4 Convoquée

Seule chez elle dans les appartements des femmes, Moiraine ajusta sur ses épaules le châle brodé de volutes de lierre et de vigne, et étudia l’effet dans la grande psyché placée dans un angle de la pièce. Ses grands yeux noirs pouvaient paraître aussi perçants que ceux d’un faucon quand elle était irritée. À cet instant, ils semblaient transpercer la glace étamée. C’était pur hasard qu’elle ait eu le châle dans ses sacoches de selle quand elle était venue à Fal Dara. Avec la brillante Flamme Blanche de Tar Valon placée au centre du dos de celle qui s’en drapait et la longue frange dont la couleur indiquait son appartenance à une Ajah – celle de Moiraine était bleue comme le ciel du matin – les châles étaient rarement portés en dehors de Tar Valon et même là le plus souvent seulement à l’intérieur de la Tour Blanche. À part une réunion générale de la Tour, peu d’événements requéraient le cérémonial du port du châle et, hors des Remparts Étincelants, la vue de la Flamme pousserait trop de gens à partir à toutes jambes, pour se cacher ou peut-être prévenir les Enfants de la Lumière. Une flèche de Blanc Manteau était aussi fatale à une Aes Sedai qu’à n’importe qui d’autre et les Enfants étaient trop astucieux pour laisser une Aes Sedai voir l’archer avant que la flèche atteigne son but, alors qu’elle avait encore une chance d’être en mesure de parer le coup. Moiraine ne s’était certes pas attendue à endosser son châle à Fal Dara. Mais pour une audience auprès de l’Amyrlin, il y a des convenances à respecter.

Elle était svelte et pas du tout grande, et l’aspect sans âge propre aux Aes Sedai dû à la peau lisse de leur visage la faisait paraître plus jeune qu’elle n’était, mais Moiraine avait une grâce imposante et une calme présence capable de dominer n’importe quelle assistance. Une manière d’être innée affinée pour avoir grandi dans le Palais Royal de Cairhien et qui s’était accrue au lieu d’être annihilée par d’autres années vécues en Aes Sedai. Elle savait avoir besoin de toutes ces ressources en ce jour. Pourtant, aujourd’hui, une grande partie de ce calme n’était que de surface. Il doit se passer des choses graves, sinon elle ne serait pas venue en personne, se dit-elle pour au moins la dixième fois. Mais au-delà se pressaient un millier d’autres questions. Quelles choses graves et qui a-t-elle choisi pour l’accompagner ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? Ce n’est absolument pas le moment de laisser les choses mal tourner.

L’anneau représentant le Grand Serpent à sa main droite refléta faiblement la lumière quand elle effleura la délicate chaîne d’or attachée dans ses cheveux noirs, tombant en vagues sur ses épaules. Une petite pierre bleu clair pendait au bout de la chaîne, au milieu de son front. À la Tour Blanche, nombreuses étaient celles au courant des petites magies qu’elle pouvait exécuter en se servant de cette pierre comme foyer de concentration. Ce n’était qu’un fragment poli de cristal bleu, rien que quelque chose qu’une toute jeune fille avait utilisé au début de ses premières tentatives de s’exercer sans personne pour la guider. Cette jeune fille s’était souvenue des contes sur les angreals et les encore plus puissants sa’angreals – ces fabuleux vestiges de l’Ère des Légendes qui permettaient aux Aes Sedai de canaliser davantage du Pouvoir Unique que personne ne le pouvait sans assistance – elle se l’était rappelé et avait pensé qu’un foyer de concentration quelconque dans ce genre était nécessaire pour même simplement agir sur le Pouvoir. Ses sœurs de la Tour Blanche connaissaient une petite partie de ses talents et en soupçonnaient d’autres, y compris certains qui n’existaient pas, certains qui l’avaient choquée quand elle en avait entendu parler. Ce qu’elle accomplissait avec la pierre était simple et de peu d’importance, encore qu’utile de temps à autre ; le genre que peut imaginer une enfant. Mais si des femmes hostiles avaient accompagné l’Amyrlin, le cristal pourrait les déstabiliser à cause de ces racontars.

Une série de coups rapides, insistants, retentit à la porte de la chambre. Aucune personne du Shienar ne frapperait de cette façon, à la porte de n’importe qui mais encore moins à la sienne. Elle resta à se regarder dans le miroir jusqu’à ce que ses yeux lui renvoient une image sereine, toute pensée dissimulée au fond de leur sombre profondeur. Elle vérifia la présence de l’escarcelle en cuir souple suspendue à sa ceinture. Quels que soient les événements inquiétants qui l’ont fait sortir de Tar Valon, elle les oubliera quand je lui exposerai celui-ci. Un autre martèlement, encore plus impératif que le premier, résonna avant qu’elle traverse la pièce et ouvre la porte avec un sourire paisible pour les deux femmes venues la chercher.

Elle les reconnut l’une et l’autre. Anaiya la brune, drapée dans son châle à franges bleues, et Liandrin la blonde, avec le sien frangé de rouge. Liandrin – qui n’était pas seulement jeune en apparence mais bien jeune et jolie en réalité avec un visage de poupée et une petite bouche prompte à se pincer d’irritation – avait la main levée pour toquer encore une fois au battant. Ses sourcils sombres et ses yeux plus sombres encore formaient un vif contraste avec la multitude de tresses couleur de miel doré effleurant ses épaules, mais cette combinaison n’était pas rare dans le Tarabon. Les deux femmes étaient plus grandes que Moiraine, encore que Liandrin le fut de moins d’une paume.

Le visage sans grâce d’Anaiya s’illumina d’un sourire dès que Moiraine eut ouvert. Ce sourire lui donnait la seule beauté qu’elle aurait jamais, toutefois, il suffisait ; presque tous les gens se sentaient réconfortés, en sécurité et considérés comme des amis quand Anaiya leur souriait. « La Lumière t’illumine, Moiraine. Quel plaisir de te revoir ! Vas-tu bien ? Tant de temps a passé.

— Mon cœur se sent plus léger à cause de ta présence, Anaiya. » Pure vérité à coup sûr, car c’était bon de savoir qu’elle avait au moins une alliée parmi les Aes Sedai qui étaient venues à Fal Dara. « La lumière t’illumine. »

Les lèvres de Liandrin se pincèrent et elle donna une saccade à son châle. « Le Trône d’Amyrlin requiert votre présence, ma Sœur. » Sa voix avait une nuance d’irritation, aussi, et de froideur. Pas à l’égard de Moiraine, ou pas seulement ; Liandrin avait toujours cet air mécontent de quelque chose. Les sourcils froncés, elle s’efforçait de regarder la chambre par-dessus l’épaule de Moiraine. « Cette chambre, elle est gardée. Nous ne pouvons pas y entrer. Pourquoi la gardez-vous contre vos Sœurs ?

— Contre tout le monde, répliqua Moiraine avec aisance. Les Aes Sedai sont des objets de curiosité pour bon nombre des servantes et je ne tiens pas à ce qu’elles farfouillent dans mon appartement quand je n’y suis pas. Il n’y avait pas nécessité d’établir de distinctions jusqu’à présent. » Elle referma la porte derrière elle, les laissant toutes trois dans le couloir. « Nous y allons ? Il ne faut pas que nous fassions attendre l’Amyrlin. »

Elle s’engagea dans le corridor, Anaiya bavardant à côté d’elle. Liandrin resta un instant les yeux fixés sur la porte comme si elle se demandait ce que dissimulait Moiraine, puis elle se hâta de rejoindre les deux autres. Elle flanquait Moiraine du côté opposé à Anaiya, l’allure aussi raide qu’un gardien de prison. Anaiya marchait sans façon, pour le simple plaisir de rester en compagnie. Leurs pieds chaussés d’escarpins foulaient sans bruit des tapis épais aux dessins simples.

Des servantes en livrée plongeaient dans de profondes révérences à leur passage, beaucoup encore plus bas que pour le Seigneur de Fal Dara lui-même. Des Aes Sedai, trois à la fois, et l’Amyrlin en personne dans la citadelle ; c’était plus d’honneur qu’aucune femme du château n’en avait jamais espéré de sa vie. Quelques femmes de Maisons aristocratiques se trouvaient dans les couloirs et elles aussi faisaient la révérence, ce dont elles ne se seraient pas donné la peine pour le Seigneur Agelmar. Moiraine et Anaiya souriaient et inclinaient la tête en remerciement de chaque révérence, venant aussi bien de servante que de noble dame. Liandrin affectait de n’en voir aucune.

Il n’y avait ici que des femmes, bien sûr, pas d’hommes. Aucun homme du Shienar ayant plus de dix ans n’entrait dans les appartements des femmes sans autorisation ou invitation, encore qu’il y eût quelques bambins qui couraient et jouaient dans les couloirs. Ils mettaient un genou en terre, gauchement, tandis que leurs sœurs exécutaient de grandes révérences. De temps à autre, Anaiya souriait et ébouriffait une petite tête en passant.

« Cette fois-ci, Moiraine, dit Anaiya, tu es restée trop longtemps éloignée de Tar Valon. Beaucoup trop. Tu as manqué à Tar Valon. Tu as manqué à tes Sœurs. Et on a besoin de toi à la Tour Blanche.

— Certaines d’entre nous doivent œuvrer dans le monde, répliqua Moiraine gentiment. Je te laisse l’Assemblée de la Tour, Anaiya. Même dans Tar Valon, tu en apprends davantage que moi sur ce qui arrive dans le monde. Trop souvent, je suis déjà loin de ce qui se produit à l’endroit où j’étais la veille. Quelles nouvelles avez-vous ?

— Trois autres faux Dragons. » Liandrin parlait d’une voix coupante. « Dans la Saldaea, le Murandy et le Tear, des faux Dragons ravagent le pays. Pendant ce temps-là, vous les Bleues vous souriez, échangez des banalités et essayez de vous accrocher au passé. » Anaiya haussa un sourcil et Liandrin referma brusquement la bouche avec un bref reniflement de dédain.

« Trois », dit Moiraine, songeuse, à mi-voix. Pendant un instant, ses yeux étincelèrent mais elle en masqua vite le scintillement. « Trois dans les deux dernières années, et maintenant encore trois à la fois.

— On en fera justice. De ceux-là, comme des autres. Cette vermine masculine et ce minable ramassis de racaille qui suit leurs bannières. »

Moiraine fût presque amusée par la certitude qui éclatait dans la voix de Liandrin. Presque. Elle avait trop conscience des réalités, trop conscience des possibilités. « Quelques mois vous ont-ils suffi pour oublier, ma Sœur ? Le dernier faux Dragon a pratiquement ravagé le Ghealdan avant que son armée, ramassis de racaille ou non, soit vaincue. Oui, Logain se trouve maintenant à Tar Valon, neutralisé et inoffensif, je suppose, mais quelques-unes de nos Sœurs sont mortes pour le vaincre. Une seule Sœur défunte est pour nous une plus grande perte que nous ne pouvons en supporter, mais les pertes du Ghealdan ont été bien plus dramatiques. Les deux qui ont précédé Logain étaient incapables de canaliser le Pouvoir Unique, pourtant même ainsi les habitants du Kandor et de l’Arad Doman se souviennent bien d’eux. Des villages incendiés et des hommes morts en combattant. Comment le monde s’en tirera-t-il facilement contre trois à la fois ? Il n’y a jamais eu manque de partisans pour quiconque se proclame le Dragon Ressuscité. Quelle ampleur prendront les guerres, cette fois-ci ?

— La situation n’est pas aussi catastrophique, dit Anaiya. Pour autant que nous le sachions, seul celui de la Saldaea canalise le Pouvoir. Il n’a pas eu le temps de rassembler un grand nombre de partisans, et des Sœurs devraient être déjà là-bas pour s’en occuper. Les gens du Taren harcèlent leur faux Dragon et ses partisans à travers le Cœur Sombre du Haddon tandis que le prétendant du Murandy est déjà mis aux fers. » Elle eut un bref éclat de rire émerveillé. « Les Murandiens étaient bien les derniers dont on aurait pensé qu’ils liquident leur Dragon aussi vite. Questionnez-les et ils ne se diront même pas Murandiens mais Lugardiens ou Inishlinni, ou encore liges de tel seigneur ou de telle dame. N’empêche que par crainte qu’un de leurs voisins n’en prenne prétexte pour les envahir, les Murandiens ont sauté au collet de leur faux Dragon à peine avait-il ouvert la bouche pour se déclarer.

— Néanmoins, remarqua Moiraine, trois à la fois, ce n’est pas à négliger. Y a-t-il une Sœur capable de faire une Prédiction ? » Mince chance – peu d’Aes Sedai avaient manifesté avoir ce Don, même la plus petite parcelle, depuis des siècles – aussi ne fut-elle pas surprise quand Anaiya secoua la tête. Pas surprise, mais légèrement soulagée.

Elles arrivèrent à un croisement de couloirs en même temps que Dame Amalisa. Elle salua dans une révérence de cour, s’inclina très bas en déployant autour d’elle sa jupe vert pâle. « Honneur à Tar Valon, murmura-t-elle. Honneur aux Aes Sedai. »

La sœur du Seigneur de Fal Dara avait droit à davantage qu’une inclination de tête. Moiraine saisit les mains d’Amalisa et la remit debout. « Vous nous honorez, Amalisa. Relevez-vous, ma Sœur. »

Amalisa se redressa avec grâce, en rougissant. Jamais de sa vie elle n’était allée à Tar Valon et être appelée Sœur par une Aes Sedai était enivrant même pour quelqu’un de son rang. Petite et entre deux âges, elle avait une beauté sombre et mûre, que rehaussait le rose qui lui était monté aux joues. « Vous m’honorez trop grandement, Moiraine Sedai. »

Moiraine sourit. « Depuis combien de temps nous connaissons-nous, Amalisa ? Dois-je vous appeler désormais Dame Amalisa, comme si nous n’avions jamais pris le thé ensemble ?

— Bien sûr que non. » Amalisa lui rendit son sourire. La vigueur évidente sur le visage de son frère se lisait dans le sien, pas moindre en dépit de la ligne plus douce des joues et de la mâchoire. Il y en avait qui disaient que si rude et célèbre guerrier que fût Agelmar, il ne faisait pas plus qu’égaler sa sœur.

« Mais avec le Trône d’Amyrlin ici… Quand le Roi Easar rend visite à Fal Dara en privé je l’appelle Magami, Petit Oncle, comme quand j’étais enfant et qu’il me portait sur ses épaules, mais en public il faut agir différemment. »

Anaiya émit un tss-tss. « Parfois le formalisme est nécessaire, mais souvent les hommes s’y attachent plus qu’ils ne le doivent. Je vous en prie, appelez-moi Anaiya et je vous appellerai Amalisa si vous le permettez. »

Du coin de l’œil, Moiraine vit Egwene, tout au fond du couloir transversal, qui disparaissait derrière un tournant. Une silhouette au dos voûté en justaucorps de cuir, la tête baissée et les bras chargés de paquets, marchait sur ses talons d’un pas traînant. Moiraine se permit un léger sourire, vite effacé. Que cette petite déploie autant d’esprit d’initiative à Tar Valon, songea-t-elle sarcastique, et elle siégera un de ces jours sur le Trône d’Amyrlin. Si elle est capable d’apprendre à contrôler cette initiative. S’il reste encore un trône d’Amyrlin où s’asseoir.

Quand elle reporta son attention vers ses compagnes, Liandrin était en train de parler.

« … et je serais heureuse d’avoir l’occasion de mieux connaître votre pays. » Elle arborait un sourire ouvert et presque enfantin, et sa voix était aimable.

Moiraine s’astreignit à garder un visage impassible tandis qu’Amalisa les invitait à se joindre à elle et à ses dames dans son jardin privé et que Liandrin remerciait avec alacrité. Liandrin n’avait que peu d’amies et aucune qui n’appartenait pas à l’Ajah Rouge. En tout cas, personne d’autre que des Aes Sedai. Elle se lierait plutôt avec un homme ou un Trolloc. Moiraine n’aurait pas juré que Liandrin faisait une grande différence entre les hommes et les Trollocs. Elle n’aurait pas juré qu’un membre de l’Ajah Rouge pensait autrement.

Anaiya objecta que pour le moment elles devaient se rendre auprès de l’Amyrlin.

« Bien sûr, repartit Amalisa. Que la Lumière l’illumine et le Créateur la protège. Mais à plus tard donc. » Elle se redressa de toute sa taille et inclina la tête quand elles la quittèrent.

Tout en marchant, Moiraine observait Liandrin sans en avoir l’air. L’Aes Sedai aux cheveux couleur de miel avait les yeux fixés droit devant elle, ses lèvres roses pincées dans une moue pensive. Elle paraissait avoir oublié aussi bien Moiraine qu’Anaiya. Quel mauvais tour prépare-t-elle ?

Anaiya semblait n’avoir rien remarqué sortant de l’ordinaire, mais aussi elle avait le don d’admettre les gens à la fois comme ils étaient et comme ils voulaient être. C’était pour Moiraine un perpétuel sujet d’étonnement qu’Anaiya se meuve avec autant d’aisance dans la Tour Blanche, mais celles qui avaient une mentalité tortueuse avaient toujours l’air de prendre sa largeur d’esprit et sa franchise, son acceptation de tous, comme autant de ruses pleines d’astuce. Elles se trouvaient totalement désarçonnées quand elle se révélait penser ce qu’elle disait et dire ce qu’elle pensait. Elle avait également le don de voir au fond des choses et de s’accommoder de ce qu’elle voyait. Pour le moment, elle avait recommencé allègrement à relater les nouvelles.

« Ce qu’on rapporte de l’Andor est à la fois bon et mauvais. Les émeutes dans les rues de Caemlyn se sont apaisées avec la venue du printemps, mais il y a toujours des rumeurs, beaucoup trop de rumeurs tenant la Reine pour responsable du long hiver, et aussi Tar Valon. Morgase est beaucoup moins assurée sur son trône que l’an dernier, mais elle le conserve encore et le conservera tant que Gareth Bryne sera Capitaine-Général des Gardes de la Reine. Et la Demoiselle Élayne, la Fille-Héritière, et son frère, le Seigneur Gawyn, sont arrivés sains et saufs à Tar Valon pour leur éducation. On craignait un peu dans la Tour Blanche que la coutume ne soit abandonnée.

— Pas tant que Morgase a un souffle dans le corps », dit Moiraine.

Liandrin eut un léger sursaut, comme si elle venait de s’éveiller. « Priez pour qu’elle continue à respirer. La cavalcade de la Fille-Héritière a été suivie jusqu’à la rivière Erinin par les Enfants de la Lumière. Jusqu’aux ponts mêmes menant à Tar Valon. D’autres campent encore devant Caemlyn, guettant l’occasion de perpétrer un mauvais coup et, à l’intérieur de Caemlyn, il y a toujours ceux qui écoutent.

— Peut-être est-il temps que Morgase apprenne un peu de prudence, dit Anaiya avec un soupir. Le monde devient plus dangereux de jour en jour, même pour une reine. Elle a toujours été obstinée. Je me la rappelle quand elle est venue jeune fille à Tar Valon. Elle n’avait pas les capacités nécessaires pour devenir une Sœur en titre et cela lui pesait sur l’estomac. Parfois, je pense qu’elle pousse Élayne à cause de cela, quoi que désire la petite. »

Moiraine eut un reniflement de dédain. « Élayne est née avec l’étincelle en elle ; choisir n’entrait pas en ligne de compte. Morgase ne voudrait pas que sa fille risque de mourir faute de formation quand bien même tous les Blancs Manteaux d’Amadicia camperaient jusqu’au dernier devant Caemlyn. Elle ordonnerait à Gareth Bryne et aux Gardes de la Reine de se frayer un chemin au milieu d’eux jusqu’à Tar Valon et Gareth Bryne s’en chargerait, devrait-il y aller seul. » Mais elle doit garder secrète la pleine étendue du potentiel de sa fille. Le peuple d’Andor accepterait-il de bon cœur qu’Élayne monte sur le Trône du Lion après Morgase s’il était au courant ? Qu’elle n’est pas seulement une reine instruite à Tar Valon selon la coutume mais une Aes Sedai en titre ? Dans les annales de l’histoire, il n’y avait qu’un petit nombre de souveraines ayant le droit d’être appelées Aes Sedai, et les quelques-unes qui l’avaient laissé savoir avaient toutes vécu pour le regretter. Elle éprouva un soupçon de tristesse. Mais trop de dangers s’amoncelaient pour prendre le temps de porter secours à un seul pays et un seul trône ou même simplement s’inquiéter d’eux. « Quoi d’autre, Anaiya ?

— Apprends donc que la Grande Quête du Cor a été proclamée à Illian, pour la première fois depuis quatre cents ans. Les Illianiens disent que la Dernière Bataille est proche », – Anaiya eut un petit frisson, ce qui n’avait rien d’étonnant, mais elle poursuivit de la même haleine – « et il faut que le Cor de Valère soit retrouvé avant l’ultime combat contre l’Ombre. Des hommes de tous les pays se rassemblent déjà, tous ardents à vouloir appartenir à la légende, ardents à découvrir le Cor. Le Murandy et l’Altara sont en alerte, naturellement, parce qu’ils s’imaginent que cela masque une attaque contre l’un d’eux. C’est probablement pourquoi les Murandiens ont capturé si vite leur faux Dragon. En tout cas, cela donnera aux bardes et aux ménestrels une nouvelle foule de récits pour amplifier le cycle. La Lumière veuille que ce ne soit que de nouveaux contes.

— Peut-être pas les contes auxquels ils s’attendent », dit Moiraine. Liandrin lui jeta un coup d’œil aigu et elle se garda de toute expression autre que neutre.

« Sans doute pas, conclut Anaiya placidement. Les contes auxquels ils s’attendent le moins seront justement ceux qu’ils ajouteront au cycle. À part cela, je n’ai que des rumeurs à offrir. Les gens du Peuple de la Mer s’agitent, c’est tout juste si leurs bateaux font escale en touchant un port avant de voguer vers un autre. Les Sœurs des îles annoncent que le Coramoor, leur Élu, arrive, mais elles ne veulent pas en dire davantage. Vous savez comme les Atha’an Miere sont réservés à l’égard des étrangers quand il s’agit du Coramoor et, sur ce point-là, nos Sœurs semblent penser plus en filles du Peuple de la Mer qu’en Aes Sedai. Les Aiels bougent aussi, semble-t-il, mais personne ne sait pourquoi. On ne sait jamais rien avec les Aiels. Du moins n’y a-t-il aucun signe qu’ils ont l’intention de franchir de nouveau l’Échine du Monde, grâces en soient rendues à la Lumière. » Elle soupira et secoua la tête. « Que ne donnerais-je pas pour même une seule Sœur du peuple des Aiels. Juste une. Nous connaissons trop peu de choses sur eux. »

Moiraine rit. « Parfois, je pense que tu appartiens à l’Ajah Brune, Anaiya.

— La Plaine d’Almoth, dit Liandrin, qui eut l’air surprise d’avoir parlé.

— Voilà qui est carrément une rumeur, ma Sœur, répondit Anaiya. Quelques chuchotements surpris quand nous avons quitté Tar Valon. Il y aurait eu des combats dans la Plaine d’Almoth et peut-être aussi à la Pointe de Toman. Peut-être, je le souligne. Les chuchotements étaient faibles. Une rumeur de rumeur. Nous sommes parties avant d’en entendre davantage.

— Il doit s’agir du Tarabon et de l’Arad Doman, commenta Moiraine qui secoua la tête. Ils se chamaillent à propos de cette Plaine depuis près de cent ans, mais ils n’en sont jamais venus directement aux coups. » Elle regarda Liandrin ; les Aes Sedai étaient censées rejeter toutes leurs anciennes loyautés envers pays et gouvernants, mais rares étaient celles qui y renonçaient totalement. C’est difficile de ne pas garder le souci de son pays natal dans un coin de son cœur. « Pourquoi s’y mettraient-ils maintenant… ?

— Assez de bavardages oiseux, lança avec humeur la Sœur aux cheveux couleur de miel. C’est pour vous, Moiraine, qu’attend l’Amyrlin. » Elle précéda les autres en trois enjambées rapides et ouvrit brusquement un des battants d’une haute porte double. « À vous, l’Amyrlin ne tiendra pas de propos futiles. »

Effleurant inconsciemment l’escarcelle pendue à sa ceinture, Moiraine passa devant Liandrin et franchit le seuil, avec un petit salut de la tête comme si l’autre lui tenait la porte. Elle ne sourit même pas devant l’éclair de colère blanche qui passa sur le visage de Liandrin. Que mijote donc cette mauvaise gale ? Des tapis aux couleurs vives, posés les uns sur les autres, recouvraient le sol de l’antichambre et cette salle était meublée de charmante façon avec des fauteuils, des bancs garnis de coussins et des petites tables, le bois travaillé avec simplicité ou juste ciré. Des rideaux de brocart encadraient les hautes meurtrières pour les faire ressembler davantage à des fenêtres. Il n’y avait pas de feu allumé dans les cheminées ; la journée était douce et la fraîcheur du Shienar ne se ferait pas sentir avant la tombée de la nuit.

Moins d’une demi-douzaine des Aes Sedai qui avaient accompagné l’Amyrlin se trouvaient là. Vérine Mathwin et Sérafelle, de l’Ajah Brune, ne levèrent pas la tête à l’entrée de Moiraine. Sérafelle lisait attentivement un vieux livre à la couverture de cuir fanée et usée, maniant avec soin ses pages craquelées, tandis que Vérine aux formes rondelettes, assise en tailleur sous une meurtrière, élevait dans la clarté une petite fleur et traçait d’une main sûre notes et croquis dans un cahier posé en équilibre sur son genou. Elle avait un encrier ouvert à côté d’elle sur le sol et une petite brassée de fleurs dans son giron. Les Sœurs Brunes ne s’occupaient guère d’autre chose que d’amasser du savoir. Moiraine se demandait parfois si elles avaient réellement conscience de ce qui se passait dans le monde, ou même dans leur entourage immédiat.

Les trois autres femmes déjà dans la pièce se retournèrent, mais elles n’esquissèrent pas un mouvement pour s’approcher de Moiraine, elles se contentèrent de la regarder. L’une d’elles, une femme svelte de l’Ajah Jaune, Moiraine ignorait qui elle était, passant trop peu de temps à Tar Valon pour avoir rencontré toutes les Aes Sedai, encore que leur nombre ne fût plus aussi important. En revanche, elle connaissait les deux dernières. Carlinya était aussi blanche de teint que la frange de son châle et froide de manière, totalement à l’opposé de la brune et fougueuse Alanna Mosvani de l’Ajah Verte, mais l’une et l’autre se levèrent et la dévisagèrent sans un mot, sans expression. Alanna resserra plus chaudement son châle autour d’elle, mais Carlinya ne bougea pas. La svelte Sœur Jaune se détourna avec un air de regret.

« La Lumière vous illumine toutes, mes Sœurs », dit Moiraine. Personne ne répondit. Elle n’était pas sûre que Sérafelle ou Vérine l’aient même entendue. Où sont les autres ? Leur présence à toutes ici n’était pas nécessaire – la plupart devaient se reposer dans leur chambre, faisant toilette après le voyage – mais elle se sentait maintenant nerveuse, les questions qu’elle ne pouvait pas poser lui trottaient par la tête. Son visage n’en laissa rien paraître.

La porte du fond s’ouvrit, et Leane apparut, sans la crosse de sa charge, à la flamme dorée. La Gardienne des Chroniques était aussi grande que la plupart des hommes, élancée et gracieuse, encore belle, avec une peau couleur de cuivre et des cheveux noirs coupés court. Toutefois, elle portait une étole bleue, large d’une paume, au lieu d’un châle, car elle siégeait à l’Assemblée de la Tour comme Gardienne et non comme représentante de son Ajah.

« Vous voilà, dit-elle rondement à Moiraine en désignant du geste la porte derrière elle. Venez, ma Sœur. Le Trône d’Amyrlin attend. » Elle parlait comme d’habitude d’une façon rapide et brève qui ne changeait jamais, qu’elle fût en colère, gaie ou surexcitée. Pendant qu’elle suivait Leane à l’intérieur, Moiraine se demanda quel sentiment éprouvait en ce moment la Gardienne. Leane tira la porte derrière elles ; le battant claqua avec un bruit qui rappelait celui d’une porte de cachot qui se referme.

L’Amyrlin était assise derrière une vaste table au milieu du tapis, et sur cette table reposait un cube d’or aplati, de la taille d’un coffre de voyage et ornementé d’argent. La table était de construction solide, avec des pieds robustes, mais elle semblait plier sous un poids que deux hommes vigoureux auraient soulevé avec difficulté.

En apercevant le cube d’or, Moiraine eut du mal à garder une expression sereine. La dernière fois qu’elle l’avait vu, il était rangé à l’abri sous clef dans la chambre-forte d’Agelmar. En apprenant l’arrivée de l’Amyrlin, elle avait eu l’intention de lui en parler elle-même. Qu’il fût déjà en possession de l’Amyrlin n’était qu’un détail, mais un détail inquiétant. Elle risquait que les événements la dépassent.

Elle plongea dans une révérence profonde et dit cérémonieusement : « Puisque vous m’avez convoquée, Mère, me voici. » L’Amyrlin tendit la main et Moiraine baisa l’anneau au Grand Serpent, en aucune façon différent de celui que portaient les autres Aes Sedai. En se redressant, elle prit un ton plus familier sans toutefois se départir d’un certain formalisme. Elle avait conscience de la présence de la Gardienne debout derrière elle près de la porte. « J’espère que vous avez fait un voyage agréable, ma Mère. »

L’Amyrlin était née à Tear dans une modeste famille de pêcheurs, non pas une Maison aristocratique, et son nom était Siuan Sanche, bien que fort peu aient utilisé ce nom ou y aient même songé dans les dix années écoulées depuis son élévation au-dessus de l’Assemblée de la Tour. Elle était le Trône d’Amyrlin ; il n’y avait rien d’autre à dire. La vaste étole sur ses épaules avait des rayures aux couleurs des sept Ajahs ; l’Amyrlin appartenait à toutes les Ajahs et à aucune. Elle n’était que de taille moyenne, et belle femme plutôt que jolie, mais son visage reflétait une force qui s’y trouvait déjà avant son élection, la force de la jeune fille qui a survécu aux rues du Maule, le quartier du port de Tear, et devant son regard d’un bleu transparent rois et reines, et même le Capitaine Commandant des Enfants de la Lumière, baissaient les yeux. Les siens étaient fatigués à présent et sa bouche avait une tension qui était nouvelle.

« Nous avons appelé les vents pour que nos vaisseaux remontent plus vite l’Ennui, ma Fille, et nous avons même agi sur les courants pour qu’ils nous aident. » La voix de l’Amyrlin était grave, et triste aussi. « J’ai vu les inondations que nous avons provoquées dans des villages en bordure de la rivière, et la Lumière seule sait ce que nous avons causé au temps. Nous ne nous serons pas fait aimer étant donné les dégâts que nous avons provoqués et les cultures que nous avons détruites. Tout cela pour arriver ici aussi vite que possible. » Ses yeux se portèrent machinalement vers le cube d’or sculpté et elle leva à demi une main comme pour le toucher mais, quand elle reprit la parole, ce fut pour dire : « Élaida est à Tar Valon, ma Fille. Elle est venue avec Élayne et Gawyn. »

Moiraine avait conscience de la présence de Leane, debout à l’écart, silencieuse comme toujours en présence de l’Amyrlin. Mais qui observait et écoutait. « Je suis surprise, Mère, dit-elle diplomatiquement. Le moment est mal choisi pour que Morgase soit privée des conseils d’une Aes Sedai. » Morgase était un des rares souverains régnants qui admettaient ouvertement avoir une Aes Sedai comme conseillère ; presque tous en avaient une mais peu le reconnaissaient.

« Élaida a insisté, ma Fille, et reine ou non je doute que Morgase soit de taille à se mesurer avec Élaida dans une joute de volontés. En tout cas, cette fois-ci peut-être ne désirait-elle pas s’y opposer. Élayne a des dons. Plus que je n’en ai encore jamais vu. Elle progresse déjà. Les Sœurs Rouges s’en gonflent d’orgueil comme des poissons-lune. Je ne crois pas que cette jeune fille incline dans leur sens, mais elle est jeune et on ne sait jamais. Même si elles ne parviennent pas à la convaincre, cela ne changera pas grand-chose. Élayne pourrait fort bien devenir l’Aes Sedai la plus puissante depuis un millier d’années et c’est l’Ajah Rouge qui l’a découverte. Elles ont gagné un grand prestige à l’Assemblée du fait de cette enfant.

— J’ai avec moi dans Fal Dara deux jeunes femmes, Mère, repartit Moiraine. L’une et l’autre des Deux Rivières, où le sang de Manetheren a gardé toute sa force bien qu’on ne s’y souvienne même pas qu’il y a eu jadis un pays appelé Manetheren. Le vieux sang chante, ma Mère, et il chante haut dans les Deux Rivières. Egwene, une petite paysanne, est au moins aussi forte qu’Élayne. J’ai vu la Fille-Héritière, et j’en suis sûre. Quant à l’autre, Nynaeve, elle était la Sagesse de leur village, elle n’est pourtant guère plus âgée qu’une adolescente. C’est assez révélateur que les femmes de son village l’aient choisie à son âge comme Sagesse. Une fois qu’elle aura acquis le contrôle volontaire de ce qu’elle accomplit maintenant d’instinct, elle sera aussi forte que n’importe qui dans Tar Valon. Avec une bonne formation, elle éblouira comme un feu de joie à côté des chandelles d’Élayne et d’Egwene. Et il n’y a aucun risque que ces deux-là choisissent l’Ajah Rouge. Elles sont amusées par les hommes, exaspérées par eux, mais elles les tiennent en sympathie. Elles contrebalanceront facilement l’influence que l’Ajah Rouge a conquise dans la Tour Blanche pour avoir découvert Élayne. »

L’Amyrlin hocha la tête comme si c’était sans importance. Surprise, Moiraine haussa les sourcils avant d’avoir pu se ressaisir et reprendre une expression sereine. C’étaient les deux soucis majeurs de l’Assemblée de la Tour – que diminue d’année en année le nombre de jeunes filles à qui enseigner comment canaliser le Pouvoir Unique et que se raréfient celles qui en possèdent réellement le don. Pire que la crainte de ceux qui rendaient les Aes Sedai responsables de la Destruction du Monde, pire que la haine que leur vouaient les Enfants de la Lumière, pire même que les intrigues des Amis du Ténébreux, il y avait cette diminution radicale du nombre de postulantes et cet amoindrissement des aptitudes. Les couloirs de la Tour Blanche n’étaient que peu peuplés alors qu’ils avaient jadis fourmillé de monde, et ce qui avait été facile à réaliser autrefois avec le Pouvoir Unique ne pouvait plus l’être maintenant qu’avec difficulté, ou même plus du tout.

« Élaida avait une autre raison pour venir à Tar Valon, ma Fille. Elle a envoyé un message identique par six pigeons voyageurs différents pour s’assurer que je le reçoive – et à qui d’autre dans Tar Valon elle a envoyé des pigeons, je ne peux que me perdre en conjectures – puis elle est venue en personne. Elle a déclaré à l’Assemblée de la Tour que vous vous occupez d’un jeune homme qui est Ta’veren et dangereux. Il se trouvait à Caemlyn, à ce qu’elle dit, mais quand elle a découvert l’auberge où il avait séjourné, elle s’est aperçue que vous l’aviez escamoté.

— Les gens de cette auberge nous servent bien et fidèlement, ma Mère. Si elle a touché à un cheveu de l’un d’entre eux… » Moiraine ne put empêcher sa voix de prendre un ton cassant et elle entendit Leane changer de position. On ne parlait pas à l’Amyrlin de cette façon ; pas même un roi sur son trône ne s’y risquait.

« Vous devriez savoir, ma Fille, dit sèchement l’Amyrlin, qu’Élaida ne s’attaque qu’à ceux qu’elle considère comme dangereux. Les Amis des Ténèbres ou ces pauvres fols d’hommes qui essaient de canaliser le Pouvoir Unique. Ou quelqu’un qui menace Tar Valon. Quiconque n’est pas Aes Sedai pourrait être aussi bien des jetons de mérelles pour ce que cela l’intéresse. Par chance pour lui, l’aubergiste, un certain Maître Gill si ma mémoire est bonne, estime apparemment beaucoup les Aes Sedai et ainsi a répondu à ses questions d’une façon qui l’a convaincue. Élaida en a effectivement dit du bien. Par contre, elle s’est exprimée plus en détail sur le jeune homme que vous avez emmené avec vous. Plus dangereux que personne depuis Artur Aile-de-Faucon d’après elle. Elle a le Don de prédire l’avenir, parfois, et ses paroles ont pesé lourd auprès de l’Assemblée. »

À cause de Leane, Moiraine prit une voix aussi soumise que possible. Ce qui n’était pas d’une grande humilité, mais le mieux dont elle était capable. « J’ai trois jeunes gens avec moi, ma Mère, mais aucun n’est roi et je doute fort que l’un d’eux ait seulement songé à unir le monde sous une souveraineté unique. Personne n’a repris le rêve d’Artur Aile-de-Faucon depuis la Guerre des Cent Ans.

— Certes, ma Fille. Des jeunes paysans, d’après ce que m’a dit le Seigneur Agelmar. N’empêche que l’un d’eux est Ta’veren. » Les yeux de l’Amyrlin se tournèrent de nouveau machinalement vers le cube aplati. « Il a été suggéré devant l’Assemblée que vous devriez être envoyée en retraite pour vous livrer à la contemplation. Ceci a été proposé par une des Représentantes de l’Ajah Verte tandis que les deux autres hochaient la tête d’un air approbateur pendant qu’elle parlait. »

Leane émit un son de dégoût ou peut-être de frustration. Elle se tenait toujours à l’arrière-plan quand l’Amyrlin parlait, mais Moiraine comprit fort bien sa légère interruption, cette fois. L’Ajah Verte était alliée avec la Bleue depuis mille ans ; depuis l’époque d’Artur Aile-de-Faucon, l’unanimité s’était toujours faite entre elles. « Je n’ai aucun désir de biner un potager dans un village perdu au fin fond de la campagne, ma Mère. » Et je ne le ferai pas non plus, quoi qu’en dise l’Assemblée de la Tour.

« Il a été proposé en outre, aussi par les Vertes, que pendant votre retraite vous soyez confiée à l’Ajah Rouge. Les Sœurs Rouges se sont efforcées de prendre un air surpris, mais elles avaient l’air d’oiseaux-pêcheurs qui savent que le poisson n’est pas gardé. » L’Amyrlin renifla dédaigneusement. « Les Rouges ont feint de la répugnance à prendre sous leur garde quelqu’un n’appartenant pas à leur Ajah, mais elles ont dit qu’elles accéderaient au désir de l’Assemblée. »

Malgré elle, Moiraine frissonna. « Ce serait… très déplaisant, ma Mère. » Ce serait pire que déplaisant, bien pire ; les Rouges n’avaient jamais été douces. Elle repoussa fermement cette pensée, elle s’en occuperait plus tard. « Mère, je ne comprends pas cette alliance apparente entre les Vertes et les Rouges. Leurs croyances, leur attitude envers les hommes, leur point de vue sur nos buts en tant qu’Aes Sedai sont en complète opposition. Une Rouge et une Verte ne peuvent même pas parler ensemble sans en venir à hausser le ton.

— Les choses changent, ma Fille. Je suis la cinquième à la file d’entre les Bleues à être élevée au Trône d’Amyrlin. Peut-être juge-t-on que c’est trop ou que la façon de penser des Bleues ne suffit plus dans un monde rempli de faux Dragons. Après mille ans beaucoup de choses changent. » L’Amyrlin esquissa une grimace et parla comme pour elle-même. « Les vieux murs branlent et les vieilles barrières tombent. » Elle se secoua et sa voix s’affermit. « Il y a eu aussi une autre proposition, une qui sent encore comme du poisson resté une semaine sur le quai. Comme Leane est de l’Ajah Bleue et que je suis issue des Bleues, il a été avancé qu’envoyer deux Sœurs de l’Ajah Bleue avec moi dans ce voyage donnerait aux Bleues quatre représentantes. Énoncé à l’Assemblée sous mon nez, comme si elles discutaient de la réparation des tuyauteries. Deux des Sœurs Blanches ont voté contre moi, et deux Vertes. Les Jaunes ont discuté entre elles à voix basse et n’ont voulu voter ni pour ni contre. Une voix de plus pour le non et vos Sœurs Anaiya et Mai-gan ne seraient pas ici. Il a même été question ouvertement que je ne devrais pas quitter Tar Valon. »

Moiraine en reçut un choc plus violent que d’apprendre que l’Ajah Rouge voulait mettre la main sur elle. De quelque Ajah qu’elle soit, la Gardienne des Chroniques parle seulement au nom de l’Amyrlin et l’Amyrlin parle au nom de toutes les Aes Sedai et de toutes les Ajahs. Ainsi en avait-il toujours été, et personne n’avait suggéré qu’il en soit autrement, ni pendant les jours les plus noirs des Guerres trolloques ni quand les armées d’Artur Aile-de-Faucon avaient enfermé la totalité des Aes Sedai survivantes à Tinté-rieur de Tar Valon. Avant tout et surtout, l’Amyrlin était l’Amyrlin. Toutes les Aes Sedai avaient juré de lui obéir. Nulle ne pouvait contester ce qu’elle faisait ou l’endroit où elle choisissait de se rendre. Cette suggestion allait à l’encontre de trois mille ans de coutume et de législation.

« Qui oserait, ma Mère ? »

L’Amyrlin eut un rire amer. « Presque tout le monde, ma Fille. Des émeutes à Caemlyn. La Grande Quête décrétée sans qu’aucune de nous en soit avertie avant la proclamation. Des faux Dragons surgissant comme des champignons après une averse. Des nations qui meurent et des nobles jouant au jeu des Maisons plus qu’à n’importe quelle autre époque depuis qu’Artur Aile-de-Faucon avait coupé court à leurs intrigues. Et le pire, c’est que chacune de nous sait que le Ténébreux s’agite de nouveau. Montrez-moi une Sœur qui ne pense pas que la Tour Blanche perd le contrôle des événements et, si elle n’est pas de l’Ajah Brune, c’est qu’elle est morte. Il se pourrait que le temps nous soit compté, ma Fille. Parfois, j’ai l’impression de le sentir qui arrive presque à expiration.

— Comme vous le dites, Mère, les choses changent, mais en dehors des Remparts Étincelants il y a des périls plus dangereux qu’à l’intérieur. »

L’Amyrlin plongea son regard dans celui de Moiraine pendant un long moment, puis hocha lentement la tête. « Laissez-nous, Leane. Je veux être seule pour parler à ma Fille Moiraine. »

Un instant d’hésitation s’écoula avant que Leane réponde : « Comme vous voudrez, Mère. » Moiraine eut conscience de sa surprise. L’Amyrlin donnait peu d’audiences sans que la Gardienne soit présente, surtout pas à une Sœur qu’elle avait des raisons de réprimander.

La porte s’ouvrit puis se referma derrière Leane. Elle ne soufflerait mot dans l’antichambre de ce qui était arrivé à l’intérieur, mais la nouvelle que Moiraine était seule avec l’Amyrlin se répandrait parmi les Aes Sedai de Fal Dara comme un incendie dans une forêt desséchée, et les conjectures iraient bon train.

Dès que la porte se fut rabattue, l’Amyrlin se leva et Moiraine eut momentanément la sensation d’un picotement qui lui parcourait la peau tandis que l’autre femme canalisait le Pouvoir Unique. Pendant un bref laps de temps l’Amyrlin lui parut nimbée d’une vive lumière.

« Je ne sais pas si l’une des autres connaît ta vieille petite magie, dit l’Amyrlin en effleurant du doigt la pierre bleue sur le front de Moiraine, mais la plupart d’entre nous pratiquent des tours que nous nous remémorons de notre jeunesse. En tout cas, maintenant personne n’entendra ce que nous disons. »

Elle enlaça subitement Moiraine, l’étreinte chaleureuse entre deux vieilles amies ; Moiraine lui rendit son embrassade avec autant d’affection.

« Tu es la seule avec qui je peux me rappeler qui je suis, Moiraine. Même Leane se conduit toujours comme si j’étais devenue pour de bon l’étole et la crosse de Tar Valon même quand nous sommes seules, comme si nous n’avions jamais pouffé de rire ensemble quand nous étions novices. Parfois, j’aimerais que nous le soyons encore, toi et moi. Encore assez naïves pour tout voir comme un conte de ménestrel qui s’est réalisé, encore assez naïves pour imaginer que nous trouverions des hommes – ce devait être des princes, rappelle-toi, beaux, forts et doux – qui supporteraient de vivre avec des femmes douées des pouvoirs d’une Aes Sedai. Encore assez naïves pour rêver d’une fin heureuse au conte du ménestrel, pour rêver de vivre notre vie comme les autres femmes, rien qu’avec un peu plus qu’elles.

— Nous sommes des Aes Sedai, Siuan. Nous avons notre devoir à remplir. Même si toi et moi n’étions pas nées avec le don de canaliser, y renoncerais-tu pour un foyer et un mari, même prince ? Je ne le crois pas. C’est un rêve de villageoise. Même les Vertes ne vont pas jusque-là. »

L’Amyrlin se dégagea. « Non, je n’y renoncerais pas. La majeure partie du temps, non. Mais il y a eu des fois où j’ai envié cette paysanne. En ce moment, je l’envie presque. Moiraine, si quelqu’un, même Leane, découvrait nos projets, nous serions l’une et l’autre désactivées. Et je ne peux pas dire qu’on aurait tort de le faire. »

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