands, dont la langue se faisait de plus en plus acérée depuis que nous étions sur le plateau, se tourna vers Naxa.

— Vas-tu te taire ! dit-elle. Nous n’avons pas besoin de tes idées noires de Scribe stupide !

— Moi, j’en ai besoin, s’écria Naxa. Elles me tiennent chaud la nuit. À propos, Grycindil, il y a peut-être autre chose que je peux faire pour te tenir chaud !

Il la poussa du coude et avança le visage près du sien avec un sourire mauvais.

— Qu’est-ce que tu en dis, la Tisserande ? Tu n’as pas envie de tisser quelques Changements avec moi, ce soir ?

— Idiot ! répondit Grycindil.

Et elle l’abreuva d’injures, à tel point que je crus qu’il allait être emporté par ce torrent.

— Vous êtes deux idiots, glissa Galli, mais d’un ton enjoué. On respire mal en altitude et vous feriez mieux d’économiser votre souffle pour des choses plus intéressantes.

— Tu sais, Poilar, dit à voix basse Kath qui marchait à côté de moi, je suis prêt à noyer Naxa dans le prochain torrent, si seulement cela pouvait m’éviter d’entendre sa voix geignarde.

— Excellente idée. Si seulement c’était possible.

— Mais je dois avouer que, moi aussi, cela m’inquiète de voir que la montagne ne se rapproche pas.

— Elle se rapproche à chaque pas que nous faisons, répliquai-je sèchement.

Je sentais la colère me gagner. Peut-être mes propres doutes étaient-ils en train de ronger mon âme. Naxa était simplement horripilant, mais Muurmut était capable de me mettre en difficulté si ce genre de discours continuait de circuler, et je savais qu’il le ferait sous peu. Je devais y mettre le holà.

— Elle donne seulement l’impression de rester à la même distance, Kath, et c’est ce que j’ai dit à Naxa. Et puis, nous ne sommes pas pressés. Même si nous devions passer le reste de nos jours à effectuer le Pèlerinage, ce ne serait pas grave.

Il me considéra pendant un long moment, comme si cette pensée ne lui était jamais venue à l’esprit. Puis il hocha la tête et nous poursuivîmes notre route sans rien ajouter. Au bout d’un certain temps, les murmures cessèrent dans notre dos.


Mais les paroles de Naxa avaient instillé un poison dans mon âme. Ce soir-là, au bivouac, je sombrai dans une morosité et un abattement si profonds que j’avais de la peine à me reconnaître. Je ne pouvais penser qu’à une seule chose : ce plateau n’a pas de fin, ce plateau n’a pas de fin, nous allons passer toutes les années qui nous restent à essayer de le traverser. Et je me disais que Naxa avait raison, qu’il valait mieux faire demi-tour et bâtir un nouveau village sur les premières pentes, plutôt que de nous épuiser dans cette interminable et vaine quête.

Une forte envie de renoncer au Pèlerinage m’assaillait par vagues successives. Naxa avait raison. Muurmut avait raison. Tous les timorés avaient raison. Pourquoi tous ces efforts, dans l’espoir de trouver des dieux qui n’existaient peut-être pas ? Nous avions gâché notre vie en entreprenant ce stupide Pèlerinage. Nous n’avions plus maintenant le choix qu’entre la honte d’un retour prématuré au village et la mort qui nous guettait dans cette immensité désolée.

C’était trop pour moi ; je me sentais écrasé par l’envie de renoncer ; la tentation de baisser les bras devenait irrésistible ; et je sentais en même temps mon âme saisie par le froid, mon esprit serré comme dans un étau de glace.

Tout cela était nouveau pour moi, ces sentiments mêlés de défaite et de désespérance. C’était la monotonie du plateau qui me faisait cela et aussi le poison insidieux des paroles de Naxa. Tandis que les autres, vautrés autour du feu de camp, chantaient des chansons de notre village et riaient des facéties de Gazin le Jongleur et de Dorn et Tull, nos deux Clowns pétulants, je m’éloignai pour aller m’asseoir tristement à l’écart dans le creux d’un rocher gris mangé par une mousse sèche, le regard dans le vide, fixé au loin, incapable de mesurer l’effrayante distance qu’il nous restait à parcourir. Deux lunes maussades étaient accrochées au firmament, Karibos et Theinibos, et, à la lumière crue de leur faces grêlées, je ne voyais que tristesse et chagrin dans ce paysage desséché, rongé par l’érosion. Je crois que l’heure que je passai à regarder les animaux nocturnes au dos hérissé de piquants filer dans cette étendue désolée fut la plus pénible de ma vie. À la fin, j’étais prêt à lever le camp et à prendre piteusement le soir même le chemin du retour. Pour moi, le Pèlerinage s’achevait sur-le-champ. Il n’avait plus aucun sens. Il ne rimait absolument plus à rien. À quoi bon continuer ? À quoi bon faire quoi que ce soit ? Je me pris à regretter de ne pas avoir perdu l’équilibre sur l’à-pic de Kilarion pour basculer vers une mort rapide plutôt que de traîner sur ce plateau une existence inutile.

Traiben apparut soudain devant moi.

— Poilar ?

— Laisse-moi tranquille, Traiben.

— Qu’est-ce que tu fais assis comme ça ?

— Je profite du clair de lune, répondis-je d’un ton amer.

— Et à quoi penses-tu, assis au clair de lune, Poilar ?

— À rien. Je ne pense à rien du tout.

— Dis-le-moi.

— À rien. À rien. À rien.

— Je sais à quoi tu penses, Poilar.

— Alors, dis-le-moi, lançai-je en redoutant que ce ne fût vrai.

Et, s’il le savait vraiment, je n’étais guère désireux de l’entendre de sa bouche. Il se pencha légèrement afin de placer ses grands yeux ronds à la hauteur des miens, et je découvris dans ces yeux quelque chose – une violence, une férocité, une furie – que je n’y avait jamais vu. Il ne faisait aucun doute qu’il y avait en lui un Pouvoir.

— Tu penses au village, dit-il.

— Non. Je ne pense jamais au village.

— Si, au village. À notre Maison. À Turimel des Glorieux. Tu es étendu sur un lit avec Turimel, dans notre Maison, et vous accomplissez ensemble les Changements.

— En ce moment, Turimel est heureuse aux côtés de Jecopon le Chanteur avec qui elle s’est engagée, il y a cinq années. Je ne pense jamais à Turimel.

Je détournai la tête, incapable de soutenir son regard farouche.

— Pourquoi me harcèles-tu comme ça, Traiben ?

Il me prit par le menton et me força à tourner la tête vers lui.

— Regarde-moi !

— Traiben…

— Tu as envie de rentrer, Poilar ? C’est bien cela ?

— Ce plateau me rend malade.

— Oui, il nous rend tous malades. As-tu envie de rentrer ?

— Non. Bien sûr que non. Qu’est-ce que tu racontes ?

— Nous avons fait un serment, toi et moi, quand nous avions douze ans.

— Oui, je sais, fis-je d’une voix très faible.

Comment aurais-je pu l’oublier ?

— Nous grimperons jusqu’au Sommet, commençai-je en parodiant notre promesse, nous rencontrerons les dieux, nous contemplerons toutes les merveilles et apprendrons tous les mystères. Puis nous regagnerons le village. Voilà le serment que nous avons fait.

— Oui, dit Traiben en continuant de me fixer d’un regard implacable, comme si j’étais l’ennemi juré de sa Maison, et, en ce qui me concerne, j’ai l’intention de tenir parole.

— Moi aussi.

— Vraiment, Poilar ? Vraiment ?

Il me prit par les épaules et me secoua si fort que je crus que j’allais changer de forme.

Je le laissai me secouer. Sans rien dire, sans rien faire.

— Poilar, Poilar, Poilar, qu’est-ce qui ne va pas ce soir ? Dis-moi ! Dis-le-moi !

— Le plateau. Le clair de lune. Les distances.

— Voilà pourquoi tu as envie de rebrousser chemin. Muurmut ne se sentira pas de joie quand il découvrira que Poilar, le grand chef Poilar, est complètement abattu ! Le Sommet ne signifie donc plus rien pour toi ? Ni les dieux ? Ni notre serment ? La seule chose que tu désires, c’est abdiquer et rentrer ?

— Mais non, répondis-je sans conviction. Non, pas du tout.

— Je sais que je suis dans le vrai, reprit-il en secouant la tête, mais tu ne l’avoueras pas, même à moi.

— Serais-tu devenu un Sorcier, Traiben, pour lire aussi facilement dans ma pensée ?

— J’ai toujours lu jusqu’au fond de ta pensée, Poilar. Inutile de feindre avec moi. Tu as envie de rentrer. Vas-y, dis-moi que ce n’est pas vrai !

Ss yeux lançaient des éclairs. À mon grand étonnement, je compris qu’il me faisait peur, pour la première fois.

J’étais incapable de répondre.

— Eh bien, reprit-il après un long silence, d’une voix froide et calme, j’ai une seule chose à te dire, Poilar : quoi que tu fasses, j’ai l’intention d’être fidèle à ma parole. Même si je dois être le seul à vouloir continuer, je continuerai. Oui, je continuerai. Et quand tu regagneras le village, dans un ou deux ans, ou bien dans trois ou quatre, et qu’on te demandera où est Traiben, tu pourras dire qu’il est parti vers le Sommet, qu’il s’y trouve à présent et qu’il parle philosophie avec les dieux.

Il recula et tendit la main, les doigts écartés formant le signe d’adieu.

— Tu me manqueras, Poilar. Je n’aurai jamais un autre ami comme toi.

Furieux, je tapai sur son poignet pour lui faire baisser le bras.

J’avais le sentiment qu’il me traitait avec condescendance, et c’était quelque chose que je ne pouvais supporter de sa part.

— Ce sont des bêtises, Traiben. Tu sais très bien que je serai à tes côtés quand tu atteindras le Sommet.

J’avais lancé ces mots d’une voix brusque, en voulant y mettre toute la conviction dont j’étais capable. Mais la conviction en était absente et Traiben le savait aussi bien que moi.

— En es-tu sûr, Poilar ? demanda-t-il. En es-tu vraiment sûr ?

Là-dessus, il s’éloigna et me laissa, sans que je sache si je me mentais à moi-même.


Je demeurai seul, désorienté, pendant encore au moins une heure, puis, quand tous les autres, sauf ceux qui étaient de garde, furent couchés, je regagnai le campement et me glissai dans mon sac de couchage. Je fis de nouveau cette nuit-là le rêve de l’étoile, celui que je faisais depuis mon enfance, mais jamais il n’avait eu une telle intensité, même la première fois, la nuit où le village tout entier l’avait partagé avec moi. Je me tenais seul sur la cime dentelée d’une montagne noire battue par des vents glacés. Tout baignait autour de moi dans la lumière divine, la lumière démoniaque, la lumière qui provient de la fin des temps et rayonne vers les commencements. Les genoux ployés, je me baissai pour bondir et pris mon essor vers le Ciel, le pays radieux où les dieux ont leur demeure. Et les étoiles, vivantes, vibrantes et plus ardentes qu’aucun feu ne le sera jamais, s’ouvrirent à moi, m’étreignirent, me prirent parmi elles, et je sentis des flots de sagesse divine s’engouffrer dans mon âme.

Tous mes doutes furent consumés en un instant par le feu des étoiles. Je me sentis de nouveau transporté par l’extase du Pèlerinage et, quand je me réveillai, après ce qui me sembla un moment très court, le jour était levé et la lumière radieuse des deux soleils, le blanc et l’écarlate, donnait sur les pentes lointaines du Mur. Je l’aurais escaladé d’un bond s’il avait été plus proche. Je savais que plus jamais ma foi ne vacillerait. Et il en fut ainsi, sauf pendant un court moment, juste avant la fin du Pèlerinage. Je lus ce matin-là dans les yeux des autres que tous ceux qui m’entouraient avaient encore partagé mon rêve, y compris Muurmut qui me détestait et aurait volontiers pris ma place. Ils me regardèrent comme si je n’étais pas un mortel, mais quelqu’un qui avait sa place au milieu des dieux du Ciel.

Cela ne suffit pourtant pas à couper court à la grogne. Quand nous reprîmes la route quelques heures plus tard, je me trouvai au milieu d’un groupe composé de Galli, Gazin, Ghibbilau des Cultivateurs et Naxa le Scribe. Nous n’avions pas fait cent pas quand Naxa se lança dans le même discours que la veille au soir et reprit ses jérémiades sur le Mur qui, au lieu de se rapprocher, semblait s’éloigner à mesure que nous avancions.

— Cela me rappelle, poursuivit-il, l’histoire de Kesper le Clerc qui avait provoqué le courroux des dieux en déclarant qu’il était résolu à devenir aussi sage qu’eux. Les dieux décrétèrent donc que, pour chaque livre que lirait Kesper, il en oublierait deux autres. Je pense que c’est pareil pour nous : pour chaque pas que nous faisons, la montagne recule de deux pas et…

Sans réfléchir, je me tournai vers lui et l’envoyai d’un coup de poing rouler dans la poussière.

Il demeura accroupi, tremblant, abasourdi, levant vers moi des yeux d’animal blessé.

Je tendis le bras derrière lui, en direction de la grande vallée.

— Vas-y, lui dis-je. Tout de suite. C’est par là.

— Poilar ?

— Nous n’avons que faire des pleurnicheurs et des râleurs de ton espèce, dis-je en le poussant du bout de mon gourdin. Ils ne peuvent rien nous apporter. Hors de ma vue, Naxa ! Va-t’en tout de suite ! Redescends le Mur et retourne au village. La descente devrait être plus facile pour toi que ne l’a été la montée.

Il me regardait, les yeux écarquillés.

— Va-t’en ! fis-je en levant mon gourdin. Allez !

— Mais je vais mourir, Poilar. Je vais me perdre et mourir en chemin. Tu le sais bien. Tu m’envoies délibérément à la mort.

— D’autres avant toi ont déjà trouvé seuls le chemin du retour. Et tu le trouveras aussi. Tu seras content de retrouver le confort du village. Tu vivras dans la rotonde avec les autres Revenants. Tu pourras te promener à loisir dans les rues, faire tout ce dont tu as envie, avoir une conduite aussi scandaleuse que tu le désires, et personne n’osera élever la voix contre toi. Y a-t-il quelqu’un d’autre qui veuille repartir avec Naxa ? poursuivis-je en faisant du regard le tour de notre groupe. Il dit qu’il a peur d’effectuer seul la descente du Mur. Quelqu’un veut-il l’accompagner ?

Je ne vis que regards fixes et visages pétrifiés. Personne n’ouvrit la bouche.

— Il y a quelqu’un ? Dites-le vite ! C’est le moment ou jamais. Ceux qui veulent faire demi-tour partent sur-le-champ.

Tout le monde resta silencieux.

— Personne ? Très bien, vous avez choisi ! Il partira seul. Allez, Naxa, en route. Nous perdons du temps.

— Pour l’amour de Kreshe, Poilar !

Je brandis mon gourdin et il recula précipitamment pour se mettre hors de portée. Il resta à quelques pas de moi et attendit, comme s’il ne pouvait croire que j’étais sérieux. Je m’avançai vers lui et il recula derechef. Je ne le quittai pas du regard tandis qu’il s’éloignait piteusement vers l’est, s’arrêtant de loin pour regarder par-dessus son épaule. Au bout d’un certain temps, il disparut derrière une élévation de terrain et je ne le revis plus.

— Très bien, dis-je. En route.

— Bravo ! fit Muurmut. Quel courage il t’a fallu, Poilar, pour terrasser ainsi le Scribe terrifiant ! Et quelle preuve de sagesse de la part d’un chef d’exclure du Pèlerinage un Pèlerin élu.

— Tes compliments me vont droit au cœur, répondis-je avant de m’éloigner.

Je chassai Naxa de mon esprit tandis que nous reprenions notre route.

Après de longues heures de marche, nous fîmes une halte pour prendre un repas frugal. Assis sur un rocher, je grignotais un vieux bout de viande séchée quand je vis Thissa, Grycindil et Hendy s’approcher et s’arrêter devant moi en se balançant d’un pied sur l’autre, comme si elles avaient quelque chose à me dire, mais redoutaient de l’exprimer.

— Alors ? demandai-je enfin, puisqu’elles ne semblaient pas savoir par où commencer.

— Poilar, fit Thissa d’une voix très douce et en tremblant légèrement, nous sommes venues te demander d’accorder ton pardon à Naxa.

— Naxa est parti, répondis-je en riant. Naxa est oublié. Il n’existe plus. Ne me parlez pas de Naxa.

— Ce n’est pas bien ce que tu as fait, insista Thissa. Tu n’aurais pas dû le chasser. Je pense que cela provoquera le courroux des dieux. Je sens l’air vibrer de leur mécontentement.

— Si les dieux sont fâchés contre moi, laisse-les me le faire savoir et je ferai pénitence. Naxa minait notre courage et nous sommes bien mieux sans lui. Demande à Kath. Demande à Jaif. Demande à qui tu veux. Personne ne l’aimait. Personne ne voulait de lui.

Hendy fit un pas en avant et s’adressa à moi de sa voix étrangement calme que j’avais si rarement eu l’occasion d’entendre.

— Je sais ce que c’est, Poilar, d’être séparé des siens, d’être seul comme l’est Naxa en ce moment. Je sais qu’il a du chagrin. Je te demande de lui pardonner.

Je fus étonné et quelque peu troublé d’entendre Hendy plaider la cause de Naxa. Je la désirais toujours, elle qui s’était montrée si distante avec tout le monde depuis le début de notre Pèlerinage, et il était curieux et même désagréable de la voir parler en faveur de Naxa alors qu’elle n’avait témoigné, à moi comme aux autres, que de l’indifférence. Cette attitude éveilla en moi une sorte de jalousie. Mais il y avait aussi quelque chose de touchant dans l’attirance mutuelle d’Hendy et Naxa, les deux bannis.

— Même si je le voulais, lui répondis-je avec plus de douceur que je n’en avais usé avec Thissa, je ne pourrais rien faire. Nous sommes maintenant séparés de Naxa par toute une matinée de marche. Où qu’il soit, nous n’avons pas le temps de revenir sur nos pas pour le chercher. Il est livré à lui-même. Il sera obligé de se débrouiller seul et nous ne pouvons rien faire.

— Il n’est pas si loin que ça ! lança Grycindil en riant.

— Quoi ?

— Il nous a suivis de loin toute la matinée en prenant bien soin de ne pas se faire remarquer, expliqua-t-elle avec un sourire malicieux. Nous l’avons vu, Hendy et moi, il y a peu de temps. Il est caché là-bas, derrière ces buttes.

— Quoi ? m’écriai-je de nouveau en levant mon gourdin avec fureur. Où est-il ? Où ?

Mais Grycindil posa la main sur le gourdin pour m’empêcher de m’élancer à sa recherche. C’était la voie de la sagesse, car, si je m’étais trouvé en présence de Naxa à ce moment-là, je l’aurais fait passer de vie à trépas.

— Naxa est un imbécile, fit-elle. Tu m’as entendu le lui dire hier. Mais les imbéciles aussi ont le droit de vivre. Si tu le mets au ban de notre groupe, il ne pourra pas survivre sur ce plateau aride. Et il est des nôtres, Poilar. Veux-tu avoir sur la conscience la mort d’un des Pèlerins. Car il ne fait aucun doute que les dieux t’imputeront sa mort quand nous atteindrons le Sommet.

— Qui sait comment fonctionne l’esprit des dieux ? rétorquai-je, encore tremblant de rage. Si Naxa a un peu de bon sens, il ne s’approchera pas de moi. Je ne veux plus jamais voir son visage. Dites-le-lui de ma part.

— Sois indulgent, Poilar, dit Grycindil.

— Laisse-moi tranquille.

— Poilar, nous te supplions… fit Hendy d’une voix douce.

Cette prière me fit légèrement fléchir. Mais je lui tournai le dos.

— Laisse-moi tranquille, répétai-je.

— Je vais exercer un charme sur lui, glissa Thissa, pour l’empêcher désormais de raconter des bêtises.

— Non. Non. Non. Non… Je ne veux plus le voir.

La fureur que Naxa avait fait naître en moi fut longue à se dissiper. Mais elles finirent pas me faire céder, Thissa grâce à son pouvoir visionnaire, Hendy par sa compassion pour le banni et Grycindil par son empressement à pardonner à un homme qui l’avait grossièrement offensée la veille. Je leur donnai ma parole et elles partirent le chercher. Peu après, Naxa nous rejoignit, la tête basse, partagé entre la honte et la peur. De ce jour, plus personne ne l’entendit se plaindre.

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